Les Merveilles de l’île mystérieuse

Contre un mur vertical de fer forgé, le « Fulton » s’écrasa, comme aspiré par un cyclone terrible.

Les Merveilles de L’ÎLE Mystérieuse


Asservir à notre
volonté ces forces de la nature qui semblent conjurées pour notre destruction, c’est le plus beau succès du génie humain. Combien, cependant, en est-il, parmi ces énergies naturelles, dont nous ne sommes pas encore parvenus à nous rendre maîtres ! Arrivera-t-on à les utiliser quelque jour ? C’est ce progrès gigantesque que suppose réalisé l’auteur du récit qu’on va lire, récit fantastique, mais partant de données précises, scientifique autant que romanesque, et qui pourrait bien n’être qu’une anticipation de temps plus ou moins éloignés, le tableau probable ou possible d’époques futures.


Cétait dans la nuit du 15 au 16 mars de l’année dernière, au cours d’un voyage d’études que je faisais dans les colonies françaises de l’océan Indien. Notre bateau, le Fulton, qui faisait la navette entre Mahé et les Comores, était une de ces vieilles barques à vapeur, orgueil de nos ancêtres, qui, de disgrâce en disgrâce, dans l’attente du démolisseur, sont tombées à assurer tant bien que mal le service postal des petites lignes sans importance commerciale. Il présentait un curieux aspect, avec sa cheminée démodée comme un haut de forme des anciens jours, et ses deux mâts courtauds, sans doute fichés là pour parer à une avarie possible de la machine et qui, le cas échéant, n’eussent pas été capables de porter assez de toile pour traîner le lourd sabot au plus prochain port.

SINGULIERS EFFETS D’UN CYCLONE.

Au premier effort du cyclone qui nous assaillit dans cette nuit mémorable, nos mâts inutiles se brisèrent comme verre, et l’on embarqua des paquets de mer qui éteignirent les feux. Avant d’avoir lutté, notre situation était désespérée ; nous étions désarmés, livrés aux hasards de la tempête et, au dire même du capitaine, nous ne pouvions que nous laisser porter dans la course giratoire du vent. Pendant la nuit entière, nous fûmes le jouet de l’air et des flots, tantôt escaladant des montagnes d’eau, tantôt glissant jusqu’aux abîmes, parmi les gémissements et les cris, les craquements de la vieille coque et le hurlement de la tourmente, si lugubre qu’on ne l’oublie jamais quand on l’a une fois entendu. Chacun de nous savait, à n’en pouvoir douter, qu’il allait mourir, mais le pis était qu’il fallût attendre cette mort pendant des heures d’anxiété atroce, des heures qui semblaient des siècles ! Nous parcourions les innombrables tours d’une spirale folle, nous rapprochant toujours d’un point fatal, qui était le centre de la tornade, et où le tourbillonnement du vent élevait jusqu’aux nues une colossale trombe d’eau, semblable à l’unique et effrayante colonne qui eût soutenu le ciel croulant. Encore quelques tours, et le navire, projeté contre ce pilier, plus infrangible que le porphyre et l’airain, s’y fût fracassé comme une coque d’œuf.

Subitement, par un caprice inconcevable, le vent tourna, sans perdre de sa violence, et se prit à nous pousser dans le sens opposé à celui que nous suivions. Le bateau tangua horriblement, parut hésiter à obéir à cet ordre contradictoire, puis, virant de bord, s’éloigna de la trombe avec impétuosité, refaisant les innombrables boucles en sens contraire ; et cependant nous voyions l’immense colonne d’eau se tordre, se dévider comme une bobine et finalement choir au milieu des embruns. Bientôt notre chevauchée échevelée suivit une ligne droite, comme si, le vent et nous, nous étions ensemble aspirés par la gueule de quelque monstre invisible dans les lointains de la mer. Le capitaine, étonné, nous criait, en se servant de ses deux paumes comme d’un porte-voix, qu’il n’avait jamais observé pareille chose sur aucun Océan. Mais nous n’eûmes pas le temps de nous demander quelle cause obscure, quelle puissance extraordinaire changeait ainsi la direction des cyclones, car la terre apparut.

ASPIRÉS PAR LA BOUCHE D’OMBRE.

Ce fut d’abord une tache noire au-dessus de l’horizon, puis la tache grandit, enveloppa toute la mer, se hérissa de falaises à pic sur lesquelles nous étions dirigés par une force inconnue. Après Charybde, c’était Scylla, l’inévitable heurt d’un bâtiment lancé avec la vitesse d’un bolide contre un mur de basalte.

Une aube grise, qui semblait se voiler devant l’horreur du spectacle, nous montra dans le flanc de la falaise un grand trou noir qui buvait le vent avec des éructations sinistres. Toute la tempête, avec nous qu’elle emportait, s’abîmait là, dans les entrailles de la terre, comme, dans la caverne de la Fable, à l’appel d’Éole, se ralliaient les souffles marins. Nous allions franchir cette redoutable porte, être happés par cette bouche d’ombre… Le glas de la cloche d’alarme tinta, couvrant nos hurlements d’angoisse.

L’appel fut entendu… car il se fit un grand bruit d’airain, tout à coup suivi d’un effroyable choc qui me projeta en l’air comme un obus vivant.

Je repris mes sens au contact de l’eau. J’étais tombé à la mer parmi les débris du Fulton, brisé en mille pièces, qui couvrait les rochers de ferrailles tordues, de pièces de bois, d’un chaos indescriptible. Le vent s’était apaisé et de nombreux cadavres s’en allaient au jusant. Des plaintes passaient dans le silence scandé par la respiration d’une mer calme. Bien heureusement, je pouvais prendre pied dans les eaux basses, car j’étais meurtri et ensanglanté et j’eusse été trop faible pour la nage. Je parvins au sable sec où je me laissai choir, épuisé. Quand je pus en toute quiétude promener mes regards autour de moi, je constatai que l’ouverture béante de la falaise où, tout à l’heure, nous avions craint d’être engagés de force, avait disparu. À sa place, un mur de fer forgé tombait verticalement, sur lequel le heurt du navire avait laissé des éraillures brillantes. Assurément, cette mystérieuse trappe s’était abattue juste à temps pour nous barrer le passage et causer notre ruine.

UNE ÎLE QUI N’A PAS SA PAREILLE.

Une voix me héla. Le capitaine, seul survivant, avec moi, du désastre, les vêtements en lambeaux, souillé d’écume et d’algues, se traînait péniblement sur le sable.

« La mauvaise fortune, dit-il, nous fait aborder sur le territoire le moins visité du globe. À n’en pouvoir douter, c’est l’île d’Outre, une formation volcanique sortie de la mer depuis moins d’un siècle et dont de très rares géographes ont pu marquer la position en plein milieu de l’océan Indien.

— Vous prétendez là d’étranges choses, capitaine, et l’affreux malheur qui nous frappe n’a-t-il pas ébranlé momentanément votre jugement ? Comment se pourrait-il faire que, dans cette mer si continuellement
Chaque heurt de la mer sur ces plaques d’acier meut, à l’intérieur de la jetée, des arbres de couche actionnant, par l’intermédiaire d’engrenages, les métiers à tisser.
sillonnée de navires, alors que la Terre n’a plus de secrets, une île pût être si mal connue ?

— Cela est, pourtant. Quand cette île parut, et alors qu’elle n’était encore qu’un rocher aride et inhabitable, coiffé d’un volcan, on y abordait facilement. Mais, depuis de nombreuses années, elle semble se défendre mystérieusement contre la curiosité. Légende ou vérité, tous ceux qui ont tenté de s’en approcher ont été chassés de la route choisie par des ouragans subits. On dit qu’il en sort, comme d’une outre pleine d’air, une haleine tempétueuse qui repousse les navires. De là son nom. »

Mes regards rencontrèrent la porte de fer qui masquait l’entrée du souterrain.

« En tout cas, dis-je, la tempête peut sortir par là, car la tempête y est entrée. Et ce métal forgé nous signale à coup sûr l’intelligence humaine. Il y a des hommes ici, affirmai-je avec force, de puissants ingénieurs, des civilisés…

— Pour ce qui nous regarde, soupira le capitaine, il serait heureux que cela fût ».

Il parlait encore que je l’interrompis par l’explosion d’une joie soudaine. Une petite barque tournait le promontoire et se dirigeait vers nous, sans rames et sans voile, sous l’impulsion d’un moteur intérieur. Un homme nous y faisait des signaux pacifiques. Il était vêtu fort correctement à la française, quoique la coupe de ses habits affectât une forme légèrement surannée. Quand il fut proche, il sauta hors de l’embarcation et courut de roc en roc jusqu’à ce qu’il nous eût atteints.

« Messieurs, nous dit-il, croyez que nous sommes profondément attristés de ce qui vous est arrivé et que nous eussions tenté l’impossible pour l’éviter. Mais nous ne pouvions laisser le navire pénétrer dans l’Antre des Vents sans vous vouer tous à une mort certaine. Nous en avons fermé la porte pour vous ménager la seule chance de salut qui vous restât. Je vois, hélas ! ajouta-t-il après un regard sur les cadavres flottants, que peu d’entre vous en auront profité. Pour l’instant, le mieux est que vous me suiviez au port. Vos compagnons recevront une sépulture convenable et les épaves utilisables seront recueillies. »

LE RENDEZ-VOUS DES INVENTEURS.

La faiblesse où nous étions, le capitaine et moi, écourta nos actions de grâces. Notre sauveteur nous aida à prendre place dans la barque, qui partit à toute vitesse. Nous essayâmes de raconter notre histoire, et, comme nous nous étonnions du dénouement de la tempête et de la force mystérieuse qui nous avait précipités contre l’île, l’inconnu nous dit gravement :

« Il faut vous attendre à d’autres étonnements. Nous sommes un peuple d’inventeurs que la misère et l’incrédulité de ceux qui détiennent la puissance de l’or ont forcés à se retirer du monde. Vous êtes-vous demandé ce que deviennent tant d’esprits ingénieux qui ne réussissent pas à faire exploiter leurs découvertes ? Avez-vous compté ceux qui meurent de faim près de leurs brevets inutiles ? Beaucoup d’entre eux ont trouvé ici un refuge et se rient maintenant des sots qui traitaient de chimères leurs inventions géniales. À nous tous, déportés volontaires, nous avons créé sur ce roc nu de l’industrie et de la vie. Nous sommes les maîtres de la Nature. Cette île, nous l’avons choisie à dessein sur le chemin des grands cataclysmes, et nous captons les ouragans comme les oiseleurs capturent les colombes, pour utiliser dans nos maisons, dans nos ateliers, la force de l’air. Vous avez très judicieusement remarqué qu’une aspiration soudaine changea cette nuit la direction du cyclone. C’était nous qui emmagasinions notre récolte de vent dans les caves profondes de notre sol. Le vent, c’est de l’air comprimé qui ne nous coûte rien, et que nous utilisons. »

Pendant que parlait cet homme extraordinaire, capable de commander aux vents et à la mer, notre barque s’amarrait à la digue d’un port plein de tumulte affairé.

LES VAGUES EMPLOYÉES POUR LE TISSAGE.

Cette digue même était chose curieuse et jamais vue. Les pentes n’étaient point faites de pierres de taille, mais de tôles mobiles sur un moyeu, qui faisaient bascule avec un bruit de ressort qui se déclanche, à chaque fois que la mer y déferlait.

« Vous voyez, nous dit notre guide, que nous savons même utiliser le mouvement des vagues de la mer. Chaque heurt de la lame sur ces plaques d’acier fait faire un pas à une roue dentée, dans un compartiment intérieur de la jetée. Le mouvement est transmis par un arbre de couche à un système d’engrenages et met en jeu automatiquement des métiers à tisser, dans ces jolies fabriques que vous voyez sur le rivage. La mer est la grande travailleuse qui ourdit nos vêtements, notre linge, la toile qui garantit des intempéries les végétaux dont nous avons besoin. »

Nous avions mis pied à terre et nous nous acheminions vers la ville.

L’homme poussa une porte.

« Voilà ce que fait la mer », dit-il.

Nos regards plongeaient dans une longue galerie où le soleil se jouait sur des myriades de fils tendus, parmi des roues tournantes et le glissement des courroies de transmission. En cadence, les navettes, poussées par des mains invisibles, couraient comme un éclair à travers la chaîne. Les lourds battants se soulevaient, retombaient, serraient les fils et les enlaçaient ensemble. Des femmes, souriantes dans la lumière, enroulaient sans effort des pièces de l’étoffe miraculeuse, ici fine et transparente comme de la batiste, là chaude et pesante.

« Nous l’avons rendue docile et patiente, reprit notre compagnon, cette mer capricieuse qui a tué tant d’hommes et qui les secoue sur son dos comme une rétive monture !

— Mais, quand elle se fâche, pourtant ? insinua le capitaine.

— Les jours où elle est irritée, elle fait son ouvrage plus vite et avec plus de courage, voilà tout. Nous profitons de sa colère.

— Et la marée ? Quand les eaux sont basses, elles sont lointaines et mortes…

— Oui, le flot ne bat la jetée qu’environ neuf heures par jour. Mais vous, civilisés, ne lui accorderez-vous pas la journée de neuf heures ? »

UN TRAVAILLEUR INFATIGABLE : LE VENT.

Les premiers jours que je passai à l’île d’Outre, je dus prendre un repos forcé. Au début, j’avais cru que l’exaltation procurée par tant de nouveauté aurait eu raison de ma peine, mais la commotion avait été trop forte et mes blessures, douloureuses quoique insignifiantes, me retinrent au lit. De ma chambre, spacieuse et confortable, j’avais vue sur la ville. Les ingénieurs avaient tiré le meilleur parti des ressources de cette terre volcanique. Les maisons, bâties en lave, noires mais non pas tristes sous le soleil fulgurant du tropique, étaient de formes originales et harmonieuses. Les distances étant assez courtes, on ne voyait guère de véhicules, sauf les chars industriels mus par l’électricité ; et la population, peu dense, n’animait les rues que par son activité extraordinaire. Ce pays me parut particulier en ce qu’on y avait poussé très loin l’utilisation des forces naturelles qui sont, ailleurs, perdues.

C’est à peine si nous savons, en Europe, nous servir de cette énergie qui ne coûte rien, l’énergie du vent pour nos moulins, celle des chutes d’eaux de nos montagnes. Nous préférons en créer à grands frais, principalement par la combustion de la houille qui, dans l’île d’Outre, était inconnue. Il avait bien fallu aux exilés trouver des sources d’énergie active qu’ils n’eussent pas la peine de transformer. Le vent, la foudre, la pluie, l’océan, le feu même du volcan qui dominait l’île de son cratère géant, étaient devenus leurs auxiliaires habituels.

On ne saurait imaginer les multiples usages tirés du vent. J’avais assez rudement appris comment on pratiquait, si je puis ainsi dire, l’embouteillage des cyclones. Le feu terrestre avait creusé le sol de l’île d’une grande quantité de cavernes assez régulièrement arrondies et groupées comme les trous d’une éponge, chacune communiquant avec un vaste gouffre central au voisinage du volcan. Les hommes en avaient poli patiemment et longuement les parois. Les galeries, transformées en autant de gigantesques corps de pompes, avaient reçu de fantastiques pistons qui les parcouraient à frottement dur dans toute leur longueur. Les bras de ces pistons arrivaient, comme les rayons d’un soleil d’acier, dans la grande caverne du centre. Là l’inépuisable foyer volcanique fournissait la force nécessaire à les mouvoir, par l’interposition d’effrayants leviers, de volants de cent pieds de haut. Tout le sous-sol, peut-on dire, était devenu une énorme pompe aspirante et foulante. Un cyclone était-il annoncé, et cet événement était des plus fréquents, aussitôt les ouvriers du Feu, ouvrant les soupapes du volcan, mettaient en branle la machine. Avec un hurlement sinistre dont résonnaient les flancs de la montagne, les bielles colossales se mouvaient, les tuyaux d’échappement crachaient du feu, on levait les portes des antres béants sur la mer, et les pistons remontaient, buvant les tempêtes qui se précipitaient en mugissant dans le vide des cavernes, emplissant tout l’abîme souterrain de leurs ruées. L’île avait une provision d’air que la course inverse des pistons maintenait à une pression utilisable industriellement.

Cet air comprimé était distribué partout, par des canalisations semblables à celles dont nous usons pour le gaz d’éclairage. Il servait la meule des minoteries, le tour des potiers, le pressoir des foulons, que sais-je ? La nuit, un jet d’air balayait les poussières des rues mieux que le meilleur appareil mécanique employé par nos services de voirie. Au foyer domestique, l’air acceptait encore l’humble mission d’activer le feu, et, dans ma chambre même, tandis que je me remettais de mes fatigues, au milieu d’une chaleur tropicale, je pouvais, en tournant un robinet placé près de mon lit, m’inonder d’un courant frais et reposant.

CE QU’ON FAIT AVEC L’AIR COMPRIMÉ.

Je recevais de fréquentes visites de notre sauveteur, l’honorable M. Esprit Delair, un homme considérable à qui, justement, le département des Vents était confié. Ce n’était point une sinécure, ainsi que je m’en assurai, à ma première sortie, en inspectant son laboratoire. Le digne monsieur vivait au milieu d’instruments de précision qu’il avait lui-même fabriqués, des anémomètres, des hygromètres, des manomètres reliés aux réservoirs souterrains. À chaque heure du jour, il devait noter l’état des courants atmosphériques, prévoir les sautes de vent et les bourrasques. C’est encore lui qui, d’après les réserves disponibles, réglait la consommation d’air comprimé dans la colonie. Averti le premier, par ses appareils, des tornades lointaines, il téléphonait aux ouvriers du Feu d’ouvrir les cloisons des antres, de déboucher les couloirs d’aspiration, de faire la manœuvre des pistons ; et, pressant un bouton électrique, il levait les trappes pour capter la tempête.

Pendant mon séjour, l’envie s’attaqua souvent à ce grand homme : on l’accusait de détournements, de dépenser follement le vent pour son usage personnel, tandis qu’il le distribuait aux colons avec parcimonie. À la vérité, M. Esprit Delair n’était pas parfait : il était fou de musique. C’est un secret qu’il nous confia, au capitaine et à moi, quand nous fûmes entrés dans son intimité, et nous le gardâmes fidèlement, par gratitude. Souvent, quand nous étions réunis dans son cabinet vitré dominant la mer, devant des tasses pleines d’une odorante infusion, il ouvrait mystérieusement un robinet soustrait au compteur et, pendant des heures, nous écoutions l’air passer à travers les mille tuyaux d’un orgue éolien, ingénieusement disposé par le savant et qui jouait automatiquement, si on ne l’arrêtait, tout l’œuvre de Wagner.

M. Delair avait aussi la charge de défendre l’île contre la curiosité des étrangers qui eussent pu attenter à l’indépendance de ses habitants. Les jours où quelque navire était en vue, on ne pensait plus à faire des économies de vent. Au contraire, on ouvrait toutes les écluses, on vidait à la fois tous les magasins d’air. Le navire, assailli par la formidable bourrasque échappée aux flancs de la terre, prenait une autre direction et laissait inviolé le secret qu’on tenait à cacher au monde.

L’ÉCLAIRAGE ÉLECTRIQUE PAR LES NUAGES.

« Je suppose, dis-je un jour à notre ami, que c’est aussi avec des moulins à air que vous obtenez la force électrique qui nous éclaire ? »

On était au crépuscule. La température étant accablante, nous buvions des boissons fraîches sur une terrasse dominant la ville et la mer.

« On le pourrait sans doute, répondit orgueilleusement M. Esprit Delair ; on peut tout faire avec le vent. Mais si nous devions lui emprunter toute l’énergie dont nous avons besoin, il n’y suffirait peut-être pas. Vous avez vu la marée tisser nos vêtements sous la surveillance de mon éminent ami, M. Élisée Reflux. Le ministère de la Foudre est confié à un physicien allemand, M. Pilsech, qui se charge d’emprunter l’électricité aux nuages. Dans cette région où le temps est constamment orageux, où le tonnerre gronde tous les soirs au coucher du soleil, on devait y penser. Et tenez, ajouta mon interlocuteur, voici les nuages qui s’amassent et M. Pilsech est à son poste. »

De sourds grondements annonçaient l’orage vespéral. L’index de M. Delair me montrait une nuée de cerfs-volants qui s’envolaient de tous les coins de la ville jusqu’à obscurcir le ciel.

« Nous n’avons pas eu besoin de beaucoup perfectionner l’expérience de Franklin », murmura M. Esprit Delair.

— Ces jouets…

— Sont recouverts de minces feuilles d’étain et le fil qui les retient prisonniers est imbibé d’eau acidulée. Ils recueillent toutes les décharges de l’atmosphère. Ce sont de vulgaires paratonnerres, mais avec cette différence qu’au lieu de conduire au sol et de perdre ainsi l’électricité des nuées, ils se relient à d’immenses batteries d’accumulateurs où cette force est mise en réserve. Et puis, ce n’est pas tout, nous faisons aussi de l’électricité avec de la vapeur.

— De la vapeur ? »

M. Esprit Delair se tourna vers le centre de l’île et indiqua le volcan, délicieusement coloré en rose par les feux du couchant, tandis que ses assises se poudraient déjà d’un bleu de nuit.

« Voilà notre chaudière », dit-il.

VISITE AUX FORGES DU VOLCAN.

Le volcan était la grande merveille de l’île, si pleine de merveilles ! Jamais hommes n’avaient possédé un si formidable esclave, et si dévoué à leurs ordres. Nul panache ne paraissait à son sommet ; on l’eût dit éteint. Il n’en était rien. D’audacieux ingénieurs avaient fait dériver ses flammes dans des canalisations qui s’ouvraient au pied de la montagne par de multiples cratères, et le feu, s’échappant par ces issues nouvelles, avait
Avec un hurlement sinistre dont résonnaient les flancs de la montagne, les tuyaux d’échappement crachaient du feu, les bielles colossales se mouvaient, faisant tourner des volants de cent pieds de haut.
abandonné la cheminée centrale. Celle-ci, on l’avait bouchée et cimentée : le cratère principal était devenu une gigantesque marmite que la flamme léchait par-dessous, et que l’eau emplissait. Une cloche métallique énorme couvrait le tout, pouvait à volonté s’ouvrir par de grands volets, ou fermer hermétiquement la chaudière au moyen de vis de pression. L’ébullition continue de la colossale masse d’eau fournissait la vapeur et aux pompes souterraines et aux forges situées en contrebas. On entendait tout le jour les marteaux-pilons battre le fer sur les enclumes dans les ateliers qui cerclaient la base du volcan.

C’était au volcan qu’on empruntait les métaux, en même temps que l’énergie pour les forges. On séparait le fer et le cuivre en fusion par une sorte de tamisage, des épurations successives, des ruisseaux enflammés qui coulaient de toutes parts ; on les faisait refroidir dans des moules réfractaires ; après quoi, la forge les prenait, les martelait, leur donnait les formes utiles.

Je fis avec le capitaine l’excursion des forges. Nous partîmes dès l’aube, une aube lumineuse et limpide. Après deux heures de marche parmi les olivettes de plantation récente qui s’accommodaient du sol rocailleux et couvraient les pentes de leurs petits bouquets de folioles grises, nous commençâmes à entendre le grand bruit des marteaux. Je ne pouvais m’empêcher de remuer la cendre de mes souvenirs classiques. Je revivais le voyage d’Ulysse et les grands récits mythologiques. L’antre d’Éole était là, tout près, sous terre, avec les urnes où dorment les vents, Zéphire et Borée, Eurus et Notus ; et maintenant nous allions voir les Cyclopes !

Devant nous, montait dans le ciel le volcan chapeauté d’un dôme d’airain, sur lequel des soupapes s’ouvraient de temps à autre pour laisser fuir un mince jet de vapeur. À partir d’une certaine hauteur, la montagne était âpre et nue, d’aspect tourmenté, avec des coulées de cendres anciennes. Elle semblait nager dans les brouillards que formaient les fumées à sa base. Des tunnels la perçaient de part en part, par où dévalait le torrent des laves rouges. Des hommes noirs, nus jusqu’à la ceinture, précipitaient les richesses métalliques de ces torrents, les séparaient des scories, faisaient se figer la matière brillante dans d’immenses creusets. On la roulait sur des chariots dans des fours dont le vent, amené par des conduits, activait la flamme.

La forge proprement dite emplissait de ses meules et de ses pilons, de ses enclumes, de vastes grottes voûtées, pleines de fracas. Le métal incandescent était posé sur des tables d’airain. Un grand sifflement passait et de la voûte s’abattait rythmiquement une masse de fer de plusieurs tonnes qui faisait voler des gerbes d’étincelles, pétrissait la matière comme une pâte molle, la formait en roues massives, en longs rubans… L’objet manufacturé noircissait lentement à l’air et tombait dans des bassins d’eau froide avec un frémissement irrité.

Dans un colosse barbu, nonchalamment appuyé sur une enclume, je crus reconnaître Vulcain lui-même, le roi du fer.

Nous restâmes de longues heures à nous griser de bruits, à admirer l’œuvre de l’homme, le spectacle grandiose et terrible du feu.

LES MARÉES MONTENT L’EAU À TOUS LES ÉTAGES.

J’osai m’adresser au dieu de cet enfer, à l’homme qui ressemblait à Vulcain.

« Voilà une chaudière, dis-je en montrant le cratère fermé, qui doit vaporiser d’énormes quantités d’eau ?

— Nous en dépensons, en effet, plus de six cents tonnes par jour.

— Est-il possible ? Mais alors les pluies du ciel ne suffisent pas à compenser la perte. D’où vient donc l’eau ?

— On la monte, dit l’homme flegmatiquement.

— Tous les jours, vous montez six cents tonnes d’eau et plus à cette hauteur ?

— Non pas nous. C’est la marée qui sert à cela. Vous ne vous doutiez pas que nous pussions aussi utiliser les marées ?

— Mais la différence de niveau de la pleine mer à la mer basse est de six ou sept mètres. Comment l’eau peut-elle monter à la hauteur du cratère ? Le volcan a bien deux cents mètres de haut. »

L’homme sourit.

« Imaginez, dit-il, un levier coudé à angle droit et suffisamment rigide, dont la grande branche ait deux cents mètres. Abaissez la petite branche jusqu’à la rendre horizontale ; la grande, en décrivant dans l’air un arc d’un rayon égal à sa longueur, ira prendre la position verticale et portera à une hauteur de deux cents mètres, le fardeau dont vous aurez chargé son extrémité. Et cependant vous n’aurez fait faire qu’un très court trajet à la petite branche ! Voilà le principe. Vous allez en voir l’exécution. Naturellement, il faut appliquer à la petite branche une force colossale, un poids supérieur à celui de la grande branche et de ce qu’elle porte, un poids qui puisse pourtant varier pour permettre l’abaissement de la grande branche après son élévation. C’est ici que les différences de niveau de l’Océan, aux heures différentes du jour, entrent en jeu. »

Nous contournions la montagne et, tout à coup, apparut la chose la plus colossale que j’eusse jamais vue. De ce côté la mer battait le flanc du volcan. Sur le rivage, deux pylônes cyclopéens portaient un moyeu d’acier de vingt pieds de diamètre, sur lequel pouvait tourner un énorme levier angulaire. Ce levier, dont la charpente rappelait par sa forme notre Tour Eiffel, était composé de poutres d’acier réunies par des chevrons et des entretoises. Sa petite branche, relativement assez courte, était boulonnée par son extrémité à un grand radeau flottant sur la mer, un radeau dix fois plus vaste que le plus monstrueux steamer et chargé lourdement. La grande branche, longue de plus de deux cents mètres, portait une benne pouvant contenir environ trois cents tonnes d’eau.

« Vous voyez, nous dit l’homme, le flux, en soulevant le radeau, élève la petite branche du levier et, par conséquent, abaisse jusqu’au niveau de l’eau l’extrémité de la grande. La benne se remplit. Puis le reflux fait descendre le radeau, opérant une traction sur la petite branche, tandis que le grand bras s’élève peu à peu jusqu’à la hauteur du cratère où la benne déverse sa charge d’eau. Il faut six heures pour la montée, six heures pour la descente, et je ne vous apprends pas qu’il y a deux marées par vingt-quatre heures. Pendant ce laps de temps, six cents tonnes d’eau environ sont donc montées jusqu’à la chaudière. Il a fallu un labeur énorme pour établir cette machine, mais désormais elle travaille seule, indéfiniment, sans qu’on ait à s’en soucier. »

… Nous suivions, à la tombée du jour, la pente pleine de murmures qui conduisait à la ville, parmi les odeurs d’encens des bois d’oliviers. Quelques étincelles, dans les coins d’ombre, témoignaient que les lucioles allaient ouvrir leur bal et se pendre en festons aux branches. Au loin, les terrasses-citernes de la ville luisaient clair comme de petites mares. Le capitaine réfléchissait aux visions de la journée.

« Ne trouvez-vous pas, disait-il, que les habitants de cette île abusent de la bénignité de la nature ? Si pourtant elle se vengeait ? »

Mais comment l’eût-elle pu faire, jugulée qu’elle était, et si bien asservie qu’on ne voyait point par où elle pourrait livrer passage à une fureur pourtant légitime ?

COUVÉS AU FEU DE LA DISCUSSION.

Lorsqu’on vit dans un milieu actif, il arrive qu’on ait honte de son inaction. J’en étais là. Je rougissais d’être inutile à cette colonie de fourmis laborieuses. Pourtant, que pouvais-je faire ? Mes études, toutes théoriques, ne m’avaient nullement préparé à un labeur précis. Je n’avais ni l’esprit inventif de ces hommes choisis, ni la force musculaire ou l’habileté manuelle nécessaire à qui eût voulu leur servir d’aide. Tout au plus pouvais-je être leur historien, si je revenais jamais en Europe, office qu’ils tenaient sans doute pour peu de chose, puisqu’ils cachaient systématiquement au monde leur vie et leurs travaux.

« Il n’y a point d’homme inutile, me dit M. Delair, auquel je m’ouvris de mon embarras. Le tout est de connaître et de mettre à profit votre talent particulier. Que savez-vous faire ?

— Mon Dieu ! si ce n’est bavarder, je ne vois point…

— Arrêtez ! Savoir bavarder, c’est quelque chose. Nous avons ici des assemblées de philosophes qui ne font rien autre, de l’aube au soir. Mêlez-vous à eux, et la colonie vous en sera reconnaissante.

— Eh quoi ! Importe-t-il à la colonie que je sache discuter sur le mécanisme de la pensée ou sur la valeur comparée des différents systèmes ?

— Assurément. Nous tirons parti de tout. »

L’assemblée permanente des philosophes tenait ses assises au centre de la ville, dans un grand hall fermé. Les éclats de voix, tout le long du jour, en perçaient les murailles. Quand j’y entrai, il s’y faisait un tumulte indescriptible. Plusieurs orateurs parlaient à la fois, en gesticulant, sans prendre le temps d’éponger la sueur qui coulait de leurs tempes. Chaque parti semblait en colère au point d’en venir aux mains avec l’adversaire.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque je vis les combattants se rasseoir soudain, calmés ; des adversaires, tout à l’heure irréductibles, se serraient la main avec effusion en se félicitant réciproquement de la force de leurs arguments et de leur habileté oratoire ! Comme on voyait mon étonnement :

« La philosophie est une joute de beaux esprits, quelque chose comme une escrime, me dit-on. On se pique au jeu, on s’échauffe, mais tout finit gentiment, ainsi que dans la bonne société.

— Mais, observai-je, je vous pensais d’esprit plus pratique. À quoi tendent ces puériles polémiques ? »

On me poussa, par des couloirs, dans l’intérieur d’une sorte de ruche, dont chacune des mille alvéoles contenait un œuf de poule ou de cane. Çà et là, quelques poussins avaient déjà percé leur coque et, s’échappant soudain, couraient vers la pâtée. Il régnait en ce lieu une chaleur particulière, toute semblable à celle que répand le duvet d’un édredon.

« Les paroles et les gestes des orateurs, les divers mouvements de la foule, me dit mon interlocuteur, produisent dans l’air des vibrations calorifiques qu’il eût été dommage de laisser perdre. Ces ondes vibratoires ont tendance à se disperser sans profit dans la salle dont elles n’augmentent que peu la température. Mais nous sommes arrivés, au moyen d’un petit appareil, à les faire converger sur ces couveuses qu’elles baignent d’une chaleur assez égale, d’environ 41 degrés. En sorte que, pour nous, le feu de la discussion n’est pas une simple métaphore. Et nous pouvons, sans remords, nous livrer les plus folles batailles de mots, risquer pour notre récréation les plus effrontés paradoxes. Une belle dispute, c’est l’espoir d’une belle couvée ! »

LA RECETTE DU PRINTEMPS ÉTERNEL.

On ne saurait vraiment dire jusqu’où allaient ces subtils inventeurs. L’agriculture requérait particulièrement leurs soins. Pour qui a pu contempler les riches vignobles étagés aux flancs du Vésuve, ce n’est pas un mystère que les alluvions volcaniques sont particulièrement propres à la végétation. Outre les plantations d’oliviers, l’île contenait aussi des vignes, des champs ensemencés en céréales, des jardins miraculeux, pleins en toute saison de fleurs et de fruits.

La région cultivée ressemblait à une serre immense. La chaleur et l’eau lui étaient distribuées à bon escient, et rien n’était livré au hasard. Un jardin ne recevait point d’averse au delà de ses besoins, et l’arrosage automatique corrigeait la sécheresse de l’air pendant les journées torrides. Il n’était pas rare qu’on eût des nuits froides, mais les cultures étaient maintenues à une température égale par des irrigations d’eaux thermales. De cette façon, était créé artificiellement le printemps éternel que les poètes ont chanté, et le même jour, en quelque saison que ce fût, on voyait à la fois s’épanouir les fleurs de mai et mûrir les fruits de septembre.

Mais cela n’est pas tout. Un certain physicien gascon découvrit, en décomposant par le prisme la lumière du soleil, qu’au delà du spectre coloré, au delà même des rayons ultra-violets du spectre sombre dont les propriétés chimiques sont connues depuis longtemps, il existe, en outre, des radiations d’une espèce particulière, capables d’accroître l’intensité des phénomènes vitaux, et cela dans d’extraordinaires proportions.

Ce nouveau Prométhée eut l’idée de capter les rayons solaires dans une énorme lentille, d’en extraire ces radiations vitales pour les répandre sur son verger. Au point où ses études étaient parvenues, l’expérience était déjà concluante. Le dispositif adopté ne manquait pas de beauté. Au-dessus des jardins, au sommet d’une tour élevée, un gigantesque disque convexe, à transparence de cristal, tournait sur un axe, par un mouvement d’horlogerie, suivant le cours diurne du soleil, et en concentrait les rayons sur un foyer éblouissant qu’on ne pouvait regarder sans en être aveuglé. Le brûlant faisceau de lumière perdait ensuite sa force sur un prisme qui répandait sur tout le centre du jardin toutes les couleurs de l’écharpe d’Iris. En ce lieu, on avait disposé des fontaines jaillissantes, pour la beauté du spectacle, car les eaux en semblaient de changeantes moires allant du rouge le plus vif au violet le plus épiscopal, et réjouissaient la vue en même temps que l’air en était rafraîchi.

Et quel n’était pas l’émerveillement, lorsque les regards se portaient sur la végétation ambiante ! Tout était calculé pour qu’y tombassent les radiations vitales de l’astre, et les végétaux y croissaient avec une exubérance de sève qu’aucun climat n’avait connue. Les orangers, dont le tronc avait sept à huit mètres de tour, fléchissaient sous le poids de pommes d’or grosses comme des pastèques ; des vignes enlacées à des ormeaux étalaient des grappes somptueuses dont les grains noirs et jaunes avaient le volume d’une moyenne orange. Il n’était pas jusqu’aux plus humbles graminées des pelouses qui n’eussent leur part de l’aubaine, et les fougères elles-mêmes secouaient des têtes chevelues, énormes comme les panaches des dattiers.

Il était grandement question de répandre dans toute l’île ce merveilleux mode de culture qui l’eût fait ressembler au Paradis de la Genèse et au jardin des Hespérides. Hélas ! il était dit que l’humaine industrie n’irait pas plus loin, et j’étais destiné à assister à la plus lamentable catastrophe qui eût, au cours de l’Histoire, découragé le Progrès.

LA VENGEANCE DE LA NATURE.

Un matin, qu’accoudé à la fenêtre de ma chambre, je respirais avec délices les senteurs balsamiques de la campagne, mêlées au rude parfum de l’Océan, je ne fus pas peu surpris de voir que le volcan était couronné de grandes écharpes de fumée. C’était comme quand la force de la vapeur, dépassant brusquement la limite des pressions tolérées, soulève le couvercle des
Le cratère du volcan était devenu une gigantesque marmite que la flamme léchait par-dessous : une cloche métallique énorme, couvrant le tout, pouvait à volonté, à l’aide de panneaux, s’ouvrir ou se fermer hermétiquement.
bouilloires. L’air devenait peu à peu humide et brûlant. L’île tout entière fut envahie par un brouillard épais qui cacha la lumière du soleil. Les rues étaient agitées, pleines de monde ; on poussait des clameurs. Bientôt le sol lui-même gronda et se secoua comme si un dragon formidable, longtemps endormi, se réveillait dans ses profondeurs.

Avec des tumultes d’invasion, on vit courir par toutes les voies les forgerons, noirs de cendre, qui criaient quelque chose d’incompréhensible. Je descendis me mêler à la foule. « L’éruption ! l’éruption ! » ce mot volait de toutes les bouches avec des cris de terreur.

Des nouvelles stupéfiantes, des récits incoordonnés se croisaient dans les groupes. On disait que soudainement la force du feu central s’était accrue. Des flots de lave ardente avaient noyé les forges et dispersé les travailleurs. Il y avait au bas de la montagne des cadavres carbonisés. Cette fumée, c’était toute l’eau de la grande chaudière, du grand lac bouillant, qui se vaporisait à la fois.

Tout à coup, une effroyable détonation retentit, et le brouillard s’emplit d’une lueur rouge. En place de la vapeur humide, une pluie de cendres commençait à tomber ; des nuées de pierres s’abattirent sur les maisons, churent dans la mer avec le frémissement des tisons qui s’éteignent. Le volcan avait repris possession de sa cheminée centrale et vomissait des flammes. Il faisait à la fois noir et rouge comme dans une nuit d’incendie.

Un terrible hurlement, une poussée, une fuite éperdue… Le fleuve de lave balayait la ville d’une langue ensanglantée, ensevelissant les hommes. La terre était constamment agitée de hoquets. Il s’y ouvrait, çà et là, des crevasses par où les vents emprisonnés s’échappaient avec un sifflement angoissant. Ailleurs, les gaz ayant formé, dans le sous-sol, des mélanges détonants, on entendait des craquements sourds, des bruits d’explosions. L’antre des vents, ouvert par mille fissures, répandait les tempêtes ; la mer bondissait, écumait, se tordait sous l’aiguillon du cyclone…

Le petit groupe désespéré dont j’étais reculait devant le feu jusqu’au rivage infranchissable.

Alors, des lointains monta une vague épouvantable, la plus énorme que j’eusse jamais vue. C’était comme un mur mouvant qui atteignait les nuées. Où fuir ? Mes jambes fléchissaient. Autour de moi, je voyais courir des ombres inconsistantes dans de la fumée ; j’entendais des plaintes, des cris sinistres… Où étais-je ? Où était le capitaine ? Je ne reconnaissais personne et je crois bien que je criais, mais je n’entendais pas ma voix.

L’île semblait descendre au fond de l’Océan. On était dans l’eau jusqu’aux chevilles… déjà, dans la mer ! La grande vague arrivait toujours, courant comme un cheval au galop… Le relief de la terre s’affaissait dans l’attente de sa venue, comme si toute l’île, craignant le choc, courbait d’avance l’échine, s’aplatissait d’épouvante.

Et brusquement la crête écumeuse fléchit. Il se creusa un ourlet géant… Le grand mur d’eau croula… Je fermai les yeux… Tout le murmure de la mer entra dans mes oreilles…

. . . . . . . . . . . . . . .

La mort ne voulut pas de moi, cette fois encore. Le hasard permit que je fusse accroché par un débris flottant. Un de ces grands steamers qui font le service entre Plymouth et Hong-Kong, lui-même battu par la tempête, me recueillit, à demi mort, épave secouée au gré de la mer qui venait d’engloutir pour jamais jusqu’au souvenir de l’île magique et de ses habitants !

Compositions de H. Lanos.
Octave BÉLIARD.