Les Mille et Un Jours, 1919/Conclusion princesse

Traduction par François Pétis de La Croix.
(p. 391-417).

CONCLUSION DE L’HISTOIRE DE LA PRINCESSE DE CACHEMIRE

La nourrice conta encore beaucoup d’histoires, sans doute moins mémorables que celles qui ont précédé, puisque le souvenir n’en est pas venu jusqu’à nous.

Il y avait déjà mille et un jours qu’elle amusait la princesse, lorsque Farrukhrouz tomba malade. Le roi Togrul-Bey, qui aimait tendrement son fils, fit appeler les plus habiles médecins de l’Indostan ; mais ils ne pouvaient le guérir. La consternation que cette dangereuse maladie répandit à la cour, interrompit tous les plaisirs. La princesse de Cachemire ne voulut plus entendre d’histoires. Togrul-Bey cessa d’aller à la chasse. On n’était occupé que du prince ; tout le monde tremblait pour ses jours.

Un jour le roi, qui allait souvent voir le chef du temple de Kesaya, dit à ce grand-prètre : « Vous savez que j’aime mon fils plus que ma propre vie. Les médecins ont épuisé tout leur art sans pouvoir lui rendre la santé. Je n’attends plus rien de leurs remèdes, et j’ai recours à vos prières. Je me flatte que par votre intercession j’obtiendrai ce que je désire. — Il faut tout espérer, sire, lui répondit le grand-prêtre, quand on implore la bonté du ciel. Je vais passer la nuit dans le temple, je prierai Kesaya d’intercéder pour le prince, et demain je vous dirai si ses prières auront été exaucées. »

Le lendemain matin le grand-prètre alla trouver Togrul-Bey, qui, plein d’impatience, s’avançait au-devant de lui : « Hé bien, saint derviche, lui dit-il, avez-vous obtenu la guérison de mon fils ? — Oui, sire, lui répondit le grand-prêtre, Kesaya l’a demandée au seigneur, qui a bien voulu la lui accorder. » À cette réponse, le roi, saisi de joie, embrassa le saint homme, et le conduisit lui-même à l’appartement du prince Farrukhrouz. Le derviche s’assit au chevet du lit du malade, et d’un air assez mystérieux récita une oraison. Il ne l’eût pas achevée que le prince, qui depuis longtemps avait perdu la parole, fit un grand cri, et dit : « Ô mon père, consolez-vous, je suis guéri ! » À ces mots, il se leva, et l’on ne parla plus dans la ville de Cachemire que de la sainteté du grand-prêtre.

Farrukhnaz ne put entendre vanter un si dévot personnage, sans avoir envie de le voir et de l’entretenir. Pour cet effet, elle sortit du palais, accompagnée de ses femmes et de ses eunuques, et se rendit à la porte du monastère des prêtres de Kesaya ; mais elle fut bien surprise lorsqu’on vint lui dire que le grand-prêtre lui défendait d’entrer. La princesse, piquée de cette défense, alla sur-le-champ s’en plaindre au roi, qui voulut en savoir la cause. Il va chez le grand-prêtre, et lui demande pourquoi il a fait difficulté de recevoir la visite de Farrukhnaz. « Seigneur, lui répondit le derviche, c’est que cette princesse n’est pas obéissante au Très-Haut ; elle fuit les hommes, elle les regarde comme ses ennemis, et marche dans la voie de l’oisiveté. À moins qu’elle ne change de sentiment, il ne m’est pas permis de lui parler. Kesaya me l’a défendu ; mais, ajouta-t-il, si elle se corrige, je lui rendrai tous les services qui dépendront de moi. » Le roi, n’ayant rien à répliquer à ce discours, s’en retourna dans son sérail.

Quelques jours après, Togrul-Bey alla encore visiter le derviche, qui lui dit : « J’ai enfin obtenu du grand Kesaya la permission de parler à la princesse. Je veux lui faire un sermon, peut-être la mettrai-je dans la voie du salut. » Le roi, ravi que le saint homme eût pris cette résolution, en avertit Farrukhnaz, qui, dès le jour suivant, ne manqua pas de se présenter à la porte du monastère, et de demander le saint derviche. Le portier la fit entrer et la conduisit par ordre du grand-prêtre dans une grande salle où il la pria d’attendre un moment.

On voyait peints sur le mur, en trois endroits différents, une biche arrêtée dans un piège et un cerf qui faisait tous ses efforts pour la délivrer ; et dans un endroit seulement, étaient représentés un cerf pris, et une biche qui le regardait dans le piège, sans se mettre en peine de le secourir. La princesse jeta d’abord les yeux sur ces peintures et les considéra avec étonnement. « Que vois-je ? dit-elle. Juste ciel, voici le contraire de mon songe ! Ces trois cerfs font tous leurs efforts pour délivrer les biches, et j’aperçois une biche qui abandonne un cerf. Que dois-je penser de ces objets ? Ah ! sans doute je me suis trompée dans le jugement que j’ai fait des hommes ! Ils sont plus reconnaissants que je ne l’ai cru. Que je suis fâchée de leur avoir fait cette injustice ! »

Pendant que la princesse faisait cette réflexion, le grand-prêtre entra dans la salle d’un air grave. Elle voulut se jeter à ses pieds, mais il l’en empêcha ; et, l’ayant fait asseoir, il lui dit : « Ô Farrukhnaz, le roi votre père est fort affligé de vous voir dans des sentiments si contraires à la nature et aux lois du Seigneur. Vous êtes sous la puissance du démon ; c’est lui qui vous a prévenue contre les hommes. J’ai prié le grand Kesaya d’avoir pitié de vous ; mais, malgré tout son pouvoir, ne pensez pas qu’il puisse vous tirer de l’abîme où vous êtes plongée, si vous ne faites de votre côté quelque effort pour en sortir. »

Le derviche en cet endroit remarquant que la princesse commençait à pleurer, tant elle était effrayée de ce discours, lui dit : « Ma fille, essuyez vos pleurs, je vois que votre cœur se dispose à changer. Je promets de vous arracher au démon, pourvu que vous vous abandonniez à mes conseils. » Farrukhnaz promit de faire tout ce qu’il lui prescrirait, puis elle baisa la main du saint homme, et s’en retourna au palais.

Le jour suivant elle se rendit encore au monastère, et quand elle fut seule avec le derviche, il lui dit : « Princesse, j’ai vu cette nuit en songe le grand Kesaya, qui m’a dit : Ô religieux, Farrukhnaz n’est plus haïe du Très-Haut, elle n’a plus mauvaise opinion des hommes ; mais il faut qu’elle ait pitié d’un jeune prince qui brûle et languit pour elle nuit et jour ; car le Tout-Puissant a écrit sur la table de la prédestination qu’elle sera son épouse. »

La princesse fut étonnée de ces paroles. « Eh ! comment puis-je, dit-elle, soulager le jeune prince, si j’ignore qui il est ? — Kesaya, répondit le grand-prêtre, m’a dit que c’était le prince de Perse ; qu’il se nomme Farrukhschad ; qu’il est si beau, si charmant que jamais mère n’a mis au monde un homme si parfait. — Ô mon père, répliqua Farrukhnaz, ce discours me surprend ; un jeune prince qui ne m’a point vue peut-il être amoureux de moi ? — Je vais, repartit le derviche, vous dire de quelle manière cela s’est fait ; car Kesaya, qui a bien prévu toutes les questions que vous pourriez me faire là-dessus, a pris soin de m’instruire de toutes les circonstances de cette aventure ; si bien que pour satisfaire pleinement voire curiosité, je vous dirai que le prince Farrukhschad a rêvé qu’il vous voyait dans une prairie. Charmé de votre beauté, il a voulu vous parler d’amour ; mais vous l’avez quitté brusquement, en lui disant que les hommes n’étaient tous que des traîtres. La peine que vous lui avez causée en vous séparant de lui l’a réveillé, et à son réveil, loin de chercher à se distraire des images de ce triste songe, il a pris plaisir à se les rappeler. Il les a sans cesse présentes à sa pensée, et quoique sans espérance de posséder vos charmes, il en conserve précieusement le souvenir. »

À ce discours du grand-prêtre, la princesse cachemirienne fit un profond soupir, et levant les yeux au ciel : « Ô Dieu, s’écria-t-elle, est-il possible que ce prince ait fait le même songe que moi ! Saint derviche, poursuivit-elle, Kesaya ne vous a pas tout dit. J’ai rêvé aussi que je voyais, dans une prairie parsemée de mille sortes de fleurs, le plus beau prince du monde ; qu’il m’a fait une déclaration d’amour que j’ai très mal reçue ; mais, dans le temps que je le maltraitais, j’ai senti que mon cœur commençait à s’intéresser pour lui, et j’ai été obligée de le fuir avec précipitation, de peur que, par sa bonne mine et par ses discours flatteurs, il ne triomphât de la haine que j’avais pour les hommes. Cette haine était l’effet d’un autre songe que démentent ces peintures qui s’offrent à mes yeux. Je reconnais mon erreur : je juge mieux des hommes, je les crois capables d’amitié ; et, si c’est la volonté du ciel que j’épouse le prince de Perse, je m’y soumets sans répugnance. »

Le grand-prêtre fut charmé d’entendre parler ainsi la princesse, et profitant de la disposition où il la voyait : « Ma fille, lui dit-il, je veux aller passer cette nuit dans le temple, et consulter Kesaya sur ce qu’il faut que vous fassiez pour parvenir au comble de vos vœux ; je vous apprendrai demain sa réponse. » Farrukhnaz se retira fort occupée du prince Farrukhschad ; elle rappela cent fois dans sa mémoire ce songe où il lui avait paru si amoureux ; elle s’en retraçait les traits autant qu’il lui était possible de s’en ressouvenir ; et, à mesure qu’elle se sentait plus de penchant pour lui, elle se le peignait encore plus charmant. Elle fut très inquiète le reste de la journée, et elle ne put reposer un moment de toute la nuit.

D’abord que le jour parut, elle se leva pour aller retrouver le derviche, qui s’aperçut bien en la voyant qu’elle n’avait pas l’esprit tranquille. Elle n’attendit pas qu’il lui apprît la réponse de Kesaya. « Eh bien, mon père, lui dit-elle, le ciel a-t-il réglé ma destinée ? vous a-t-il fait connaître tout ce qu’il exige de mon obéissance ? — Oui, ma fille, répondit le saint homme, le grand Kesaya m’a parlé ; il veut que vous vous engagiez par serment à faire tout ce que je vais vous ordonner. » La princesse jura qu’elle exécuterait exactement ses ordres. « Il faut donc, dit-il, que nous partions cette nuit. Je vous conduirai dans les États du prince qui vous aime, et qui vous donnera avec sa foi une couronne plus riche que celle de Cachemire. Vous êtes sans doute étonnée que je vous propose un enlèvement, mais Kesaya le veut ainsi.

— Hé quoi ! interrompit Farrukhnaz fort surprise, il ordonne que, sans la participation du roi mon père, je quitte la cour de Cachemire pour aller chercher un prince qui n’est pas encore mon époux ! — Je ne dis pas cela, répondit le grand-prêtre : Togrul-Bey saura notre départ ; je me charge de l’y faire consentir ; mais Kesaya juge à propos que les choses se fassent de cette manière pour vous faire expier voire fierté. — Cette démarche, reprit la princesse, n’est pas de mon goût, je vous l’avoue ; cependant, je suis prête à vous suivre, pourvu que mon père y souscrive. — Je vous réponds de son consentement, repartit le derviche ; reposez-vous de cela sur moi ; retournez au palais, et préparez-vous à partir. » Farrukhnaz fit ce que lui prescrivait le saint homme, et lui se rendit un moment après chez le roi.

Il trouva Togrul-Bey qui s’entretenait avec la nourrice de la princesse. Aussitôt que le roi le vit paraître, il lui dit : « Approchez, saint derviche ; vous n’êtes point ici de trop. Nous parlons du prompt changement qui s’est fait dans le cœur de ma fille : vous êtes l’auteur de ce prodige. Elle haïssait les hommes, vous avez en un moment triomphé de cette haine. Un seul de vos entretiens a plus fait que toutes les histoires de Sutlumemé. — Sire, lui répondit le grand-prêtre, j’ai poussé les choses encore plus loin ; Farrukhnaz, non seulement ne hait plus les hommes, elle est même amoureuse du prince de Perse. »

Alors le derviche conta tout ce qui s’était passé entre la princesse et lui, et déclara les volontés de Kesaya. Togrul-Bey, après avoir rêvé quelque temps, dit au grand-prêtre : « C’est à regret que je vois ma fille réduite à partir de cette sorte ; mais, puisque Kesaya l’ordonne, je me garderai bien de m’y opposer ; d’ailleurs, elle sera sous votre conduite, je ne dois rien appréhender. » Le roi consentit donc au départ de Farrukhnaz, qui sortit de Cachemire dès la nuit même avec sa nourrice et le derviche seulement ; car le saint homme assurait que Kesaya voulait que la princesse fît le voyage sans sa suite.

Ils étaient tous trois à cheval. Ils marchèrent toute la nuit sans s’arrêter ; ils arrivèrent avec le jour dans une prairie où mille espèces de fleurs différentes réjouissaient la vue et l’odorat. La prairie aboutissait à un jardin dont les murs étaient de marbre blanc. À une extrémité du mur s’élevait un cabinet de bois en sandal rouge, avec un balcon doré, et dessous coulait un ruisseau de la plus belle eau du monde, qui se répandait dans la prairie et arrosait les fleurs. La beauté du lieu les invitait à s’y arrêter, ils descendirent de cheval et s’assirent sur les bords du ruisseau.

Ils étaient charmés d’un endroit si délicieux ; mais, pendant qu’ils l’admiraient, le derviche changea tout à coup de couleur ; son visage se couvrit d’une pâleur semblable à celle de la mort et tout son corps frissonna. Farrukhnaz et sa nourrice, épouvantées de ce changement, lui en demandèrent la cause : « Ô ma princesse, répondit le derviche en jetant sur la fille de Togrul-Bey des regards où sa frayeur était peinte, quel démon nous a conduits ici ? Ce cabinet qui est au-dessus de nous, cette prairie, les murs de ce jardin, tout m’annonce que c’est ici la demeure redoutable de la magicienne Mehrefza. Si elle nous aperçoit, nous sommes perdus. Hélas ! j’atteste le ciel que je ne tremble que pour vous ; si j’étais ici seul, je formerais une grande entreprise et je me sens assez de courage pour l’exécuter. — Faites, lui dit Farrukhnaz, comme si nous n’étions pas avec vous. Si notre mauvaise destinée veut que nous périssions dans ce lieu, du moins je remplirai mon sort avec une fermeté digne de la noblesse de mon sang.

— Ah ! belle princesse, s’écria le derviche, la résolution où je vous vois dissipe toute ma crainte. Je vais acquérir une gloire immortelle ou me perdre. Demeurez toutes deux dans cet endroit ; si je ne viens pas vous retrouver dans une heure, ce sera une marque que je n’aurai pas réussi dans mon dessein. » En achevant ces mots, il tira son sabre et entra dans le jardin de la magicienne. Après son départ, Farrukhnaz et sa nourrice se sentirent terriblement agitées. « Ah ! malheureux derviche, disait Farrukhnaz, que vas-tu devenir ? Je crains que tu ne perdes la vie. — Hé, ma princesse, dit Sutlumemé, n’appréhendez rien : le chef du temple de Kesaya peut-il succomber sous les coups d’une magicienne ? Non, non, quelque périlleuse que soit l’entreprise qu’il a formée, ne doutez pas qu’il n’en sorte heureusement. »

En effet, au bout d’une heure elles le virent revenir. Il les aborda d’un air riant, et leur dit : « Grâces au Tout-Puissant, Mehrefza ne saurait plus nous nuire, et ce séjour, que la cruelle rendait terrible par ses enchantements, n’a plus que des plaisirs à nous offrir. Mais il est temps, belle princesse, de vous faire connaître qui je suis. Ne me regardez plus comme un derviche, comme le chef de la pagode de Cachemire, voyez en moi le confident du prince Farrukhschad. Je vais vous conter son histoire et la mienne en peu de mots ; après cela nous entrerons dans le palais de Mehrefza, où vous serez reçue comme vous le méritez, et où vous verrez des choses qui vous surprendront.

Le grand roi qui tient aujourd’hui la Perse sous sa puissance, et sa cour à Chiras, a pour héritier un fils unique, appelé Farrukhschad[1]. Un jour ce jeune prince, dont le mérite est accompli, tomba malade. Son père qui l’aime avec toute la tendresse imaginable, en fut alarmé ; il fit venir de nombreux médecins qui dirent tous, après avoir bien observé Farrukhschad, que sa maladie était telle qu’on n’en pouvait savoir la cause que de lui-même.

Le roi le pressa fort de la découvrir ; mais ne pouvant lui arracher son secret, il m’envoya chercher. « Symorgue, me dit-il, je sais que mon fils n’a rien de caché pour vous ; allez le voir, engagez-le à vous ouvrir son âme, et ne vous faites point ensuite un scrupule de me venir révéler ce qu’il vous aura dit. — Non, sire, lui répondis-je, comme il n’est malade que parce qu’il s’obstine à taire le sujet de son chagrin, je me garderai bien de ne vous le pas dire. Je prends trop d’intérêt à sa vie pour ne lui pas faire cette trahison. — Allez donc l’entretenir, reprit le roi, j’attends votre retour avec beaucoup d’impatience. »

Je courus à l’appartement du prince, qui laissa paraître quelque joie à ma vue, et me fît d’obligeants reproches : « Ô mon cher ami, me dit-il, je me plains de toi : depuis que je suis malade, je ne t’ai point vu ; pourquoi as-tu tant tardé à me venir voir ? J’ai déjà reçu mille visites importunes : hélas ! les tiennes seules peuvent m’être agréables dans l’état où je suis. — J’étais à la chasse, lui dis-je, et je ne fais que d’arriver ; mais qu’avez-vous donc, mon prince ? Dans quelle langueur est-ce que je vous retrouve ? D’où vient que votre teint a déjà perdu une partie de son éclat ? — Symorgue, répondit le prince après avoir fait sortir tous les officiers qui étaient dans sa chambre, je n’ai jamais eu de secrets pour toi ; loin de vouloir te cacher la cause de mon mal, je t’attendais pous te l’apprendre. Croirais-tu, mon ami, que l’état dans lequel tu me vois fut l’ouvrage d’un songe ? — Ciel ! que me dites-vous, m’écriai-je fort surpris ; un songe, une chimère peut-elle faire tant d’impression sur un esprit si raisonnable ? — J’ai prévu ton étonnement, répliqua Farrukhschad ; mais je t’avoue ma faiblesse ; je la cache avec soin à tout le monde, et ce n’est qu’à toi seul que je puis faire une pareille confidence. Apprends donc la cause bizarre de mon mal. J’ai rêvé que j’étais dans une prairie toute parsemée de fleurs ; il est venu une jeune dame plus belle qu’une houri ; je n’ai pu résister à ses charmes ; je me suis prosterné à ses pieds, et je lui ai fait un aveu de mon amour ; mais au lieu de m’écouter, l’inhumaine a secoué sa robe et m’a dit d’un air dédaigneux : « Passe ton chemin, les hommes sont des traîtres : car j’ai vu en songe une biche, qui, après avoir dégagé par ses efforts un cerf arrêté dans un piège, est elle-même tombée dans un autre ; et le cerf, loin de lui rendre la pareille, a eu l’ingratitude de l’abandonner. Je juge par là du cœur des hommes ; je les crois tous ingrats, et j’ai renoncé à leur amour. »

J’ai voulu, poursuivit le prince, prendre le parti des hommes et la détromper ; mais la cruelle s’est éloignée de moi. « Ah ! ma déesse, me suis-je aussitôt écrié, dites plutôt que c’est la biche qui abandonne le cerf. » En prononçant ces paroles, je l’ai perdue de vue, et je me suis réveillé. Voilà, cher ami, le funeste songe qui trouble le repos de ma vie ; je sais bien que la raison devrait me détacher de ces vaines images, que c’est une folie de conserver… — Non, seigneur, interrompis-je avec précipitation, il ne faut point les effacer de votre esprit ; je commence à me prêter comme vous à ces agréables fantômes ; je les crois moins formés par le sommeil que par quelque favorable génie qui aura voulu vous présenter les traits de la princesse que le ciel vous destine pour épouse. Allons, mon prince, allons de royaume en royaume chercher cette aimable personne ; nous pourrons la trouver et la voir plus réellement que vous ne l’avez vue. Je vais dire au roi votre père que votre mal ne vient que d’un violent désir de voyager, et je suis sûr qu’il vous permettra de satisfaire votre envie. »

Farrukhschad, ravi de ce discours, m’embrassa, et je le quittai pour aller rendre compte au roi de cet entretien. Je lui répétai mot pour mot tout ce que le prince m’avait dit. Ensuite j’ajoutai : « Je n’ai pas voulu combattre les illusions qui font tout son mal ; je les ai plutôt flattées, et je me suis aperçu que ma complaisance l’a fort soulagé. Pour achever de le guérir, il faudrait que Votre Majesté nous permît à lui et à moi de voyager : c’est le moyen de bannir la mélancolie de Farrukhschad et de lui faire oublier cet objet chimérique dont il est préoccupé. » Le roi entra dans mon sentiment et ordonna qu’on fit un magnifique équipage pour le prince son fils, qui, suivi d’un très grand nombre d’officiers, partit bientôt de Chiras avec moi.

Après une assez longue traite que nous fîmes, sans tenir de route assurée, nous arrivâmes à la ville de Gaznine, où règne un vieux roi qui aime autant ses sujets qu’il en est estimé. Ce bon vieillard envoya le capitaine des gardes au-devant de Farrukhschad, pour lui témoigner la joie qu’il avait de son heureuse arrivée, et pour le prier en même temps de l’excuser, s’il ne pouvait sortir de son palais pour l’aller recevoir. Mon prince fit beaucoup d’honnêtetés au capitaine et lui demanda des nouvelles de la santé du roi. « Seigneur, lui dit l’officier, le roi mon maître est malade de chagrin. Il a perdu depuis quelques jours son fils unique, qui était un prince de grande espérance ; il n’est pas encore consolé de cette perte. »

Nous fûmes touchés de ce récit, et nous nous rendîmes au palais du roi, qui fit tous les honneurs imaginables à Farrukhschad, et qui, trouvant en lui quelque ressemblance avec son fils, ne put s’empêcher de répandre des larmes. « Que vois-je, seigneur ? lui dit mon prince. Faut-il que ma vue vous arrache des pleurs ? Suis je assez malheureux pour vous donner occasion de rappeler un triste souvenir ? — Oui, mon prince, répondit le roi, le rapport que vos traits ont avec ceux de mon fils renouvelle ma douleur ; mais je vous regarde comme un nouvel enfant que le ciel m’envoie pour me consoler de la perte de l’autre. Je commence même à sentir déjà pour vous une partie de la tendresse que j’avais pour lui. Demeurez, de grâce, auprès de moi ; tenez le rang qu’il tenait dans ma cour, et vous serez mon héritier. » Farrukhschad remercia le roi de ses bontés, et résolut de faire un long séjour à Gaznine, plus par complaisance pour ce vieux monarque que pour s’assurer la possession du trône qu’il lui offrait.

On voyait tous les jours diminuer la douleur du vieux roi, qui prit insensiblement tant d’amitié pour le prince de Perse qu’il ne pouvait plus vivre sans lui. Un jour qu’ils s’entretenaient tous deux, Farrukhschad s’avisa de demander de quelle maladie le prince de Gaznine était mort. « Hélas ! dit le roi, la cause de sa mort est bien extraordinaire ; c’est l’amour qui l’a mis au tombeau. Apprenez cette fatale aventure. Mon fils entendit parler de la princesse de Cachemire ; et, sur le portrait qu’on lui en fit, il en devint amoureux. J’envoyai aussitôt de riches présents au roi Togrul-Bey par un ambassadeur, qui lui demanda la princesse sa fille pour mon fils. Le roi de Cachemire fit réponse qu’il tenait à fort grand honneur mon alliance ; mais qu’il avait juré par Kesaya qu’il ne marierait point sa fille malgré elle ; que cette princesse haïssait mortellement les hommes, et que cette aversion était l’effet d’un songe ; qu’une nuit elle avait rêvé qu’une biche, après avoir délivré un cerf d’un piège où il était pris, s’était laissée prendre elle-même, et que le cerf avait été assez ingrat pour refuser de la secourir ; que depuis ce songe, elle regardait les hommes comme autant de monstres que les femmes ne pouvaient assez éviter. Mon ambassadeur me rapporta cette réponse, et mon malheureux fils, perdant l’espérance d’épouser la princesse cachemirienne, tomba dans une langueur qui l’a consumé, malgré les remèdes que mes médecins ont pu lui donner. »

Farrukhschad n’entendit point cette histoire sans être agité par divers mouvements. S’il avait le plaisir de penser avec fondement que son songe n’était pas une chimère ; d’un autre côté, les rigueurs de sa princesse lui faisaient craindre la destinée du prince de Gaznine. Le roi s’aperçut de son agitation : « Ô mon fils, lui dit-il, pourquoi vous troublez-vous ? Vous me paraissez tout hors de vous-même. — Seigneur, répondit le prince, je n’ai quitté ma patrie que pour cette inhumaine princesse. »

Alors il lui raconta son songe, et le roi, après l’avoir écouté, dit en soupirant : « Juste ciel ! pourquoi faut-il que ma vie soit un tissu de peines et d’ennuis ? J’ai élevé mon fils avec un soin extrême ; je l’ai perdu, et quand je commence à me consoler de sa perte, une douleur nouvelle vient me faire sentir son amertume. Ô bizarre destinée ! Mais, mon cher Farrukhschad, poursuivit-il, prenez courage, ne vous livrez point à votre mélancolie ; il n’est pas impossible de vaincre l’aversion que la princesse de Cachemire a pour les hommes. Hélas ! le mal de mon fils n’était pas sans remède ! s’il eût eu la patience d’attendre l’effet des stratagèmes qu’on eût pu employer pour lui, il ne serait point mort. »

Le roi de Gaznine, après avoir donné quelque espérance au prince de Perse, alla trouver ses vizirs qui l’attendaient au conseil ; et Farrukhschad, impatient de m’entretenir, m’envoya chercher et me conta tout ce qu’il venait d’apprendre. « Oh, mon cher prince, lui dis-je alors, votre bonheur est certain, puisque nous savons à quelle princesse nous avons affaire. Si le roi veut me permettre, j’irai dans le royaume de Cachemire, j’entreprends de vous amener ici l’objet de vos vœux. Ne me demandez point de quelle manière je prétends en venir à bout, car je ne le sais pas moi-même ; je prendrai conseil de l’occasion. » Le prince, ravi de voir avec quelle confiance je promettais de le rendre heureux, m’embrassa et nous passâmes le reste de la journée à nous réjouir ensemble.

Le lendemain matin je pris congé de mon prince, et, avec la permission du roi de Gaznine, je partis pour le royaume de Cachemire, bien armé et monté sur un très beau cheval. Après plusieurs jours de marche, je me trouvai dans cette prairie, du côté qu’on voit le palais où je vais bientôt vous conduire. Charmé de la beauté du lieu, je mis pied à terre, je laissai paître mon cheval, et je m’assis sous un arbre touffu, au bord d’une fontaine, dont l’eau pure et transparente m’invitait à me désaltérer. Je ne pus me défendre d’en boire, je m’assis ensuite sur l’herbe et je m’endormis.

À mon réveil, j’aperçus cinq ou six biches blanches qui avaient des housses de satin bleu, et aux pieds des anneaux d’or. Elles vinrent à moi : je commençai à les flatter ; mais en les flattant, je remarquai qu’elles répandaient de grosses larmes. Cela me surprit, et je ne savais ce que j’en devais penser, lorsque, tournant les yeux vers le palais, je vis à une fenêtre une dame charmante, qui me faisait signe d’approcher. Aussitôt je laissai mon cheval dans la prairie, et je m’avançai pour l’aller joindre, quoique les biches semblassent vouloir m’en empêcher en me mordant le bas de ma robe, et en se mettant même au-devant de moi.

Ce n’est pas qu’étonné des mouvements comme des pleurs de ces animaux, je ne fisse réflexion dans le moment qu’il y avait peut-être du mystère là-dessous ; mais l’attrait du plaisir étourdit ma prudence et m’entraîna. J’arrive à la porte du palais ; j’entre. La dame, qui me parut encore plus belle de près que de loin, me fit un accueil favorable, me prit par la main, me conduisit dans un appartement superbe et me fit asseoir avec elle sur un sofa. Après les premiers compliments, plusieurs esclaves apportèrent des fruits dans un bassin de porcelaine de la Chine. La dame prit le plus beau qu’elle me présenta ; mais à peine en eus-je goûté qu’elle changea tout à coup de visage, et me dit : « Téméraire étranger, éprouve le châtiment destiné à tous ceux qui, comme toi, sont assez hardis pour entrer dans le palais de Mehrefza. Quitte ta forme naturelle et prends celle d’un cerf ; perds l’usage de la parole, mais conserve l’entendement humain, pour sentir toujours ton malheur. »

Elle n’eut pas achevé ces mots que je me trouvai métamorphosé en cerf. En même temps on apporta une housse de satin vert qu’elle me mit elle-même sur le dos. Puis on me mena dans un grand parc où il y avait plus de deux cents autres cerfs, ou plutôt c’étaient des hommes que leur mauvaise fortune avait attirés comme moi en cet endroit, et que la cruelle Mehrefza avait aussi changés en cerfs.

J’eus tout le loisir de faire des réflexions sur mon malheur, que je sentais moins pour l’amour de moi, qu’à cause de Farrukhschad. « Hélas ! disais-je, en moi-même à tout moment, que deviendra mon cher prince ! Comment pourra-t-il obtenir l’accomplissement de ses désirs ? Il attend que je lui mène la princesse qu’il adore, et il ne me reverra jamais. » J’étais sans cesse occupé de cette pensée, qui me causait une affliction inconcevable.

Un jour je vis entrer dans le parc huit ou dix dames, parmi lesquelles il y en avait une jeune parfaitement belle, et qui, par la richesse de ses habits, paraissait être la maîtresse des autres. Elle avait auprès d’elle une gouvernante à qui elle dit en voyant tous les cerfs : « En vérité, je plains bien tous ces malheureux. Que la princesse Mehrefza, ma sœur, est inhumaine ! Le ciel nous a donné à l’une et à l’autre des inclinations bien différentes. Appliquée sans relâche à tourmenter le genre humain, il semble qu’elle n’ait appris la magie que pour faire des misérables ; et moi, si je possède quelques secrets, je n’en ai jamais fait un mauvais usage. Je ne les emploie uniquement qu’à procurer le bien ; je me plais à faire des actions charitables, et il me prend envie d’en faire une aujourd’hui, puisque ma sœur est absente. Allez, ma bonne mère, ajouta-t-elle, allez prendre un de ces cerfs, et me l’amenez dans mon appartement. » En achevant ces mots, elle rentra dans le palais.

La gouvernante s’adressa par hasard à moi, et me conduisit à sa maîtresse, qui chargea une de ses demoiselles de lui aller cueillir d’une certaine herbe qu’elle lui nomma. La demoiselle s’acquitta promptement de sa commission et revint avec une grosse poignée de cette herbe. La dame en prit la moitié, qu’elle pressa elle-même, et dont elle me fit avaler le jus. Puis elle prononça ses paroles : « Ô jeune homme, quitte ta forme de cerf, et reprends ta naturelle. » Aussitôt je devins tel que j’étais auparavant ; je me jetai aux pieds de la dame pour la remercier. Elle me demanda mon nom et mon pays, et ce qui m’avait attiré dans le royaume de Cachemire. Je répondis à toutes ses questions, et je ne lui déguisai rien.

Lorsque j’eus achevé de parler, elle me dit : « Je suis fille d’un prince de la cour où vous voulez aller. Je m’appelle la princesse Ghulnaze : celle qui vous a changé en cerf est ma sœur aînée, et se nomme Mehrefza ; c’est une magicienne dont le pouvoir est redoutable ; personne que moi ne pouvait vous délivrer de ses mains, et, quoique je sois sa sœur, si elle s’aperçoit de ce que je viens de faire, je crains d’éprouver son ressentiment ; mais, quelque chose qui arrive, je ne me repentirai point de vous avoir tiré de l’état où vous étiez. Je prétends même que vous m’ayez encore plus d’obligation ; je veux vous aider à rendre heureux le prince votre ami. J’avoue qu’il est très difficile de faire son bonheur ; car il faut pour cela gagner la confiance de la princesse qu’il aime, ce que vous ne pouvez faire qu’en passant dans la cour de Cachemire pour un saint personnage.

— Que dites-vous, ma princesse ? m’écriai-je à ces derniers mots. Eh ! comment pourrai-je avoir cette réputation-là ? — Vous n’avez, dit-elle, qu’à suivre exactement toutes les instructions que je vous donnerai. » En parlant de cette manière elle entra dans une garde-robe, d’où elle sortit un moment après, tenant entre ses bras un habit de derviche, une ceinture, avec une petite boîte d’ébène : « Voici, dit-elle, tout ce qui vous est nécessaire pour venir à bout de votre entreprise. Emportez cela, et marchez vers la ville de Cachemire qui n’est pas bien loin d’ici ; mais, avant que d’y entrer, arrêtez-vous, ôtez vos habits, et vous frottez tout le corps avec la graisse qui est dans cette boîte. Puis vous prendrez cet habit de derviche et cette ceinture magique dont vous vous ceindrez les reins, après quoi présentez-vous aux portes de la ville. Vous y trouverez des gardes qui vous diront : « Ô vénérable religieux ! D’où venez-vous ? » Répondez-leur : « Je suis prêtre et je viens des extrémités de l’Occident en pèlerinage à Cachemire pour voir le grand Kesaya. »

« Vous saurez, poursuivit-elle, que ce Kesaya est une célèbre idole que les peuples de ce royaume adorent. Dès que vous leur aurez dit que vous venez de si loin pour adorer cette idole, ils se jetteront à vos pieds, et vous mèneront avec respect devant Togrul-Bey, leur roi, qui vous mettra entre les mains du grand-prêtre Ahran, chef du temple de Kesaya. Ce grand-prêtre et tous les autres ministres de l’idole vous conduiront à la pagode, qui, pour la beauté et la magnificence, est au-dessus de tous les palais du monde ; mais il est entouré d’un fossé profond de vingt coudées, rempli d’une eau qui bout sans feu, et au delà du fossé il y a une plate-forme de lames d’acier qui sont ronges et brûlantes ; en sorte que le temple paraît inaccessible. Alors Ahran vous dira : « Ô phénix du siècle ! tu as bien essuyé des périls et des fatigues avant que d’arriver ici. Le grand Kesaya, pour qui tu as fait un si long et si pénible voyage, demeure dans ce temple. Il est caché dans son sanctuaire. Les hommes ne le sauraient voir. Tu n’as qu’à lui offrir d’ici tes adorations, et tu t’en retourneras ensuite dans ton pays. »

« Vous répondrez à ce discours que vous êtes venu pour visiter Kesaya, et que vous voulez jouir de sa vue ravissante. Mais le grand-prêtre vous dira que, pour avoir cet honneur, il faut passer au travers de cette eau bouillante et marcher sur la plate-forme. Vous ferez alors un cri de joie et marcherez hardiment. La graisse dont vous vous serez frotté, a la vertu de rendre l’eau plus dure que la pierre, et vous empêchera d’être brûlé. Quand vous serez entré dans la pagode, vous verrez Kesaya, et vous le servirez pendant un jour entier ; puis vous rejoindrez Ahran qui vous adoptera pour fils. Vous passerez quatorze jours avec lui, et le quinzième, tandis qu’il dormira, vous lui frotterez le nez d’une poudre blanche que je vais vous donner. Il ne l’aura pas plus tôt sentie qu’il mourra, et le roi ne manquera pas de vous faire grand-prêtre à sa place. Quand vous serez parvenu à cette dignité, vous irez voir le prince de Cachemire, qui est malade depuis assez longtemps et abandonné des médecins. Vous réciterez sur lui une oraison, et aussitôt il sera guéri. Le bruit de cette cure se répandra parmi tous les peuples de l’Indoustan, qui vous regarderont comme un saint, et Farrukhnaz, c’est le nom de la princesse de Cachemire, charmée de votre réputation, souhaitera de vous voir. Je ne vous en dis pas davantage, le reste dépend de votre adresse. »

Je promis de suivre de point en point les instructions de Ghulnaze, qui me mit entre les mains une autre petite boîte où était la poudre blanche, et un papier plié où l’oraison que je devais réciter sur le prince de Cachemire était écrite. « Partez, seigneur, me dit-elle ensuite, éloignez-vous promptement de ce palais ; je crains que ma sœur ne revienne. Hélas ! ajouta-t-elle en soupirant, le mal qu’elle me peut faire pour avoir détruit son enchantement n’est pas ce que j’appréhende le plus. »

Je sentis tout ce qu’il y avait d’obligeant pour moi dans ces dernières paroles. Je fis de nouveaux remerciements à Ghulnaze, dans des termes qui marquaient une vive reconnaissance. Nous étions tous deux fort satisfaits l’un de l’autre, et nous aurions souhaité d’être plus longtemps ensemble ; mais, comme nous appréhendions que Mehrefza ne vînt nous surprendre, nous fûmes obligés de nous séparer. Je pris donc le chemin de Cachemire. D’abord que je fus auprès de cette ville, je me dépouillai de mes habits et me revêtis de celui de derviche, après m’être frotté le corps avec la graisse que j’avais dans la boîte d’ébène. Je me présentai ensuite aux portes ; les gardes me menèrent au roi, qui me mit entre les mains du grand-prêtre. Je marchai sur l’eau et sur la plate-forme de lames d’acier, sans me faire le moindre mal ; puis j’entrai dans le temple, où je vis le grand Kesaya placé sur son trône. C’est, comme vous le savez, une idole de bois de sandal. Ses yeux sont deux grosses escarboucles. Il a sur la tête une couronne de rubis, et il est ceint d’une ceinture de turquoises.

Je ne manquai pas de demeurer auprès de Kesaya jusqu’au lendemain. Alors j’allai retrouver le chef des minisires du temple, qui m’adopta pour fils et me retint auprès de lui. Enfin, de peur de perdre le fruit de toutes mes peines en omettant quelques circonstances, je me défis d’Ahran de la manière que Ghulnaze me l’avait prescrit, et je devins grand-prêtre à sa place. Je guéris peu de temps après le prince Farrukhrouz, ce qui me mit dans une si haute réputation que vous souhaitâtes de me voir. Vous savez le reste, et quelles impressions firent sur vous les peintures que j’avais fait faire dans la salle où je vous reçus. Je vous observai avant que de me montrer, et je m’aperçus qu’elles vous donnaient beaucoup à penser.

Voilà, charmante Farrukhnaz, ajouta Symorgue, ce que j’ai cru ne devoir pas plus longtemps vous laisser ignorer. Pardonnez-moi l’artifice dont je me suis servi pour vous ôter la fausse opinion que vous aviez des hommes et pour lier votre sort à celui du plus aimable des princes. »

La princesse de Cachemire rougit pendant tout ce récit, qui lui faisait connaître qu’elle avait été trompée ; mais l’amour qu’elle se sentait pour le prince de Perse l’empêcha d’en savoir mauvais gré au faux derviche. « Achevez, lui dit-elle, de nous apprendre ce que vous avez fait. Quelle entreprise venez-vous d’exécuter dans le palais de la magicienne ? — Belle Farrukhnaz, reprit-il, après vous avoir quittée, je me suis avancé vers le palais ; j’en ai trouvé la porte ouverte, je suis entré, je n’ai vu personne, j’ai seulement entendu une voix plaintive dont les tristes accents m’ont attiré dans une chambre d’où elle partait ; j’y ai trouvé, sur un grand sofa, une jeune dame qui avait au cou un carcan, et aux pieds des chaînes de fer. Ses bras étaient enfermés dans un sac de cuir lié avec des courroies, et cette malheureuse, accablée sous le poids de sa destinée, laissait tristement tomber sa tête sur ses genoux. Je me suis approché d’elle par pitié, dans le dessein de la soulager. Elle a levé la tête, et j’ai reconnu, dans cette infortunée, ma libératrice, l’aimable Ghulnaze.

À cet objet touchant, la fureur m’a transporté : « Ô ma reine, me suis-je écrié, dans quel état vous retrouvé-je ? Quelles barbares mains ont pu vous charger de fer ? — Ô mon cher Symorgue, a-t-elle répondu, est-ce vous que je vois ? quel mauvais génie vous a ramené ici ? Hélas ! vous serez bientôt la victime de ma cruelle sœur. Elle s’est aperçue que je vous ai délivré ; et pour m’en punir, elle me retient dans les chaînes : j’y suis déjà depuis longtemps ; mais ce qui m’afflige plus que tout le reste, c’est le péril où vous venez vous jeter. Sauvez-vous promptement, tâchez de vous dérober à l’inhumaine Mehrefza. — Eh quoi ! ma sultane, ai-je repris, vous voulez que je fuie et que je vous abandonne ? Me croyez-vous capable d’une si noire ingratitude ? Ah ! j’aime mieux cent fois éprouver le ressentiment de votre sœur. La mort la plus terrible n’a rien qui puisse m’épouvanter lorsqu’il s’agit de vous tirer de la situation où je vous vois. Apprenez-moi, de grâce, ce qu’il faut faire pour vous délivrer, et, si c’est une chose possible, j’espère en venir à bout.

— Puisque vous avez tant de courage, répliqua Ghulnaze, ma liberté dépend de vous. Allez dans le jardin du côté de l’occident, vous y trouverez ma sœur endormie sur un lit de gazon parsemé de fleurs. Elle a sous la tête un sac de satin qui lui sert de chevet : si vous pouvez prendre ce sac sans qu’elle se réveille, la clef de mes fers est dedans, vous me tirerez d’affaire ; mais si vous réveillez Mehrefza en vous saisissant du sac, vous êtes perdu. Il n’y a point d’autres moyens de rompre mes chaînes ; tout l’effort humain n’en saurait venir à bout. — Laissez-moi faire, dis-je alors à Ghulnaze, je vais vous apporter la clef. »

Je sors aussitôt du palais, je m’avance dans le jardin du côté de l’occident, et j’aperçois la magicienne endormie sur le gazon, la tête appuyée sur le sac dont j’entreprenais la conquête. J’ai demeuré quelque temps incertain du parti que j’avais à prendre ; mais la crainte de réveiller Mehrefza m’a déterminé à lui couper la têle d’un coup de sabre. J’ai donc tué la magicienne, et j’ai porté le sac à sa sœur, qui m’attendait avec beaucoup d’inquiétude. Je lui ai conté ce que je venais de faire, et elle en a paru ravie ; après cela, j’ai tiré la clef du sac, et j’ai mis ma princesse en liberté.

C’est ainsi, continua Symorgue, que je me suis défait de la plus méchante femme de la terre ; nous pouvons présentement, divine Farrukhnaz, entrer dans le palais ; nous y trouverons Ghulnaze qui se dispose en ce moment à vous recevoir ; elle a autant de joie de votre arrivée ici que de sa propre délivrance. » À ces mots, il présenta la main à la princesse de Cachemire et la conduisit au palais. Ils rencontrèrent Ghulnaze qui venait au-devant d’eux. Cette dame se prosterna aux pieds de la fille de son roi : mais Farrukhnaz la releva, l’embrassa tendrement et lui fit mille amitiés. « Belle Ghulnaze, lui dit-elle, je suis charmée que le brave et généreux Symorgue vous ait si bien servie. Il est vrai, ajoutât-elle en souriant, qu’il vous avait trop d’obligations pour ne se pas exposer aux plus grands périls, plutôt que de vous laisser dans les fers. — Ô ma princesse, lui répondit Ghulnaze sur le même ton, vous voyez que le cerf n’abandonne pas la biche, lorsqu’elle a besoin de son secours. »

Après quelques moments d’entretien, ils entrèrent dans le palais, que Farrukhnaz trouva beau. Puis ils en sortirent pour aller au parc où il y avait plus de trois cents cerfs. La sœur de la magicienne leur fit reprendre leur forme naturelle de la même manière qu’elle avait rendu la sienne à Symorgue. À mesure qu’ils redevaient hommes, ils se jetaient aux pieds de leur charmante libératrice, pour lui faire les remerciements qu’ils lui devaient. Ils étaient tous pour la plupart jeunes et bien faits.

Les uns se disaient Tartares, les autres Chinois, et les autres Carizmiens. Il y en avait de tous les endroits de l’Asie ; mais le conducteur de Farrukhnaz fut bien surpris et causa un extrême étonnement aux princesses, quand tout à coup démêlant, dans la foule des cerfs redevenus hommes, le prince Farrukhschad, il courut se prosterner à ses genoux, en lui disant : « Ô mon cher prince, est-il possible que je vous retrouve ici ? — Oh, mon ami, répondit le prince de Perse en le relevant, est-ce Symorgue qui se présente à mes yeux ? — Oui, seigneur, reprit le confident, c’est lui-même ; et, pour comble de joie, il vous amène la princesse de Cachemire. » À ces mots, il conduisit son maître à Farrukhnaz, qui reconnut dans le prince les traits qu’elle avait vus en songe, comme, de son côté, Farrukhschad connut d’abord en la regardant que c’était la princesse dont il conservait si chèrement l’image dans sa mémoire.

Tandis que le prince de Perse tâchait d’exprimer à sa maîtresse toute la joie dont il était animé, Ghulnaze alla dans la prairie où erraient les biches blanches. Elle leur rendit aussi leur première forme, et il se trouva que c’étaient de jeunes dames fort aimables que la magicienne, sa sœur, avait métamorphosées. Elle les mena devant Farrukhnaz qui leur fit conter leurs histoires. Toutes ces dames avaient là leurs amants, qui furent ravis de les revoir affranchies comme eux du pouvoir magique qui les retenait sous des formes d’animaux. Pour surcroît de bonheur, chaque cavalier qui avait été change en cerf, retrouva son cheval dans les écuries du palais. Ainsi, après avoir de nouveau rendu mille grâces à Ghulnaze, tous les hommes qu’elle avait délivrés prirent congé d’elle, et s’en allèrent avec leurs dames chacun dans son pays.

Il ne resta dans le palais que Farrukhnaz, Ghulnaze, Sutlumemé, le prince de Perse et son confident. Ils y demeurèrent quelques jours, ensuite ils partirent tous pour la cour de Gaznine, où ils arrivèrent heureusement. Le roi de Gaznine, pour célébrer le retour de Farrukhschad, fit orner la ville et ordonna des réjouissances publiques. Il maria ce prince avec la princesse de Cachemire, et Symorgue avec Ghulnaze. Pendant que la cour de Gaznine était dans la joie à l’occasion de ces noces, le vieux monarque voulut entendre toute l’histoire de Farrukhnaz. Symorgue lui raconta comment il était parvenu à gagner la confiance de cette princesse ; et, quand il eut achevé son récit, Farrukhschad conta de quelle manière il était tombé entre les mains de Mehrefza.

Peu de temps après, le roi de Gaznine tomba malade, et, se voyant sur le point d’être enlevé par l’ange de la mort, il nomma pour son successeur à la couronne le prince Farrukhschad, qui véritablement monta sur le trône aussitôt que le vieux roi fut mort ; mais, ayant envie de s’en retourner en Perse, il laissa le sceptre de Gaznine à Symorgue, ce qui fut approuvé des grands et du peuple. Symorgue régna donc à Gaznine avec la princesse Ghulnaze, et Farrukhschad conduisit Farrukhnaz à la cour de Perse, où il succéda bientôt au roi son père, qui semblait n’attendre pour mourir que le retour de son fils.

FIN
  1. C’est-à-dire : Heureuse joie.