Les microbes
Jules Héricourt

Revue des Deux Mondes tome 89, 1888


LES
MICROBES

Le mot microbe, créé, il y a dix ans à peine, par Sédillot, le célèbre chirurgien de Strasbourg, était voué à une destinée extraordinairement heureuse, en dépit d’une constitution discutable. Rigoureusement, en effet, il devrait s’appliquer aux êtres à courte vie ; mais le sens qui lui a été immédiatement attribué, et qu’il conservera désormais, est bien celui que lui a donné son auteur, qui a voulu ainsi désigner les plus petits représentans de la nature vivante. Or il se trouve, par un singulier contraste, que les plus petits, parmi les êtres vivans, sont précisément ceux qui paraissent avoir, dans certaines conditions, la vie la plus résistante et la plus longue, une vie dont on ne connaît pas encore les limites.

De fait, les microbes tiennent aujourd’hui une grande place dans la conversation des gens du monde comme dans les discours des savans, et on pourrait, avec quelque raison, les accuser d’être envahissans. En hygiène, en médecine, on en met partout : veut-on signaler le danger de l’air impur que nous respirons, de l’eau douteuse que nous buvons, des logis défectueux que nous habitons, le monstre dont on nous menace, c’est un microbe ; et quand un malade demande à son médecin d’où lui vient son mal, le médecin, le plus souvent, ne peut encore que répondre. C’est un microbe. C’est cependant la seule réponse qu’il puisse faire. Cette énorme importance, attribuée à de si petits personnages, finit par irriter ; aussi le monde est-il actuellement divisé en deux camps, celui des gens qui croient aux microbes, et celui des gens qui n’y croient pas. Ne pas croire aux microbes est d’ailleurs une opinion qui devient originale, qui dispense de discuter, et qui, en somme, est d’assez bon ton.

Ce serait cependant une singulière injustice que d’accuser ceux qui invoquent les microbes de déguiser leur ignorance ou leur embarras, comme on le faisait jadis en parlant des miasmes ou des effluves. Les miasmes, les effluves, c’était le quid ignotum auquel il fallait bien rapporter l’origine de nos maladies, — puisque tout effet doit avoir une cause, — mais ce n’étaient que des mots vides de sens, en dehors du sens général de cause, car personne n’avait vu, n’avait étudié ces êtres de raison ; tandis que les microbes sont des êtres bien réels, qui vivent, se nourrissent, se multiplient, que nous voyons, que nous manions, dont nous étudions, par l’observation et l’expérimentation, les conditions d’existence et les propriétés, et dont la notion correspond à un ensemble de connaissances scientifiques rigoureusement déterminées.

Ce que nous nous proposons ici, sans avoir la prétention de dire, même succinctement, tout ce qu’on sait des microbes, — il faudrait déjà pour cela un gros volume, — c’est de tracer à grandes lignes l’évolution de cette science nouvelle, créée presque de toutes pièces par notre illustre Pasteur ; montrer par quelles étapes successives elle a passé pour affirmer le rôle considérable que jouent les microbes dans deux ordres de faits d’importance biologique et sociale considérable, les fermentations et les maladies ; prouver enfin que la croyance aux microbes n’est plus, comme la foi aux miasmes ou autres influences occultes, affaire de sentiment, et qu’en somme on n’a plus le droit, aujourd’hui, de ne pas croire aux microbes.


I

A vrai dire, si le mot microbe date seulement de nos jours, l’idée qu’il représente pourrait être retrouvée, nettement formulée, il y a déjà plus de deux siècles. Il serait d’ailleurs exceptionnel, dans l’histoire de la science, qu’une telle conception fût sortie spontanément et tout entière du cerveau d’un grand homme, alors que les découvertes ne sont le plus souvent que la résultante du travail collectif de l’époque à laquelle appartiennent leurs auteurs, voire même de plusieurs générations antérieures. M. Pasteur a donc eu ses prédécesseurs, dont il est juste de rappeler les noms et les idées. Ainsi le père Kircher, jésuite d’un génie supérieur qui vivait au XVIIe siècle, grand savant d’ailleurs, s’était nettement exprimé sur ce fait, que les maladies pestilentielles, c’est-à-dire les maladies épidémiques et contagieuses, étaient sans doute dues à l’existence de certains vers ou insectes qui en étaient la cause transmissible ; de même Goiffon, un médecin lyonnais du commencement du XVIIIe siècle, soutenait, à propos de la peste qui désola Marseille en 1720, que le mal était communiqué par des animalcules microscopiques, étrangers à notre pays, apportés dans les vaisseaux avec les marchandises du Levant, se multipliant dans un temps et ne le faisant pas dans un autre. Remarquons en passant que, l’idée restant la même, le mot a évolué avec les progrès de nos procédés d’investigation. Avec des microscopes qui ne sont encore que des loupes, et qui montrent seulement, en les grossissant de quelques diamètres, les plus petits des vers et des insectes, ce sont ces animalcules qui sont mis en cause ; les microscopes modernes, avec leurs grossissemens de 1,000 à 2,000 diamètres, devaient nous révéler un nouveau monde, pour lequel les vers et les insectes de Kircher étaient des géans. Aussi, plus récemment, Henle attribuait les fièvres éruptives à l’existence de parasites végétaux, et Trousseau, qui devança la science de son temps grâce à son tact admirable de clinicien, pressentait vraiment la découverte prochaine, quand il écrivait : « Il est des semences que l’on peut appeler indifférentes : placez-les dans certaines conditions de chaleur et d’humidité, elles lèveront partout et en toutes saisons ; mais toutes ne se comportent pas de cette façon. De même les germes de certaines espèces animales, de même sans doute certaines semences morbides… N’y aurait-il pas, en effet, des spores morbides dont l’action expliquerait les fermentations morbides dont parlent les anciens ? » Mais enfin, entre cette prescience et la science faite, il y a la distance qui sépare l’alchimie de la chimie, une hypothèse d’un fait démontré, c’est-à-dire un abîme qui ne peut être parfois comblé qu’après de longs siècles, et en raison duquel la découverte d’un fait appartient tout entière à celui qui en apporte la démonstration.

Dans cet ordre d’idées, M. Pasteur a d’ailleurs eu des précurseurs plus immédiats et des collaborateurs de haute valeur. Nous aurons, chemin faisant, à dire leur part dans la marche de cette belle science des microbes, que nous allons prendre à son origine, pour la mener graduellement à sa formule actuelle, formule que nous croyons devoir donner, dès maintenant, comme une proposition à démontrer.

Aujourd’hui, la doctrine microbienne, dite théorie parasitaire ou doctrine du contage animé, peut se résumer comme il suit. Les maladies infectieuses, — et par ce terme il faut entendre toutes les maladies aiguës, fébriles, telles que les fièvres éruptives, la fièvre typhoïde, les pneumonies, les abcès, les furoncles, et même des maladies chroniques, comme la tuberculose, — sont causées par la pénétration dans l’organisme d’êtres vivans qui y trouvent un milieu favorable à leur multiplication, et y déterminent des troubles mécaniques et surtout chimiques analogues aux phénomènes des fermentations, lesquels se traduisent au dehors par ce qu’on nomme les symptômes des maladies. Ces êtres sont extrêmement petits, puisque leurs dimensions se mesurent par millièmes ou dixièmes de millième de millimètre : ce sont les microbes. Quelquefois, mais rarement, de nature animale, comme dans le cas des fièvres des marais, qui paraissent dues à des parasites animaux des globules du sang, ils sont presque toujours fournis par les formes les plus simples du règne végétal, sortes de champignons élémentaires que l’on groupe en une grande famille sous le nom de schizomycètes, à cause de leur mode de reproduction par scissiparité, ou sous celui de bactéries, plus généralement employé.

Les bactéries peuvent elles-mêmes se diviser en microcoques et en bacilles, mobiles ou non mobiles, d’après les deux formes, en points ou en bâtonnets, sous lesquelles on les rencontre le plus souvent, avec quelques variétés d’autant moins importantes que ces formes ne sont pas immuables, et sont parfois susceptibles de se transformer l’une dans l’autre. Elles ont une organisation extrêmement simple, au moins pour nos moyens actuels d’investigation, et c’est à peine si l’on peut, dans certains cas, y distinguer une enveloppe et un contenu d’apparence homogène.

Les microbes se reproduisent avec une vitesse prodigieuse. M. Pasteur a suivi une fois, sous le microscope, le développement d’un globule de levure de bière portant un bourgeon qu’il a vu sous ses yeux arriver à la grosseur de globule mère. A partir de ce moment, les deux globules se sont mis à proliférer et, malgré la température qui n’était pas favorable, ils étaient arrivés, en deux heures, à être au nombre de huit. Cela ferait, en vingt-quatre heures, 16 millions d’individus provenant d’un seul. En vingt-quatre heures également, on peut obtenir, avec des microcoques, des cultures qu’on peut regarder comme au moins aussi riches en microbes que le sang l’est en globules : or un millimètre cube de sang contient de 4 à 5 millions de globules rouges, ce qui donne, pour un ballon contenant 100 grammes de bouillon de culture, qu’on peut supposer avoir été ensemencé avec un millimètre cube d’un liquide de culture semblable, le nombre de cinq mille milliards de microorganismes produits en un jour.

On comprend dès lors comment de tels êtres, dont la multiplication rapide compense l’exiguïté de la taille, peuvent entrer en lutte avec les êtres les plus volumineux. Cette multiplication explique, d’autre part, les phénomènes de la contagion et de l’épidémicité des maladies infectieuses, puisqu’il suffit de la transmission directe, ou de son transport à distance par l’air, par l’eau de boisson, ou par un objet quelconque, d’un de ces microbes, issu d’un organisme malade, et de sa pénétration dans un organisme sain par une voie d’absorption quelconque, pulmonaire, cutanée ou intestinale, pour que ce microbe détermine dans ce nouveau milieu la maladie dont il est le facteur.

Telle est la doctrine microbienne, sous sa forme la plus succincte, avec quelques restrictions concernant l’état de réceptivité des organismes pour les microbes, c’est-à-dire l’influence des terrains de culture, sur laquelle nous reviendrons. Mais avant de parler des travaux qui l’ont ainsi établie sur des bases absolument solides, il est indispensable de rappeler les découvertes qui ont éclairci les phénomènes mystérieux des fermentations : d’abord, parce que les maladies peuvent être, à bien des points de vue, comparées à des fermentations, et que le mécanisme de celles-ci aide singulièrement à la compréhension de celles-là ; ensuite, parce que les fermentations sont également dues à des microbes, et que leur étude rentre tout à fait dans notre sujet. Et, à ce propos, c’est une citation qu’on ne manque jamais de faire, que de rapporter cette prophétie géniale de Robert Boyle, le physicien anglais du XVIIe siècle, qui écrivait que « celui qui pourra sonder jusqu’au fond la nature des fermens et de la fermentation sera, sans doute, beaucoup plus capable qu’un autre de donner une juste explication de divers phénomènes morbides (aussi bien des fièvres que d’autres affections), phénomènes qui ne seront peut-être jamais bien compris sans une connaissance approfondie de la théorie des fermentations. »

M. Pasteur s’est-il inspiré de cette pensée de Boyle ? Toujours est-il qu’il a su scruter jusqu’au fond la nature des fermentations, et que leur étude l’a conduit, — tout simplement, serait-on tenté de dire, tant les grandes conceptions ont en général pour principal caractère d’être simples, — à la connaissance de la nature et du mécanisme des maladies infectieuses et de leur contagiosité.


II

Ces curieux phénomènes de la fermentation, aussi anciens que le monde, avaient été observés bien souvent avec attention depuis que les premiers hommes avaient manié le jus écrasé des fruits ; la fabrication du vin, celle de la bière, postérieure à celle du vin, et connue cependant des Égyptiens et des Gaulois, celle du pain, qu’on voit apparaître au temps de Moïse, témoignent d’une observation exacte et d’une connaissance pratique très précise de ces phénomènes. Mais leur étude théorique devait attendre, pour éclore, jusqu’à la fin du XVIe siècle. Van Helmont ouvre l’ère des découvertes en isolant l’acide carbonique des autres gaz : observant alors que ce gaz se dégage de la fermentation des vins, que c’est lui qui les rend pétillans et mousseux, et qu’il se dégage également dans la digestion, dans la putréfaction, dans l’action des acides sur les carbonates, il conclut à l’assimilation de tous ces phénomènes. Puis, il faut encore franchir un siècle pour arriver à cette autre notion précise, que, dans la fermentation des liquides sucrés, le sucre disparaît, et qu’il se forme de l’alcool et de l’acide carbonique. Cependant, ce n’étaient là que les élémens principaux de la connaissance du phénomène et ce devait être l’œuvre de Lavoisier de coordonner ces élémens et d’établir leurs relations mutuelles. Cette connaissance, Lavoisier la résume ainsi en quelques lignes : « Les effets de la fermentation vineuse, dit-il, se réduisent à séparer en deux portions le sucre qui est un oxyde, à oxygéner l’une aux dépens de l’autre pour former l’acide carbonique, à désoxygéner l’autre aux dépens de la première pour former une substance combustible qui est l’alcool, de sorte que, s’il était possible de recombiner ces deux substances, l’alcool et l’acide carbonique, on reformerait du sucre. »

À ce moment, le problème n’était encore élucidé que dans sa partie chimique, et Lavoisier avait négligé de dire ce qu’était cette levure qu’il faut ajouter à l’eau sucrée pour la faire fermenter, et sans laquelle rien ne se produirait. En 1080, Leuwenhoeck avait bien montré que cette espèce d’écume superficielle ou de dépôt des liqueurs fermentées est composée de globules sphériques ou ovoïdes ; mais cette observation devait rester stérile jusqu’au moment où Cagniard-Latour, ensemençant dans du moût de bière ces globules ovoïdes isolés de levure, vit qu’au bout de quelque temps chacun d’eux avait bourgeonné et était devenu double. Ces deux globules unis bourgeonnaient à leur tour, et, après quelques heures, on les retrouvait en groupes multiples, rappelant par leur forme et leur mode de végétation certaines plantes grasses de nos jardins. « Si la levure agit sur le sucre, dit alors Cagniard-Latour, — nous sommes en 1820, — c’est probablement par quelque effet de sa végétation et de sa vie. »

C’est précisément ce qu’il fallait démontrer, et cette preuve, on le sait, a été fournie, irrécusable, par M. Pasteur. Nous passerons très rapidement sur cette étude des fermentations, qui est aujourd’hui, moins de trente ans après son apparition, du domaine scientifique commun, grâce à la rapide et large vulgarisation dont les choses de la science sont maintenant l’objet. D’ailleurs, ces études ont été, à diverses reprises, exposées aux lecteurs de la Revue. En deux mots, nous rappellerons seulement que M. Pasteur montra, grâce à des procédés rigoureux qui étaient à l’abri de toute objection, que la fermentation alcoolique est fonction de la vie de petits organismes cellulaires de nature végétale dont est formée la levure, et que la production d’alcool est simplement le résultat de l’absorption, aux dépens du sucre des infusions fermentescibles, de l’oxygène indispensable à l’activité de ces êtres. On sait aussi comment, en appliquant ces premières données à l’étude spéciale de la bière et du vin, M. Pasteur montra que ces liquides sont exposés à des altérations dues à la présence de microbes autres que la levure qui convient à leur fermentation industrielle, et dont l’activité accidentelle peut être favorisée par des conditions défectueuses des procédés de fabrication. Ces altérations ont été nommées, très heureusement, les maladies des bières et des vins, car toutes les découvertes, auxquelles ces premiers travaux ont servi d’introduction, devaient en effet confirmer l’analogie absolue qui existe entre le mécanisme des altérations de ces liquides, et celui des maladies infectieuses des êtres organisés.

On peut dire que la microbiologie a pris naissance avec les travaux de M. Pasteur sur le vin et la bière. C’est à cette occasion qu’il a pu définitivement établir l’existence du monde des microbes, préciser leur genre de vie et leurs fonctions, ainsi que leurs rôles divers dans le milieu extérieur. À ce moment, on sait que les microbes sont des êtres vivans, et que, semblables en cela à tous les êtres vivans, ils ne peuvent se développer dans un milieu donné sans en altérer la constitution chimique en le privant des élémens utiles à sa nutrition et en y déversant les produits et les déchets de cette nutrition. Parmi ces microbes, les uns, les fermens alcooliques, détruisent le sucre des moûts sucrés, laissant à sa place de l’alcool et de l’acide carbonique ; d’autres font tourner le lait et le chargent d’acide lactique, changent le vin en vinaigre en y produisant de l’acide acétique, dégagent de l’hydrogène sulfuré aux dépens des matière albuminoïdes, transforment les matières azotées en nitrates, comme le font les microbes du sol ; mais tous font subir à la matière organique qui leur sert d’aliment des modifications profondes, et travaillent à la détruire.

En possession de ces faits, M. Pasteur était bien armé pour aborder l’étude des maladies contagieuses. Ces maladies, en effet, ne résulteraient-elles pas de l’action des microbes agissant maintenant, non plus dans des milieux organiques inanimés, mais dans des milieux organisés, vivans ? et les troubles qu’ils produiraient alors, les symptômes des maladies dont ils seraient les facteurs, ne seraient-ils pas des phénomènes chimiques comparables à la putréfaction, aux fermentations, aux maladies des vins et de la bière ?

Voici que déjà ses travaux sur les fermentations suggèrent des idées originales et d’importantes recherches sur certains faits bien observés, dans le domaine de la médecine, mais restés encore sans explication. M. Davaine, qui avait appris de M. Rayer, dix ans auparavant, qu’il existe des petits corps filiformes dans le sang des animaux atteints du charbon se demande, en lisant l’étude sur la fermentation butyrique, s’il n’y aurait pas une fermentation charbonneuse du sang des animaux malades ; le célèbre chirurgien anglais Lister écrit à M. Pasteur, en 1874, qu’il vient de lire son mémoire sur la fermentation lactique, et qu’il y a trouvé la démonstration de la vérité de la théorie des germes de putréfaction et le seul principe qui mènera à bonne fin le système antiseptique qu’il emploie depuis neuf ans ; un autre célèbre chirurgien, Alphonse Guérin, encore sur la lecture des recherches sur les fermens, imagine son fameux pansement ouaté ; et M. Déclat, adaptant le premier à la médecine interne la nouvelle méthode employée avec succès en chirurgie, fonde toute une médecine des maladies infectieuses sur l’emploi d’un des meilleurs antiseptiques connus, l’acide phénique, d’après cette présomption, qu’il dit lui avoir été également suggérée par les études sur les fermentations, à savoir « que les maladies qui se transmettent sont le produit, chacune, d’un ferment spécial, et que la thérapeutique médicale ou chirurgicale doit s’efforcer d’empêcher la pénétration des fermens venus de l’extérieur dans les liquides de l’économie, ou, s’ils y ont pénétré, de trouver des antifermens pour les y détruire, sans toutefois altérer la vitalité des tissus ou des organes. »

En présence de ces témoignages de la haute portée de ses premiers travaux, on comprend que M. Pasteur ait d’ores et déjà été en droit de conclure « que les liquides de l’économie, le sang et l’urine par exemple, peuvent donner asile à des fermens divers, au sein même des organes, quand des causes extérieures viennent à faire pénétrer dans les liquides les germes de ces fermens, et que des maladies plus ou moins graves en sont la conséquence. »

D’ailleurs, plusieurs années avant d’écrire ces lignes, M. Pasteur avait déjà fait d’une épizootie, qui était en voie de ruiner une branche importante de l’industrie française, une étude hors ligne, destinée à marquer une date dans l’histoire de la science expérimentale, comme dans celle de la médecine, et qui apparaît aujourd’hui comme ayant dès lors donné leur solution à bien des problèmes repris depuis, à propos de maladies spéciales à l’homme ou aux animaux supérieurs. Il s’agit de cette fameuse maladie des vers à soie, la pébrine, dont M. Pasteur trouva la cause dans le développement, au sein des animaux malades, de parasites corpusculaires microscopiques, de l’espèce des microcoques, comme nous le dirions aujourd’hui. L’étude de cette maladie était d’ailleurs remarquable à deux points de vue. Non-seulement, en effet, elle établissait pour la première fois la nature microbienne d’une maladie infectieuse, mais encore, par la rigueur avec laquelle l’observateur avait suivi le microbe dans ses voies de transmission et dans ses portes d’entrée dans l’organisme des vers, elle faisait absolument la lumière sur la nature même de la contagion et de l’épidémicité. Jusqu’à ce jour, il avait fallu se torturer l’esprit, imaginer des formules vagues et creuses pour définir la contagion, et on n’avait rien trouvé de mieux, en dehors des influences astrales et du quid divinum, que de créer l’expression de génie épidémique pour expliquer la cause des épidémies. Or voici une maladie épidémique : la cause, c’est un corpuscule microscopique, c’est un microbe, en un mot, qui pénètre dans le corps des vers à soie et qui s’y développe, y menant une vie de parasite, et il y pénètre, soit avec les feuilles ingérées, lorsqu’elles sont souillées par les excrémens de vers malades qui le contiennent, ou par les poussières venant d’éducations infestées, poussières transportées par le vent ou les mains et les vêtemens des personnes ; soit par les blessures que se font les vers entre eux. La maladie se transmet donc, et cette transmission, qui est le fait le plus facile à saisir dans ses moindres détails, ce n’est autre chose que la contagion, c’est le mécanisme même de l’épidémie, c’est ce génie mystérieux qu’on se figurait volontiers, comme le disait Bouley, planant au-dessus des régions infestées et répandant, sur tous les groupes d’animaux sains, l’atmosphère délétère dont ils mouraient. Enfin, la présence du corspucule parasitaire, dûment constatée dans les œufs, fournissait encore sur le mécanisme de la transmission héréditaire des maladies des renseignemens d’une admirable clarté. Aussi peut-ou dire qu’en proposant, pour s’opposer aux progrès de la maladie des vers à soie, d’isoler les éducations malades, de détruire les poussières, de n’admettre pour la reproduction que des œufs provenant de parens sains, M. Pasteur a le premier formulé les trois grands principes en lesquels peuvent se résumer toutes les prescriptions de l’hygiène sociale publique et privée, concernant les maladies populaires, contagieuses, héréditaires et épidémiques.

Aujourd’hui que le rôle des microbes dans les maladies est solidement établi, les conclusions que nous venons d’énoncer paraissent tout à fait légitimes ; mais il faut reconnaître qu’au moment où parut l’étude sur la maladie des vers à soie, elles n’étaient pas absolument à l’abri de quelques objections, méritant discussion, de la part des adeptes de l’origine spontanée des maladies. On pouvait dire, et on n’y a pas manqué, que le corpuscule était un produit de l’organisme malade, qu’il marquait un mouvement de régression des élémens normaux des tissus de l’animal vers un état d’organisation inférieur et que, transporté d’un ver à un autre, il ne faisait que provoquer par sa présence, par une sorte d’action catalytique, — action invoquée déjà pour expliquer les phénomènes des fermentations, — toute la série des troubles constituant la maladie. Loin de perdre son temps en vaines discussions, M. Pasteur, continuant à avancer dans la voie féconde qu’il avait ouverte, perfectionnant ses procédés et mettant sa méthode à l’abri de toute objection, produisit, pour toute réponse, une œuvre absolument parfaite, véritable triomphe de la méthode expérimentale, et qui restera à jamais le modèle des études de cette nature.


III

C’est à l’étude du choléra des poules que M. Pasteur appliqua dans toute sa rigueur sa méthode de culture des microbes, à l’état pur, dans des bouillons stérilisés, par une simple adaptation des procédés qu’il avait imaginés pour démontrer l’existence de germes animés dans l’air. La maladie des vers à soie était transmise par des microbes sortis directement du corps des animaux malades : on pouvait les accuser d’être porteurs de quelque parcelle d’une substance inconnue qui était la véritable cause de la maladie. Maintenant, les microbes avec lesquels on provoquera la maladie n’auront de commun avec les animaux malades que d’être les descendans, au travers d’un nombre incalculable de générations, des microbes issus de ces derniers. Pourra-t-on dire alors que dans la goutte de liquide virulent qu’on injecte sous la peau d’un animal, et qui vient d’une culture obtenue par l’ensemencement d’une goutte prise dans une culture précédente qui n’est elle-même que la centième culture obtenue par le même procédé, il y ait encore quelques particules provenant de l’animal malade, et adhérentes à ces microbes, dont l’origine se perd ainsi dans la suite des générations ? M. Chamberland a fait ce calcul : après huit ou dix cultures, la goutte de sang qui a fourni les microbes d’origine se trouve diluée dans un volume de liquide plus grand que celui de la terre ; si donc par l’inoculation d’une goutte de telles cultures, on reproduit la maladie originelle, il faudra bien admettre que les microbes, et les microbes seuls, en sont les agens. Le choléra des poules devait fournir cette démonstration.

Il y a cent ans, en 1789, que, pour la première fois, faisait son apparition, dans la Lombardie, une véritable maladie pestilentielle des volailles. Le mal était rapide, souvent foudroyant, et on trouvait parfois l’oiseau mort, sans l’avoir vu malade. Quand la marche était plus lente, on observait d’abord que l’animal était triste ; puis ses ailes devenaient traînantes, son plumage se hérissait, sa démarche se faisait incertaine ; il portait la tête basse, la crête était violacée, puis noire ; enfin l’oiseau s’éteignait sans faire de mouvement, ou après avoir seulement présenté quelques secousses convulsives. Mais, pendant tout le temps que duraient ces troubles généraux, il se faisait d’abondantes évacuations intestinales, d’aspect caractéristique.

En 1830, cette maladie apparut dans les environs de Paris, et ne tarda pas à s’étendre à différens départemens, où elle fut observée par Renault et Delafond, professeurs à l’école d’Alfort, qui lui donnèrent le nom de choléra des poules. En 1878, M. Perroncito, professeur à l’école vétérinaire de Turin, découvrait dans le sang des volailles mortes de cette maladie un microbe en forme de microcoque, découverte que M. Toussaint confirmait l’année suivante, par de belles expériences qui démontraient que ces micro-organismes étaient bien réellement la cause de cette maladie, et l’agent de sa contagion et de sa propagation.

C’est sur cette maladie que portèrent, en 1880, les recherches de M. Pasteur, qui sut faire de cette étude un exemple admirable de ce que doit être la méthode expérimentale dans le domaine de la médecine. M. Pasteur commença par obtenir des cultures pures du microbe du choléra des poules en ensemençant une goutte de sang de poule morte de cette maladie dans du bouillon de poule stérilisé par la chaleur, milieu de culture qui devait évidemment se trouver très favorable au développement du microbe. Très rapidement, en effet, le bouillon devenait légèrement laiteux, et se peuplait d’une infinité de petits grains ronds, ordinairement liés deux par deux, en huit de chiffre, et dont le diamètre ne dépassait pas 2 à 3 dixièmes de millième de millimètre. Inoculant alors une goutte d’une de ces cultures faites en série, M. Pasteur produisait la maladie d’origine, dont la nature exclusivement microbienne se trouvait ainsi démontrée. D’ailleurs, pour bien prouver que c’est aux microbes, et aux microbes seuls, que cette affection était due, M. Pasteur imagina de filtrer un bouillon de culture sur du plâtre ou de la porcelaine dégourdie, qui ne laisse passer aucun microbe, aucun élément figuré ; le liquide ainsi obtenu, inoculé à des poules, ne leur donna pas le choléra.

Toutefois, cette dernière expérience, toute négative qu’elle fût, éclairait singulièrement sur le mécanisme intime des maladies microbiennes, d’autant plus que des faits analogues devaient être observés par la suite avec d’autres microbes. En effet, si les poules inoculées avec une culture filtrée ne mouraient pas du choléra, elles n’en présentaient pas moins quelques-uns des symptômes de la maladie, tels que le refroidissement, l’inappétence, la tendance au sommeil. Seulement, ces troubles étaient fugitifs, et les oiseaux ne tardaient pas à revenir à leur état normal. En face de ces phénomènes, il était déjà permis de soupçonner que, dans cette maladie au moins, les symptômes généraux observés chez les oiseaux atteints étaient causés par certains produits toxiques, élaborés par les microbes dans le sang des poules malades, comme ils l’étaient certainement dans les bouillons de culture.

Comment se propageait la maladie, comment les microbes dangereux pénétraient-ils dans l’organisme des volailles ? Fidèle à sa méthode, c’est sur ce point que M. Pasteur porta ensuite ses investigations. Si au lieu d’inoculer les oiseaux par injection de liquide virulent sous la peau ou dans le sang, on injecte la culture directement dans le canal intestinal, on provoque alors un flux abondant de liquide, qui se montre très riche en microbes caractéristiques. Or, c’est ce liquide intestinal qui se répand sur le sol des poulaillers, sur le fumier, qui souille les grains dont les volailles font leur nourriture, et il devait être évidemment regardé comme étant la source d’infection qui répand l’épizootie. Peut-être l’histoire du microbe du choléra des poules se fût-elle arrêtée là, si M. Pasteur n’avait eu la curiosité d’inoculer ses cultures à toute une série d’animaux. Or, chez le cochon d’Inde, entre autres, le seul phénomène produit par l’inoculation est un trouble purement local ; c’est un abcès qui s’ouvre et guérit spontanément ; mais vient-on à inoculer du pus des abcès ainsi formés à des poules, ou même à des lapins, qu’on voit ces animaux succomber avec les symptômes bien caractérisés du choléra des volailles. Ainsi était prouvée cette influence, vraiment considérable, de la nature du terrain sur le degré de nocuité ou de virulence d’un même microbe, mortel pour telle espèce animale, à peine dangereux pour telle autre, absolument sans action chez une troisième.

Mais la nature du terrain de culture n’est pas la seule condition modificatrice des propriétés des microbes. Dès ses premières études sur les fermentations, M. Pasteur avait établi, en distinguant les microbes en aérobies et en anaérobies, que les uns s’accommodaient bien de l’oxygène de l’air, tandis que d’autres, pour qui cet oxygène libre paraît être un poison, ne pouvaient supporter que les quantités de ce gaz qu’ils empruntaient, au fur et à mesure de leurs besoins, à des substances qui leur servent d’aliment. Précisément le microbe du choléra des poules, tout en étant aérobie, est cependant de ceux dont la vitalité est paralysée de plus en plus par une influence prolongée de l’oxygène. Ainsi, en inoculant à des poules des cultures qui dataient de quinze jours, d’un mois, de deux mois, de huit mois, de dix mois, M. Pasteur vit que la virulence de ces cultures diminuait progressivement, et que les animaux succombaient de moins en moins sûrement. Avec une culture de dix mois, les poules ne mouraient plus ; tout au plus avaient-elles un petit abcès au point de l’inoculation : mais elles étaient vaccinées.

Les poules étaient vaccinées, c’est-à-dire qu’elles étaient désormais capables de résister à l’inoculation d’une culture douée de son pouvoir virulent le plus intense ; et elles gardaient cette immunité pendant un temps assez long, pouvant excéder une année. Et d’autre part, — fait assurément inattendu, — le microbe, privé de son énergie par l’exposition prolongée à l’air du liquide où il a été ensemencé, faisait souche de microbes dont la virulence se trouvait maintenue au degré où il avait été réduit chez ses ascendans. C’étaient là des observations d’une importance capitale, constituant autant de découvertes qui établissaient la possibilité de constituer des races spéciales de microbes, assujettis, véritablement domestiqués, selon une heureuse expression de Bouley, appropriés, en un mot, aux usages de l’homme, devenu maître de profiter de ce qu’ils ont conservé de puissance pour en faire un moyen de préservation contre les atteintes de la contagion naturelle due aux microbes doués de toute leur activité virulente. Et même ces faits avaient une telle portée que, franchissant les domaines spéciaux de la microbiologie et de la médecine, ils venaient apporter une preuve nouvelle, comme le faisait récemment remarquer M. Bordier, en faveur de la doctrine de Darwin sur la variabilité des espèces. Il est évident, en effet, que l’atténuation de la virulence d’un microbe, si elle est transmissible par l’hérédité, transforme définitivement le microbe, primitivement très dangereux, en un microbe inoffensif, constitue une véritable création expérimentale d’une espèce nouvelle. Et comme cette transformation est réalisée dans un monde où les jours, par le nombre énorme des générations qu’ils comportent, représentent véritablement des siècles, il y a là un argument sérieux en faveur de ceux qui soutiennent que les espèces nous paraissent invariables seulement parce que nos observations sont limitées à des espaces de temps trop courts.

On ne saurait trop insister, d’autre part, sur l’importance, égale au point de vue de la science et de la pratique, d’avoir pu conférer l’immunité contre une maladie par une atteinte légère de cette maladie. Jusqu’alors, on ne connaissait qu’une vaccination, celle qui tirait son nom du vaccin ou cow-pox, maladie de la vache, que l’on inoculait, et qui préservait de la variole. Mais enfin cette connaissance était tout empirique et absolument limitée. Due à un heureux hasard, elle ne constituait qu’un fait isolé, et qui nous laissait dans l’ignorance complète des rapports qui existent entre la maladie qui préserve et la maladie dont on est préservé. Au contraire, la détermination de ces rapports, la démonstration de ce fait que l’immunité est conférée contre une atteinte grave d’une maladie par une atteinte bénigne de cette maladie, qui en est la vaccination, par cette raison que la maladie en question est de celles qui ne récidivent pas, c’était la découverte d’une méthode générale, susceptible d’applications nombreuses ; car le nombre des maladies qui ne récidivent pas est grand, et l’espoir de leur trouver un vaccin devenait dès lors tout à fait légitime. On a longtemps et souvent accusé la science des microbes d’être stérile en applications à l’art de guérir. Mais, bien que cette accusation soit aujourd’hui insoutenable, il est certain qu’une science qui, conduisant à la connaissance des causes des maladies les plus redoutables, les maladies contagieuses, s’est élevée jusqu’à la découverte du moyen de les prévenir, promet à l’humanité d’autres bienfaits que ceux qu’on pourra jamais attendre des méthodes de traitement, si perfectionnées qu’elles soient.

Si maintenant nous établissons le bilan de cette science dont nous nous sommes proposé de suivre les progrès, nous devons constater qu’au point où nous sommes arrivés, il est absolument démontré : qu’il y a des maladies contagieuses et épidémiques, sévissant sur les animaux, qui sont causées par le développement, dans le sang ou dans les tissus de ces animaux, d’êtres extrêmement petits, de microbes, qui y vivent et s’y multiplient à la manière de parasites ; que vraisemblablement les symptômes des maladies dont ils sont la cause sont dus aux modifications chimiques résultant de la vie de ces microbes, modifications comparables à celles qui se passent dans les liquides qui fermentent ou se putréfient ; que ces microbes sont manifestement les agens de la transmission de ces maladies, c’est-à-dire de la contagion, et que les maladies épidémiques s’étendent à la façon dont s’étend la culture d’une plante dont la graine est transportée par le vent ; que les propriétés, dangereuses ou autres, de ces microbes, ne sont pas immuables, qu’elles subissent l’influence, comme tous les êtres vivans, du milieu dans lequel ils sont plongés et du terrain sur lequel ils poussent, et que, notamment, leur activité virulente peut, sous ces influences, subir une atténuation considérable ; enfin, que les troubles produits chez les animaux par des microbes atténués ont pour résultat de rendre ces animaux, au moins pour un temps, réfractaires à l’atteinte des microbes actifs, c’est-à-dire de donner au milieu organique des propriétés incompatibles avec le développement d’une seconde génération de micro-organismes de la même espèce. Nature microbienne, parasitaire de quelques maladies infectieuses, mécanisme de la contagion, cause de l’épidémicité, variabilité de la virulence, principe de la vaccination, tel est déjà le véritable trésor des faits absolument démontrés et définitivement acquis à la science par les méthodes admirables et les expériences géniales de M. Pasteur, faits qui vont apporter, dans le domaine de la biologie en général, une révolution profonde qui doit en renouveler complètement les principes et les applications, et, mettant des faits précis à la place de mots vides de sens, substituant les expériences aux hypothèses, fera entrer la médecine dans une ère nouvelle, véritablement scientifique, d’une fécondité incalculable. C’est ce mouvement, dont est entraînée en ce moment toute une armée de travailleurs occupés à construire le nouvel édifice de la médecine expérimentale, que nous allons maintenant décrire à grands traits.


IV

On pouvait faire cette dernière objection sur la valeur générale des résultats des travaux de M. Pasteur, qu’il ne s’agissait jusqu’ici que de maladies particulières aux animaux, et qu’il n’était pas possible de conclure de celles-ci aux maladies humaines. Vraiment, cette objection était peu sérieuse, et les découvertes, déjà commencées avant celles dont nous venons de parler et poursuivies plus tard à propos d’une maladie commune à l’homme et aux animaux, — le charbon, — devaient la réduire à néant. L’histoire du charbon a fait grand bruit ; elle tiendra certainement une grande place dans l’histoire de la science des microbes, et si nous lui donnons ici une place un peu grande, c’est qu’il s’agit d’une maladie type qui a été la source où la microbiologie a puisé une foule de notions fondamentales, et à laquelle tous les problèmes généraux que soulève la théorie parasitaire des maladies virulentes ont demandé leur solution. Ce privilège, il faut d’ailleurs le reconnaître, est dû surtout à ce fait, que, le charbon étant une maladie commune à l’homme et aux animaux, l’expérimentation, tout en se donnant libre cours, apportait des résultats absolument applicables à la médecine humaine.

Avant que s’ouvrît l’ère des recherches actuelles, c’était une maladie assez peu connue des médecins. Parfois, — très rarement, — ils avaient à soigner un œdème malin, une pustule maligne, causés par la piqûre de mouches dites charbonneuses, c’est-à-dire imprégnées du sang de quelque animal mort du charbon. Comment se faisait cette transmission ? C’était toujours le même problème, qu’on résolvait, comme pour les fermentations, par des mots et des hypothèses. Tout ce qu’on savait nettement, c’est que la maladie était grave, et qu’on en mourait sûrement, si une énergique cautérisation ne détruisait le mal à son origine. Les vétérinaires connaissaient mieux la maladie, étant souvent consultés pour des épidémies sévissant sur le petit bétail, La maladie, d’ailleurs, atteignait aussi les bœufs et les chevaux. Comme la mort survenait rapidement, sans entraîner d’autres lésions visibles qu’un état poisseux du sang et une tuméfaction de la rate, avec ramollissement de cet organe, on désignait généralement la maladie charbonneuse sous la dénomination de sang de rate. La cause en était obscure, et, le plus généralement, les vétérinaires et les éleveurs accusaient la richesse trop grande du sang des animaux. C’était une maladie de pléthore, par excès de santé, d’origine spontanée bien entendu.

Nous ne pouvons faire par le détail l’historique des nombreuses recherches dont la maladie charbonneuse a été l’objet. Leur série commence en 1850, avec les observations de deux savans français, Davaine et Rayer, qui constatent, dans le sang des moutons charbonneux, l’existence de petits corps filiformes ayant environ une longueur double du diamètre des globules sanguins. Puis Brauell, professeur à l’université de Dorpat, fait connaître qu’il a réussi à inoculer le charbon de l’homme aux animaux ; Davaine, éclairé par les travaux de Pasteur sur les fermens, revient alors sur ses premières observations et affirme qu’on ne doit pas chercher en dehors des corpuscules du sang charbonneux, — auxquels il donne le nom de bactéridies, — la cause de la maladie ; et enfin M. Koch constate que ces bactéridies, quand elles sont cultivées en dehors des conditions qui leur conviennent, privées de l’oxygène et de la température dont elles ont besoin, donnent naissance à de petits grains transparens qui leur font prendre l’aspect de chapelets : ce sont les spores, qui, elles, sont incomparablement plus robustes que les bactéridies et résistent à la dessiccation prolongée, à l’humidité, à la putréfaction, à des températures élevées, et cela pendant des mois et des années, sans perdre leur virulence, c’est-à-dire sans cesser d’être capables, si on les place sous la peau d’un animal, de s’allonger et de donner naissance à des bactéridies dont la multiplication rapide va entraîner la mort de cet animal, comme si on lui avait injecté du sang charbonneux. Malgré ces importantes acquisitions, il restait cependant, pour établir rigoureusement le rôle du microbe bactéridien dans la maladie charbonneuse, à faire son inoculation après son passage par des cultures successives, suivant le procédé suivi pour le choléra des poules.

Dans un flacon contenant du bouillon de veau stérilisé, MM. Pasteur et Joubert déposèrent une goutte de sang pris dans le cœur d’un animal qui venait de succomber au charbon, et, après cet ensemencement, le portèrent dans une étuve dont la température constante était voisine de celle du corps humain, à 35 degrés. Après vingt-quatre heures déjà, ce bouillon était devenu trouble, et se montrait peuplé de longs filamens, les uns transparens et homogènes, les autres inégalement réfringens et contenant des spores dans leur épaisseur.

Les figures données par ce microbe, lorsqu’on le colore par des couleurs d’aniline, le violet de Paris, la fuchsine ou le bleu de méthyle, en solution aqueuse ou alcoolique, sont des plus curieuses à examiner : d’abord, elles sont d’une grande netteté, car la bactéridie du charbon est véritablement, comme on l’a dit, le géant des microbes, et, dans ses cultures, ne mesure pas moins de 1 millième à 1 millième 1/2 de millimètre en épaisseur, pour une longueur qui varie de 3 à 10 millièmes de millimètre ; et, de plus, on peut, à l’aide de certains artifices, colorer le bâtonnet d’une couleur, en bleu, par exemple, tandis que les spores qu’il renferme sont teintées en rouge, ce qui donne des préparations tout à fait élégantes.

Un premier bouillon étant ainsi chargé de ces micro-organismes, MM. Pasteur et Joubert, procédant alors comme ils avaient fait pour le choléra des poules, y puisèrent une gouttelette de culture, avec laquelle ils ensemencèrent un deuxième flacon, puis, avec celui-ci, un troisième flacon, avec le troisième un quatrième, et ainsi de suite, afin qu’on pût être assuré que dans la vingtième culture, par exemple, il ne restait certainement aucune parcelle de la goutte de sang primitivement empruntée à l’économie de l’animal charbonneux. Et cependant une trace de cette vingtième culture, inoculée à un mouton, le faisait mourir absolument comme si on lui avait inoculé directement le sang d’un animal mort du charbon spontané.

La preuve ainsi faite, d’une manière irrécusable, que le charbon est toujours et uniquement dû à la pénétration, dans le corps des animaux, du microbe du charbon ou de ses spores, M. Pasteur et deux de ses collaborateurs, MM. Chamberland et Roux, travaillèrent à rechercher le mécanisme habituel de cette pénétration, et parvinrent à donner l’explication de certains faits mystérieux en apparence, celui des champs maudits de la Beauce, par exemple, où l’on ne pouvait mener paître un troupeau sans que le charbon le décimât. Or, il fut constaté que, dans ces champs, des cadavres d’animaux charbonneux avaient été enfouis, et M. Pasteur prouva que les vers de terre étaient les messagers qui, des profondeurs de l’enfouissement, ramenaient à la surface du sol les terribles parasites. Une fois la présence du parasite démontrée et expliquée, sa pénétration dans le corps des animaux pouvait se concevoir de diverses façons, qui, toutes fort vraisemblables d’ailleurs, furent vérifiées par l’expérimentation. Pour M. Pasteur, le mode le plus fréquent de la contamination était dû aux blessures que les moutons se faisaient à la bouche en mâchant des fourrages piquans, souillés de spores. Pour M. Koch, ce mode de pénétration n’était que l’exception, et ce serait dans l’intestin que les spores, ingérées avec les herbages, germeraient et pénétreraient dans l’organisme par les voies d’absorption naturelles. Enfin, la surface pulmonaire peut aussi, bien que plus rarement, être une des portes d’entrée de la maladie charbonneuse. Chez l’homme, enfin, nous avons dit que c’étaient les blessures ou les piqûres de la peau qui constituaient la porte d’entrée habituelle, bien qu’on ait constaté aussi du charbon intestinal, à la suite de l’usage alimentaire de viandes charbonneuses.

Quant à la façon dont le microbe du charbon agit dans le corps des animaux, et au procédé par lequel il entraîne leur mort, l’explication la plus vraisemblable, très séduisante en même temps par sa simplicité, est celle qui a été proposée par M. Pasteur et par M. Bollinger. La bactéridie charbonneuse est très aérobie, et, dans son conflit avec les globules du sang, elle doit leur enlever l’oxygène dont ils sont porteurs, et en priver ainsi les tissus, qui subissent, dès lors, une asphyxie généralisée. Le sang des animaux morts charbonneux, extrêmement noir, a bien en effet l’aspect d’un sang asphyxique. Peut-être aussi faut-il invoquer l’existence de produits toxiques, de ptomaïnes, élaborés ou sécrétés par les microbes. Dans tous les cas, la mort de l’animal infecté est bien la conséquence des phénomènes chimiques qui résultent de la vie de la bactéridie charbonneuse, absolument comme la fermentation alcoolique est la conséquence des phénomènes chimiques qui surviennent dans un liquide sucré sous l’influence d’un autre microbe, la levure.

Le microbe du charbon, en même temps qu’il est très avide d’oxygène, est très sensible aux températures élevées. Tandis qu’on peut soumettre le sang charbonneux à un froid de — 45 degrés pendant plusieurs heures sans tuer les bactéries, une température de 41 à 42 degrés en empêche le développement. Cette particularité inspira à M. Pasteur une expérience bien élégante. En effet, certains animaux sont réfractaires au charbon : les chats, les chiens, les renards, et surtout les oiseaux, dont la température est très élevée, et les amphibies, dont la température, étant à peu près celle du milieu ambiant, est au contraire relativement basse. Or, pour montrer que c’est l’excès de la chaleur qui s’oppose au développement du charbon chez la poule, dont la température est de 41 à 42 degrés, M. Pasteur imagina de refroidir cet oiseau en lui maintenant le ventre et les pattes dans l’eau, et lui fit ainsi contracter le charbon. Par un procédé inverse, M. Gibier parvint à donner le charbon à des grenouilles et à des poissons, en les faisant vivre dans une eau portée à 35 degrés. Ainsi, en refroidissant les poules ou en réchauffant des animaux à sang froid, on obtient la démonstration du degré de température nécessaire au développement actif du microbe du charbon. La connaissance de ce fait fut d’ailleurs l’origine d’une découverte bien intéressante. L’action de la chaleur sur l’activité de la bactéridie devait, en effet, conduire M. Pasteur à trouver un nouveau mode d’atténuation des virus.

Nous avons dit comment M. Pasteur, dans le cours de ses recherches sur le microbe du choléra des poules, avait remarqué que l’action prolongée de l’oxygène de l’air, en présence duquel les cultures s’effectuent, en affaiblit la virulence. Mais quand il voulait appliquer ce procédé d’atténuation aux cultures du microbe du charbon, une grande difficulté se présenta, par le fait de la production des spores, qui sont extrêmement résistantes et dont ni le vieillissement ni l’action de l’oxygène de l’air, même très prolongée, ne modifient la vitalité et la virulence. Ainsi Paul Bert avait pu soumettre du sang charbonneux à de très hautes tensions d’oxygène sans en détruire la virulence, et il en avait même conclu, à tort, que le charbon ne pouvait être causé par un organe vivant.

MM. Pasteur, Chamberland et Roux tournèrent précisément cette difficulté, en cultivant le microbe du charbon à une température élevée, qui lui enlève une partie de son activité, et qui lui ôte, en outre, la propriété de former des spores : à 45 degrés, dans le bouillon de veau, la bactéridie ne se cultive plus ; de 42 à 43 degrés, elle se cultive abondamment, au contraire ; mais, à cette température, les spores ne se forment plus. En conséquence, on pouvait maintenir au contact de l’air pur, entre 42 et 43 degrés, une culture de bactéridies entièrement privée de germes. Alors apparaissaient les très remarquables résultats suivans : après un mois d’attente environ, la culture était morte. La veille ou l’avant-veille du jour où se manifestait cette impossibilité du développement, et tous les jours précédens, dans l’intervalle d’un mois, la reproduction de la culture était, au contraire, facile. Mais on constatait, en outre, ce fait extraordinaire que la bactéridie était déjà dépourvue de virulence après avoir subi pendant huit jours cette température de 42 à 43 degrés ; au moins, les cultures étaient-elles inoffensives pour le cobaye, le lapin et le mouton, trois des espèces animales les plus aptes à contracter le charbon. On était donc en possession, non pas seulement de l’atténuation de la virulence, mais de sa suppression en apparence complète, par un simple artifice de culture. De plus, on avait la possibilité de conserver et de cultiver, à cet état inoffensif, le terrible microbe. Que se produisait-il, en effet, dans ces huit premiers jours, par cette température de 43 degrés, qui suffisait à priver la bactéridie de toute virulence ? Avant l’extinction de sa virulence, le microbe du charbon passait par des degrés divers d’atténuation, et, comme pour le microbe du choléra des poules, chacun de ces états de virulence atténuée était transmissible par hérédité aux générations issues de ces microbes modifiés. Or, puisque le charbon ne récidive pas, chacun de ces microbes charbonneux atténué constituait pour le microbe supérieur un vaccin, c’est-à-dire un virus propre à donner une maladie plus bénigne. Quoi de plus facile, dès lors, que de trouver dans ces virus successifs des virus propres à donner la fièvre charbonneuse aux moutons, aux vaches, aux chevaux, sans les faire périr, et pouvant les préserver ultérieurement de la maladie mortelle ?

Les mêmes expérimentateurs devaient d’ailleurs constater encore un fait non moins important. Lorsque, en effet, la bactéridie charbonneuse a été privée de toute virulence pour le cobaye, le lapin et le mouton, on peut lui restituer son activité par des cultures successives dans le corps de ces animaux. Ainsi, la bactéridie, inoffensive pour un cobaye âgé d’un mois, peut encore tuer un cobaye âgé d’un jour : si on inocule un second cobaye avec le sang de ce dernier, et un troisième avec le sang du second, on observe alors que la virulence de la bactéridie, ou, en d’autres termes, son aptitude à se développer dans l’économie, se renforce graduellement, au point de pouvoir bientôt tuer le cobaye d’un mois, d’un an, puis le mouton lui-même.

Ce sont là les faits sur lesquels repose la vaccination charbonneuse, telle qu’elle a été introduite dans la pratique vétérinaire par M. Pasteur. Cette vaccination se fait par deux inoculations successives de virus à deux états d’activité différens : la première, avec le premier vaccin, qui ne préserve que partiellement les animaux, et la deuxième, avec le deuxième vaccin, beaucoup plus actif que le premier, et qui achève de les rendre complètement réfractaires au charbon. Par l’inoculation successive de ces deux virus atténués, on provoque chez les moutons, les chèvres, le bœuf, le cheval, une maladie extrêmement affaiblie, dans l’immense majorité des cas, suffisante cependant pour conférer aux animaux une immunité solide contre le charbon expérimentalement inoculé ou spontané. La fameuse expérience de Pouilly-le-Fort, qui avait donné des résultats absolument démonstratifs sur la réalité de cette immunité, fut bientôt suivie d’expériences publiques analogues en Autriche-Hongrie, en Allemagne, en Italie, en Belgique, et partout les résultats confirmèrent la théorie. Aujourd’hui, les inoculations préventives contre le charbon sont entrées dans la pratique courante ; personne, parmi ses plus ardens adversaires, n’en conteste plus le principe, et on ne discute plus que sur leur valeur économique. En effet, comme il arrive toujours quelques accidens, bien rares à la vérité, du fait de l’inoculation, il est évident que, dans les régions où la maladie charbonneuse ne sévit que très exceptionnellement sur les troupeaux, la pratique de la vaccination pourrait n’être pas avantageuse. De fait, d’après une statistique produite l’année dernière par M. Chamberland au congrès d’hygiène de Vienne, sur plus de 1 million de moutons et plus de 100,000 bœufs vaccinés, la mortalité n’a été que de 1 mouton sur 200 et de 1 bovin sur 700, proportion qui permettait assurément de regarder comme négligeables les pertes imputables à l’opération. Quant à la question de savoir si les animaux vaccinés sont vraiment rendus réfractaires à la maladie spontanée, il résulte d’une expérience, instituée par M. Chamberland en 1881, et portant sur 23,550 moutons et 1,254 bovins, avec 25,160 moutons et 338 bovins non vaccinés pour fournir des termes de comparaison, que la mortalité est dix fois moindre environ sur les moutons vaccinés que sur ceux qui ne le sont pas, et qu’elle est de trente à quarante fois moindre chez les bovins vaccinés que chez les non vaccinés. En somme, d’après la totalité des résultats enregistrés, portant surplus de 1 million de moutons et de 100,000 bovins vaccinés, la vaccination, en y comprenant toutes les pertes qu’elle peut entraîner, a diminué la mortalité dans la proportion de 10 à 1 pour les moutons et de 15 à 1 pour les bovins, chiffres qui sont extrêmement favorables à la pratique des vaccinations, et qui prouvent que les avantages économiques de cette pratique seront incontestables partout où la mortalité dépasse chez le gros bétail 1 pour 100, et 2 pour 100 chez les moutons.

Nous venons d’indiquer, pour n’avoir pas à y revenir, les grands bienfaits qui devaient immédiatement résulter des recherches purement scientifiques de M. Pasteur sur la bactéridie charbonneuse, bienfaits dont les intérêts économiques, avec toutes leurs conséquences, ne devaient pas seulement avoir à profiter, puisqu’il est bien évident qu’en diminuant les pertes des troupeaux par le charbon, on ne conservait pas seulement un certain nombre d’animaux pour la consommation, mais encore qu’on diminuait les chances de contagion de la maladie à l’homme, cette contagion se faisant habituellement par le maniement des peaux d’animaux charbonneux, ou par la piqûre de mouches nourries du sang de ces cadavres. Nous n’en avons cependant pas fini avec le microbe du charbon, dont l’étude extraordinairement féconde devait encore fournir à d’autres observateurs, sur la vie des microbes en général, et sur leur rôle dans la production des maladies, de très importans éclaircissemens.


V

La plupart de ces travaux se rapportent aux effets de différens agens sur la vitalité, et, par suite, sur la virulence de la bactéridie charbonneuse, et au mécanisme intime de l’immunité qu’une atteinte légère de la maladie charbonneuse, provoquée par l’inoculation de la bactéridie atténuée, confère contre une inoculation de la maladie mortelle.

L’action de la chaleur fut d’abord étudiée. En 1880, M. Toussaint fit connaître le résultat d’expériences d’après lesquelles du sang charbonneux, maintenu à la température de 55 degrés pendant dix minutes, constitue un vaccin capable de donner aux moutons l’immunité charbonneuse. Le même expérimentateur avait encore observé, presque à la même époque, que l’addition au sang charbonneux d’acide phénique, à la dose de 10 pour 100, donnait le même résultat. A vrai dire, ces procédés, au point de vue de la pratique des vaccinations, étaient assez imparfaits, car les bactéridies contenues dans le sang recevaient inégalement l’action de la chaleur, et étaient par suite très inégalement atténuées. M. Chauveau reprit ces expériences et en réglementa le procédé en appliquant la chaleur, non plus au sang charbonneux lui-même, mais aux liquides de cultures artificielles. Ces liquides, d’abord soumis à la température de 42 à 43 degrés, pour produire des bactéridies sans spores, étaient ensuite portés à la température de 47 degrés, pendant une, deux, trois, quatre heures et même davantage ; et, durant cette seconde phase, les microbes subissaient une atténuation suffisante pour produire à coup sûr une atteinte légère, servant de vaccination. M. Chauveau montra, en outre, que les spores elles-mêmes subissent l’action atténuante de la chaleur, quand elles proviennent de bactéries d’abord surchauffées, puis placées à la température de 32 à 35 degrés, favorable à la formation de ces spores, tandis qu’elles ne ressentent aucun effet de ce surchauffage quand elles sont de provenance normale, c’est-à-dire quand elles proviennent de bactéridies non atténuées. Cette atténuation était d’ailleurs complètement indépendante de l’action de l’oxygène, et pouvait même être hâtée par la soustraction de ce gaz ; mais, obtenue dans ces dernières conditions, elle avait le grand inconvénient de ne pas être persistante, c’est-à-dire de ne pas être transmissible héréditairement aux générations successives provenant des bactéridies aussi violemment influencées. En d’autres termes, la véritable atténuation paraissait être sous la dépendance de changemens survenus pendant l’évolution lente des élémens qui la subissent.

L’influence de l’oxygène comprimé, déjà bien étudiée par Paul Bert, fut de nouveau employée pour atténuer la virulence des cultures, par MM. Chauveau et Wosessenki, et, en 1884, ces expérimentateurs obtinrent de cette façon une culture atténuée d’une façon très satisfaisante, pouvant servir aux vaccinations, et suffisamment fixée pour se transmettre ensuite dans les cultures à l’air libre.

Reprenant les premiers essais d’atténuation par l’acide phénique mentionnés par Toussaint, MM. Chamberland et Roux montrèrent de leur côté que diverses substances, dites antiseptiques, mélangées aux liquides des cultures, peuvent produire une atténuation, et même une atténuation transmissible aux cultures subséquentes. Ainsi l’acide phénique, à la dose de 1 pour 800, et le bichromate de potasse à celle de 1 pour 1,200 ou 1,500, ajoutés à un bouillon de culture, en atténuent la virulence proportionnellement à la durée du séjour de la bactéridie dans ce milieu ; de telle façon que, si l’on fait, à divers intervalles, des semences avec cette culture mère dans des bouillons ordinaires, la bactéridie poussera en conservant le degré d’atténuation qu’elle avait au moment où elle a été prélevée.

Enfin, des expériences récentes de M. Arloing ont démontré que les cultures de la bactéridie charbonneuse, exposées dans un milieu liquide aux rayons du soleil, éprouvent une atténuation graduelle, en même temps que leur végétabilité est ralentie ; si l’ensoleillement se prolonge, la virulence, et finalement la vie de la culture, finissent même par disparaître.

Malgré toutes ces acquisitions nouvelles, certainement très intéressantes au point de vue de la connaissance des conditions de la vie des microbes, il faut dire que c’est la méthode de M. Pasteur, c’est-à-dire l’altération par la chaleur, obtenue à 42 ou 43 degrés, au contact de l’air pur, qui réalise encore le mieux ce qu’on a appelé si justement « la création de véritables races de virus vaccins. »

En dépit d’expériences si nombreuses et si variées, le fait de la vaccination, le phénomène de l’immunité acquise, comme on la nomme encore, restait cependant absolument inconnu dans son mécanisme intime. Comment cette immunité était produite, on le savait bien maintenant : c’était par le moyen d’une atteinte primitive légère de la maladie à éviter. Mais pourquoi l’immunité résultait-elle de cette atteinte, autrement dit pourquoi certaines maladies ne récidivaient-elles pas ? On n’avait encore proposé que des hypothèses plus ou moins probables pour résoudre cette. seconde partie du problème.

M. Pasteur, le premier, avait proposé une théorie, dite théorie de l’épuisement, qui était fondée sur ce fait, que le liquide ayant servi à une première culture du microbe du choléra des poules n’est plus apte à une nouvelle culture, et cela sans doute à cause de l’épuisement de certains principes nécessaires à la prolifération du microbe. Par un phénomène analogue, un organisme vacciné ne serait qu’un organisme privé, par une première maladie, de certains élémens nécessaires à la végétation des microbes qui avaient produit cette maladie.

Une seconde théorie, dite théorie du contre-poison, a été surtout défendue par M. Chauveau. Elle admet que la première atteinte d’une maladie virulente donne naissance à une substance toxique pour le microbe parasite, qui rend l’organisme désormais inhabitable a ce même microbe. Cette théorie avait été inspirée à M. Chauveau par ce fait que les moutons algériens, réfractaires à l’inoculation d’une petite quantité de virus charbonneux, ne résistent pas à l’inoculation de grandes quantités de ce virus.

Enfin, une troisième théorie, formulée d’abord par M. Bouchard, qui invoqua, pour expliquer l’immunité, une modification dynamique consécutive à la première atteinte de la maladie, et qui a été, de la part de M. Gravritz et de M. Metschnikof (d’Odessa), l’objet de bien curieuses tentatives de démonstration, pourrait être dite la théorie de l’adaptation ou de l’entraînement à la résistance. Pour ces derniers auteurs, en effet, l’immunité consisterait en un pouvoir de résistance ou d’adaptation plus grand des cellules des tissus qui les rendrait plus aptes à la « lutte » contre les microbes. M. Metschnikof, interprétant des observations dans lesquelles il a vu les cellules blanches du sang, ou leucocytes, contenant dans leur intérieur des microbes préalablement injectés dans le sang, pense que ces cellules ont, dans l’organisme, ce rôle spécial de détruire les parasites qui peuvent l’envahir : d’où le nom de cellules voraces ou phagocytes qu’il leur appliqua ; d’où aussi cette théorie que, ai les bactéries atténuées ne sont pas virulentes, c’est parce qu’elles se laissent dévorer par les leucocytes ; que les bactéries non atténuées sont virulentes parce qu’elles sécrètent un poison qui les paralyse ; et que les inoculations préventives à l’aide de virus atténués confèrent l’immunité, parce que les leucocytes, habitués à la lutte contre les microbes par un premier conflit, dont ils sont sortis Victorieux, avec les microbes atténués, affaiblis, sont dès lors en état d’absorber et de digérer les microbes les plus virulens. En somme, le phénomène se réduirait à un simple fait de mithridatisme pour ces cellules voraces, qui pourraient ainsi s’accoutumer progressivement aux poisons sécrétés par les microbes dangereux.

Toutes ces théories sont certainement ingénieuses, et toutes elles peuvent s’appuyer sur des faits bien observés, qui paraissent les justifier. Peut-être y a-t-il dans les unes et les autres quelque part de vérité, car les phénomènes de la vie sont toujours très complexes. Cependant de récentes expériences, sur un nouveau procédé de vaccination contre les maladies infectieuses, sont venue » éclairer singulièrement ce mystérieux mécanisme de l’immunité, et apporter un appoint sérieux à la théorie dite du contre-poison. Il s’agit d’abord des expériences que fit M. Charrin avec les cultures d’un microbe découvert par M. Gessard, microbe qui donne à la suppuration une coloration bleue, bien connue des chirurgiens. Ce microbe est très dangereux pour les lapins, et les tue rapidement. Or M. Charrin montra qu’en injectant préalablement aux lapins de fortes doses du bouillon de culture de ce microbe pyocyanique, stérilisé par la chaleur, on retarde considérablement leur mort lorsqu’on leur inocule ensuite une culture vivante du même microbe. Puis vinrent les expériences faites par MM. Chamberland et Roux avec le vibrion septique, microbe trouvé par MM. Pasteur, Joubert et Chamberland, dans la terre et dans l’intestin des bestiaux et des chevaux, et que MM. Koch et Gaffky, en Allemagne, ont démontré être le facteur de certaines gangrènes rapides, caractérisées par la formation de gaz fétides. MM. Chamberland et Roux avaient observé que les cultures de vibrion septique, lorsqu’elles sont achevées et stérilisées par la chaleur, ne sont plus aptes, si on les ensemence de nouveau, à nourrir une nouvelle génération de microbes ; de même que, si l’on ajoute à du bouillon neuf une certaine quantité de l’extrait du bouillon d’une culture terminée, le liquide mixte ainsi préparé se montre très peu favorable à la végétation du vibrion. Ces particularités constituaient déjà une démonstration, très acceptable, de ce fait que ce sont bien les produits élaborés par le microbe qui s’opposent à son développement ultérieur. Mais les expérimentateurs ont apporté à cette théorie une preuve irrécusable en opérant, non plus in vitro, mais bien sur les animaux. Ayant injecté à un cobaye une forte dose d’une culture achevée de vibrion septique chauffée à 110 degrés pendant dix minutes, c’est-à-dire absolument privée de tout organisme vivant, ils ont constaté que ce cobaye, après avoir présenté quelques troubles fugaces rappelant la maladie causée par le vibrion vivant, avait acquis l’immunité contre la septicémie, qui est cependant pour lui une maladie terrible, et à laquelle il succombe dans un temps si court qu’il semblait que toute préservation fût hors de portée.

Ainsi, non-seulement ces expériences prouvaient la possibilité de vacciner contre les maladies infectieuses par un nouveau procédé, par l’action des produits solubles élaborés par les microbes dans leurs milieux de culture, mais encore elles faisaient la lumière sur la nature intime, sinon de toutes, au moins d’un certain nombre de vaccinations, et prouvaient décidément ce qui n’avait été qu’entrevu jusqu’alors, à savoir qu’on peut rendre des animaux réfractaires à certaines maladies virulentes sans recourir à l’inoculation d’aucun virus vivant. Cette méthode semblait, d’ailleurs, devoir être féconde, car à peine était-elle connue, que MM. Chantemesse et Widal parvenaient à rendre des souris réfractaires au microbe de la fièvre typhoïde en les inoculant préalablement avec quelques centimètres cubes d’une culture de bacille typhique où tous les microbes avaient été tués par la chaleur.

Enfin, #il y a quelques jours à peine, M. Gamaleïa (d’Odessa) faisait connaître qu’il était arrivé, à l’aide d’injections préalables d’une certaine dose de bouillon de culture du microbe du choléra, également stérilisé par la chaleur, à rendre des pigeons réfractaires à la maladie très grave que leur donne ce microbe, surtout après quelques passages dans cette espèce. C’est en outre cette virulence progressive, que prend le microbe du choléra en passant de pigeon à pigeon, qui a permis à M. Gamaleïa de donner franchement le choléra à des cobayes, ce que n’avaient pu faire jusqu’à présent que d’une façon douteuse, et grâce à des artifices expérimentaux assez compliqués, M. Koch et MM. Nicati et Rietsch. Or les cobayes, qui succombent à l’inoculation de ce choléra de passage, sont également vaccinés par des cultures chauffées, c’est-à-dire par les substances solubles qui résultent de la vie des microbes dans ces cultures, substances dont l’existence avait d’ailleurs été constatée, et dont les propriétés avaient été étudiées déjà depuis plusieurs années par MM. Nicati et Rietsch, en France, et par M. Koch, en Allemagne. De là à affirmer qu’on est en possession d’un procédé de vaccination préventive du choléra applicable à l’homme, il y a évidemment la distance d’une étude qui est encore tout entière à faire, et non la plus facile. Mais si la maladie donnée aux pigeons par M. Gamaleïa est, en effet, le choléra, il est permis d’avoir grande confiance dans les résultats définitifs de ces nouvelles expériences.

Mieux encore : bien que la constitution chimique des produits solubles élaborés par les microbes, de ces ptomaïnes dont On commence à faire l’histoire, soit encore fort mal définie, on peut cependant tenter, soit d’en faire l’analyse et puis la synthèse, soit de les identifier à d’autres substances chimiques actuellement connues, qu’on pût employer dès lors directement comme substances vaccinantes. Ce progrès marquerait sans doute la dernière étape dans la série des découvertes en matière des vaccinations, et on pourrait vraiment dire que les microbes nous auraient appris à nous passer d’eux pour la fabrication des virus-vaccins, abandonnés pour les vaccins chimiques. Ce n’est, d’ailleurs, pas là une simple vue de l’esprit, et nous n’aurions pas parlé de la possibilité de cette vaccination chimique, si un ingénieux expérimentateur, M. Peyraud, de Libourne, n’avait tout récemment prétendu être parvenu à vacciner des animaux contre la rage à l’aide de l’essence de tanaisie, qui provoque des symptômes rabiformes en tout semblables à ceux de la vraie rage, et qui, pour cet auteur, aurait la même constitution chimique que le poison élaboré par les microbes de la rage : hypothèse, il faut le reconnaître, qui est encore tout entière à vérifier.


VI

Mais voici que nous venons de parler de la vaccination contre la fièvre typhoïde et contre le choléra : ceci est presque la science de demain, et nous conduit à l’époque présente, où la microbiologie, ou plutôt la bactériologie, — pour employer un terme plus exact, qui s’est substitué au précédent dans le langage des savans, — a fait toutes ses preuves, est décidément constituée comme science, et a pris la place à laquelle elle avait droit dans de nombreux laboratoires des mieux installés, où se pressent de nombreux élèves. L’origine de ce mouvement, qui a été si rapide et si entraînant, nous ne craignons pas de le répéter, ce sont les admirables travaux de M. Pasteur sur le choléra des poules et sur le charbon, dont nous venons de tracer un peu longuement l’histoire, comme il convenait. Après la publication des expériences sur la vaccination charbonneuse en 1880, les microbes avaient la partie gagnée et, dès ce moment, de tous les côtés, les recherches allaient se multiplier sur ce nouveau champ conquis à la science, et dont la fécondité extrême n’allait pas tarder à se manifester.

Au début de cette nouvelle période, pour les esprits non prévenus, pour les intelligences non fossilisées dans le passé et encore susceptibles d’évolution, les faits suivans étaient acquis, à savoir : que toutes les maladies contagieuses sont de nature parasitaire, c’est-à-dire causées par des micro-organismes vivans, par des microbes qui sont les agens tangibles et maniables des maladies et de leur contagiosité ; que ces microbes déterminent des troubles, au sein des organismes dans lesquels ils ont pénétré, par un mécanisme comparable à celui des fermentations, qui sont, elles aussi, de véritables maladies de milieux organiques, déterminés, non vivans, également dues à l’action des microbes ; enfin, admirable conséquence de la connaissance des propriétés biologiques des microbes, qu’on peut faire servir ceux-ci, à l’aide de certains maniemens qui les troublent dans leur vitalité et modifient leur activité virulente, à protéger les animaux contre les maladies graves dont ils sont les mêmes agens. Nature parasitaire des maladies infectieuses, mécanisme de la contagion, atténuation biologique des virus, et vaccination, voilà les connaissances fondamentales dues au génie de M. Pasteur, voilà les grandes conquêtes de la nouvelle science qui allait, en quelques années, devenir aussi fiche que les plus vieilles parmi ses aînées.

Et telle était, en effet, la solidité des principes établis sur les rigoureuses expériences que nous avons décrites, qu’ils allaient, à l’instar de ces calculs astronomiques qui révèlent l’existence d’un astre inconnu et l’endroit précis du ciel où il se dérobe encore invisible, inspirer toute une série de découvertes médicales, devenues désormais faciles. Ainsi, la nature animée de la contagion était désormais démontrée, le résultat de la recherche du microbe d’une maladie contagieuse quelconque devenait pour ainsi dire une conquête assurée. Ce n’était plus qu’une question d’habileté dans la technique des manipulations. Inversement, il suffisait de démontrer qu’une maladie était d’origine microbienne pour qu’on fût en droit d’affirmer, même en l’absence de faits observés, que cette maladie était, directement ou indirectement, mais certainement contagieuse. Et c’est même ce qui est arrivé pour une maladie bien connue, la pneumonie, la vulgaire fluxion de poitrine, dont les médecins n’avaient pas su reconnaître la contagiosité par l’observation, et qui, une fois établie sa nature microbienne, est devenue le sujet d’observations nombreuses qui montrent à l’évidence qu’elle est contagieuse et épidémique.

Dans le court espace de huit années qui nous sépare aujourd’hui de cette époque du début de la bactériologie, les maladies dont la nature microbienne a été mise hors de doute sont si nombreuses, tant parmi les maladies spéciales aux animaux que parmi celles de l’homme, que la liste en serait trop longue pour être donnée ici. Nous parlerons seulement de celles qui sont le plus répandues, et dont il est d’intérêt général de connaître l’origine.

Une des premières et des plus belles découvertes de cette période est assurément celle du microbe de la tuberculose, faite par M. Koch en 1882. Sous le nom général de tuberculose, on comprend aujourd’hui tout un ensemble d’affections locales, ayant une tendance plus ou moins grande à la généralisation et entre lesquelles, avant l’époque actuelle, on n’établissait parfois aucune parenté. La forme la plus commune de la tuberculose est la phtisie pulmonaire, mais il est maintenant démontré que les lésions, si nombreuses et si variées, attribuées à la scrofule, et aussi certaines maladies de la peau, sont de la même nature et reconnaissent la même cause que la phtisie pulmonaire. Il faut dire que la découverte du microbe de la tuberculose avait été précédée de la découverte, bien autrement importante et bien autrement difficile à faire accepter, de la contagiosité de cette maladie. En 1868, M. Villemin, l’illustre professeur du Val-de-Grâce, qui devrait être regardé, plus qu’il ne paraît l’être, comme une des gloires de la médecine militaire française, donna la preuve de ce fait, qui semblait renverser toutes les notions classiques, que la tuberculose est transmissible par inoculation, et, par suite, contagieuse. M. Villemin doit donc être considéré comme un grand initiateur, et tous les travaux faits sur le même sujet émanent véritablement de son œuvre. Cette œuvre, d’ailleurs, devait être vivement attaquée ; mais, après quatorze années de controverses, elle recevait une confirmation absolue de la découverte, par M. Robert Koch, du microbe de la tuberculose, c’est-à-dire de l’agent jusqu’alors inconnu de cette contagiosité, si discutée en dépit d’expériences absolument probantes. Certes, dans cette histoire de la tuberculose, le mérite de M. Koch est grand. M. Koch a su voir et surtout faire voir, par l’emploi de procédés de coloration tout nouveaux, empruntés à une méthode générale imaginée par M. Ehrlig, qu’il y avait, dans toutes les lésions tuberculeuses, de très petits bâtonnets, mesurant en moyenne 3 à 4 millièmes de millimètre en longueur, et dix fois moins larges que longs ; il a réussi, en outre, à cultiver ce bacille, et à reproduire la tuberculose chez les animaux en inoculant les cultures, Pour. triompher de toutes les difficultés qui se présentèrent dans le cours de cette étude, M. Koch dut créer, nous devons aussi le rappeler, toute une technique de recherches anatomiques, de procédés de coloration et de culture, technique extrêmement ingénieuse, et grâce à laquelle il fit d’ailleurs une entrée éclatante dans le monde des savans. Mais ce qu’il faut dire aussi, parce que M. Koch semble un peu l’avoir oublié, c’est que M. Villemin avait depuis longtemps établi le fait qui devait inspirer ses recherches, et surtout que celles-ci avaient été précédées des découvertes de M. Pasteur, qui étaient venues précisément démontrer le rôle des microbes dans la genèse des maladies et dans leur contagiosité. La tuberculose est contagieuse, avait dit M. Villemin ; et M. Pasteur avait ajouté : toutes les maladies contagieuses sont dues à des microbes. M. Koch trouva le microbe, dont l’existence avait été affirmée. Il est donc, qu’il le veuille ou non, l’élève de M. Villemin et de M. Pasteur, au même titre que tous les bactériologistes, grands et petits, sont aujourd’hui les élèves de M. Pasteur.

Quoi qu’il en soit, c’était un heureux début pour les premiers pas de la jeune science que cette nouvelle conquête. Sur cinq décès dans notre pays, la tuberculose doit être accusée au moins une fois, et dans certains groupes d’hommes vivant en commun, dans l’armée en particulier, les ravages causés par cette terrible maladie sont considérables. Des ennemis de la science et du progrès, des néophobes, s’en vont répétant que la découverte des microbes n’a pas fait guérir un malade. Sans insister sur la fausseté de cette assertion, point sur lequel nous reviendrons plus tard, connaître que la tuberculose était contagieuse, et que l’agent de cette contagion, rejeté au dehors, surtout par l’expectoration des phtisiques, était absorbé et mis directement en contact avec nos organes pulmonaires par l’inhalation de poussières ainsi souillées, n’était-ce pas là un renseignement d’une importance capitale ? Certes, alors même que la thérapeutique de la maladie ne dût rien gagner de la découverte de son microbe, la notion seule de son origine était bien suffisante pour en prévenir d’innombrables atteintes, sans parler de la connaissance de la contagion directe entre parens, entre époux, et de la transmission héréditaire, autres faits sur lesquels toute personne peut méditer à un moment donné, pour en éviter la réalisation plus ou moins fatale, avec son cortège de maux et de douleurs.

Toutefois, la découverte du microbe de la tuberculose n’a pas eu le retentissement qu’elle méritait, car les maladies au milieu desquelles nous vivons, quelque grand que soit le tribut qu’elles prélèvent, n’ont pas le privilège de frapper notre imagination comme les maladies d’origine exotique, dont les incursions sur notre sol se font à des intervalles plus ou moins éloignés, et qui répandent partout la terreur. A celles-ci est réservé spécialement le mot lugubre d’épidémie. Et cependant, le plus souvent, les ravages causés par les grandes épidémies sont loin d’être aussi considérables que ceux qu’exercent couramment des maladies telles que la tuberculose ou la fièvre typhoïde, au milieu desquelles nous vivons sans en prendre grand souci. Il faut reconnaître toutefois que cette crainte des épidémies exotiques n’est peut-être pas aussi mal fondée qu’on pourrait le croire. En effet, vivant au milieu de nos épidémies indigènes, nous avons sans doute raison de croire que nous en sommes préservés par quelque bénéfice de notre constitution, ou par celui d’une atteinte légère antérieure, qui constitue une véritable vaccination naturelle ; tandis que nous nous trouvons brusquement privés de ce palladium en face d’un mal nouveau, dont les premiers coups, frappés brusquement comme au hasard, ne nous paraissent respecter aucune des immunités sur lesquelles nous sommes habitués à faire fonds.

De fait, ni l’instruction de plus en plus largement répandue, ni la pénétration dans les milieux éclairés de notions scientifiques et surtout médicales assez précises, ne paraissent avoir la moindre influence sur la vivacité des paniques qui éclatent au début des grandes épidémies. Nous l’avons encore vu récemment pour la dernière épidémie de choléra, qui nous a fait assister à de véritables scènes dignes du moyen âge. Aussi, le bruit fait dans le monde autour des recherches entreprises sur le terrible microbe indien fut-il grand, et M. Koch est bien plus connu pour l’avoir trouvé que pour avoir trouvé celui de la tuberculose. Ces deux découvertes, cependant, sont de valeur bien inégale ; et sans parler des obstacles à vaincre, qui ne furent pas comparables dans les deux cas, la difficulté de reproduire la maladie expérimentalement chez les animaux, à l’aide des cultures du fameux bacille en virgule, a laissé planer quelques doutes sur le rôle attribué à ce microbe. A vrai cure, cette considération est peu valable, et il est aujourd’hui assez généralement admis que M. Koch a vraiment trouvé le microbe du choléra. L’histoire de ce microbe est d’ailleurs bien intéressante à deux points de vue, par son mode d’action sur l’organisme et par son genre de vie en dehors de l’organisme. En effet, contrairement à ce que l’on observe d’habitude dans les maladies microbiennes, l’organisme atteint n’est pas pénétré par le bacille cholérigène, qui se développe seulement à la surface de l’intestin : d’où cette conséquence que les symptômes de la maladie sont produits par des substances toxiques de la nature des ptomaïnes, qui sont sécrétées par les microbes, ou, plus simplement, qui résultent de leur végétation sur des membranes dont la fonction d’absorption est, comme on sait, très active ; et nous avons vu plus haut comment M. Gamaleïa a confirmé cette hypothèse en prouvant, par la vaccination à l’aide de cultures stérilisées, l’existence de ces substances toxiques. Bien que d’origine parasitaire, le choléra serait donc en même temps un véritable empoisonnement, conception qui concorde bien avec la rapidité, souvent foudroyante, de la maladie. En dehors de l’organisme, le bacille en virgule serait d’une grande susceptibilité, due à cette circonstance qu’il ne produit pas ces spores qui constituent la forme BOUS laquelle les microbes résistent énergiquement à l’action destructive des agens extérieurs, chaleur, lumière, dessiccation, oxygène, etc. Aussi ne peut-il se perpétuer que dans l’eau, et encore à cette condition que l’eau ne soit pas putride, car sinon il ne tarderait pas à succomber dans la lutte pour l’existence qu’il aurait à soutenir contre les microbes de la putréfaction. Peut-être ces différens points ne sont-ils pas encore bien éclaircis, mais ils cadrent assez bien, dans leur généralité, avec les allures des épidémies de choléra, qui marchent volontiers dans la direction des cours d’eau, et avec le rôle, incontestablement reconnu, des eaux d’alimentation souillées par les déjections des cholériques, dans la transmission de la maladie.

Une autre maladie, qui paraît aussi se transmettre le plus souvent, sinon toujours, par les eaux d’alimentation, c’est la fièvre typhoïde. Celle-ci nous touche de bien plus près que le choléra, car c’est un ennemi qui est toujours à nos portes, et ses coups, pour être moins bruyans que ceux des grandes épidémies, ne laissent pas cependant que d’être plus terribles. Dans les grandes villes, on dit que la fièvre typhoïde est endémique, ce qui revient à dire que nous y vivons constamment au milieu d’épidémies sujettes, de temps à autre, à des recrudescences, sous l’influence de causes plus ou moins connues. Aussi tous les habitans des grandes agglomérations urbaines sont-ils condamnés à avoir cette maladie qui, fort heureusement, présente les deux caractères suivans : elle ne récidive pas, ou du moins ses récidives sont très exceptionnelles ; et elle est le plus souvent fort bénigne, au point de ne pouvoir toujours être reconnue et d’être prise parfois pour une de ces légères indispositions, mal déterminées, que les médecins nomment volontiers des embarras gastriques. Mais cette forme atténuée elle-même, qui est habituelle chez les citadins acclimatés, et surtout chez les jeunes enfans, confère l’immunité contre une seconde atteinte. Il y avait même, dans ce fait de l’immunité acquise par une forme légère de la maladie, un grand encouragement à chercher une vaccination contre la fièvre typhoïde. Contre la tuberculose, qui est le plus souvent une maladie locale et chronique, qui détruit progressivement des organes indispensables à la vie, il y a peu d’espoir de trouver un procédé de vaccination : au moins tous les essais ont-ils échoué jusqu’à ce jour. Contre le choléra, l’application à l’homme de la méthode de M. Gamaleïa rencontrera sans doute de graves difficultés de ce fait, que cette maladie récidive ou du moins que son atteinte ne paraît conférer qu’une immunité passagère qui ne persiste même pas toujours pendant toute la durée d’une épidémie, peut-être parce que son microbe se développe aux portes de l’organisme sans le pénétrer et ne peut, par suite, être sensible à l’influence des modifications survenues dans l’intimité de cet organisme. Mais contre la fièvre typhoïde, maladie aiguë dont les symptômes, comme ceux du choléra des poules, paraissent dus en partie à l’action de produits toxiques élaborés par les microbes, maladie qui ne récidive pas et qui affecte souvent des formes atténuées à tous les degrés, qui confèrent néanmoins l’immunité, il est absolument légitime de songer à la possibilité d’une vaccination. Peut-être même sommes-nous à la veille de cette heureuse découverte. Le microbe de la fièvre typhoïde, aperçu dans les organes des typhiques depuis sept ou huit ans, par plusieurs auteurs, a été, en 1886, isolé et cultivé par un bactériologiste allemand, M. Gaffky, et les inoculations aux animaux, qui constituaient la dernière preuve à fournir du rôle véritablement typhogène de ce microbe, ont surtout bien réussi, chez nous, entre les mains de MM. Chantemesse et Widal. De plus, comme nous l’avons déjà dit, ces derniers expérimentateurs ont réussi à conférer à des souris l’immunité contre les microbes vivans, en leur inoculant une petite quantité d’un bouillon de culture stérilisé par la chaleur. Ces premiers essais sont extrêmement encourageans, et ce ne serait sans doute pas se compromettre beaucoup qu’annoncer la prochaine découverte d’un procédé de vaccination contre la fièvre typhoïde applicable à l’homme. Vacciner contre la fièvre typhoïde, qui, dans notre armée, par exemple, prélève chaque année trois hommes sur mille, ce serait certes encore une conquête admirable de la bactériologie, presque aussi importante que celle de la vaccination contre la variole.

Nous n’en finirions pas si nous voulions parler, même en ne leur consacrant que quelques mots, de toutes les maladies dont on connaît aujourd’hui les microbes. La pneumonie, que nous avons déjà citée ; la morve, que le cheval transmet directement à l’homme ; la lèpre, cette maladie qui sommeille, mais n’est cependant pas éteinte : ce sont là autant d’affections micro-parasitaires dont les agens sont absolument connus et parfaitement étudiés. La diphtérie, qui paraît nous venir des oiseaux ; le tétanos, qui nous vient presque certainement du cheval ; les fièvres éruptives, la grippe, la coqueluche, qui sont nos épidémies habituelles ; la dysenterie, la malaria, la fièvre jaune, ces grandes endémiques des pays chauds : toutes ces maladies sont à l’étude, et c’est presque montrer trop de réserve que de ne pas donner leurs microbes comme décidément connus. Ils le seront demain, s’ils ne le sont déjà, car ce n’est plus affaire que de quelques expériences définitives. Enfin, il est depuis longtemps démontre que partout où il y a formation de pus ou d’abcès, dans la simple tourniole ou le furoncle, comme dans les vastes suppurations profondes et les érysipèles, partout on trouve des microbes, microbes qui semblent appartenir à deux espèces seulement, et qui, selon les organes où le hasard leur donne accès, font des maladies locales très bénignes ou des infections générales extrêmement graves, telles qu’un furoncle négligeable ou une ostéomyélite mortelle, telles encore qu’un érysipèle de la face qui guérit en huit jours, ou une de ces terribles septicémies des femmes en couches qui les tuent presque fatalement.

Tous les microbes dont nous venons de parler appartiennent à la famille des bactériens : ce sont des champignons élémentaires, en forme de bâtonnets plus ou moins gros, plus ou moins longs, et des microcoques en forme de points, de diamètre variable, groupés soit en chaînettes, — ce sont les streptocoques, — soit en amas, — ce sont les staphylocoques. Mais il y a aussi des microbes de nature animale, et tel est celui de la malaria, que nous venons de nommer. Ce microbe, d’après les recherches du professeur du Val-de-Grâce, M. Laveran, et d’après celles, postérieures, mais plus complètes, de plusieurs auteurs italiens, MM. Marchiafava, Celli et Golgi, serait un animalcule unicellulaire, de la famille des amibes, une plasmodie, qui se logerait dans les globules rouges du sang, les détruirait rapidement, et dont l’évolution parfaite, comprise dans des périodes de deux jours, déterminerait des accès de fièvre intermittens, du type tierce, mais pouvant être quotidiens et même biquotidiens, du fait de la présence dans le même organisme de plusieurs générations de parasites d’une origine différente. Le microbe de la malaria serait donc un hématozoaire, et s’il est jusqu’à présent seul de sa famille parmi les microbes pathogènes de l’homme, on a cependant constaté l’existence de ses semblables dans quelques maladies propres aux animaux, et particulièrement aux tortues.

Dans le cours de cette revue, déjà longue, nous n’avons pas encore nommé la rage. C’est qu’au point de vue spécial qui nous occupe, il faut bien dire que l’étude de la rage est encore à faire, et que la méthode de prévention pratiquée par M. Pasteur est vraiment dans une phase d’empirisme. Incontestablement la rage est une maladie microbienne, puisqu’elle est contagieuse par morsure, par inoculation : nous savons en effet que contagion et microbe sont maintenant synonymes. Mais, ce microbe, à peine a-t-on cru l’apercevoir, et personne, jusqu’à présent, n’a pu l’isoler et le cultiver. Néanmoins, le principe des vaccinations antirabiques est fondé sur l’existence supposée d’un microbe, et il convient d’en faire ici rapidement l’histoire.

Il y a quatre ans, M. Pasteur fit connaître qu’il avait essayé d’obtenir une vaccination des chiens contre la rage à l’aide de virus atténués, suivant le principe qu’il avait découvert de l’immunité conférée par une atteinte légère contre une atteinte grave des maladies virulentes. M. Pasteur avait d’abord constaté que la virulence du virus rabique, mesurée par la longueur de la période d’incubation qui sépare l’inoculation de l’explosion des symptômes, est très variable suivant les espèces d’animaux, singe, chien, lapin ou cobaye, chez lesquels on l’observe, et que chez le singe, le virus semble même s’atténuer au point de ne jamais donner la rage au chien, tout en créant, pour cet animal, un état réfractaire à la rage. Au contraire, chez le lapin, cette virulence s’exalte et devient d’une grande fixité, en ce sens que la rage se déclare très exactement sept jours après l’inoculation d’une parcelle du système nerveux cérébro-médullaire, qui est le siège du virus. Or, comme M. Pasteur employait le virus très actif, — virus dit de passage du lapin au lapin, — pour contrôler l’état réfractaire de ses chiens vaccinés, il observa que les moelles des lapins, avec lesquelles il faisait ses inoculations, diminuaient de virulence proportionnellement à la durée de leur séjour hors de l’animal dans un air bien sec. M. Pasteur vit dans ce fait un moyen d’obtenir du virus à tous ses degrés d’activité, et comme chacun de ces virus était le vaccin de celui qui venait avant lui dans l’échelle de la virulence, le résultat définitif d’une série de vaccinations successives était de rendre inoffensif le virus d’activité maxima. Mais l’expérimentateur de génie vit en outre que, par l’inoculation définitive de ce dernier virus, dont la période d’incubation est fixe et relativement courte, il était possible de rattraper, de dépasser même dans sa marche, généralement plus lente, la rage inoculée par la morsure des animaux, et de faire en sorte que celle-ci, le moment de son explosion étant venu, trouvât l’organisme déjà rendu réfractaire par une rage plus virulente et plus rapide. Tel fut le principe de la méthode pour prévenir la rage après morsure, suivant la dénomination acceptée, rigoureusement exacte d’ailleurs, que M. Pasteur, après l’avoir essayée avec succès sur les chiens, appliqua pour la première fois à l’homme, le 6 juillet 1886, sur un enfant de quinze ans, le jeune Joseph Meister, qui avait été cruellement mordu en terrassant un chien enragé qui venait de se jeter sur ses petits camarades. L’enfant fut sauvé.

Ce qu’il y avait d’absolument nouveau dans cette méthode, ce qu’aucune des données précédemment acquises sur l’action des microbes ne faisait prévoir, c’était la possibilité d’enrayer les progrès d’une maladie dont l’individu mordu portait déjà les germes, c’était la réalisation d’une vaccination, non-seulement préventive, mais d’une vaccination doublée d’un traitement, d’une vaccination curative.

Depuis cette époque, les vaccinations antirabiques ont été pratiquées sur une vaste échelle, tant au laboratoire de la rue d’Ulm que dans les nombreux instituts créés à l’étranger sur son modèle ; et on peut dire qu’en dépit des attaques violentes et injustifiées dont elles ont été l’objet, leur efficacité est absolument démontrée par la grande proportion des mordus, qui, partout, échappent à l’horrible maladie.

Mais si la pratique de la vaccination est admirablement réglée,. la théorie en est encore absolument inconnue. Le virus inoculé avec ce liquide, dans lequel on triture des parcelles de moelle rabique desséchée, est-il encore vivant, et seulement atténué par l’action progressive de l’air ? Est-il mort au contraire, et la vaccination est-elle seulement le résultat de l’action des produits sécrétés par les-microbes plus ou moins modifiés par la dessiccation ? On n’en sait encore rien, et bien que des expériences toutes récentes aient rallié M. Pasteur à l’idée d’un vaccin chimique, ce ne sera là qu’une hypothèse, tant qu’on n’aura pas cultivé le microbe de la rage hors de l’organisme.

C’est la vaccination contre la rage qui a valu à M. Pasteur sa popularité ; et certes jamais la popularité ne s’est adressée à un plus digne. Cependant, l’œuvre antérieure de M. Pasteur est telle, qu’on pourrait en retrancher ses travaux sur la rage sans que sa gloire fût diminuée. Mais elle en sera peut-être encore rehaussée aux yeux de ceux qui admireront surtout la foi vigoureuse du savant en la rigueur de ses expériences, sa vue géniale qui sut indiquer, au-delà des limites de la science faite, tout un champ nouveau à explorer, et son courage scientifique, enfin, qui lui donna l’heureuse audace d’inoculer à l’homme ce liquide dangereux qui ne lut avait pas encore livré tous ses secrets.


VII

Quoi qu’il en soit, les bienfaits de la vaccination antirabique doivent être portés à l’actif de la science des microbes ; et même, si la valeur d’une science ne devait être appréciée qu’en raison du nombre de ses applications utiles à l’humanité, la bactériologie, qui, en raison de sa jeunesse, aurait certainement droit à ce qu’on lui fît quelque crédit sur ce chapitre, est déjà en mesure de produire d’assez beaux états de services. C’est, en effet, la connaissance des microbes qui a inspiré la pratique des opérations et des pansemens antiseptiques et aseptiques, et cette pratique consiste, comme on sait, pour le chirurgien, à observer une propreté rigoureuse, à laver et ses mains et ses instrumens et ses objets de pansemens avec des solutions d’acide minéraux divers, acide phénique ou acide borique, par exemple, ou d’autres substances, telles que le sublimé, qui sont pour les microbes des poisons violens ; soit encore, suivant une récente méthode qui tend à se généraliser, à n’employer que des instrumens et des linges préalablement soumis à l’action d’une température élevée de 100 à 120 degrés, qui tue plus sûrement encore tous les microbes vivans dont ils peuvent être porteurs. Or, grâce à cette pratique, les complications qui étaient les fléaux de la chirurgie et qui faisaient, chaque année, un nombre considérable de victimes, comme l’infection purulente et les érysipèles infectieux, ont presque complètement disparu ; le chirurgien ne connaît plus ces terribles périodes pendant lesquelles il ne pouvait plus toucher un bistouri sans commettre un meurtre ; et l’ouverture du ventre, cette opération jadis si grave qu’on hésitait à la faire même dans les cas urgens, est devenue si bénigne qu’on la pratique maintenant à simple titre d’opération, de renseignement, pour voir ce qu’il y a dedans ! C’est assurément une opération moins dangereuse que l’était autrefois, dans certaines circonstances, l’ouverture d’un furoncle. Grâce encore aux pratiques antimicrobiennes, l’accouchement, qui, dans les maternités surtout, était une opération véritablement dangereuse, est redevenu ce qu’il devait être, une opération naturelle, qui n’est plus fatale que dans des conditions tout à fait exceptionnelles. La mortalité des femmes en couches est aujourd’hui dix fois moindre qu’elle ne l’était alors, et l’accoucheur, qui ne transporte plus au bout de ses doigts le microbe des infections puerpérales, a cessé d’être l’agent inconscient de ces terribles épidémies, qui, plus que toutes les autres, semaient autour d’elles la désolation. En médecine enfin, si les résultats obtenus sont moins appareils, — ce qui tient à la nature même de l’objet de la médecine, — on constate cependant une rénovation presque totale des méthodes et de l’arsenal de la thérapeutique, qui n’ont plus qu’un but, réaliser l’antisepsie du milieu interne, comme la chirurgie réalise celle du milieu extérieur. On a beaucoup critiqué cette prétention de la médecine de vouloir faire l’antisepsie dans les liquides et les tissus de l’organisme, et on a dit qu’en voulant poursuivre les microbes dans les malades, on tuerait en même temps les uns et les autres. Mais cette critique n’a vraiment que la valeur d’un jeu de mots, et l’existence des médicamens spécifiques, connus depuis bien longtemps, mais dont la théorie microbienne seule a pu expliquer l’action, médicamens tels que le sulfate de quinine, les iodures de potassium et de sodium, ou les sels de mercure, est une preuve qu’il est possible de tuer les microbes ou du moins d’entraver suffisamment leur développement sans tuer les malades. Il n’y a nul doute que les recherches entreprises en ce moment de mille côtés ne parviennent, à courte échéance, à doter la thérapeutique des maladies internes de nouveaux spécifiques, c’est-à-dire de substances extrêmement nuisibles, à faibles doses, à telle ou telle espèce de microbes pathogènes. Ce que le hasard a fait lentement dans les siècles précédons, la science le fera, de nos jours, sûrement et rapidement. Et, à ce propos, nous citerons ces élégantes expériences de M. Raulin, qui montrent dans quelles limites étroites il est nécessaire de varier la composition des liquides de culture pour s’opposer au développement des microbes. Ainsi M. Raulin, recherchant la nature des substances qui sont indispensables à la végétation d’une moisissure commune, l’aspergillus niger, vit que ce champignon ne pouvait se développer dans un milieu qui ne contenait pas au moins 1/50,000e de zinc, et qu’il était en même temps si sensible à l’action de certains élémens nuisibles, que sa végétation s’arrêtait brusquement si, au liquide nourricier, on ajoutait seulement 1/1,600,000e de nitrate d’argent. Bien plus, cette végétation ne peut même pas commencer dans un vase d’argent, bien que la chimie soit presque impuissante à montrer que quelques particules de la matière du vase se dissolvent dans le liquide. Ces expériences prouvent qu’il serait bien imprudent de déclarer impossible la lutte contre les microbes au sein même de l’organisme, en même temps qu’elles jettent quelque lumière sur la nature mystérieuse des tempéramens et des constitutions, dans leurs rapports avec les maladies infectieuses. Qui n’a été frappé, en effet, par la résistance de certaines personnes aux diverses maladies contagieuses, et, au contraire, par la fâcheuse prédisposition de quelques autres à ne pas manquer une occasion d’attraper une maladie, suivant la juste image du langage vulgaire. Or des particularités infinitésimales de la constitution des humeurs de l’organisme peuvent suffire à expliquer ces prédispositions et ces immunités. Le mystère des immunités acquises est presque dévoilé ; celui des immunités naturelles, dont l’étude appartient à la chimie biologique, n’est assurément pas plus indéchiffrable ; et quelque jour viendra sans doute où la cause pour laquelle on résiste au microbe de la tuberculose ou de la diphtérie se résoudra par une formule chimique. Ce qu’il ne faut d’ailleurs pas oublier, dans cette lutte entreprise contre les microbes au sein de l’organisme, c’est que celui-ci n’est pas un vase passif, une culture inerte ; c’est qu’il se défend avec une grande énergie, qu’il est fréquemment capable de triompher, et qu’il n’a le plus souvent besoin, pour sortir victorieux de la lutte, que d’un faible secours lui arrivant sous la forme d’agens qui accroissent ses forces ou qui diminuent celles de ses ennemis.

Mais si la science des microbes a renouvelé l’art de traiter les maladies, elle a rendu à l’humanité un service bien plus grand encore en nous enseignant l’art de les prévenir, car à ses côtés s’est immédiatement élevée une autre science, l’hygiène, qui lui doit l’existence. Existant à peine de nom il y a une vingtaine d’années, considérée comme peu sérieuse, et volontiers abandonnée aux amateurs, l’hygiène a pris rapidement une importance de premier ordre, et est en voie de dicter ses prescriptions à toutes les institutions sociales. Elle préside à l’édification des cités comme à l’aménagement des habitations privées, elle règle les habitudes des agglomérations administratives, elle s’immisce même dans les rapports des peuples entre eux ; et sa légitime autorité, chaque jour mieux reconnue, lui vient de ce que lui a appris la science de M. Pasteur, à savoir que les grands dangers qui menacent l’homme dans sa maison, dans les villes, dans les ateliers comme dans les régimens, dans son contact avec les hommes venant de pays lointains, que ces grands dangers lui viennent des microbes. Par d’habiles ordonnances qui prescrivent une logique distribution des agens divers qui détruisent ou affaiblissent les microbes dangereux là où la bactériologie en a décelé la présence, par l’emploi judicieusement réglementé de la lumière, de l’air, de la chaleur ou du feu, l’hygiène sait tarir sur place la source des contagions et des épidémies. Malheureusement, au point de vue de l’hygiène, les vieilles et grandes cités traînent un boulet qui les empêchera encore longtemps de marcher avec la rapidité désirable dans la voie aplanie que leur trace la science : ce boulet, c’est leur vieille organisation, qui ne se peut modifier du jour au lendemain, et qui fait que Paris ou Londres sont d’infects cloaques à côté de telles villes du Brésil ou de la république argentine, édifiées d’hier. Il faut compter de plus avec la routine, l’indifférence ou l’ignorance qui s’opposent à la réalisation possible de progrès dont l’urgence est grande et que cependant les hygiénistes réclament en vain. Pour prendre un exemple, ne continue-t-on pas à donner à boire aux Parisiens, par périodes qui, pour être intermittentes, n’en sont pas moins dangereuses, cette eau infecte de la Seine où la bactériologie a su déceler le microbe de la fièvre typhoïde, et dont les hygiénistes et les médecins ont prouvé l’action directe sur l’éclosion des épidémies de fièvre typhoïde, qui sont incessantes à Paris ? Et n’est-ce pas vraiment misérable que, dans le centre même où a pris naissance cette belle science des microbes, nous ayons à envier des progrès réalisés en hygiène, déjà depuis longtemps, dans un grand nombre de villes françaises et surtout étrangères ?

Au reste, l’avenir de l’hygiène est grand, car un jour viendra certainement où l’on s’apercevra que toutes les questions sociales se réduisent à des questions d’économie sociale, et que le gaspillage de la vie humaine, comme l’a dit M. Rochard, est le plus ruineux de tous. L’hygiène, qui sait défendre les hommes contre les microbes, sera ce jour-là la reine des sociétés.


VIII

Ainsi, les microbes sont partout. Il y en a dans l’air que nous respirons, dans l’eau que nous buvons ; ils sont les ouvriers d’un aliment presque universel, le pain, et les préparateurs des boissons fermentées en usage chez les divers peuples de la terre depuis les temps les plus reculés. Ils sont même les auxiliaires d’une de nos grandes fonctions physiologiques, la digestion, qui est sensiblement aidée par les transformations que les microbes, habitans ordinaires de notre tube digestif, font subir aux matières alimentaires. Enfin, ils sont les agens destructeurs de tous les détritus animaux et végétaux, que les phénomènes de la putréfaction détruisent, en les réduisant en leurs principes élémentaires, inorganiques. Les ouvriers chargés de cette grosse opération sont d’espèces diverses, et ceux qui y mettent la dernière main et transforment finalement les produits ammoniacaux plus ou moins mal odorans en des sels inodores qui sont d’une si grande utilité à l’agriculture, sont les microbes nitrifians, dont le rôle a été mis en évidence par MM. Schlœsing et Muntz, et auxquels on est en voie de confier la fonction éminemment sociale de l’épuration des matières résiduelles des grandes villes. Ce sont les agens de la fameuse entreprise de l’utilisation agricole des eaux d’égout.

Tous ces fermens sont des microbes bienfaisans, et ce sont eux, il faut bien le savoir, qui constituent la grande majorité des microbes, la presque totalité de ce milieu animé dans lequel nous vivons. En effet, parmi les quatre à cinq cents microbes que renferme, année moyenne, un mètre cube d’air pris au parc de Montsouris, et même parmi les quatre à cinq mille microbes d’un mètre cube de l’atmosphère d’une rue fréquentée de Paris ; même encore parmi les dix à vingt mille microbes d’une chambre d’appartement habité ou d’une salle d’hôpital, il est extrêmement rare de trouver un de ces microbes dangereux qui sont les agens des maladies contagieuses. Il en est de même des quelques centaines de microbes que renferme l’eau pure des sources ; mais, malheureusement, on n’en pourrait dire autant de l’eau de Seine, qui charrie, avec une fréquence relative, les microbes de la suppuration, de l’érysipèle, et surtout de la fièvre typhoïde, et sans doute bien d’autres microbes malfaisans que nous ne connaissons pas encore. Mais ces eaux, grâce au régime déplorable du tout à la Seine, que l’on pratique par un usage prématuré du tout à l’égout, décrété avant qu’on ait assuré la dérivation totale des eaux d’égout en vue de leur épuration agricole, ces eaux, souillées et contaminées, ne contiennent pas moins de douze à quatorze millions de microbes par litre. Là encore, cependant, comme dans la terre’ végétale, où ils sont bien plus nombreux, la gronde masse est presque uniquement constituée par des microbes bienfaisans ou tout au moins indifférens, s’il en est toutefois auxquels on puisse appliquer ce qualificatif, en attendant que leur rôle soit exactement déterminé.

Et maintenant nous pensons avoir suffisamment montré qu’il y a partout des microbes, et que l’œuvre de ces infiniment petits est vraiment gigantesque, à ne considérer que le phénomène de la circulation de la matière, qui leur est dû. L’homme, qui suit utiliser toutes les forces de la nature, a déjà su faire travailler à son profit quelques espèces de microbes qu’il a véritablement domestiquées, et qu’il a chargées d’un rôle industriel certainement considérable ; M. Pasteur a enseigné le moyen de dompter les plus redoutables et de les faire combattre contre leurs frères insoumis ; et à sa suite toute une légion, de savans s’est précipitée à cette grande lutte, qui ne doit pas avoir de fin. Ce que nous avons dit des microbes malfaisans suffira sans doute à prouver ce que nous avancions en commençant, qu’il faut compter aujourd’hui avec les microbes et qu’on ne saurait se refuser à y croire, pas plus qu’on ne peut se refuser à croire à l’électricité… ou à la lumière.


JUBES HÉRICOURT.