Les Mendiants (Verhaeren)


LES MENDIANTS


Les jours d’hiver quand le froid serre
Les bourgs, le clos, le bois, la fagne,
Poteaux de haine et de misère,
Par l’infini de la campagne,
Les mendiants ont l’air de fous.

Dans le matin, lourds de leur nuit,
Ils s’enfoncent au creux des routes,
Avec leur pain trempé de pluie
Et leur chapeau comme la suie
Et leurs grands dos comme des voûtes
Et leurs pas lents rythmant l’ennui ;

Midi les arrête dans les fossés
Matelassés de feuilles, pour leur sieste ;
Ils sont les éternellement lassés
De leur prière et de leur geste,
Si bien qu’au seuil des fermes solitaires
Ils apparaissent, tels des filous,
Le soir, dans la brusque lumière
D’une porte ouverte tout à coup.

Les mendiants ont l’air de fous.

Ils s’avancent, par l’âpreté
Et la stérilité du paysage,
Qu’ils reflètent, au fond des yeux
Tristes de leur visage ;
Avec leurs hardes et leurs loques
Et leur marche qui les disloque,
L’été, parmi les champs nouveaux,
Ils épouvantent les oiseaux ;
Et maintenant que décembre sur les bruyères
S’acharne et mord
Et gèle, au fond des bières

Du cimetière,
Les morts,
Un à un, ils s’immobilisent
Sur des chemins d’église,
Mornes, têtus et droits,
Les mendiants, comme des croix.

Les mendiants ont l’air de fous.

Avec leur dos comme un fardeau
Et leur chapeau comme la suie,
Ils habitent les carrefours
Du vent et de la pluie.

Ils sont le monotone pas
— Celui qui vient et qui s’en va
Toujours le même et jamais las —
De l’horizon vers l’horizon.

Ils sont les béquillants,
Les chavirés et les bancroches ;
Et leurs bâtons sont les battants

Des cloches de misère
Qui sonnent à mort sur la terre.

Ils sont les éternels stigmatisés
Par la pitié et les miséricordes
Les épuisés et les usés
D’âme et de corps
Jusqu’à la corde.

Aussi, lorsqu’ils tombent enfin,
Séchés de soif, troués de faim,
Et se terrent comme des loups,
Le soir,
Au fond d’un trou,
Le désespoir
Plus vieux que n’est la mer
Se fixe en leurs grands yeux ouverts.

Et ceux qui viennent
Après les besognes quotidiennes,
Ensevelir à la hâte leur corps

Ont peur de regarder en face
L’éternelle menace
Qui luit sous leur paupière, encor.