Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 24

CHAPITRE XXIV

La monnaie de papier


C’est à Cambaluc que le grand Khan a son Hôtel de la Monnaie. Il la fabrique de telle façon qu’on peut dire en vérité qu’il possède la pierre philosophale des alchimistes. Il fait prendre l’écorce des mûriers. Comme leurs feuilles servent à nourrir les vers à soie, ils sont en très grand nombre dans toute la contrée. On enlève une fine écorce blanche qui se trouve entre le bois et l’écorce extérieure ; on en fait des feuilles minces comme du papier, puis on les découpe en rondelles qui valent suivant leur grandeur depuis un demi-sou tournois jusqu’à dix pesants d’or[1]. Toutes les rondelles de papier portent le sceau du grand Khan, Sans que cela lui coûte rien, il en fait fabriquer chaque année assez pour payer tous les trésors du monde.

C’est avec cette monnaie qu’il acquitte tout ce qu’il doit. Elle a cours dans ses provinces, ses royaumes et toutes les terres sur lesquelles s’étend son autorité. Quelque valeur qu’il lui assigne, personne n’ose la refuser ; le coupable serait aussitôt mis à mort. Mais tous l’acceptent volontiers, car en quelque endroit qu’ils aillent dans les États du grand Khan, elle leur sert à payer ce qu’ils achètent, comme ferait l’or. Et elle est tellement légère qu’elle pèse dix fois moins.

Les marchands qui viennent des Indes ou d’autres pays et qui apportent or, argent, perles ou pierres précieuses, ne peuvent, dans cette ville, les vendre qu’au grand Khan. Il a désigné à cet effet douze officiers qui en estiment la juste valeur, et le prix est acquitté exactement en monnaie de papier. Les marchands s’en contentent, parce qu’ils ne trouveraient pas d’autre acheteur et parce qu’ils sont payés sans retard. En outre, cette monnaie leur permet d’acheter partout ce qu’ils veulent et elle est facile à transporter. Par ce moyen, le grand Khan acquiert chaque année tant de choses précieuses que ses trésors sont infinis et il les paie avec une monnaie qui ne lui coûte rien.

Plusieurs fois par an, il fait publier par la ville que tous ceux qui possèdent or, argent, perles ou pierres précieuses, les portent à sa Monnaie, qu’il les fera payer tout de suite et largement. Les habitants ne sont pas obligés d’obéir, mais ils le font car ils ne trouveraient pas ailleurs un prix égal. De cette manière, le grand Khan possède toutes les richesses de ses États[2].

Lorsqu’un billet est détérioré, on le porte à la Monnaie, et moyennant trois pour cent de change, on en reçoit un neuf. Si quelqu’un a besoin d’or, d’argent, de pierres précieuses ou de perles pour faire exécuter quelque joyau, il va à la Monnaie, achète ce qu’il veut et paie en papier.

  1. Depuis deux centimes et demi jusqu’à 75 francs.
  2. Ce singulier système enrichit son promoteur, le Ministre des finances Achmet, mais il exaspéra la population et Achmet fut assassiné, comme nous l’avons vu. L’emploi du papier-monnaie continua pourtant et fut une des causes les plus certaines de la chute de la dynastie mongole, qui fut renversée par celle des Ming en 1367, soixante-quatorze ans après la mort de Khoubilaï.