Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 2

CHAPITRE II

Le miracle du savetier borgne


Je veux vous conter à cette occasion un grand miracle que Dieu fit à Badgad en faveur des chrétiens.

En l’an 1225 du Christ, régnait à Bagdad un calife qui haïssait les chrétiens. Jour et nuit il recherchait comment ceux qui habitaient son royaume, il pourrait les contraindre à devenir mahométans ou les faire mourir. Il examinait souvent la chose avec les prêtres de sa religion, malintentionnés, eux aussi, à l’égard des chrétiens. C’est d’ailleurs une vérité bien connue que tous les musulmans du monde veulent beaucoup de mal à tous les chrétiens du monde.

Le calife et ses prêtres s’avisèrent d’un passage de notre évangile, où il est dit qu’un chrétien, pourvu qu’il ait de la foi seulement gros comme un grain de sénevé, s’il ordonne à une montagne de se lever, la montagne se lèvera. Et certes cela est vrai. Quand le calife eut trouvé ce passage de l’évangile, il fut tout joyeux, croyant avoir enfin un moyen de faire abjurer les chrétiens ou de les mettre à mort. Il manda devant lui tous ceux qui habitaient son royaume et qui étaient très nombreux. Quand ils furent réunis, il leur montra l’évangile et leur fit lire ce texte :

— Est-ce la vérité ? demanda-t-il.

— Sans doute, répondirent les chrétiens.

— Nous allons, dit le calife, en faire l’épreuve. Parmi vous, qui êtes si nombreux, doit bien se rencontrer ce petit peu de foi : ou vous ferez remuer cette montagne que vous voyez là (et il leur en montra du doigt une qui était tout près), ou je vous ferai tous mourir de malemort. Si vous voulez échapper, faites-vous musulmans et obéissez à notre loi. Je vous accorde un délai de dix jours. Passé ce temps, si la montagne n’a pas remué, vous aurez à choisir entre la mort ou la conversion.

Ayant ainsi parlé, il les congédia.

Quand les chrétiens eurent entendu ces paroles, ils furent d’abord saisis d’une grande frayeur, puis bientôt se confièrent à Dieu leur créateur pour les tirer de ce péril extrême. Évêques, prêtres et fidèles, ayant tenu conseil, ne trouvèrent d’autre ressource que de se tourner vers Celui de qui vient tout bien, le suppliant qu’il les prît en pitié et les arrachât aux mains du cruel calife.

Ils passèrent huit jours en prières. Au bout de ce temps un évêque eut une vision. Un ange du ciel l’avertit qu’il fallait recourir à un savetier borgne. Dieu, dans sa bonté, exaucerait la prière de cet homme. Or sachez que ce savetier menait une vie droite : il jeûnait, ne commettait aucun péché, assistait à la messe chaque jour et chaque jour aussi prenait sur son gain de quoi donner aux pauvres pour l’amour de Dieu.

L’évêque, ayant eu cette vision à plusieurs reprises, en prévint les chrétiens. On fit venir le savetier et on lui dit que ce serait à lui de faire la prière exigée, que Dieu avait promis de l’accomplir si elle venait de lui. Mais on avait beau lui conter le songe de l’évêque, il s’excusait, protestant qu’il n’était point tel que l’on croyait. Pourtant, devant l’insistance de tous, il finit par promettre de faire ce que l’on désirait.

Le jour fixé par le calife arriva ; dès le matin, tous les chrétiens, hommes et femmes, petits et grands, au nombre de plus de cent mille, se levèrent et allèrent à l’église pour entendre la messe. La messe terminée, ils se dirigèrent tous ensemble vers la montagne ; ils allaient en procession, la précieuse croix devant eux, tous chantant et pleurant. Quand ils arrivèrent, ils trouvèrent le calife qui les attendait avec toute son armée de Sarrasins, prêts à les massacrer ou à recueillir leur abjuration, car de penser que Dieu pût exaucer leur prière, personne ne s’en avisait. Les chrétiens avaient une grande frayeur, néanmoins ils plaçaient leur espoir en Jésus-Christ, leur Dieu.

Alors le savetier demanda à l’évêque sa bénédiction, puis, à genoux devant la sainte croix, les mains levées vers le ciel, il commença à prier. « Seigneur Dieu tout puissant, je te conjure, au nom de ta miséricorde, que tu daignes faire cette grâce à ton peuple afin qu’il ne meure pas et que ta foi ne soit ni abattue ni avilie ni méprisée. Ce n’est pas que je sois digne de t’invoquer. Mais ta puissance et ta bonté sont si grandes que tu écouteras ma prière, moi qui suis ton serviteur plein de péchés. »

Ainsi fit-il sa prière et sa supplication à Dieu, le souverain Père par qui toutes grâces sont accomplies. Alors, sous les yeux du calife, des sarrasins et de tous les assistants, la montagne se leva et alla là où le calife avait ordonné aux chrétiens de la transporter. Tous furent saisis d’étonnement à la vue de ce miracle que Dieu avait accompli pour les chrétiens. Un très grand nombre de Sarrasins se firent chrétiens ; le calife lui-même se fit baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit mais il tint sa conversion secrète. Quand il mourut, on trouva une petite croix pendue à son cou. Aussi les Sarrasins ne voulurent-ils pas le mettre à côté des autres califes et l’ensevelirent à part.

Quant aux chrétiens, ils s’en retournèrent avec de grandes marques d’allégresse, rendant grâce au Créateur de ce qu’il avait fait pour eux.