Les Mesures de quantités infinitésimales de matières

Les Mesures de quantités infinitésimales de matières
Journal de Physique5e série, Tome 1 (p. 429-442).

LES MESURES DE QUANTITÉS INFINITÉSIMALES DE MATIÈRES[1].

Par Sir William RAMSAY.


Nos recherches sur les gaz rares nous ont nécessairement amenés à mesurer leurs densités, afin de pouvoir tirer une conclusion relative à leurs poids atomiques. Jusqu’à cette époque (1895), on se servait de ballons ayant une capacité de plusieurs litres ; ainsi Regnault, dans ses expériences classiques, s’est servi de ballons d’environ 2 litres ; lord Rayleigh a employé des récipients de même capacité. N’ayant pu, au commencement de nos recherches, séparer de l’atmosphère plus de 200 centimètres cubes, il nous a fallu déterminer la densité avec une quantité de beaucoup inférieure, environ 160 centimètres cubes. Il est facile, cependant, de comprendre que même cette quantité est capable de donner un résultat satisfaisant ; car le poids d’argon déterminé par la balance était de 0gr,27, et même avec une balance dont la sensibilité n’excède pas 0mg,1, l’erreur ne dépasse pas 1 partie pour 2.700.

Plus tard, lorsque nous avons réussi à obtenir les congénères de l’argon — le néon, le crypton et le xénon — qui forment une fraction minime de l’atmosphère, nous sommes devenus plus hardis ; nous avons pesé seulement 32 centimètres cubes de néon, à une pression de la moitié de l’atmosphère ; son poids était d’environ 0gr,011. Pour le crypton et le xénon, la quantité à notre disposition ne nous permettait pas de peser plus de 7 centimètres cubes ; mais leurs plus grandes densités permettaient d’arriver à une exactitude égale, car le poids était de 0gr,015. L’erreur ne dépassait pas 1 ou 2 pour mille.

Nous avons essayé aussi d’estimer les volumes spécifiques de crypton et de xénon à l’état liquide ; nous avons construit des tubes capillaires, dans lesquels les gaz se liquéfiaient à une basse température ; et nous avons réussi à mesurer des quantités telles que 0cm³,006.

Mais quoique ces quantités soient assez petites, celles des produits radio-actifs sont beaucoup moindres. D’abord, le radium ne se trouve pas en grande quantité ; et à cause de la lenteur de sa désagrégation, qui dure pendant des milliers d’années, on ne peut disposer que de quantités minimes de ces substances. Je vous rappellerai, Messieurs, que la moitié de la vie du radium remonte jusqu’à 1700 ans ; qu’il se désagrège en émanation et en hélium, et que, même avec 0gr,50 de bromure de radium, la quantité totale de l’émanation disponible est de l’ordre de 0mm³,1.

Voyons d’abord quels sont les moyens à notre disposition pour faire ces opérations. On peut déterminer :

grammes
Avec une bonne balance de précision
10−4 = 0,000,1
Avec une balance d’essai
10−5 = 0,000,01
Avec la micro-balance de Nernst
10−6 = 0,000,001
Avec la micro-balance construite par Whytlaw-Gray
3 × 10−90 = 0,000,000,003
Le spectroscope permet de découvrir de l’hélium
2 × 10−10 = 0,000,000,000,2
L’odorat (pour le mercaptan)
10−11 = 0,000,000,000,01
L’électroscope
10−12 = 0,000,000,000,001

Tout le monde sait comment l’électroscope est devenu un moyen fort usité pour déterminer la présence du radium et du thorium dans les roches ; c’est grâce à lui que M. et Mme  Curie ont découvert le radium ; et les savants qui font des recherches sur le contenu des roches en radium distinguent avec confiance entre des échantillons qui en renferment 2,3 × 10−12 et ceux qui en renferment 2,40 × 10−12 gramme par gramme de minerai.

Ces dernières années il nous a fallu faire attention à l’émanation provenant du radium. Grâce à l’obligeance de l’Académie de Vienne, j’ai eu à ma disposition près d’un demi-gramme de bromure de radium ; et nous avons réussi, M. Whytlaw-Gray et moi, non seulement à mesurer le volume de gaz qu’il donne continuellement, à l’état gazeux, mais même à déterminer son volume à l’état liquide ; à le geler, en le refroidissant par l’air liquide ; à mesurer les longueurs d’onde des rayons de son spectre ; et enfin, à en peser une quantité qui ne surpassait pas le dixième d’un millimètre cube. Mais ce n’est pas tout ; MM. Cuthbertson et Porter, mes collègues à University College, ont imaginé un appareil grâce auquel on a pu déterminer l’indice de réfraction de cette quantité minime. Il existe un proverbe en anglais : « Selon ton drap, coupe ton habit », dont le parallèle en français paraît être : « Selon ta bourse règle ta bouche » ; notre bourse ne contenait que très peu d’élément noble ; et peut-être ce discours correspond-il à cette quantité minime ; mais je compte sur votre indulgence, en « faisant d’un œuf un bœuf ».

On a mis ce bromure de radium, dissous dans l’eau, dans une petite ampoule, scellée à une pompe Töpler ; vous savez, Messieur, que, sous son influence, l’eau se décompose en hydrogène et en oxygène ; nous avons actuellement obtenu par semaine presque exactement 25 centimètres cubes de gaz détonant. Il y a toujours un petit excès d’hydrogène dans ce mélange, à cause, sans doute, de la formation de peroxyde d’hydrogène ; et cet excès est très utile, car il donne, après explosion, une bulle d’hydrogène, qui porte l’émanation, et qui permet de le transvaser dans des récipients destinés à l’expérimentation. L’hydrogène, d’ailleurs, ne se condense pas à la température de l’air liquide, tandis que l’émanation se dépose sur les parois du vase à l’état solide ; par conséquent, on peut facilement séparer les deux, en éloignant celle-ci avec la pompe. L’émanation reste alors complètement pure.

Je commencerai en vous donnant une idée de la façon dont on s’y est pris pour mesurer le volume de l’émanation. D’abord, il faut éviter tout contact entre l’émanation et la graisse du robinet de la pompe, de crainte que l’acide carbonique ne rende le gaz impur. On évite tout danger de ce genre en scellant le tube d’explosion avec du mercure ; mais, afin de se garder contre cette contamination, on laisse l’hydrogène pendant trois heures avec l’émanation dans un petit tube dont la partie supérieure contient de la potasse caustique, fondue sur les parois. Après ce temps, les produits de la désintégration de l’émanation ont atteint leur maximum, car les radium A, B et C n’ont qu’une courte vie, se changeant en D, qui est sans radioactivité. Comme il est nécessaire, pour des raisons qui apparaîtront plus tard, de mesurer les rayons γ à cette occasion, on détermine, à l’aide d’un petit électroscope, le pouvoir de décharge de l’émanation.

Dans la fig. 1, on voit le petit tube a. On voit aussi un siphon renversé, formé par une espèce de bonnet en verre ; en élevant le bonnet et en plaçant le tube au-dessus, les gaz entrent dans l’appareil par le tube capillaire b, rétréci au bout supérieur, afin d’empêcher le mercure de pénétrer trop rapidement.

Mais, avant d’introduire le gaz, il faut vider l’appareil. On voit un robinet h et un niveau de mercure g. En ouvrant ce robinet et en baissant le réservoir f, on relie la pompe à l’appareil. On enlève tout l’air, et, au moyen du syphon renversé, on laisse entrer de l’hydrogène, qui doit rester dans l’appareil pendant une nuit, afin de déplacer l’air atmosphérique, qui adhère aux parois. On accélère ce déplacement en chauffant à la flamme les tubes k, i, j, l, m ; le matin, on vide l’appareil de nouveau ; on lève le réservoir f pour faire monter le mercure au-dessus du robinet h et on ferme le robinet. À midi, les mesures de radioactivité ont été faites ; et on introduit l’hydrogène avec l’émanation, et on remplace le bonnet qui, scellé au mercure, n’a pas besoin de graisse pour rendre la jointure étanche ; les gaz ne peuvent pas venir en contact avec le robinet, qui est protégé par le mercure.

Fig. 1.
Fig. 1.

On peut voir un tube i, qui contient des morceaux de baryte ; cette disposition a deux buts : d’abord, dessécher le gaz, et ensuite enlever toute trace de l’acide carbonique, qui avait pu échapper à l’action de la potasse. On laisse le gaz dans ce tube pendant une demi-heure, pour s’assurer qu’il ne reste ni humidité, ni acide carbonique.

En j se trouve un cornet de papier buvard, qu’on mouille avec de l’eau ; en y versant de l’air liquide, on forme un vase étanche pour l’air liquide, parce qu’il consiste en glace. Le tube qu’il entoure est refroidi de telle façon que l’émanation gèle dans son intérieur et se dépose sur les parois ; on peut maintenant ouvrir le robinet h, car l’émanation ne peut plus souiller, et on enlève l’hydrogène avec la pompe. Mais, même à la température de l’air liquide, l’émanation possède quelque peu de tension de vapeur et, par conséquent, une certaine quantité accompagne l’hydrogène. Pour tenir compte de cette quantité, on mesure sa radioactivité ; et en la comparant à celle du gaz avant son introduction dans l’appareil, on évalue la perte, et on détermine la proportion restée dans l’appareil.

Ayant autant que possible enlevé l’hydrogène, on élève le réservoir f, afin de protéger le robinet h contre l’attaque par l’émanation, et on laisse échauffer le tube j. L’émanation se gazéifie ; en élevant le réservoir d, on le comprime dans le tube capillaire m, où l’on mesure son volume. Mais il faut choisir ce tube d’un diamètre tel que l’on puisse, à une pression peu éloignée de celle de l’atmosphère, déterminer son volume. Si l’on mesure sous une pression trop basse, la correction pour la capillarité, qui peut monter à 2 centimètres de mercure, devient trop grande. Il est toutefois difficile d’évaluer la grandeur de cette correction, car nous n’avons pu trouver de résultats constants pour la capillarité ; elle paraît être influencée par l’état d’électrification du mercure due à la présence de l’émanation. Cela importe peu, cependant, lorsqu’on fait la mesure à une pression voisine de 760 millimètres, car on peut presque négliger une différence de 5 millimètres, qui ne dépasse pas 0,7 % de la pression totale.

Pour vous donner une idée de l’exactitude de cette mesure, permettez-moi de citer une expérience récente, où nous avons déterminé qu’un échantillon d’hélium possédait un volume de 0mm³,042 ; la longueur du tube mesuré était de 20 millimètres, ce qui permet d’atteindre une approximation de 1/200. En fondant un fil de platine au sommet du tube capillaire, on peut se convaincre de la pureté de ce gaz, par la décharge électrique à travers le gaz : l’autre électrode est constituée par le mercure du réservoir, et on peut empêcher de voir les lignes de mercure, en le solidifiant au moyen d’un cornet, rempli d’air liquide, entourant le tube.

Nous avons comprimé l’émanation, afin de la liquéfier ; le tube au-dessus est en verre épais et peut résister à une pression considérable. Nous l’avons coupé, et nous l’avons monté dans un appareil de compression, semblable à celui d’Amagat. L’émanation se liquéfie à la température ordinaire, à une pression d’environ 10 mètres de mercure. Le volume du gaz, qui était de 0mm³,1 se réduit à 0mm³,00025 ; il occupait environ 0mm,24 de la longueur du tube capillaire ; naturellement, pour l’observer, nous nous sommes servi d’un microscope. Toutefois il était facile de tenir compte de ses propriétés. L’émanation est comme l’eau, sans couleur, vue par lumière transmise ; vue par lumière réfléchie, elle rend le tube phosphorescent, et la couleur dépend de la nature du verre. Dans la silice, elle émet une lumière blanche ; dans le verre de soude, un éclat lilas ; dans le verre de potasse, la couleur est bleu vert. Lorsqu’on comprime l’émanation dans du verre de soude, la lumière rappelle la flamme du cyanogène, étant à la fois bleuâtre et rose.

En refroidissant ce gaz à −71°, il devient opaque ; il se solidifie. On remarque un changement de couleur frappant ; l’émanation solidifiée fait que le verre émet un éclat brillant, comme un petit arc électrique, d’un bleu d’acier. À une température plus basse encore, la couleur se change en jaune, et, dans l’air liquide, elle devient rouge orange. Lorsque la température remonte, on voit ces changements de couleur en ordre inverse. Quoique l’éclat en soit très intense, je ne serais pas disposé à croire que son usage peut faire une sérieuse concurrence aux moyens d’éclairage modernes.

Nous avons réussi à mesurer le volume de ce liquide rare, et sachant, comme on le verra plus tard, que la densité du gaz est de 112,5, on peut calculer la densité du liquide. Il est très lourd, 5,7 fois plus lourd que l’eau.

Jusqu’ici j’ai désigné ce gaz par le nom que lui ont attribué MM. Rutherford et Soddy. Mais, sans doute, il appartient à la série des gaz inactifs ; et il existe déjà trois émanations : celle du radium, celle du thorium et celle de l’actinium. L’expression « l’émanation du radium » est peu heureuse, et il fallait chercher un nom qui indiquât une des propriétés frappantes de ce gaz et qui en même temps rappelât ses congénères de la série de l’argon. Nous avons forgé le mot niton, qui signifie « luisant ». Il est vrai que nous n’avons pas écouté les scrupules des puristes, qui interdisent l’addition d’une terminaison grecque à un mot d’origine latine ; je m’excuse en vous rappelant que, parmi les Grecs, l’habitude d’adopter les mots latins était fort répandue ; ainsi nous rencontrons les mots : σουδὰριον, δηνἁριον, πραιτὼριον, κῆνσος et une foule d’autres.

M. Collie et moi, en 1904, nous avons réussi à mesurer les longueurs d’onde de quelques-unes des lignes spectrales du niton ; en collaboration avec M. Cameron, d’autres tentatives ont été faites ; M. Watson, dans mon laboratoire, a fait une complète étude de cette question, avec du niton purifié par moi. D’après M. Hicks, ce spectre présente des analogies étroites avec les spectres des gaz inactifs ; étant lui-même inactif, il y avait bien des probabilités pour qu’il se rangeât dans cette série d’éléments.

Plusieurs tentatives ont été faites pour préciser le poids atomique du niton. Je me bornerai à mentionner les expériences au moyen de la diffusion de MM. Curie et Danne, de MM. Bumstead et Wheeler, de M. Rutherford et Mlle  Brooks, de M. Makower, de M. Chaumont et de M. Perkins. Qu’il suffise de dire que les résultats varient entre 70 et 235, pour le poids atomique. M. Debierne, se servant de la méthode de Bunsen, qui repose sur l’échappement du gaz à travers un orifice étroit, a trouvé le chiffre 220. Or, tenant compte du fait que le radium, en se changeant en niton, abandonne un atome d’hélium, et en acceptant pour le poids atomique du radium le chiffre 226,4 trouvé par Mme  Curie, et confirmé par Sir Edward Thorpe, le poids atomique de l’émanation doit être de 222,4 égal à 226,4 − 4.

Le poids moléculaire est fixé par la densité ; et pour le cas d’un gaz monoatomique (et il y a toute raison de croire que le niton est monoatomique), le poids moléculaire se confond avec le poids atomique. Pour une épreuve décisive, il était nécessaire de peser un volume connu du niton.

Fig. 2.
Fig. 2.

Mais comment peser un gaz dont il était impossible d’avoir à notre disposition plus d’un dixième de millimètre cube ? J’ai déjà indiqué que, à l’aide de la microbalance, imaginée par M. Steele, et construite par M. Whytlaw-Gray, l’idée n’est pas chimérique. Qu’il me soit permis de vous donner une esquisse des méthodes dont nous nous sommes servis.

D’abord, pourtant, il faut rendre claire la construction de la balance. Depuis quelques années, les savants se servent d’une nouvelle matière, le quartz fondu. Tout le monde sait combien il est résistant ; son coefficient de dilatation par la chaleur est presque nul ; et on peut le travailler comme le verre, en en tirant des baguettes d’une épaisseur convenable. Avant de construire cette balance, j’ai demandé à mon collègue le professeur de mécanique la forme à donner à un pont pour lui permettre de résister le mieux possible à une pression extrême ; il a eu l’obligeance de m’en faire un dessin.

Pour construire le fléau, on grave sur une plaque de graphite, avec une aiguille à tricoter, des lignes dans lesquelles on place des courtes baguettes de silice, d’environ un demi-millimètre de diamètre. Où les bouts des tiges se touchent, on les fond en dirigeant momentanément sur eux la flamme d’un chalumeau à oxygène. Le couteau est formé d’une gouttelette de silice, fondue au bout d’une courte baguette, et aiguisée en forme de cornet avec le plus grand soin. Vue au microscope, elle doit être droite, sans entailles, et bien polie. Perpendiculaire à cette baguette, et tout près du couteau, est scellée une seconde tige, qui sert à ajuster le couteau, de telle manière qu’en la scellant au fléau de la balance le couteau forme un angle droit avec le plan du fléau. Cette seconde baguette sert aussi à supporter un petit miroir de silice platinisé, réfléchissant la lumière d’une lampe Nernst, qui tombe sur une échelle à environ 3 mètres du miroir ; le fil de la lampe projette son image sur l’échelle, divisée en millimètres.

La balance est contenue dans une boîte en laiton, dans laquelle on peut faire le vide. Deux trous sont percés dans cette boîte, à la surface inférieure, vis-à-vis et au-dessous des extrémités du fléau. Cimentés dans ces trous, se trouvent deux bouchons creux de verre, auquel on adapte deux tubes d’un diamètre d’environ 3 centimètres. Dans chacun de ces tubes pend un fil de quartz fort mince, soudé chacun à une extrémité du fléau de la balance. Ces fils se plient avec la plus grande facilité et dispensent de suspendre les « plateaux » à des couteaux, comme à l’ordinaire. Mais il n’existe pas de plateaux. Suspendue à un de ces fils se trouve une petite ampoule de silice, dont on a déterminé le contenu en la pesant remplie de mercure. Elle contient donc un volume connu d’air, emprisonné à une température et une pression connues ; par conséquent on connaît le poids de cet air. À l’autre fil est suspendu un contrepoids solide de silice.

Or, lorsque l’air dans la boîte qui contient la balance se trouve à la pression ordinaire, l’ampoule est balancée par son contrepoids ; mais, si l’on diminue la pression, l’ampoule tombe ; au contraire, si l’on augmente la pression, l’ampoule flotte, et son poids apparent devient moindre. On peut donc, en réglant la pression, ajouter ou soustraire des petits poids connus. Il suffit de lire la pression à l’aide d’un manomètre, et la température, et de faire le calcul.

Les objets à peser sont suspendus au fil par des petits crochets en silice. Mais, avant de faire une pesée, il faut régler la sensibilité de la balance. Cela se fait au moyen d’une baguette en silice, projetée verticalement du centre du fléau. D’abord, on la construit plus longue qu’il n’est nécessaire, afin qu’on puisse en tirer des petits morceaux, en ramollissant la silice au chalumeau. On regarde de temps en temps la période d’oscillation de la balance ; enfin on volatilise la silice au chalumeau, en la touchant à la flamme, jusqu’à ce que l’oscillation ait acquis une durée suffisamment longue, par exemple une oscillation en cinquante secondes.

Le vase qui doit contenir l’objet qu’on désire peser est tenu en équilibre par un contrepoids, formé d’un crochet en silice. Avec ce contrepoids, il faut admettre de l’air dans la boîte jusqu’à une pression connue. On a commencé par admettre de l’air non purifié ; mais on n’a pas tardé à reconnaître qu’il fallait enlever toute trace de poussière et d’humidité. L’air qui entre est en conséquence purifié en passant par une colonne de pentoxyde de phosphore, de chaux soudée et de ouate.

Au-dessus d’une pression de 150 millimètres de mercure, les courants d’air dans la boîte exercent une action troublante ; on s’arrange donc de façon que la balance soit en équilibre à une pression d’environ 80 millimètres. À cet effet il faut modifier la valeur du contrepoids ; cela se fait en ajoutant de petits morceaux de silice, ou en en volatilisant une fraction au chalumeau. Cette opération demande environ une heure.

Mes auditeurs comprendront donc que nous avons une balance capable d’indiquer une différence de poids d’environ 2 ou 3 millionièmes de milligramme.

Pour nous représenter cela, considérons d’abord que l’ampoule contenait un volume d’air qui, pesé à la pression normale et à 0°, était égal à 0mg,027. Chaque millimètre du manomètre correspond par conséquent à , soit 0mg,0000355, égal à 3,5 cent-millièmes. Mais chaque intervalle de dix divisions de l’échelle, sur laquelle la lumière de la lampe Nernst se réfléchit, en partant du miroir de la balance, correspond à 1 millimètre de pression ; par conséquent, une division de l’échelle enregistre trois millionièmes de milligramme ; il est facile de déchiffrer le dixième d’une division ; on arrive ainsi à 3 dix-millionièmes de milligramme. En réalité, la sensibilité n’est pas si grande ; comme je vous l’ai déjà dit, on peut l’évaluer à 2 ou 3 millionièmes.

Après vous avoir expliqué la construction et la mise en œuvre de la balance, je vous demande permission de dire quelques mots sur nos expériences avec le niton, dont nous avons déterminé la densité.

Je vous rappellerai que nous avons imaginé une méthode au moyen de laquelle on a emprisonné un gaz dans un tube capillaire. Avant de faire les essais avec le précieux niton, nous avons fait l’épreuve de la balance en pesant le xénon ; et comme j’en possède cent centimètres cubes, il était facile de disposer de la moitié d’un millimètre cube.

Ayant mesuré dans le tube capillaire 0mm³,0977 de xénon, on l’a solidifié au sommet du tube au moyen d’un petit cornet de papier buvard mouillé, rempli d’air liquide ; on l’a scellé en dirigeant une petite flamme sur le tube, au-dessous du cornet ; on l’a placé dans une petite éprouvette suspendue au fléau de la balance ; on l’a contrebalancé, et on a observé la pression à laquelle la tache de lumière se trouvait au zéro de l’échelle. Pour ouvrir le petit tube sans perdre de morceaux de verre, on a enlevé avec une pince de platine l’éprouvette dans laquelle il s’encastrait exactement, et on l’a poussé dans l’éprouvette de telle sorte que le bout, préalablement très effilé, s’est cassé ; puis on a replacé le tube dans l’éprouvette sur la balance. Pour débarrasser le tube du xénon, on a fait le vide plusieurs fois dans la boîte, et au moyen de la petite ampoule, en altérant la pression, on a déterminé la perte de poids qui correspond au dégagement de xénon. Le changement de pression était de 17mm,1 (70 − 52,9), ce qui correspond à 608 millionièmes.

Mais cela ne donne pas le vrai poids du xénon, car le tube est rempli d’air à la pression de 52mm,9 ; et, comme on connaît le volume du petit tube, on peut en estimer le poids ; il est de 46 millionièmes ; le poids total est donc la somme des deux, soit 654 millionièmes. Il y a encore une correction à faire ; en première ligne, le tube était en verre, et sa densité diffère de celle de la silice dont est formé le contrepoids. Pour déterminer le flottement dû à la différence de densités, on enlève l’ampoule, et on substitue un contrepoids de silice solide ; on pèse de nouveau ; on trouve une différence de 91 millionièmes ; il faut le soustraire ; le restant est de 561 millionièmes. En second lieu, il faut faire une correction due à ce que le xénon a été pesé à la pression de 70 millimètres, tandis que la pression s’est modifiée à 52mm,9. Si l’on avait pesé le tube scellé à la pression de 52mm,9 au lieu de 70 millimètres, il aurait pesé davantage ; la correction, donc, est positive ; il s’agit de la différence entre le poids de 0mm³,536 (la capacité de l’ampoule) à 70 et à 52mm,9 (17mm,1). L’équation

millionièmes


donne ce poids, où 1,29 est le poids en milligrammes d’un centimètre cube d’air.

Nous avons donc 561 + 15 = 576 millionièmes d’un milligramme pour le poids du xénon. Il est facile de constater que le poids calculé est de 577 millionièmes.

Qu’il me soit permis de citer encore un exemple de l’opération de pesée faite avec cette balance. Nous avons déterminé, M. Whytlaw-Gray et moi, le poids de l’hélium formé par le niton, lorsqu’il se change en radium A, B, C et, à la fin, D. Nous avons, comme je vous l’ai décrit, rempli un tube de niton au mois de juillet 1910 ; nous l’avons laissé jusqu’au commencement d’octobre, pour qu’il se changeât en hélium et en radium D. Ce dernier a une demi-vie d’environ 16 années ; on peut donc le regarder comme permanent. On a pesé le tube ; on a cassé la pointe, et on l’a replacé immédiatement sur la balance. La perte de poids était de 15 millionièmes ; son volume était de 0mm³,196 ; le poids de l’air qui est entré à une pression de 37mm,7 et à 18°,5 était de 12 millionièmes ; le poids total de l’hélium était donc de 27 millionièmes.

Mais, étant donné la quantité de niton employé, on aurait dû en obtenir 38 millionièmes ; il fallait donc le chercher. Or, sous l’influence de l’émanation, les molécules de gaz qui se trouvent dans le même vase sont forcées d’accélérer la vitesse de leur mouvement, à cause, sans doute, des collisions qu’elles reçoivent des particules α, projetées pendant la désintégration des atomes de niton. Cette vitesse fait qu’ils pénètrent les parois du vase qui les contient ; et il ressort des expériences que nous avons faites que cette pénétration dépend non seulement de la vitesse, mais aussi de la grandeur et de la forme des molécules. Ainsi l’hélium, mêlé au niton, pénètre dans le verre plus que le néon ; et le néon, plus que l’hydrogène.

Quoi qu’il en soit, nous avons chauffé le tube dans une petite éprouvette en silice, entourée d’un second tube pour empêcher l’entrée des gaz de la flamme ; nous avons enlevé les gaz à la pompe, et, au moyen de charbon refroidi, nous avons absorbé l’oxygène que nous avons introduit tout d’abord, pour déplacer l’air, qui pouvait contaminer les gaz avec une trace de néon et d’hélium. Le résidu mesurait 0mm³,042 ; son spectre était celui de l’hélium pur ; et son poids était de 8 millionièmes. Ajouté au poids déjà déterminé à la balance, la somme est de 35 millionièmes, ce qui ne diffère que de 3 millionièmes du chiffre calculé dans l’hypothèse que chaque atome de niton, en se désagrégeant en radium D, laisse échapper trois atomes d’hélium, c’est-à-dire trois particules α.

Notre premier but était de découvrir le vrai poids atomique du niton ; pour réussir, nous en avons introduit, dans cinq expériences, des quantités variant entre 0mm³,075 et 0mm³,0566 dans des tubes à densité, comme je vous l’ai déjà décrit. Ce sont les volumes actuellement enlevés des tubes à la pompe ; il va sans dire qu’il était nécessaire de faire des corrections pour les pertes du niton dues à sa décomposition spontanée partielle en des produits solides, et pour la partie qui avait pénétré dans les parois, soit sous sa propre forme, soit sous forme d’hélium. Les poids que nous avons posés étaient de 572 jusqu’à 739 millionièmes de milligramme. Les poids atomiques trouvés étaient 227, 226, 225, 220 et 218 ; en moyenne, 223. Se basant sur les déterminations de Mme  Curie et de Sir Edward Thorpe pour le poids atomique du radium, et en soustrayant celui de l’hélium, 4, nous arrivons au poids atomique du niton 222,4, concordance assez satisfaisante.

Qu’il me soit permis de vous résumer encore une expérience, faite par MM. Cuthbertson et Porter, de l’Institut de Physique, à University College. Il s’agit de trouver l’indice de réfraction du niton, en employant moins d’un dixième de millimètre cube de ce gaz. Au bout d’un tube capillaire scellé, on a poli deux surfaces, parallèles à l’axe du tube, et on a percé le tube d’un petit trou, perpendiculaire aux surfaces ; en collant sur ces surfaces deux plaques de verre poli, on a une petite chambre d’environ 1 millimètre cube de capacité. On a platinisé deux petits cercles sur le verre poli, de telle sorte que la lumière pouvait passer à travers la partie platinisée, et aussi être réfléchie par les surfaces métalliques des plaques. Ce tube à thermomètre formait la partie supérieure d’un appareil tel que celui que je vous ai décrit, où on pouvait à volonté introduire du niton purifié. En regardant la lumière verte d’une lampe à mercure à travers le trou, on voit des franges en forme de cercles concentriques, dont la longueur des rayons se change à chaque changement de pression. En mesurant le nombre des bandes qui passent par un point déterminé, pour un changement de pression connu, on arrive à calculer la réfraction du gaz.

On a fait plusieurs mesures, avec plus ou moins de succès ; la difficulté qui nous a forcé d’abandonner la recherche était tout à fait imprévue : c’était la corrosion du platine par l’émanation ; il devient noir foncé, et perd sa transparence à un tel degré qu’il est absolument impossible, après quelques minutes, de voir aucune lueur à travers les plaques platinisées. Mais, avant que cette attaque commence, nous avons pu faire quelques observations, qui indiquent pour la réfraction (μ − 1) du niton un chiffre voisin de 0,001633 pour la lumière blanche, soit environ 45 fois celle de l’hélium, 0,000035. On se rappellera peut-être que M. Cuthbertson a indiqué une relation très curieuse entre les chiffres qui expriment les réfractions des éléments inertes. Celles de l’hélium, le néon, l’argon, le crypton, et le xénon montrent la relation simple, 1, 2, 8, 12 et 20. Celle du niton paraît être en relation avec les autres.

La possibilité de peser des quantités si minimes suggère des recherches qui doivent être très intéressantes ; on pourrait, par exemple, évaluer l’épaisseur des couches de gaz qui s’attachent à des objets solides, car leurs poids sont bien sensibles. M. Whytlaw-Gray a pesé une capsule d’or très légère, ayant une surface d’environ 2cm²,5. Après l’avoir chauffée au rouge, on l’a suspendue sans délai à la balance, et on l’a contrebalancée ; elle a gagné de poids pendant deux jours ; l’accroissement total était de 1.000 millionièmes ; et si l’on calcule l’épaisseur de la couche d’air, on trouve qu’elle consiste en 7 molécules. Il y a évidemment beaucoup à faire à cet égard, car on peut à volonté varier les matières, la nature du gaz, la température et la pression.

Nous avons appris encore une chose extraordinaire. Nous avons eu besoin d’eau pure, qui ne laissât pas de résidu solide à l’évaporation. Quoique nous en ayons distillé dans des vases de platine, de silice et d’argent, il n’était jamais possible d’en obtenir une goutte que l’on pût évaporer sans qu’il restât, après l’évaporation, un dépôt cristallin. Nous avons même essayé l’eau synthétique, préparée en brûlant de l’hydrogène au contact de vases refroidis, de verre, de silice, de platine et d’argent ; les gouttes obtenues ont toutes laissé un dépôt semblable, pesant environ 100 millionièmes par goutte. Nous avons ainsi passé, et de façon fort peu amusante, une quinzaine de jours en des essais de ce genre ; nous avons fini par découvrir qu’en laissant s’évaporer l’eau dans un courant d’air filtré à travers de l’ouate, on n’obtient aucun résidu. Le résidu provenait de la poussière suspendue dans l’air. Les cristaux, d’après leur aspect au microscope, consistaient pour la plupart en sel commun, en carbonate de chaux et en sulfate de chaux.

Il est donc évident que l’eau en s’évaporant se charge d’électricité, et attire la poussière, qui possède un poids relativement grand.

Voilà, Messieurs, quelques-unes des expériences que nous avons faites pendant les dernières années. Des instruments comme le spectroscope, le microscope et l’électroscope ont été extrêmement perfectionnés pour la recherche de quantités minimes ; il nous a paru regrettable que nos moyens pour déterminer la quantité de matière par son poids et par son volume soient restés tellement arriérés. J’espère que nous n’avons pas abusé de votre patience en vous disant quelques mots relatifs à nos tentatives, ayant pour but de voir l’invisible, de tâtonner l’intangible, et de peser l’impondérable.




  1. Conférence faite à la Société française de physique, séance du 20 avril 1911.