Les Mauvais Bergers/Acte 2
ACTE DEUXIÈME
Scène première
Voici mademoiselle…
Scène II
Je suis en retard… (La mère Cathiard s’incline respectueusement. Regardant la pendule.) Deux heures !… C’est affreux !… (À la mère Cathiard.) Mais nous allons rattraper le temps perdu, n’est-ce pas ?…
Bien sûr que nous allons le rattraper, mademoiselle…
Arrangez-vous comme hier… Vite… vite… Les affaires sont là…
Oui, mademoiselle…
Un domestique entre, portant un plateau chargé de verres et de boissons, qu’il dépose sur une petite table et s’en va.
Eh bien ?… C’est donc la grève, cette fois ?… Ah ! c’est du propre…
Je ne sais pas moi, mademoiselle.
Comment, vous ne savez pas ?…
Oh ! moi, d’abord… je ne m’occupe point de ces affaires-là… Oh ! mais non !
Vous ne pouvez pas ignorer, pourtant, qu’il y a une réunion des ouvriers, en ce moment même, au bal Fagnier… et que, dans une heure, peut-être… ils auront voté la grève ?
Ça se peut bien… ça se peut bien… Mais je ne sais rien, moi… Et comment voulez-vous ?
Voyons ?… Vous avez bien entendu parler les uns et les autres… Ils ont fait assez de bruit, hier soir… Et les affiches rouges… et les proclamations… toutes ces horreurs !…
Ben oui !… J’ai entendu par-ci, par-là… Mais vous savez, ma bonne demoiselle, à mon âge… tout ça m’entre par une oreille et me sort par l’autre…
Enfin, vous ne voulez rien dire ?
Bonté du ciel !… Si vous croyez qu’ils viennent me conter leurs affaires… Ah ! bien oui !… Tenez, je vais vous dire ce que je crois… Je crois que c’est des machines comme ça… pour rire… et qu’il n’y aura pas plus de grève que dans le creux de ma main… Après la réponse de votre père aux délégués… ils vont réfléchir… pensez bien…
Ils auront raison… Mon père est à bout de patience… Il a fait tout ce qu’il a pu… il a fait plus qu’il ne pouvait même… S’ils s’entêtent, il les brisera…
Ben oui… ben oui…
Et votre fils ?
Mon fils ?…
Eh oui, votre fils… Vous n’allez pas me raconter que vous ne savez rien de votre fils ?…
C’est jeune… c’est faible… ça n’a pas de tête… ça se laisse entraîner par les uns, par les autres… Mais, dans le fond, c’est solide, allez… C’est bon… Oh ! pour ça !…
Il paraît, au contraire, qu’il est parmi les plus enragés…
Lui ?… Seigneur Jésus !… Ceux qui vous ont rapporté ça, mademoiselle, ce sont de fameux menteurs, sauf votre respect… et qui veulent me nuire… Faudrait que vous l’entendiez quand il parle de vous, de votre père… Ah ! il vous est bien attaché, allez… bien attaché…
Tant mieux pour vous… Vous devez comprendre que je ne pourrais plus continuer avec vous si votre fils était notre ennemi… Moi qui suis si bonne pour tout le monde…
Ça ! c’est vrai… En voilà-t-il des histoires !… en voilà-t-il des histoires !…
Et Madeleine ?… Et Thieux ?… N’est-ce pas une honte ?
Oh ! pour ça !…
Des gens que nous avons comblés de toutes les manières !… Vous le savez, vous ?…
Ha !… ha !…
C’est une infamie… Ils me doivent tout… Eh bien, ils iront maintenant, elle et son père, demander des secours à leur Jean Roule…
Oui !… oui !…
Et qu’est-ce que c’est que ce Jean Roule, qui mène tout ce mouvement ?
Je ne sais pas… Et, comment voulez-vous ?
Un méchant homme… un bandit… un assassin… Je l’ai vu chez Thieux, le soir de la mort de Clémence… Ah ! comme il m’a regardée !… Avec quels yeux !…
Ainsi !… Voyez-vous ça !… (La mère Cathiard a fini de s’habiller.) Mademoiselle Geneviève… me voilà prête…
C’est cela… travaillons… Cela vaudra mieux que de dire des paroles inutiles… Enfin, qu’est-ce qu’ils veulent ?… Je voudrais savoir ce qu’ils veulent.
C’est ça… Qu’est-ce qu’ils veulent ?…
Scène III
Ah ! c’est toi ?
Bonjour, mère Cathiard… (À Geneviève.) Je te dérange ?…
Non… Mais pourquoi n’es-tu pas resté avec nos amis ?
Je ne pouvais plus…
Tu vas me parler et cela me gêne quand je travaille… (Robert s’approche de la toile… Geneviève la retourne contre le chevalet.) Ah !… tu vois ?… Non… non… je ne veux pas… Tu te moquerais de moi, encore… (À la mère Cathiard.) Eh bien ?… Et le panier d’oranges ?…
La mère Cathiard fait un geste qui signifie qu’elle a oublié et va chercher le panier d’oranges dans un cabinet, au fond de la pièce.
Ma chère Geneviève… tes amis m’irritent… Ils me font du mal… J’ai cru que je ne pourrais pas attendre la fin du déjeuner… Et si, tout à l’heure, je ne m’étais sauvé du billard où ils boivent le café, en parlant des femmes, de l’immortalité de l’âme, du socialisme du pape, de chasse et de chevaux… je crois que j’aurais éclaté ?… Il se passe ici des choses terribles… et voilà de quoi ils se préoccupent !… Comment mon père peut-il vivre avec d’aussi sinistres imbéciles ?…
Toi, d’abord, tu trouves tout le monde bête… Mais, tu sais qu’avant de s’en aller, ils reviendront ici ?…
Ah ! ici, ils vont parler d’art… car ils ont également des idées sur l’art !… Ils ne seront plus odieux, ils ne seront que comiques… Et leur comique me réconforte… il me donne un peu plus de fierté de moi-même.
La mère Cathiard revient avec le panier d’oranges.
Eh bien… prends un livre… lis… et tais-toi… (À la mère Cathiard.) À nous deux maintenant !… (Robert s’assied sur un divan… Geneviève s’assied en face du chevalet qu’elle met au point… À Robert.) Eh bien, lis-tu ?
C’est dans ton âme que je lis…
Que tu es énervant !… (Silence… La mère Cathiard a pris la pose. Geneviève compare le modèle et la toile, avec de petits hochements de tête.) Ça n’est pas tout à fait cela… La tête un peu plus à gauche, un peu plus penchée… encore… Ah ! bien… très bien… Ne bougez pas… (Elle se lève, arrange quelques plis de la robe, et regarde l’effet… Avec des gestes de peintre.) Est-elle belle !… quel accent… quel dessin !… quel… (Elle achève la phrase dans un geste. Puis elle se met à peindre… Silence.) Oh ! ces tons de vieil ivoire… ce visage creusé… ce décharnement… c’est exaltant… (Silence, au bout de quelques secondes, Geneviève fronce le sourcil, pose la palette sur ses genoux, devient plus attentive et grave.) Mais non, ce n’est pas cela du tout… Je ne sais pas ce qu’il y a aujourd’hui… je ne retrouve plus l’expression… Mère Cathiard, vous n’avez plus l’expression… Votre figure est dure et méchante, aujourd’hui… (Jeux de physionomie de la mère Cathiard.) Mais non… mais non… ce n’est pas cela… Vous n’êtes plus du tout dans le sentiment… Prenez une physionomie triste… très triste… Vous n’êtes pas méchante… vous êtes très triste… Rappelez-vous ce que je vous ai dit… Faites comme si vous aviez beaucoup de misère… beaucoup de chagrin… faites comme si vous pleuriez… (La physionomie de la mère Cathiard prend une expression sinistre. Elle dirige sur Geneviève comme des regards de louve. Robert, qui a suivi toute cette scène, se lève du divan.) Voyons… vous ne me comprenez pas ?… (Avec un peu d’impatience.) Comme si vous pleuriez… Ça n’est pourtant pas difficile… (L’intensité du regard de la vieille et sa fixité deviennent tellement gênantes que Geneviève tout à coup frissonne, se lève aussi et recule.) Pourquoi me regardez-vous ainsi ?… Vous ne m’avez jamais regardée ainsi… Est-ce que vous êtes malade ?…
Geneviève !…
Que veux-tu, toi ?…
Tu es trop nerveuse… tu n’es pas en train de travailler… Et vous, mère Cathiard, rentrez chez vous… (La mère Cathiard regarde Geneviève et Robert d’un air hébété, maintenant.) Cela vaut mieux… croyez-moi !…
Pourquoi dis-tu cela ?… Pourquoi fais-tu cela ?…
Je t’en prie… Ne m’oblige pas à faire plus.
Vous reviendrez demain, alors ?
Elle ne reviendra plus…
Mais… pourquoi ?…
Chut !…
Es-tu fou ?… Qu’est-ce qu’il te prend ?… Robert… ah ! Robert… toi aussi, tu as des yeux méchants…
Mademoiselle… monsieur Robert… faites excuse…
Allez, maintenant, mère Cathiard… (L’accompagnant, très bas, de façon à n’être pas entendu de Geneviève.) Et n’emportez pas de cette maison trop de haine !…
Scène IV
M’humilier ainsi… devant cette vieille mendiante !… Ah !…
Geneviève ?
Va-t’en… ne me parle pas… Je te déteste…
Geneviève ?
Jamais, je n’aurais cru cela de toi… (Elle sanglote.) Tu es donc devenu tout à fait fou ? C’est odieux… odieux !… Qu’est-ce qu’elle va penser de moi ? Qu’est-ce qu’elle va dire de moi ?…
Ne pleure point… Il ne faut point, quand ils vont venir ici, qu’ils voient que tu as pleuré… Écoute-moi… Si tu étais une grande artiste, que tu fusses capable de donner à l’humanité un chef-d’œuvre… de souffrance et de pitié… ce serait bien… Mais, pour mettre un instant, dans ta vie oisive, une distraction ou une vanité… jouer ainsi avec la douleur et la misère des pauvres gens… je dis que c’est mal… que c’est indigne d’une âme haute…
Je n’ai pas la prétention d’être une grande artiste… pourtant, ma médaille… au Salon… l’année dernière… cela veut bien dire quelque chose, il me semble…
Ma pauvre petite !…
Tu m’énerves… tu m’énerves… D’abord, je ne t’avais pas prié de venir ici… Je suis chez moi, ici… Pourquoi es-tu venu ?
Je voudrais te faire comprendre… Geneviève, rappelle-toi notre admirable mère, dont les vertus préservèrent, si longtemps, cette maison des catastrophes qui la menacent aujourd’hui…
Eh bien !…
Eh bien, elle t’avait légué un grand devoir, et la plus belle, et la plus douce mission qu’il soit donné à une femme d’accomplir… l’apaisement des ivresses de la Force, l’intercession en faveur des faibles… l’éducation des ignorances et des brutalités… Ce devoir, dont je ne te demande pas de le porter — comme notre mère qui fut une sainte — jusqu’au plus complet oubli de soi… comment l’as-tu rempli ?…
Et toi, qui as déserté la maison… toi, dont la vie renégate est le grand chagrin de notre père ?… Il te sied, vraiment, de parler de devoir !
Je tâche de l’accomplir, selon mes forces, ailleurs qu’ici, où je ne puis rien… Mais toi, c’est ici que tu devais l’accomplir…
Je fais ce que je peux… je suis bonne pour tout le monde… je donne à tout le monde… Et tout le monde me déteste…
Ce n’est pas seulement de l’argent qu’il faut savoir donner, ma pauvre Geneviève… C’est de la conscience… c’est de l’espérance… c’est de l’amour…
Dis tout de suite que je suis une méchante fille…
Non, tu n’es pas méchante… mais tu ne sais pas avoir de l’amour…
Je m’ennuie ici… et tous ces gens me font peur… Ils sont méchants…
C’est que tu es trop loin d’eux… Il n’y a pas de cœurs méchants… il n’y a que des cœurs trop loin l’un de l’autre… voilà le grand malheur !… (Voix dans l’escalier.) Tes amis !… Essuie tes yeux, souris… (Il l’embrasse.) ne sois plus triste…
Comment veux-tu que je ne sois pas triste quand tu me parles ?… Tu me dis toujours des choses que je ne comprends pas.
Scène V
Et nous qui pensions vous surprendre, en plein travail, mademoiselle ?
En pleine inspiration…
Je n’étais pas en train… j’ai renvoyé le modèle.
Robert est allé près de la grande baie où il affecte de regarder le paysage.
Toujours révolutionnaire, ma chère Geneviève… impressionniste même, si j’ose dire… Du blanc… du rose… du bleu… Qu’est-ce que c’est que ça ?… (Il désigne une toile.) Un moulin ?…
Oh ! monsieur de la Troude… Vous voyez bien que c’est une vieille femme qui ramasse du bois…
Ça ?… Ah ! par exemple !… (Il a mis son lorgnon et regarde plus attentivement.) C’est vrai !… Eh bien, au premier abord, cette vieille femme, je l’avais prise pour un moulin… Du reste, avec la nouvelle école, je m’y trompe toujours… La mer, les vieilles femmes qui ramassent du bois, les moulins, les jardins, les troupeaux de moutons, les ciels d’orage… c’est exactement la même chose… Excusez ma franchise, ma chère enfant… mais, vous le savez, en peinture, comme en politique, comme en tout… je suis une vieille ganache, moi… Charmant d’ailleurs… plein de lumière… de talent… (Il examine d’autres études.) Très curieux…
Ne l’écoutez pas… D’abord, il aime à vous taquiner… Et puis, notre ami la Troude est ce que les peintres appellent un philistin…
Et je m’en vante !…
Et il s’en vante !…
Un peu de bière, monsieur Duhormel ?…
Volontiers, mademoiselle… (Geneviève verse de la bière.) Merci.
Pourquoi mon père n’est-il pas venu avec vous ?
Hargand est en conférence avec Maigret… Il sera ici dans quelques minutes, je pense…
A-t-on des nouvelles de la réunion ?
Sans doute que Maigret en apportait… Nous le saurons tout à l’heure…
Je suis impatiente… j’ai peur…
Cela tombe mal, en effet… Je crains bien d’être obligé de remettre la grande chasse que je voulais vous offrir.
Vous redoutez beaucoup, n’est-ce pas ?
Beaucoup, non… Je ne crois pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter outre mesure… Mais il est certain que la région va être bouleversée durant quelques jours…
Mon père voit très en noir, lui…
Hargand est pessimiste… Il s’imagine souvent des choses qui ne sont point… Le mouvement est beaucoup plus à la surface qu’en profondeur…
Pourquoi y aurait-il une grève ici, où il n’y en a jamais eu ?… Voilà ce qu’il faut se dire…
Évidemment…
Évidemment…
Et puis, admettons… Une grève, qu’est-ce que c’est que ça… surtout, si dès le début on montre de l’énergie contre elle, et qu’on ne lui cède rien… rien ?… Que peuvent ces malheureux contre l’énorme puissance industrielle et financière qu’est Hargand ?… Mais aura-t-il l’énergie nécessaire ?…
Vous en doutez ?
Non, mademoiselle… et je me suis mal exprimé… Je ne doute pas de l’énergie de votre père… c’est, au contraire, un homme très résolu, très brave… Il nous a donné, vingt fois, les preuves d’une résistance admirable… (Un temps.) Oui… mais il y a un peu de sa faute, dans ce qui arrive aujourd’hui.
Comment cela ?
C’est un rêveur, quelquefois… Il croit à l’amélioration des classes inférieures… (Il lève les bras au ciel.) à la moralisation de l’ouvrier… Quelle erreur !…
Généreuse, en tout cas…
Non, mademoiselle, il n’y a pas d’erreurs généreuses… Il y a des erreurs, tout court… Voyez-vous, il a laissé trop de choses envahir ses usines… des syndicats, des associations de toute sorte, qui sont la mort du travail, l’affaiblissement de l’autorité patronale… le germe de la révolution… Quand on donne pour vingt sous de bien-être et de liberté à un ouvrier… il en prend tout de suite pour vingt francs… C’est réglé…
Pour vingt francs… pour cent francs.
Lâchez-lui la bride sur le cou… et il s’emporte… Et il rue… et il ne sait plus où il va… et il casse tout… Il y a longtemps que je l’ai observé. (Affirmatif et doctoral.)… Le prolétaire est un animal inéducable… inorganisable… imperfectible… On ne le maintient qu’à la condition de lui faire sentir, durement, le mors à la bouche, et le fouet aux reins… J’ai dit tout cela à Hargand, autrefois… car avec ses manies d’émancipation, ses boulangeries et ses boucheries coopératives… ses écoles professionnelles, ses caisses de secours, de retraites… ses sociétés de prévoyance… toute cette blague socialiste — oui, socialiste — par quoi, loin de fortifier son pouvoir, on ne risque que de le diminuer et de le perdre… il rendait difficile dangereuse, notre situation à nous autres qui sommes bien un peu obligés de nous modeler sur lui… Il doit s’apercevoir aujourd’hui que j’avais raison… (Sur un mouvement de Geneviève.) Notez, mademoiselle, que je ne crois pas, cette fois-ci, à la grève… Comme Duhormel, je suis convaincu que c’est un mouvement factice…
Parbleu !…
Qu’il ne repose sur rien de sérieux… par conséquent, qu’il sera facile de l’arrêter… Mais je voudrais que ce fût, pour notre ami, un avertissement, une leçon… et qu’il comprît, enfin, qu’il n’y a pas d’autres moyens de mener ces brutes que ceux qui consistent à les brider de court… à leur serrer la vis, comme ils disent. (Il fait le geste de serrer une vis.) Mais là, sérieusement… fortement… impitoyablement…
En principe, et d’une manière générale, vous êtes dans le vrai, mon cher Capron… quoique, peut-être, il y eût beaucoup à dire… pour un libéral, tel que je suis… Mais ici, la situation est particulière… Dieu merci ! les idées modernes n’ont pas trop pénétré dans le pays. Les meneurs n’ont pas de prise… pas beaucoup, du moins, sur l’esprit de nos braves travailleurs…
Nos braves travailleurs !… heu !… heu !… Croyez-vous ?…
Parfaitement…
Et ce Jean Roule qui, en quelques jours, a su déchaîner cinq mille ouvriers… cinq mille ouvriers qui, jusqu’ici, avaient résisté à toutes les excitations, à tous les appels de révolte ?
Un songe-creux… un phraseur qui ne sait ce qu’il dit… Vous refusez vous-même de croire à ce mouvement.
Sans doute… sans doute… Cependant Hargand avoue l’influence de cet homme… Il prétend qu’il a de l’éloquence… de l’entraînement… un esprit de propagande et de sacrifice… un grand courage…
Fuu… utt !…
C’est plus qu’il n’en faut, soyez-en sûr, mon cher la Troude, pour empoisonner, en peu de temps, tout un pays…
Allons donc !… ces qualités-là sont des qualités exclusivement aristocratiques et bourgeoises. Elles ne sauraient animer l’âme d’un simple ouvrier.
Je ne suis pas aussi rassurée que vous… Je connais ce Jean Roule… Il est effrayant !…
Vous avez tort de vous effrayer… Au fond, les hommes ne sont rien, parce qu’on peut toujours les mater. Les idées seules sont terribles… Eh bien, au point de vue idées, la situation ici, je le répète, est admirable… Voyons ?… de quoi se plaindraient les ouvriers ?… Ils sont très heureux…
Trop heureux !… C’est bien ce que je leur reproche…
Ils ont tout… de bons salaires… de bons logements… de bonnes assurances… et des syndicats… ce que, pour ma part, et d’accord avec vous, mon cher Capron, je trouve excessif…
Dites… scandaleux… monstrueux… (Il s’anime.) Comment ?… Des ouvriers… de simples ouvriers… des gens sans instruction… sans moralité… sans responsabilité dans la vie… et qui n’ont pas le sou… et qui mangent, ou plutôt, qui boivent tout ce qu’ils gagnent… au fur et à mesure qu’ils le gagnent, auraient le droit de se réunir en syndicat, comme nous, les patrons… de se défendre, comme nous, les patrons, et contre nous ?… Mais, plutôt que d’admettre un droit aussi exorbitant, aussi antisocial… j’aimerais mieux brûler mes usines… oui, les brûler de ces mains que voilà !… (Sur un mouvement de Robert.) Ah ! j’entends bien, vous prétendez…
Moi, monsieur ?… Je ne prétends rien… je vous écoute…
Ta, ta, ta… vous prétendez que les idées changent, qu’elles ont changé… qu’elles changeront, un jour ?… Est-ce cela ?…
Si vous voulez !…
Eh bien, cela m’est indifférent… Ce que je veux constater, c’est que les intérêts sont immuables… immuables, comprenez-vous ?… Or, l’intérêt exige que je m’enrichisse de toutes les manières, et le plus qu’il m’est possible… Je n’ai pas à savoir ceci et cela… je m’enrichis, voilà le fait… Quant aux ouvriers… ils touchent leurs salaires, n’est-ce pas ?… Qu’ils nous laissent tranquilles… Ah ça ! vous n’allez pas, je pense, établir une comparaison entre un économiste et un producteur tel que je suis, et le stupide ouvrier qui ignore tout, qui ignore même ce que c’est que Jean-Baptiste Say et Leroy-Beaulieu ?…
Lesquels, d’ailleurs, ignorent aussi totalement ce qu’est l’ouvrier…
L’ouvrier ?… Heu !… L’ouvrier, mon jeune ami, mais c’est le champ vivant que je laboure, que je défonce jusqu’au tuf… (S’animant.) pour y semer la graine des richesses que je récolterai, que j’engrangerai dans mes coffres. Quant à l’affranchissement social… à l’égalité… à — comment dites-vous cela ? — la solidarité ?… Mon Dieu ! je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’ils s’établissent, dans l’autre monde… Mais dans ce monde-ci… halte-là !… Des gendarmes… encore des gendarmes… et toujours des gendarmes… Voilà comment je la résous, moi, la question sociale…
Vous allez un peu loin, Capron… et je ne suis pas aussi exclusif que vous… étant plus libéral que vous… Pourtant, je ne puis nier qu’il y ait beaucoup de vérité dans ce que vous avancez…
Parbleu !… ce ne sont pas des paroles en l’air. Je ne suis ni un poète ni un rêveur, moi… je suis un économiste… un penseur… et, ne l’oubliez pas, un républicain… un véritable républicain… Ce n’est pas l’esprit du passé qui parle en moi… c’est l’esprit moderne… Et c’est comme républicain, que vous me verrez toujours prêt à défendre les sublimes conquêtes de 89, contre l’insatiable appétit des pauvres !…
Il est certain qu’on ne peut rien changer à ce qui est… Dans une société démocratique bien construite, il faut des riches…
Et des pauvres…
C’est évident…
Qu’est-ce que deviendraient les riches, s’il n’y avait pas de pauvres ?
Et les pauvres, qu’est-ce qu’ils feraient, s’il n’y avait pas de riches ?
Cela saute aux yeux… Il faut des pauvres pour faire davantage sentir aux riches le prix de leurs richesses…
Et des riches pour donner aux pauvres l’exemple de toutes les vertus sociales…
Voilà une phrase qui devrait servir d’épigraphe à toutes nos constitutions.
Et c’est tellement juste, que je veux vous faire un aveu… (Mouvement d’attention.) Voici… vous savez que je suis chasseur ?… Or, quand j’étais pauvre (À Geneviève.), car j’ai été pauvre, Mademoiselle…
Vous voyez qu’on n’en meurt pas…
Au contraire.
Quand j’étais pauvre, je ne pouvais admettre qu’il y eût des chasses privilégiées… et, sincèrement je m’indignais que l’on n’accordât pas à tout le monde le droit de chasser, au moins, sur les domaines de l’État… Quand je suis devenu riche, j’ai changé d’avis, tout d’un coup…
Parbleu… Vous avez ouvert les yeux… vous avez vu clair…
Immédiatement, j’ai compris l’utilité économique des grandes chasses, où l’on voit des gens dévoués dépenser trois cent mille francs, par an, à nourrir des faisans.
« L’utilité économique des grandes chasses », voilà le mot…
Car enfin… la main sur la conscience… est-ce qu’un pauvre — un braconnier par exemple — pourrait dépenser trois cent mille francs, à nourrir, dans une chasse, des faisans ?…
Parez ce coup-là, jeune homme…
Et ces trois cent mille francs… où vont-ils ? Ils vont à tout le monde… à la masse…
Admirez combien la Société est maternelle… au braconnier lui-même.
Bien entendu… chacun en profite…
Irréfutable ?… Économiquement, scientifiquement, mathématiquement irréfutable… Toute la question est là…
Et elle est encore en ceci que mon exemple prouve qu’il est très facile à tout le monde de devenir riche… avec de l’ordre, de l’économie… et le respect des lois…
Eh bien ! allez leur prêcher ces saines doctrines !… Ils vous traiteront d’exploiteur, et ils vous hurleront la Carmagnole au visage !… (Il fait quelques pas, furieux, piétinant, les mains croisées derrière le dos. Puis, tout à coup, faisant le geste de serrer une vis.) Leur serrer la vis… Il n’y a que ça… (À Robert, qui s’est rapproché du groupe.) Oui… Oui… riez, haussez les épaules… Vous êtes jeune… vous croyez à toutes ces balivernes… mais vous en reviendrez…
Nous avons tous été comme ça… nous avons tous été comme vous, Robert… C’est la vie… mais c’est l’expérience de la vie qui se charge de rectifier nos idées et de nous guérir de nos emballements… Ah ! la vie !… Elle n’est pas toujours drôle… pour nous surtout…
Nous avons des tourments, des déceptions, des souffrances, des affaires, de lourdes obligations que les pauvres ne connaissent point… Ils sont libres, les pauvres… Ils font ce qu’ils veulent… Ils n’ont à penser qu’à soi… Tandis que nous… (Il soupire.) Mais ce qu’il y a d’affreux dans notre situation, c’est que nous ne pouvons même pas devenir pauvres, quand nous le voulons… Ainsi, tenez, ma chère Geneviève… j’ai toujours rêvé ce joli rêve… Je voudrais avoir un petit champ, avec une toute petite maison… et une toute petite vache… et un tout petit cheval… et deux mille francs… pas un sou de plus… deux mille francs… que je gagnerais en cultivant ce petit champ… Être pauvre… quelle joie !… comme ce serait charmant !… quelle idylle exquise et virgilienne. Ne plus avoir de responsabilités sociales… plus de dilatation d’estomac… plus de neurasthénie… plus de goutte !… car les pauvres ignorent la goutte, les veinards… Eh bien, je ne puis pas, même par le rêve, être ce pauvre heureux, candide et bien portant…
Qui vous en empêche ?
Mais, ma chère enfant, j’ai trop d’hôtels, de châteaux, de forêts, de chasses, d’amis, de domesticité… Je suis rivé à ce boulet : la richesse !… (Soupirant.) Il faut bien que je le tire !…
Capron et Duhormel approuvent, en soupirant, eux aussi, et levant les bras au ciel.
Et mon père qui ne vient pas ?… Je suis vraiment inquiète…
Vous le voyez… elle est inquiète… Est-ce que les pauvres sont jamais inquiets, eux ?… (Il se lève). Et ils nous envient !… (En se retournant, il voit Robert qui est revenu s’appuyer à la grande baie de l’atelier.) Pourquoi restez-vous dans votre coin ?… Pourquoi ne dites-vous rien ?…
Et que pourrais-je vous dire ?… Vous êtes les sourds éternels… Vous n’entendez pas plus ce qui vous implore que ce qui vous menace !… Avec moins de pitié encore, avec un orgueil plus féroce et plus âpre, vous êtes pareils à ceux d’il y a cent ans… Quand la Révolution était déjà sur eux… qu’elle leur enfonçait dans la peau ses griffes, et qu’elle leur soufflait au visage son haleine de sang… ils disaient, comme vous : « Mais non, ça n’est rien ! ç’a toujours été comme ça !… L’heure du pauvre ne viendra jamais !… » Elle est venue, pourtant… avec le couperet !…
Qu’est-ce que vous nous chantez-là ?… La Révolution !… c’est nous qui l’avons faite !
Vous l’avez faite !… mais elle vous emporte aujourd’hui !… (On entend un bruit confus, des clameurs encore lointaines, des chants. Robert ouvre la fenêtre et la main dans la direction du bruit.) Entendez-vous, seulement ?…
Qu’est-ce que c’est ?…
C’est le Pauvre qui vient !… (Silence dans l’atelier. Les clameurs se rapprochent. Les chants se précisent. Tous les trois ils écoutent, le cou, de plus en plus étiré, immobiles, très pâles.) C’est le Pauvre qui vient !… le Pauvre que vous niez, monsieur de la Troude… le Pauvre que vous labourez, que vous soulevez en grosses mottes rouges, monsieur Capron. (Les cris de : « Vive la grève ! » sont presque distincts.) L’entendez-vous venir, cette fois ?… Il vient ici aujourd’hui… Demain, il sera partout ?… (Dans le bruit sourd, le roulement d’une troupe en marche, on entend les rythmes de la Carmagnole.) Je crains, en effet, monsieur Duhormel, que votre chasse soit un peu compromise… (Robert ferme la fenêtre.) Alors, c’est fini !… Vous ne dites plus rien ?… Et votre ardeur de combat… votre héroïsme ?… En déroute déjà ?… Quoi !… il a suffi que quelques pauvres chantent sur un chemin… pour que, maintenant, vous soyez-là… silencieux… et pâles de terreur ?…
De terreur ?… Qu’est-ce que vous dites !… Vous !… Moi !… Ah ! par exemple… (Le bruit des clameurs augmente… montrant le poing à la fenêtre.) Misérables !…
Laissez donc !… Ils sont ivres !…
Ivres ? Peut-être… Mais de quoi ?… Le savez-vous ?
Ah ! vous m’embêtez à la fin, vous ! Pourquoi êtes-vous ici, aujourd’hui ? Pourquoi êtes-vous ici ?… C’est clair, maintenant !… Ah ! Ah ! ce sont vos amis !… Vous êtes venu… Parbleu !
Remettez-vous, monsieur !…
Allons donc !… allons donc !… Ce n’est pas sérieux… Je ne puis pas admettre que ce soit sérieux !… Ils s’amusent !…
Et mon père !… Mon père qui ne vient pas !…
A-t-on fermé les grilles du château ?…
Joseph !… Adèle !… Baptiste !… (Elle se penche davantage.) Fermez les grilles… faites fermer les grilles… (Agitée et tremblante, elle rentre dans l’atelier où Robert essaie de la calmer.) Mon Dieu ! mon Dieu !…
Pourvu que nous puissions rentrer chez nous ! (Hargand paraît.) Ah ! enfin, voici Hargand !…
Mon père !… mon père !…
Scène VI
Eh bien ?
Rassurez-vous, mon cher Capron… les grilles sont fermées…
Oui… mais… la route ?…
La route est libre par le haut du parc… J’ai donné l’ordre d’atteler vos chevaux… Vous pourrez rentrer chez vous, sans crainte… Vous en serez quitte pour faire un détour.
Partons, alors !…
Les clameurs qui n’ont pas cessé, arrivent plus violentes. On entend très distinctement : « À bas les Hargand ! Vive la grève ! ».
Partons… partons !… Jamais je n’aurais cru… Et mon chapeau !… Où est mon chapeau ?… (Il cherche vainement son chapeau.) C’est abominable !… Car enfin… la grève ici !… Où allons-nous ?… mon chapeau ?…
Ne vous agitez pas ainsi, La Troude !… Le voici !… Et partez !…
Mon cher Hargand… vous avez épuisé tous les moyens de conciliation… vous les avez gorgés… Pour ces bandits, vous vous êtes dépouillé… Vous leur avez donné jusqu’à votre chemise… Que veulent-ils encore ?… Ah ! non ! Vous n’avez pas à hésiter… La parole, maintenant, n’est plus qu’aux fusils… De l’énergie, mon ami !… et des troupes surtout !… des troupes, des troupes !… Songez que ce n’est pas seulement vous et vos usines que vous défendez… c’est nous, diable !… c’est la liberté du travail… c’est la société !…
Ne cédez pas d’un pouce !… Ils auront vite capitulé !…
Ah !… si vous leur aviez serré la vis !… Vous l’ai-je assez dit !…
Je suis à jamais dégoûté du libéralisme !… De l’énergie !…
Oui… oui… Comptez sur moi !… Au revoir… Partez !
Vous êtes sûr au moins que la route est libre ?
Sûr… Mais partez !…
Et des troupes !… tout de suite !…
Un exemple… un exemple terrible !…
Nous comptons sur vous !…
Oui… oui !… (Adieux… Ils partent, tous les trois… Ironique, les regardant partir.) Ah ! les pauvres diables. Et ce sont mes alliés ?
Scène VII
Donne-moi un peu d’eau, Geneviève. (Geneviève verse dans un verre de l’eau qu’Hargand boit avidement.) Merci, mon enfant !… (Un court silence.) Et toi, Robert ?
Mon père !…
Ta place n’est plus ici… Je ne veux pas t’obliger à choisir entre tes sentiments… tes idées et moi !…
Mon père !…
Tu partiras ce soir !
J’allais vous le demander, mon père… (Gêné et timide.) Mais, avant de partir, permettez-moi…
Pas un mot, je t’en prie !… Je ne te reproche rien… je ne t’accuse de rien !… (Au milieu du bruit, on entend distinctement « Vive Robert Hargand ! Vive la grève ! ». Robert, stupéfait, veut protester. Hargand l’arrête d’un geste. Court silence très pénible. Enfin, le cœur serré, la voix un peu altérée, Hargand reprend.) Je ne t’accuse de rien !… Mais n’augmente pas, par d’inutiles paroles… la distance douloureuse que cet… événement met, aujourd’hui, entre nous deux !…
Mon père !… mon père !…
Entre nous deux, mon enfant, il ne doit y avoir, désormais, que du silence !
Je vous aime… je vous respecte !… Et j’ai confiance… dans votre pitié… dans votre justice…
À ce moment, une pierre, lancée du dehors ayant brisé, l’un des carreaux de la baie, vient rouler au pied d’Hargand. Geneviève pousse un cri.
La justice !…
Il pose la pierre sur un meuble. Rideau.