Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 31

CHAPITRE XXXI

Les merveilles du Thibet


La province de Thibet a été ravagée pendant les guerres de Mangon Khan. On y trouve un grand nombre de villes et de forteresses en ruines. Il y pousse des bambous gros de trois paumes et longs de quinze pieds. L’intervalle entre chaque nœud est de trois paumes. Les marchands et autres voyageurs qui passent la nuit dans cette région prennent ces bambous et en font de grands feux ; ils brûlent avec un bruit si formidable que les lions, les ours et toutes les bêtes sauvages sont effrayés et s’enfuient au loin, sans oser approcher. Ainsi les voyageurs se protègent, eux et leurs animaux, contre les bêtes sauvages qui pullulent dans ces contrées dévastées, car elles s’y sont multipliées depuis que les hommes y ont été détruits. Sans ces bambous, personne ne se risquerait à traverser ces solitudes.

On les cueille verts et on en jette plusieurs à la fois dans le feu. Au bout de quelque temps, l’écorce se fend ; le bruit qu’elle fait en éclatant s’entend, la nuit, jusqu’à dix milles. Ceux qui n’y sont pas habitués ne pourraient le supporter sans s’évanouir ou mourir de frayeur. Mais l’accoutumance fait qu’on ne s’en effraie plus. Quand on l’entend pour la première fois, il faut se garnir les oreilles de coton, puis s’enfouir la tête et le visage sous le plus de vêtements possible. De la sorte on évite la première secousse et l’habitude finit par venir. Quant aux chevaux qui ne sont pas habitués, ils brisent leurs entraves ; plusieurs se sont ainsi perdus. Aussi maintenant les voyageurs attachent solidement leurs bêtes et leur entravent les quatre pieds ; puis ils leur bandent la tête, les yeux et les oreilles. Quand les chevaux ont entendu le bruit plusieurs fois, leur frayeur diminue. Mais, la première fois il n’y a rien au monde de si épouvantable. Malgré cette précaution, les voyageurs sont parfois attaqués par des lions, des ours et autres bêtes féroces.

Le Thibet est une province très vaste. Les habitants en sont idolâtres, inhospitaliers, moqueurs et enclins au vol. Ils tirent leurs ressources de la chasse, de l’élevage et de la culture. C’est là que vit l’animal qui produit le musc et qu’on appelle gonderi. Les habitants le prennent avec l’aide de chiens qui sont grands comme des ânes.

Les rivières et les lacs du Thibet contiennent des paillettes d’or. On trouve aussi dans cette province du corail qui est très estimé et dont on orne le cou des femmes et des idoles. Enfin il y a des épices inconnues en Europe.

C’est là que se rencontrent les plus puissants enchanteurs. Leur art diabolique leur permet d’accomplir des prodiges inouïs. Je ne vous les raconterai pas car cela ne servirait qu’à scandaliser[1].

Je ne vous parlerai pas davantage du Thibet. Sachez seulement qu’il appartient au grand Khan. Tous les royaumes et provinces dont il est question dans ce livre appartiennent au grand Khan. Ceux-là même qui sont soumis au fils d’Argon, le seigneur de l’Orient, sont au grand Khan, car le fils d’Argon est son vassal.

  1. Le P. Huc, dans ses Souvenirs d’un voyage dans le Thibet, raconte qu’il a vu lui-même un arbre né, disait-on, de la chevelure de Boudha et dont chaque feuille portait un caractère thibétain. Il ajoute : « Nous cherchâmes partout, mais toujours vainement, quelque trace de supercherie ; la sueur nous en montait au front. »