Michel-Lévy frères (p. 123-132).

XV

une partie

Dans la soirée du vingt-deux février, un peu avant huit heures, deux hommes se rencontrèrent dans le jardin du Palais-Royal. Une impression si pénible les pénétra tous deux aux premiers regards qu’ils échangèrent, que leurs traits s’altérèrent en même temps, et que leurs paroles entrecoupées avaient peine à se faire entendre.

L’un était Herman de Rocheboise, qui depuis la tombée de la nuit, heure qui lui apportait la liberté de sortir de sa retraite, errait sous les arbres du Palais-Royal, enveloppé d’un manteau, le chapeau rabattu sur les yeux, et ne perdant pas de vue l’arcade dans laquelle s’ouvre le restaurant Gorazza ; l’autre était Léon Dubreuil, qui sortait de ce même restaurant, et qui, après avoir consulté sa montre, allait se diriger vers le faubourg Saint-Germain.

C’était le soir que Valentine avait fixé pour ouvrir son âme à Léon, et avoir avec lui un entretien qui fixerait leur destinée mutuelle. Dubreuil et Herman s’en souvenaient bien, et tous deux avaient attendu ce soir-là avec une égale anxiété.

Depuis longtemps les anciens amis ne s’étaient rencontrés ; ils étaient sous l’influence de cet embarras douloureux qui se fait sentir après une amitié brisée, lorsque, au lieu du toi si longtemps échangé, le vous doit venir sur les lèvres ; lorsqu’on sent encore d’anciennes et intimes confidences déposées dans le sein de celui auquel on va adresser des paroles indifférentes et froides.

Mais c’était surtout une répulsion profonde que Rocheboise et Dubreuil éprouvaient l’un pour l’autre : le premier était trahi, le second trahissait ; car malgré les motifs généreux de Léon, le fait d’enlever à Herman la femme qui pouvait devenir son seul soutien était le même, et, en pareil cas, la haine de celui qui commet l’offense n’est pas moins vive que celle de l’offensé.

Ainsi, lorsque dans cette allée d’arbres, obscure et déserte, par une soirée d’hiver, Herman se trouva subitement devant les pas de Léon, tous deux tressaillirent et restèrent un instant immobiles. Ils sabordèrent ensuite avec une contenance où se mêlaient l’ancienne familiarité et le salut que s’adressent deux étrangers.

Herman se remit le premier, étant préparé à cette entrevue, car il était venu attendre Dubreuil à la sortie du restaurant où celui-ci dînait tous les jours. Il avait aussi son plan tracé, et devait appeler à lui autant de forces que de sang-froid.

— Puisque j’ai l’avantage de vous rencontrer, dit-il à Léon après quelques paroles insignifiantes, je profiterai de ce moment pour vous adresser une demande.

— Je ne puis que vous assurer de ma bonne volonté à y souscrire, répondit Léon en s’inclinant.

— J’ai toujours été malheureux avec vous, monsieur Dubreuil ! reprit Herman avec un sourire dont il était impossible de comprendre le sens et en regardant son interlocuteur.

— Que voulez-vous dire ? demanda Léon d’une voix très-altérée par le trouble de sa conscience.

— Mais… que dans nos dernières parties j’ai perdu plusieurs fois de suite avec vous des sommes assez rondes.

— Ah ! c’est cela ? interrompit Dubreuil souriant à son tour. Je vous rappellerai alors que si j’ai joué avec vous, c’était sur vos vives instances, et que je ne puis m’attribuer un malheur venant de votre faute ou de celle du sort.

— Aussi n’est-ce point de la pitié que je demande, veuillez ne pas vous y tromper, mais une revanche.

— Oh ! rien n’est plus légitime… Fixez vous-même le moment.

— Alors, ce soir ; à présent, si vous le voulez bien.

— À présent ? dit Léon en tressaillant, c’est impossible.

— Impossible ! répéta Herman, reprenant son sourire énigmatique et son regard pénétrant. Vous avez donc précisément pour ce soir de bien importantes affaires ?

— Non, vraiment, répondit Léon en redoublant d’efforts pour que les battements de son cœur ne se fissent pas entendre dans sa voix, mais j’ai des engagements… et comme je présume qu’il vous est tout à fait indifférent…

— Vous vous trompez… Je suis superstitieux comme un joueur, et certain pressentiment me dit que cette heure doit m’être favorable. Dans ma situation vis-à-vis de vous il m’est permis, je pense, de profiter de tous les avantages, même de ceux qu’en pourrait croire imaginaires.

— Monsieur, cette instance…

— Est bizarre, insensée, si vous le voulez, mais enfin je tiens à me mesurer avec vous, et en ce moment même plus que vous ne pouvez l’imaginer. Et tenez, nous voici précisément à quelques pas de l’hôtel Vaudoul.

Herman désignait une de ces maisons de jeu clandestines qui, depuis la fermeture des établissements de ce genre, se sont formées sur plusieurs points de Paris, à la condition de conserver toujours les apparences d’une maison particulière, et de ne s’ouvrir que pour des habitués qui gardent le secret de leur commerce illicite. Ceux-ci peuvent s’y réunir en liberté à toute heure.

À cette provocation pressante, Léon recula d’un pas ; l’inquiétude qui l’agitait depuis le commencement de cet étrange entretien redoubla vivement.

Il eût voulu, au prix de tout au monde, aller chercher auprès de Valentine une décision dont sa destinée dépendait, et un vague pressentiment lui annonçait que cette soirée perdue ne se retrouverait pas. Il sentait le soupçon d’Herman peser sur lui, il entrevoyait à travers le motif apparent dont celui-ci se couvrait, la volonté de le séparer de Valentine ce soir-là, et peut-être pour toujours.

Mais cela même était une raison puissante pour ne pas affermir par un refus obstiné les suppositions qu’avait pu former Rocheboise, et compromettre ainsi les projets dans lesquels il avait mis son plus ardent espoir.

Ce dernier sentiment l’emporta.

— Je vous suis, monsieur, dit-il à Herman d’une voix brève.

— C’est bien.

— J’espère du moins que lorsque je vous aurai donné une revanche suffisante, vous me laisserez libre ?

— Vous n’avez jamais cessé de l’être par mon fait : c’est l’honneur qui vous commande, à ce que je suppose.

Dès lors ce fut Dubreuil qui marcha avec le plus de résolution et d’impatience vers la maison de jeu.

Les deux jeunes gens entrèrent dans une pièce où ils se trouvaient seuls. Une table à tapis vert éclairée de deux bougies était garnie de cartes et de jetons.

Mais les regards des deux rivaux se portèrent en entrant sur la pendule. Elle marquait sept heures et demie.

Herman, en attirant Dubreuil dans cette maison de jeu, voulait gagner sur son rival le temps que celui-ci destinait à un rendez-vous précieux, et celle victoire-là il était presque sûr de l’obtenir.

Il déposait avec lenteur ses gants, son chapeau, arrangeait ses cheveux, tandis que Léon, les sourcils contractés, battait déjà les cartes, et d’un regard impatient pressait son adversaire de venir prendre place.

En même temps, dans son for intérieur, il jurait Dieu d’aider la fortune de manière à ce que Herman eût bientôt toutes les revanches possibles et lui fît grâce de la rage du jeu qui le possédait.

Mais les chances de malheur échappent à la volonté comme celles du succès. La bonne veine dans laquelle Dubreuil s’était toujours trouvé en face de Rocheboise le poursuivait impitoyablement. D’ailleurs, s’il jetait les cartes au hasard, ou commettait à plaisir les plus grandes maladresses, Herman n’était guère plus à son jeu : l’équilibre se rétablissait ainsi de ce côté, et le bonheur de Léon l’emportait toujours.

Herman, loin de sembler abattu par ces défaites, conservait un sourire triomphant et railleur.

— Ma revanche tarde bien à venir, disait-il parfois en accentuant ses paroles ; mais n’importe, je suis sûr de l’obtenir ce soir.

Cette chance fatale prolongeait le jeu bien plus que le malheureux captif ne l’avait présumé. Enfin, après une demi-heure, Herman gagna quelques coups de suite ; les deux parties se trouvaient à peu près au pair, et Dubreuil fit un mouvement pour quitter la table ;

— Un moment ! dit Rocheboise d’un ton impératif. Il reste encore un terrible arriéré, dont je prétends aussi faire justice aujourd’hui.

Léon retomba à sa place pâle et frémissant.

— Vous faites ?… demanda-t-il.

— Dix louis, si vous voulez.

— Tenus.

Dubreuil gagna. Depuis cet instant, la chance revint de son côté plus fixe et plus implacable que jamais.

Les mises augmentaient à chaque instant. Les joueurs étaient animés par cette ardeur âpre et cruelle que donne toujours la vue de l’or passant et repassant sous les yeux, mais cent fois plus par la passion puissante qui se cachait en eux. Le temps qui s’écoulait était leur plus vif intérêt, et le s’écoulait rapidement… Il apportait une joie amère à Herman, un découragement extrême à Léon. Les coups égaux du balancier venaient, répondre dans leur sein à tous deux et s’unir aux battements de leurs cœurs.

Le jeu se poursuivait dans un calme sombre qu’interrompaient seulement les mots consacrés au retour de chaque partie ; ensuite on n’entendait au milieu du silence que le froissement des cartes, et ce mouvement de la pendule qui semblait résonner plus haut dans cet espace ému et solitaire.

Herman perdait des sommes qu’il ignorait lui-même, mais il triomphait de son rival, il le tenait enchaîné pendant l’heure de ce rendez-vous outrageant pour lui, et dont la pensée lui était odieuse, Souvent son regard furtif consultait le cadran ; il voyait l’heure de ce rendez-vous s’écouler, et chaque minute qui lui emportait ses faibles ressources, les derniers débris de sa fortune, lui donnait à savourer en retour les peines, les angoisses, la colère de son rival ! Il souriait sur le penchant de sa ruine, et gardait avec bonheur la victime qu’il tenait enfermée dans ses serres.

Léon n’avait plus le pouvoir de contenir ses impressions en lui-même ; son irritation impétueuse jaillissait sur ses traits enflammés, dans ses mouvements brusques, violents. Herman s’animait en même temps ; leurs paroles, leurs cartes étaient jetées et croisées avec une rapidité étourdissante… et le jeu s’élevait toujours davantage.

Au milieu de cette tempête intérieure, et comme Herman relevait et comptait les jetons d’une partie, la pendule sonna onze heures. Léon sentit chaque coup de ce timbre tomber sur son cœur. Dans le rapide instant de repos qui lui était accordé, il appuya le coude sur le tapis et laissa tomber sa tête dans sa main, se livrant sans contrainte à son accablement, quand l’heure était venue où il lui fallait absolument renoncer à voir Valentine.

Herman, sans paraître l’observer, aperçut la pâleur, l’altération profonde de ses traits et murmura en lui-même :

— Mon Dieu, il l’aime donc bien !…

Une impression poignante le saisit ; il compara ce sentiment si pur, si dévoué de Léon avec son amour, à lui, égoïste et cruel ; il se sentit vaincu de ce côté et humilié de lui-même !…

Un moment de mélancolie profonde, de rêverie silencieuse vint régner à la place des passions ardentes.

Quand les deux adversaires relevèrent la tête, l’intérêt suprême qui les avait jusque-là possédés secrètement tous deux était décidé ; il ne s’agissait plus que de jouer pour le jeu même, et d’en finir avec la fortune.

Les parties successives ne furent plus alors qu’un duel à outrance. Il régnait dans cette étroite salle une chaleur extrême, les bougies agitées se consumaient vite, comme l’existence des joueurs dans ces moments de lutte violente. Tout avait pris le caractère d’un combat mortel. Le front des rivaux était chargé de colère, leurs poitrines palpitantes, leurs yeux couverts avaient ce regard froid et perçant du combattant qui cherche à porter sa lame dans le cœur !… Certes, en ce moment, le jeu n’était pour eux qu’un simulacre de l’ardeur qu’ils auraient mis tous deux à se saisir, à s’étreindre, à s’arracher la vie !…

À minuit, on vint les avertir qu’il était temps de se retirer.

Le compte fait, Herman, qui jouait depuis longtemps sur parole, devait dix mille francs.

Dans la situation particulière où il se trouvait, poursuivi pour dettes, sans domicile avoué, il sentait que son adversaire avait droit d’exiger de lui d’autres garanties qu’un engagement verbal.

— Je vais, dit-il à Léon, vous faire une reconnaissance de cette somme.

— Une reconnaissance ! répéta Bubreuil avec le plus ironique sourire.

— Vous dites cela, monsieur… d’un ton…

— Qui exprime ma façon de penser. Je dois croire un billet de vous chose à peu près nulle.

En toute autre circonstance, Dubreuil, avec sa dignité de caractère, eût rougi d’outrager la pauvreté, mais il avait le cœur plein de rage contre Herman ; toute vengeance était bonne.

Rocheboise avait tressailli de honte et de colère à cette insulte. Il venait de tirer son portefeuille pour déchirer un feuillet des tablettes sur lequel il pensait écrire une reconnaissance de la somme perdue. De nombreux billets se trouvaient entre ses doigts. C’étaient ces valeurs de criminelle origine fabriquées par lui sous la funeste influence de Pasqual, et dont les deux associés ne devaient faire usage qu’au moment de quitter la France… Même en ce moment où d’autres émotions le possédaient fortement, Herman éprouva un frisson douloureux en les revoyant.

Cependant il pouvait s’en servir à cet instant pour prouver à Dubreuil qu’il n’était pas aussi dénué et misérable que celui-ci le pensait… Cédant à la pitoyable vanité de paraître encore riche, faible avec lui-même, inconsidéré dans ses actions, il jeta sur le tapis plusieurs de ces billets endossés de signatures d’aspect divers, en disant d’un air de hauteur vindicative :

— Vous voyez pourtant, monsieur, que je pourrais faire honneur à mes engagements.

Malheureusement Dubreuil était de sang-froid, et la raison lui suggéra une proposition fort logique et fort simple.

— Ces valeurs me semblent bonnes, en effet, dit-il en les examinant ; alors pourquoi ne m’en donneriez-vous pas en paiement ?… Voici, ajouta-t-il, un billet de six mille cinq cents, et un de trois mille cinq cents qui feraient la somme.

Herman frémissant, l’haleine suspendue, fit un mouvement rapide pour jeter la main sur les billets…

Un regard de Léon l’arrêta.

Léon avait tressailli en même temps qu’Herman, et la pâleur qui couvrait le visage de son ancien ami s’était répandue sur le sien.

Il réfléchit une minute, et dit en ne conservant plus qu’un peu d’altération dans la voix :

— Vous consentez à me remettre ses billets, n’est-ce pas ?… Si vous êtes dans la résolution de faire honneur à votre dette, que vous importe que je reçoive en nantissement votre signature ou ces titres ; donc, une hésitation, un refus de me les livrer pourrait faire supposer le contraire.

Le moment où il ferait usage de ces funestes papiers s’était toujours présenté à Herman dans un lointain très-vague ; sur le point de les faire passer en d’autres mains, de prendre en face de lui-même le nom de faussaire, il frissonna de tout son corps… Mais la nécessité était absolue, implacable ; il prit d’une main glacée les deux billets désignés et les tendit à Dubreuil.

Celui-ci, après avoir placé les valeurs dans son gousset, se leva en silence, salua Rocheboise sans porter les regards sur lui, et sortit.

Herman, qui s’était levé machinalement, retomba à sa place et cacha son visage entre ses mains.

Ce ne fut que lorsque le domestique de la maison lui eut réitéré l’invitation de se retirer qu’il revint à lui. Il descendit alors les degrés et marcha dans la rue avec une rapidité fébrile. Les passants étaient rares à cette heure ; en montant la rue du Bac, il aperçut Dubreuil qui tournait dans celle de l’Université pour regagner sa demeure. Alors il eut encore un mouvement de joie en songeant qu’il l’avait forcé du moins à changer l’emploi de sa soirée. Puis il se ressouvint trop rapidement de ce qu’il lui en avait coûté !

Le lendemain, Herman, surexcité encore dans sa passion par le sacrifice qu’il lui avait fait, monta une garde assidue à sa fenêtre pour surveiller le moment où Dubreuil se présenterait à la porte du pavillon.

Ce n’était point de sa part un vain espionnage qui ne dût servir qu’à calmer ou redoubler ses inquiétudes. Il avait cédé encore à la faiblesse de son caractère, en prenant un moyen détourné pour arracher Léon à une entrevue avec Valentine qui devait être décisive ; mais il s’était bien juré en même temps, qu’après avoir éludé ainsi le moment le plus difficile, il mettrait un terme à une liaison coupable, en usant hautement et ouvertement de ses droits. Il prétendait donc, à l’instant où Dubreuil se présenterait chez madame de Rocheboise, y paraître lui-même ; et cette demeure, enfin, étant celle de la femme qui portait son nom, il pouvait légalement en expulser un rival, quitte ensuite, s’il l’exigeait, à lui rendre raison par les armes.

Il était donc depuis le matin à sa croisée, s’efforçant de percer du regard une brume épaisse, et épiant toutes les ombres qui approchaient du pavillon.

Mais vers cinq heures du soir, Pasqual, rentrant d’une longue course, lui remit quelques lettres arrivées à l’hôtel de la Chaussée-d’Antin depuis qu’il l’avait quitté pour une retraite inconnue.

Deux de ces lettres étaient de son père ; Herman ne put point tarder de les ouvrir.

Dans la première, datée du mois précédent, le comte de Rocheboise se plaignait amèrement de la suspension de paiement de la rente que lui avait allouée son fils, et de l’embarras dans lequel le jetaient trois mois écoulés sans toucher d’argent.

La seconde, beaucoup plus récente, ne contenait que quelques remontrances sévères sur l’inconséquence de conduite par laquelle Herman avait dissipé si rapidement sa fortune. Cependant, le vieux comte, pour ne pas augmenter les tourments d’esprit de son fils, lui disait que, quant à lui, il avait rencontré une ressource inattendue dans cette seconde lettre.

Après avoir donné le temps strictement nécessaire à cette lecture et au dîner, qui fut promptement terminé, il retourna à son poste d’observation.

Le jour, qui avait baissé tout à coup, ne permettait plus de distinguer les objets. Il descendit, et se mit à errer devant le mur d’enceinte du jardin, où l’ombre du soir était augmentée par les rameaux surplombants des arbres.

Comme il s’attachait à observer ceux qui pourraient venir du fond de la rue et se diriger vers la demeure de Valentine, la petite porte du jardin fut entr’ouverte par quelqu’un qui allait sortir, mais continuait à s’entretenir avec une personne à l’intérieur.

Herman reconnut bien vite les deux voix qui parlaient : c’étaient celles de Dubreuil et de Valentine.

Il était venu trop tard… bouillonnant de colère, il eut cependant la force d’écouter ce qui se disait.

C’étaient des mots d’adieu, sans suite, mais dont l’accent concentré était encore empreint de l’émotion qui avait régné dans l’entretien.

— Rentrez, Valentine, disait Léon, vous êtes demeurée trop tard dans ce jardin. Votre main est glacée.

— Non… l’air me fait du bien, répondit Valentine. J’avais la tête brûlante.

— Oh ! oui… tout ce que vous m’avez dit…

— Maintenant, vous me connaissez comme moi-même.

— Trop bien !

— Vous savez ce secret qui remplira toute ma vie… qui devait mourir avec moi… Maintenant il mourra avec nous.

Il y eut un moment de silence causé par l’impression profonde qui brisait leurs voix.

Puis Léon prononça, de l’accent le plus altéré :

— Adieu, Valentine.

— Oui, dit-elle d’une voix non moins frémissante, adieu pour le présent… mais ensuite…

— Oh ! ensuite… qui sait !… qui sait ! murmura Léon avec un profond soupir.

Puis il sortit, et la porte du pavillon se referma.

Dubreuil, s’éloignant avec précipitation, et tournant du côté opposé à celui où se trouvait Herman, ne l’aperçut point.

Pour Rocheboise, qui avait été ainsi joué sans que la faute en fût à personne, il se croisait les bras de stupeur et tremblait de rage impuissante. Jeté en dehors de ce secret, il ne comprenait rien, ne pouvait rien deviner… Les projets de fuite formés par Dubreuil étaient-ils accueillis ou repoussés par Valentine ? Il n’avait plus aucun moyen de l’apprendre… Mais ce qu’il voyait du moins, c’est que tous deux s’aimaient, et que leurs cœurs s’entendaient parfaitement.

Dans cette extrémité, Herman s’arma de résolution, prit un parti décisif et plus digne que tout autre, celui de renoncer à Valentine, de ne plus rien tenter pour la voir, de perdre tout souvenir d’elle.

Peut-être eût-il eu la force de tenir ce serment si un événement ne fût venu mettre sa résolution à une épreuve plus difficile.