Flammarion (Théâtre IIp. 208-237).
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ACTE QUATRIÈME


Un carrefour, dans la forêt, à la tombée de la nuit. À droite, un pauvre calvaire de bois se dresse sur des marches de pierre herbues et disjointes. Le soleil est couché derrière les arbres, et leurs hautes branches se dessinent, se découpent en noir sur l’ardeur rouge du ciel occidental. Les chemins de l’ouest sont éclairés de lueurs sanglantes, tandis que les ombres crépusculaires envahissent tout l’orient. Une brume, rose ici, et là bleue, monte de la forêt. Durant l’acte, les lueurs du ciel s’affaiblissent, agonisent, meurent, l’ombre gagne les chemins, la forêt s’assombrit ; le ciel, où quelques étoiles s’allument, devient d’un violet pâle, la nuit se fait progressivement.



Scène première

MADELEINE, JEAN ROULE
Au lever du rideau, une patrouille, conduite par un officier, traverse la scène. Aussitôt passée, Jean Roule et Madeleine débouchent d’un chemin et, la main dans la main, ils écoutent la patrouille dont les pas rythmés et le cliquetis d’armes vont se perdant dans la forêt. Ensuite, ils s’avancent vers le calvaire. À ce moment, les branches de la croix qui s’enlèvent nettement sur le ciel sont frappées d’un reflet orangé, qui s’éteint bientôt. Madeleine est en cheveux, drapée dans une mante sombre. Elle porte quelques lanternes de papier non allumées qu’elle dépose sur les marches du calvaire. Jean Roule écoute encore. Le silence maintenant est profond.


Jean Roule, presque bas.

Je ne les entends plus…

Madeleine

C’est la dernière patrouille. On ne nous croit pas ici… Les dragons gardent tous les chemins et toutes les sentes qui mènent au Pré-du-Roy !… nous ne serons pas dérangés !…

Jean

Ne crains-tu pas qu’en allumant les lanternes que tu as apportées…

Madeleine

Non… Nous sommes loin de la ville, loin des postes… Et c’est là-bas qu’on nous surveille !… D’ailleurs, il n’y aura pas de lune, ce soir… Il faut bien qu’ils te voient… qu’ils puissent voir mon Jean… quand il leur parlera… (Jean s’assied sur une marche, songeur, Madeleine va couper quelques branches, et dispose ensuite les lanternes sur la plate-forme du calvaire.) On dirait d’une fête !…

Jean

Une fête !… (Silence.) Pourvu qu’ils viennent ?

Madeleine

Ils viendront !… (Ayant fini, elle vient près de Jean debout.) Oh ! je t’en prie, ne sois pas nerveux, agité !… Fais un grand effort sur toi-même !… Du calme ! je t’en conjure !… En attendant qu’ils viennent, veux-tu marcher encore un peu !…

Jean

Non… non… j’aime mieux être près de toi !… assieds-toi près de moi… donne-moi tes mains ?…

Madeleine donne ses mains.
Madeleine

Comme elles sont brûlantes, tes mains !… (Un silence.) Tu souffres… de la faim ?

Jean, secouant la tête.

Je souffre de n’avoir plus confiance. Ils m’échappent de plus en plus, ma chère Madeleine… Les uns sont las de lutter… les autres se croient trahis… parce que je les ai voulus des hommes !… C’est toujours la même chose !… Si nous n’avions pas reçu de Belgique cet argent qui leur a permis de manger un peu, depuis deux jours, ils auraient déjà tout lâché !… Ton père, lui-même !…

Madeleine

Oh ! le père est malade !… C’est trop d’émotion pour lui !… Depuis votre entrevue avec Hargand, à peine s’il sait ce qu’il dit !… Il n’a plus sa raison.

Jean

Sa pensée est au château, avec le maître !… Il s’est repris à sa servitude… Les autres aussi, va !… Et puis, quand le soupçon est entré dans l’esprit des foules… c’est fini !…

Madeleine

On exploite leur faiblesse et leur ignorance… C’est naturel… et tu devais t’y attendre !… Mais tu peux les reconquérir !…

Jean, secouant la tête.

Ils ne savent donc pas ce que c’est que le sacrifice… Ils s’effarent devant la faim… et tremblent devant la mort !…

Madeleine

Il faut leur apprendre à supporter l’une… à braver l’autre !…

Jean

Et comment ?… Je m’y épuise en vain…

Madeleine

Par la douceur… et par la bonté !…

Jean

Ils diront que je suis lâche !…

Madeleine

Est-ce à coups de fouet que Jésus soulevait les hommes ? (Jean fait un geste de découragement.) Ce sont les mêmes hommes… Rien n’a changé !… (Elle appuie ses mains tendrement à l’épaule de Jean.) Sois doux et sois bon… ne t’emporte pas… Et dis-leur des choses simples… des choses qu’ils puissent comprendre !… Sous la dure enveloppe de leur corps, ce sont de pauvres petites âmes que tout effarouche… Ne les heurte pas par la violence… Aime-les… même s’ils t’insultent… Pardonne-leur… même s’ils te frappent !… Sois avec eux, comme avec de pauvres malades ou des petits enfants !…

Jean

Oh ! Madeleine !… Quel cœur est le tien !… Et comme je me sens petit… petit, devant toi…

Madeleine

Ne dis pas cela !… Mais que serais je sans toi ? Te souviens-tu comme j’étais faible et timide… et comme il faisait nuit dans mon âme ?… Tu es venu !… Et tout ce qui était obscur en moi… s’est illuminé !… Et c’est de ta lumière, de ta lumière, mon bien-aimé, que je suis faite, aujourd’hui !…

Jean

Aujourd’hui !… c’est toi qui me soutiens, Madeleine… toi qui redresses mon courage… quand il chancelle… toi qui, de mes défaillances, fais sans cesse un renouveau de force et de foi… C’est dans tes yeux… dans le ciel profond de tes yeux que je vois luire l’étoile future… et se lever, enfin, l’aube de la suprême délivrance !… Et j’avais deviné et j’avais vu tout cela, tout cela, dans tes larmes !

Madeleine

Souviens-toi, quand je pleurais !… (Elle appuie sa tête contre la poitrine de Jean.) Rien qu’un seul de tes regards séchait aussitôt mes yeux !… Et, à ta voix qui me parlait… c’était, mon Jean, comme des palais… des palais où les pauvres étaient vêtus d’or… où je voyais passer toutes mes détresses en longues traînes brillantes… ailées aussi, belles et légères comme des fleurs !… Oh ! tu ne peux pas savoir les miracles de ta présence !… Et comment, rien que d’être là, près de nous, tu changeais en un royaume éblouissant… notre maison si misérable et si noire !…

Jean

Madeleine ! Madeleine !… J’avais vu tout cela dans tes larmes !

Madeleine

Et mes petits frères !… Souviens-toi, quand ils pleuraient !… Tu les prenais sur tes genoux, tu les berçais, tu leur disais des choses si douces !… Et ils te souriaient, et ils s’endormaient, apaisés, heureux, dans tes bras ?… (Jean enlace Madeleine.) Eh ! bien… fais pour ceux qui vont venir ici… tout à l’heure… ce que tu faisais pour mes petits frères et pour moi… Et ils te souriront… et ils te suivront… jusqu’au sacrifice… jusqu’à la mort… en chantant !

Jean

Oh ! Madeleine !… Madeleine !… J’accepte tout ce ce qui peut arriver !… Quelques amertumes… quelques trahisons… quelques douleurs qui m’attendent encore… je ne me plaindrai plus… puisqu’il m’a été donné de rencontrer, un jour, sur mon chemin de misère, la joie immense et sublime de ton amour !… (Ils se serrent, s’embrassent.) Oh !… tes yeux… que j’y puise la force sainte… tes lèvres… que j’y boive le miracle !… (Ils restent enlacés quelques secondes.) Encore !… encore !… Si le jour pouvait ne plus se lever jamais sur l’ivresse d’une telle nuit !…

Madeleine, tout d’un coup, elle s’est levée.

Tais-toi !… tais-toi !… Écoute !… (Elle fait quelques pas écoutant.) J’entends des pas… j’entends des voix !… Ce sont eux !…

Jean se lève. Il se passe la main sur le front.

Jean

Allons ?…

Madeleine, revenant vers Jean.

Quoi qu’ils fassent, mon Jean, quoi qu’ils disent… sois bon… tu me l’as promis.

Jean, sans force.

Oui !…

Madeleine, allant à l’entrée d’une sente, à droite, et parlant aux grévistes encore invisibles.

Par ici !… Par ici !…

Un à un, groupe par groupe, les grévistes débouchent de la sente.



Scène II

JEAN ROULE, MADELEINE, PHILIPPE HURTEAUX, PIERRE ANSEAUME, JOSEPH BORDES, JULES PACOT, ZÉPHIRIN BOURRU, FRANÇOIS GOUGE, PIERRE PEINARD, GRÉVISTES, FEMMES, ENFANTS.
Pierre Anseaume

Salut, Madeleine !

Madeleine

Salut, Pierre !…

Pierre Anseaume, allant vers Jean.

Fais attention !… Il y en a ici qui viennent avec de mauvaises idées…

Jean

Je le sais, Pierre… Mais je leur parlerai….

Pierre Anseaume

On les a travaillés, depuis quelques jours !… Et si tu fouillais dans leurs poches… tu y trouverais peut-être de l’argent qui sent encore les doigts de Maigret !…

Jean

Tu te trompes, Pierre… Il y a ici des gens sans courage, oui !… Des traîtres !… je ne peux pas le croire….

Pierre Anseaume

Il y a des crapules partout !… Fais attention… Moi, je t’approuve… je suis pour toi… et je veille !…

Jean, serrant la main de Pierre.

Il y aussi de braves cœurs… Merci, camarade… j’ai toujours compté sur toi…


Les grévistes arrivent toujours : des hommes avec leurs tabliers de cuir et leurs chapeaux collés au crâne ; les autres en tenue des dimanches ; d’autres déguenillés. Il y a beaucoup de femmes, avec des fichus sur la tête ou de longues mantes noires, qui traînent des enfants ou les portent dans leurs bras. Figures hâves, décharnées, avec des marques de souffrance et de faim ; figures farouches aussi, toutes dans une pénombre qui ajoute à l’expression des visages un caractère impressionnant. Ils arrivent toujours, de droite, de gauche, de tous les côtés, débouchent de tous les chemins, de toutes les sentes. Ils se massent à droite et à gauche du Calvaire. Jean a gagné la plate-forme, et, debout, le dos appuyé au fût de la croix, pendant que la foule se masse et que Madeleine allume les lanternes, il attend, grave, le visage éclairé par leur pâle lumière. Des colloques s’établissent entre les grévistes. Un murmure de voix s’élève de la foule.


Joseph Bordes, dans un groupe de gauche.

Ah ! zut !… regarde-le… Il est rien pâle !

Jules Pacot

Il a peur… tiens !… Il ne fait plus le malin !… Il traque, quoi !…

Joseph Bordes

Faudra pourtant qu’il s’exprime !…

Jules Pacot

Pour sûr qu’il ne voudra rien savoir !…

Pierre Peinard, âgé.

Qu’est-ce qu’il y a ?… De qui parles-tu, toi ?

Jules Pacot

De ta sœur !…

On rit. Pierre Peinard se perd dans la foule en haussant les épaules.

Joseph Bordes, désignant le Calvaire.

Y a du bon ! Oh ! la la ! mince de luminaire !… C’est-y qu’c’est l’quatorze juillet ?…

Quelques rires, mêlés à des exclamations indignées. Ces deux ouvriers se perdent aussi dans la foule, plus à gauche. À droite, un remous de la foule, des cris, une dispute.

François Gouge

J’te dis que si, moi !…

Zéphirin Bourru

J’te dis que non, moi !…

François Gouge

J’te dis qu’il a gardé la moitié de l’argent !…

Zéphirin Bourru

Répète ça, un peu !…

François Gouge

Oui ! il a gardé l’argent !…

Zéphirin Bourru

Eh bien, garde ça, toi. (Il le frappe.) Et va le porter à Hargand qui te paie pour venir faire du potin ici !…

Cris, tumulte, on s’interpose.
François Gouge, se débattant.

Vaches !… Eh ! sales vaches !…

On le bouscule. Il disparaît.
Une voix dans la foule

Taisez-vous !…

Une autre voix

Enlevez-le !…

Pierre Anseaume

Si vous gueulez comme ça !… C’est la troupe qui viendra vous enlever !…

Voix diverses, partant de divers côtés.

Silence !… Silence.


Peu à peu l’ordre se rétablit, les cris s’apaisent. Madeleine est venue s’asseoir sur la plus haute marche. Des femmes serrées l’une contre l’autre occupent des places sur les marches inférieures. Jean Roule s’avance. Il est calme et pâle. On ne voit guère que son visage. Et le tas des femmes assises grouille, indécis, dans la pénombre, par dessus les têtes houleuses de la foule qui, maintenant, emplit tout le carrefour. Jean Roule étend le bras, fait un geste.}


Quelques voix, de-ci, de-là.

Écoutez !… écoutez !…

Mouvement d’attention.
Jean Roule, d’une voix assurée.

Mes amis…

Une voix dans la foule

Nous ne sommes pas tes amis.

Cris : Silence donc !… Écoutez-le.
Jean Roule, d’une voix qui domine le bruit.

Mes amis… écoutez-moi… Si quelques-uns, parmi vous, ont des reproches à me faire, qu’ils les fassent !… des accusations à porter… qu’ils les portent !… Mais comme des hommes libres… et non comme des gamins !… Nous sommes ici pour nous expliquer entre braves gens… non pour nous injurier et nous battre.

Murmures.
Voix de la foule

Oui… oui !… C’est cela !…

Un ouvrier

Parle ! parle !… Nous t’écoutons…

Pierre Anseaume

Et silence aux vendus !…

Exclamations.
Jean Roule

Vous avez le droit de discuter… de juger mes actes… Si je n’ai plus votre confiance, vous pouvez me retirer le mandat que vous m’aviez délégué… Je crois l’avoir rempli au mieux de votre dignité et de vos intérêts… Si je me suis trompé, je vous le rends. Donnez-le à un plus digne, à un plus dévoué !

Voix diverses

Non !… non !… Si… si… Silence !… Silence !…

Jean Roule, au milieu du bruit et le dominant.

Mais, au nom de votre honneur… au nom de l’idée pour laquelle nous luttons, ne salissez pas un homme qui n’a qu’une pensée : vous aimer… qu’un but : vous servir… et cette illusion, peut-être de vous croire des héros capables de vous émanciper… alors que vous ne seriez que des esclaves, tendant le col à de nouveaux carcans… les mains à de plus lourdes chaînes !…

Légers murmures, des oh ! des ah ! mais plus timides. On sent que, d’après le silence relatif qui suit ces paroles, Jean Roule a repris un peu plus d’autorité momentanée sur la foule. Un temps.

Ces reproches… ces accusations qu’on colporte, depuis quelque temps, de groupe en groupe, de maison en maison, pour semer la désunion parmi nous, et nous faire plus désarmés devant nos ennemis… je les connais… et je vais y répondre… À cela, seulement !… car vous me désestimeriez si je m’arrêtais, un seul instant, aux ignobles calomnies… dont il n’est pas difficile de trouver la source impure.

Murmures encore. Oh ! Ah !
Pierre Anseaume

Bravo !… bravo !…

Jean

Vous me reprochez — et c’est là le plus gros grief qui me soit imputé — vous me reprochez d’avoir refusé le concours des députés radicaux et socialistes qui voulaient s’immiscer dans nos affaires… et prendre la direction de la grève ?…

Voix diverses

Ah ! Ah !… Oui… oui… Silence… Écoutez !…

Jean

J’ai fait cela… c’est vrai !… et je m’en honore ! (Mouvements divers.) Vos députés !… ah ! je les ai vus à l’œuvre !… Et vous-mêmes, vous avez donc oublié déjà le rôle infâme… la comédie piteusement sinistre qu’ils jouèrent dans la dernière grève… et comment… après avoir poussé les ouvriers à une résistance désespérée, ils les livrèrent… diminués… dépouillés… pieds et poings liés… au patron… le jour même où un dernier effort… un dernier élan… l’eussent obligé à capituler… peut-être !… Eh ! bien, non !… Je n’ai pas voulu que, sous prétexte de vous défendre, des intrigants viennent nous imposer des combinaisons où vous n’êtes — entendez-vous — qu’un moyen pour maintenir et accroître leur puissance électorale… et qu’une proie pour satisfaire leurs appétits politiques !… Vous n’avez rien de commun avec ces gens-là ! Leurs intérêts ne se confondent pas plus dans les vôtres… que ceux de l’usurier et de son débiteur… de l’assassin et de sa victime !…

Mouvements en sens divers : un frémissement qui sent la bataille court dans la foule et l’agite. Jean Roule, d’une voix plus forte.

Voyons !… qu’ont-ils fait pour vous ?… qu’ont-ils tenté pour vous ?… Où est-elle la loi libératrice qu’ils aient votée… qu’ils aient proposée, même ?…

Une voix

C’est vrai !… c’est vrai !…

Jean

Et à défaut de cette loi… impossible… je l’accorde… un cri… un seul cri de pitié qu’ils aient poussé ?… ce cri qui sort des entrailles mêmes de l’amour… et qui maintient aux âmes des déshérités… l’indispensable espérance… cherchez-le… redites-le-moi… et, nommez-m’en un seul, parmi les politiques, un seul, qui soit mort pour vous… qui ait affronté la mort pour vous !…

Zéphirin Bourru, parmi les murmures.

Bravo !… C’est vrai !… À bas la politique !… À bas les députés !

Jean

Comprenez donc qu’ils n’existent que par votre crédulité !… Votre abrutissement séculaire, ils l’exploitent comme une ferme… votre servitude, ils la traitent comme une rente… Vous, vivants, ils s’engraissent de votre pauvreté et de votre ignorance… et, morts, ils se font un piédestal de vos cadavres !… Est-ce donc ce que vous vouliez ?

Une voix

Non !… non !… Il a raison !…

Jean

Et le jour où les fusils des soldats abattent sur le sol rouge, vous… vos enfants et vos femmes, où sont-ils ?… À la Chambre ?… Que font-ils ?… Ils parlent ?… (Applaudissements et protestations.) Pauvre troupeau aveugle, vous laisserez-vous donc toujours conduire par ces mauvais bergers ?…

Jules Pacot, parmi les grondements.

Il ne s’agit pas de tout ça !…

François Gouge

Nous ne sommes pas des troupeaux !

Jules Pacot

Il nous insulte… nous sommes autant que lui !…

Philippe Hurteaux, se hissant sur un tronc d’arbre abattu.

Assez causé !… Dis-nous donc ce que tu as fait de l’argent ?…

Voix

Oui !… oui !… l’argent !… l’argent !…

Jean Roule

Qui parle ainsi ?…

Philippe Hurteaux, il descend et s’avance au pied des marches du Calvaire.

Moi !… Philippe Hurteaux !…

Jean Roule

On te trompe, Philippe Hurteaux… Et pourquoi m’obliges-tu à leur dire publiquement que je n’ai rien gardé… et que je vous ai donné ma part ?…

Voix

Allons donc !… Bravo !… bravo !… (Philippe discute avec animation et rentre dans la foule.) La preuve !… la preuve…

Pierre Anseaume

Silence donc !… Silence aux canailles… silence aux vendus !…

Tumulte.
Jean Roule, dominant le tumulte, et d’une voix retentissante.

Laissez-moi parler !… Vous ne m’empêcherez pas de parler… vous qui vous faites les complices de nos ennemis et les porte-voix de leurs imbéciles calomnies !…

Voix

Écoutez !… écoutez !…

Jean Roule

Ah ! je lis dans vos âmes… Vous avez peur d’être des hommes… De vous sentir affranchis et désenchaînés, cela vous effare… Vos yeux habitués aux ténèbres n’osent plus regarder la lumière du grand soleil… vous êtes comme le prisonnier que l’air de la plaine, au sortir du cachot, fait chanceler et tomber sur la terre libre !… Il vous faut encore… il vous faut toujours un maître !… Eh bien, soit !… Mais choisissez-le… et, oppression pour oppression… maître pour maître… (Mouvement de la foule… avec un grand geste.) gardez le patron !… (Explosion de colère.) Gardez le patron !… (Poings levés et bouches hurlantes, les grévistes se massent plus près du Calvaire. Jean descend deux marches et empoignant par les épaules, un gréviste, il le secoue, et d’une voix retentissante.) Le patron est un homme comme vous !… On l’a devant soi… on lui parle… on l’émeut… on le menace… on le tue !… Au moins il a un visage, lui… une poitrine où enfoncer le couteau !… Mais allez donc émouvoir cet être sans visage qu’on appelle un politicien !… allez donc tuer cette chose qu’on appelle la politique !… cette chose glissante et fuyante que l’on croit tenir, et toujours vous échappe… que l’on croit morte et toujours recommence !… cette chose abominable, par quoi tout a été avili, tout corrompu, tout acheté, tout vendu !… justice, amour, beauté !… qui a fait de la vénalité des consciences, une institution nationale de la France… qui a fait pis encore, puisque de sa vase immonde elle a sali la face auguste du pauvre !… pis encore… puisqu’elle a détruit en vous le dernier idéal… la foi dans la Révolution !… (L’attitude énergique de Jean, les gestes, la force avec laquelle il a prononcé ces dernières paroles, imposent momentanément le silence. La foule recule, mais reste houleuse et grondante.) Comprenez-vous ce que j’ai voulu de vous… ce que je demande encore à votre énergie, à votre dignité… à votre intelligence ?… J’ai voulu… et je veux… que vous montriez, une fois… au monde des prébendiers politiques… cet exemple nouveau… fécond… terrible… d’une grève, faite… enfin… par vous seuls… pour vous seuls !… (Un temps.) Et si vous devez mourir encore, dans cette lutte que vous avez entreprise… sachez mourir… une fois… pour vous… pour vos fils… pour ceux-là qui naîtront de vos fils… non plus pour les thésauriseurs de votre souffrance… comme toujours !…

Grondements sourds, agitations ; les grévistes, encore dominés, se regardent, s’interrogent.
Philippe Hurteaux, il se dégage de la foule, encouragé par quelques grévistes et revient au pied du Calvaire.

Tout cela est très bien !… Et toi aussi, Jean Roule, tu parles comme un député… (Rires dans la foule.) Mais nous donneras-tu de l’argent ?… nous donneras-tu du pain ?…

Voix nombreuses, mêlées à quelques protestations fidèles.

C’est cela !… Du pain !… Parle !… parle !… Vive Hurteaux !…

Philippe Hurteaux

Car enfin, nous ne pouvons pas vivre que de tes paroles…

Jules Pacot

Ah ! ah !… c’est ça !… Mouche-le.

Philippe Hurteaux

… si belles qu’elles soient… (Bravos !… Hurteaux, encouragé et flatté, bombe le torse, prend une attitude d’orateur.) Avec les députés, que tu as chassés d’ici… nous aurions eu de l’argent et du pain… (À la foule.) C’est-y vrai, vous autres ?

Voix de plus en plus nombreuses

Oui !… oui !…

Philippe Hurteaux

Et nous aurions pu durer… C’est-y vrai aussi ?…

Voix

Oui !… oui !…

Jean Roule

C’est la paresse qui te fait parler, Philippe Hurteaux… Et tu es un mauvais enfant ! La grève !… Ah ! tu as cru que c’étaient les journées sans travail… la flâne… la godaille… la saoûlerie… et qu’on te paierait pour ça !… Je te connais, va !… Tant qu’il y a eu de quoi fricoter et boire… tu as été parmi les violents… maintenant qu’il faut se serrer le ventre et souffrir… il n’y a plus personne !… Eh bien ! va-t’en… On ne te retient pas !…

Murmures hostiles.
Philippe Hurteaux, bravache.

Tes paroles ne m’épatent plus, tu sais !… Tes airs de maître ne me font pas peur… Je ne te demande pas tout ça !… Réponds !… Du pain ?…

La foule

Il y en a dans les boulangeries de la ville !… va le prendre !…

« Oh ! oh !… » dans la foule.
Philippe Hurteaux

Et l’argent ?…

Jean Roule

Gagne-le !…

Redoublement des cris. Des « Ah ! Ah !… » L’hostilité contre Jean Roule gagne de plus en plus la foule.

Philippe Hurteaux, à la foule.

Vous l’entendez ?…

La foule

Oui… oui !…

Philippe Hurteaux

Et comment veux-tu que je le gagne… puisque c’est toi qui m’as fait chasser de l’atelier… puisque c’est toi qui nous affames !… Comment veux-tu que je le gagne… farceur ?

Jean Roule

En te battant… lâche !…

Cris, rumeurs… En vain Pierre Anseaume et quelques fidèles s’interposent pour ramener la foule à d’autres sentiments.
Philippe Hurteaux

Et des armes !… As-tu des armes à nous donner ? des armes seulement !

Jean Roule

Des pieux… des piques… des torches… ta poitrine !

Philippe Hurteaux

Allons donc !… Tu ne voudrais pas !… (À la foule.) Ma poitrine pour monsieur !… Il ne voudrait pas !… (À Jean Roule.) Eh bien, donne-nous du pain… et nous nous battrons !…

La foule

Du pain !… du pain !… À bas Jean Roule…

Philippe Hurteaux

Nous en avons assez de toi !…

La foule

Du pain !… du pain !…

Philippe Hurteaux

Est-ce qu’on te connaît seulement ?… est-ce qu’on sait d’où tu viens ?… Allons !… on t’a assez vu !… Oust !… le Prussien !

La foule, déchaînée.

À bas Jean Roule !… À bas le Prussien !

Jean Roule, il retrouve dans son épuisement même plus de forces encore, et plus de sonorité dans la voix.

Cœurs lâches, qui ne savez pas… qui ne voulez pas souffrir !…

La foule

À bas Jean Roule !… À bas Jean Roule !…

Jean Roule

Eh bien !… retournez à Hargand, esclaves !… À la chaîne, chiens !… Au boulet, forçats !…

La foule, tendant les poings vers Jean Roule.

À mort !… à mort !…

Jean Roule

Gagnez-le donc, l’argent que vous a promis Maigret !… Et tuez-moi !… me voici !… (Il fait un pas et se croise les bras sur la poitrine.) Et n’ayez pas peur… Je ne me défendrai pas !…

La foule

Oui !… oui !… À mort !… à mort !…

Malgré les résistances de ceux qui sont restés fidèles à Jean Roule, la foule se précipite, hurlante, bouscule les femmes assises sur les marches… veut escalader le Calvaire.
Pierre Anseaume, luttant.

Brutes !… sauvages… assassins !…

Philippe Hurteaux

Empoignons-le… accrochons-le à un arbre de la forêt !…

La foule

À mort !… à mort !…

La foule a déjà envahi la seconde marche, Philippe Hurteaux a gagné la plate-forme et, se ruant sur Jean Roule qui les bras toujours croisés, la tête haute, ne se défend pas, lui a mis la main sur l’épaule. Tout à coup, Madeleine se dresse toute droite, étend ses bras en croix, en déployant les plis de sa mante, comme deux ailes. Un gréviste, qui était parvenu jusque-là, recule.
Madeleine, d’une voix forte.

Arrière !… arrière !… (Arrêt dans la foule. D’une voix plus forte.) Arrière, vous dis-je !… (Le mouvement de recul s’accentue.) Arrière encore !…

Philippe Hurteaux a lâché Jean Roule ; des gestes s’immobilisent. Toutes les faces, tous les regards se tendent vers Madeleine.
Voix dans la foule, par-dessus les cris diminués.

C’est Madeleine !… c’est Madeleine !…

Madeleine, le silence s’est fait.

Je ne suis qu’une femme… et vous êtes des hommes ? Mais je ne vous laisserai pas commettre un crime ici ! — Non seulement je ne vous laisserai pas toucher à celui que j’aime, au héros de mon cœur… et dont je porte un enfant dans mes flancs !… Je vous défends d’insulter… (Elle montre d’un grand geste, le Calvaire.) à cette Croix, où depuis deux mille ans, sous le poids de vos misérables haines, agonise celui-là qui, le premier, osa parler aux hommes de liberté et d’amour !… Arrière !… donc… arrière !… arrière !… arrière !…

Ceux qui avaient envahi les marches reculent. La fureur mollit aux visages. Des dos se courbent.
Voix dans la foule

C’est Madeleine !… c’est Madeleine !… Écoutez Madeleine… Écoutez !

Madeleine

Jean vous a parlé durement… injustement… Il a eu tort… Mais vous avez eu un tort plus grand, vous, en excitant sa colère, en provoquant sa violence… par d’odieux soupçons et de lâches calomnies !… Vous auriez dû savoir qui les répand… qui les propage… et dans quel but… Et cette boue dont on voudrait atteindre un homme redouté, il fallait la laisser aux sales doigts qui l’ont pétrie !…

Voix dans la foule

C’est vrai !… c’est vrai !…

D’autres voix

Parle, Madeleine… nous avons confiance en toi !

Madeleine

Depuis le commencement de cette longue et douloureuse grève, Jean s’épuise à vous aimer, à vous servir, à vous défendre contre vos ennemis et contre vous-mêmes, qui êtes vos pires ennemis… Il n’a qu’une pensée… vous… encore vous… toujours vous !… Je le sais… et je vous le dis, moi la compagne de sa vie… moi la confidente de ses rêves, de ses projets, de ses luttes… moi qui n’étais qu’une pauvre fille, et qui pourtant ai pu puiser, dans son amour, assez de courage, assez de foi ardente, pour que j’ose vous parler comme je le fais, ce soir… moi, moi, l’enfant silencieuse et triste, que vous avez connue, et que beaucoup d’entre vous ont tenue, toute petite, dans leurs bras !…

Un vieillard

Parle-nous encore… Ta voix nous est plus douce que le pain…

Madeleine

Et voilà comment vous le remerciez !… Vous lui réclamez de l’argent et du pain ?… Mais il en a moins que vous… puisque, chaque fois, il vous a donné sa part et la mienne !… Vous lui demandez d’où il vient ?… Que vous importe d’où il vient ?… puisque vous savez où il va !… Hélas !… mes pauvres enfants, il vient du même pays que vous… du même pays que tous ceux qui souffrent… de la misère… Et il va vers l’unique patrie de tous ceux qui espèrent… le bonheur libre !…

Émotion dans la foule ; les visages se détendent de plus en plus, et de plus en plus s’illuminent.
Voix nombreuses

Oui ! oui !… Parle encore !… parle encore…

Madeleine

Allez-y donc, vers cette patrie !… Jean connaît les chemins qui y mènent… Marchez… marchez avec lui… et non plus avec ceux dont les mains sont rouges du sang des pauvres !… Marchez !… La route sera longue et dure !… vous tomberez bien des fois sur vos genoux brisés… Qu’importe ?… Relevez-vous et marchez encore ! La justice est au bout !…

La foule

Oui !… oui !…

Une voix

Ne nous abandonne pas…

Une autre voix

Nous te suivrons !…

Une autre voix

Nous te suivrons !…

Madeleine

Et ne craignez pas la mort !… Aimez la mort !… La mort est splendide… nécessaire… et divine !… Elle enfante la vie !… Ah ! ne donnez plus vos larmes !… Depuis des siècles que vous pleurez, qui donc les voit, qui donc les entend couler !… Offrez votre sang !… Si le sang est comme une tache hideuse sur la face des bourreaux… il rayonne sur la face des martyrs, comme un éternel soleil… Chaque goutte de sang qui tombe de vos veines… chaque coulée de sang qui ruisselle de vos poitrines… font naître un héros… un saint… (Montrant le Calvaire.) un Dieu !… Ah ! je voudrais avoir mille vies pour vous les donner toutes… Je voudrais avoir mille poitrines… pour que tout ce sang de délivrance et d’amour… en jaillisse sur la terre où vous souffrez !…

Émotion immense… Extase sur les visages.
Une voix

Nous voulons bien mourir… Nous voulons bien mourir !

La foule

Oui ! oui !…

Madeleine

Ah ! je vous retrouve enfin !… Et je suis heureuse… Ce qui s’est passé, tout à l’heure, ce ne sont que des paroles, heureusement !… Il me faut des actes, maintenant !…

La foule

Oui… oui !… Vive Madeleine !… Vive Madeleine !

Madeleine

Ah ! ne criez pas « Vive Madeleine !… » Je ne suis pas Madeleine, ici !… Je ne suis que l’âme de celui à qui, il n’y a qu’un instant, allaient vos menaces de mort !… Criez : « Vive Jean Roule ! » Prouvez-moi que vous lui pardonnez sa violence, comme il vous a déjà pardonné vos soupçons… et vos injures…

La foule

Vive Jean Roule !… vive Jean Roule !… Vive Madeleine.

Philippe Hurteaux n’a pas crié, Il lui reste dans les traits une crispation farouche.
Madeleine, à Philippe.

Et toi, Philippe Hurteaux ?…

Philippe Hurteaux

Je… non…

Il fait un geste violent.
Madeleine, très douce.

Philippe Hurteaux !… Nous nous connaissons bien, tous les deux… Quand j’étais petite, tu aimais venir avec moi… Nous allions ensemble par les champs… par les bois… Et, sur le talus des chemins, tu cueillais des fleurs dont tu parais mes cheveux… Quand les autres me battaient, tu me défendais… tu me défendais comme un petit lion !… Tu étais brave et gentil… Est-ce que tu ne te souviens plus de cela ?…

Philippe Hurteaux, embarrassé.

Si, Madeleine… je me souviens… mais, maintenant.

Madeleine, l’interrompant.

Maintenant, tu es un grand et robuste garçon. Et ton cœur est resté le même, bon et chaud, comme autrefois. Allons fais ta paix avec Jean et… donne-lui la main !…

Philippe Hurteaux

Madeleine… Madeleine… ne me demande pas ça !…

Madeleine, très douce.

Donne-lui ta main… donne-lui ta main. Je t’en prie !…

La foule

Oui !… oui !… Madeleine a raison !…

Philippe Hurteaux, il hésite, puis vaincu, il tend la main.

Eh bien… oui !…

Les deux hommes s’embrassent. Enthousiasme dans la foule. Toutes les mains, tous les visages se tendent vers Madeleine.
Madeleine

Et que ce soit le signe de notre réconciliation à tous… que ce soit le pacte d’une union que rien, désormais, ne pourra plus rompre !… Vous le jurez !

La foule

Oui !… oui !… Nous le jurons !… Vive Madeleine !… vive Jean Roule !… vive la grève !…

Un vieillard, au pied des marches.

Tu es notre petite mère… Madeleine !…

À ce moment, l’enthousiasme est à son apogée ; les femmes assises sur les marches se sont levées et tendent leurs enfants vers Madeleine.
Madeleine, l’ivresse de la foule un peu calmée, et la main dans la main de Jean.

Maintenant, retirez-vous… rentrez chez vous !… (De son bras libre, elle fait un geste dans la direction de la ville. D’une voix retentissante.) Et demain ?…

La foule

Oui !… oui !… oui !…

Madeleine

Vous nous suivrez tous les deux ?…

La foule

Oui !… oui !… oui !…

Madeleine

Jusqu’à la mort ?…

La foule

Jusqu’à la mort !… à la mort !… à la mort !…

Reprise de l’enthousiasme.
Madeleine

Eh bien !… à demain !… Devant les usines… tous !… tous !

La foule

Tous !… tous !… Vive la grève !…

La foule s’écoule lentement… par tous les chemins… par toutes les sentes.



Scène III

MADELEINE, JEAN ROULE
Jean Roule et Madeleine sont restés sur la plate-forme, la main dans la main. La foule partie, ils descendent les marches, lentement.


Jean Roule, il attire Madeleine dans ses bras, l’enlace et pleure.

Tu vois… C’est moi qui pleure, maintenant, qui pleure dans tes bras !… Je suis ton petit enfant !…

Madeleine

Je t’aime, mon Jean !

Jean Roule

C’étaient des loups ! et tu en as fait des moutons… des lâches, et tu en as fait des héros !… Quelle est donc ta puissance ?

Madeleine

Je t’aime !…

Jean Roule

Ils voulaient me tuer… et tu m’as sauvé de la mort !…

Madeleine

Je t’aime !…

Jean Roule

Madeleine !… Madeleine… femme au cœur sublime, tu es de ces élues, comme, aux époques lointaines, il en surgissait, des profondeurs du peuple, pour ressusciter les courages morts et redresser les fois abattues !… Tu es celle…

Madeleine, étreignant Jean et lui couvrant les lèvres de sa bouche.

… celle qui t’aime, Jean ! rien de plus !…

Ils se mettent à marcher, toujours enlacés et se perdent dans la forêt.