Les Masques et les Visages - Aux cent portraits français et anglais du XVIIIe siècle

Les Masques et les Visages - Aux cent portraits français et anglais du XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 51 (p. 679-708).
LES
MASQUES ET LES VISAGES
AUX CENT PORTRAITS FRANÇAIS ET ANGLAIS
DU XVIIIe SIÈCLE

Il y a, parmi les portraits de femmes anglais et français, en ce moment réunis aux Tuileries, dans les salles du Jeu de Paume une belle dame peinte par Nattier, au moment où elle vient d’ôter son masque. Elle tient encore, du bout de ses doigts roses, le morceau de visage noir aux yeux vides et elle regarde, droit devant elle, avec une triomphante sérénité, comme quelqu’un qui n’a rien à cacher de sa figure, ni de son cœur. Ce geste fréquent dans les portraits du XVIIIe siècle et que nous chercherions vainement parmi nos contemporaines, est-il l’indice que cette époque, plus que la nôtre, était celle de la franchise, de l’abandon et de la simplicité ? Et, le masque ôté, voyons-nous réellement le visage ? Ou bien reste-t-il, même après que le loup de velours a disparu, bien des masques moins apparens, quoique peut-être plus lourds, superposés à la réelle figure ?

On a souvent noté que tous les portraits d’une même époque ont un air de ressemblance et presque de famille. Est-ce donc un masque appliqué par la mode ? On a encore noté que les portraits des héros ou des héroïnes, épiques ou romanesques, ne reflètent pas toujours les passions violentes de leur âme. Est-il donc un masque appliqué par la volonté ? On a noté parfois que les grands artistes nous révèlent, chez leurs modèles, des figures tout à fait inattendues, en sorte que telles beautés incontestables sont l’objet de portraits médiocres, tandis que des masques superbes sont fournis par des laiderons. Est-il donc un masque appliqué par l’art ? On a pu voir, enfin, que le même portrait produisait sur les contemporains et sur nous des effets très divers et que les éloges ou les critiques qu’on en faisait de son temps devenaient parfois incompréhensibles. Est-il donc un masque appliqué par le temps ?

Et si, passant de la salle anglaise du Jeu de Paume à la salle française, on observe à quel point diffèrent les expressions des femmes de l’un et l’autre pays, femmes du même monde et qui vivaient dans le même moment, on est tenté de se demander : Est-il un masque appliqué par l’éducation nationale ? Où s’arrête le mensonge de l’art et où commence le mensonge de la vie ? Il n’est personne qui, devant ces souriantes énigmes qu’on appelle des « portraits de femmes, » ne se le soit demandé. Pas plus à cette question qu’à toute autre, en esthétique, on ne peut donner une réponse totale et définitive. Mais elle n’est pas vaine si elle nous incline à pénétrer un peu plus avant ces deux aspects complémentaires et contradictoires de la physionomie humaine, presque aussi difficiles à démêler chez nos voisins, dans leur vie, que chez nos aïeux, dans leurs cadres d’or : le masque et le visage.


I. — DANS LA SALLE ANGLAISE

En entrant dans cette fête d’art que nous ont ménagée l’ancien commissaire général de l’Exposition de 1889, M. Georges Berger, accoutumé à porter le succès à tout ce qu’il touche, et M. Armand Dayot, il convient d’abord de saluer le vieux maître qui triomphe dans toutes ces toiles, qui a travaillé à beaucoup d’entre elles et dont cependant on ne parle jamais, auquel on ne rend jamais la justice qui lui est due, dont vous ne trouverez le nom sur aucun catalogue, dans aucun mémoire, à aucune académie savante, dans aucune découverte des érudits, penchés sur les signatures, et qui a tout animé, tout repeint, tout harmonisé, tout embelli : le temps. Aussi bien, cette réunion est son œuvre. C’est le temps qui a rapproché ces peintres ; c’est le temps qui a rapproché ces femmes, et c’est le temps qui a rapproché ces nations. Aux yeux jeunes qui s’ouvrent sur cette fête d’art, ces rencontres semblent toutes naturelles. Que de gens, jadis, n’auraient pu en croire leurs yeux ! Si Horace Walpole descendait d’une de ces boîtes vernies que le fleuve automobile des Champs-Elysées déverse sur la place de la Concorde et entrait ici, il serait entouré par tout ce qu’il a connu, mais que reconnaîtrait-il ? Quoi ! des actrices ou des demi-mondaines comme Kitty Fisher ou Nelly O’Brien dans le même salon et à côté de la reine Charlotte ! Lady Hamilton, qui n’a jamais pu lui être présentée, maintenant en face d’elle, riant de tout son cœur ! La pauvre Susan Fox Strangways, la mésalliée, revenue de sa fugue avec un histrion, rentrée en grâce et trônant sur le même rang que les parvenues du mariage : la duchesse de Cumberland, la duchesse de Gloucester et les deux duchesses de Devonshire ! Un portrait peint sur les marches du trône à côté d’un portrait peint dans la cellule des condamnés à mort et Sarah Malcolm, ce monstre en face de cet ange : la princesse Amélie ! Et dans le salon français, sourians et respirant la même bleuâtre atmosphère, Marie-Antoinette et la Du Barry, Marie Leczinska et Mme de Pompadour et Mlle de Romans, sans rien qui les sépare que les caractéristiques de leurs peintres, ni qui les hiérarchise que leur beauté !

Ces caractéristiques mêmes se fondent et se confondent un peu à distance. Pour les contemporains, quoi de plus marqué que les différences entre Hoppner ou Lawrence, Reynolds ou Gainsborough ? Quoi de plus subtil pour nous ! Et qu’Horace Walpole serait étonné de voir, ici, voisinant, côte à côte, non seulement ces dames qui ne pouvaient se souffrir de son temps, mais encore ces peintres qui ne pouvaient s’approcher ! Hoppner disait de Lawrence que ses portraits de femmes montraient un fastueux manque de goût et parfois violaient la loi de chasteté morale aussi bien que professionnelle, accusation qui, d’ailleurs, n’enleva pas à Lawrence une seule de ses clientes, mais en accrut le nombre. Reynolds portait la santé de Gainsborough en ces termes : « Au plus grand paysagiste de ce temps ! » et ne daignait jamais appeler Romney, Romney, mais seulement « l’homme de Cavendish Square. » « Ce Ram’s eye ! cet œil de bélier ! » disait Hogarth en parlant de Ramsay. Opie prétendait que Lawrence faisait de tous ses modèles des coxcombs, et que ses modèles faisaient un coxcomb de Lawrence. Romney s’appliquait à ce qu’on ne vît jamais ses toiles à côté de celles de Reynolds. Hoppner et Lawrence se divisaient la ville par couleur politique, toutes les belles « tory » allant se faire peindre par Hoppner, toutes les belles « whig » par Lawrence. Aujourd’hui, qui se souvient de ces disputes ? Le mot que, dans le délire, Gainsborough mourant disait à Reynolds accouru à son chevet : « Nous irons tous au ciel et Van Dyck sera du voyage ! » se réalise : les voilà tous réunis et réconciliés dans le paradis de la gloire, et Ton voit bien, en effet, que Van Dyck leur a fait faire la moitié du chemin… Après avoir rapproché ces femmes, après avoir rapproché ces peintres, le temps a rapproché les deux nations. Sans doute les hommes y sont pour quelque chose, mais les hommes, lorsqu’ils tentent de telles entreprises avant l’heure, ne font pas mieux que les chevaliers de la fable qui voulurent, avant les cent ans-écoulés, réveiller la Belle au bois dormant : ils s’empêtrent dans les broussailles, s’enlizent dans les marécages et n’éveillent rien. Celui qui arrive quand l’heure a sonné, fût-il le moindre de ces chevaliers et le plus petit, remplit le plan providentiel non parce qu’il y besogne mieux, mais parce que les fossés sont comblés, et les barrières vermoulues. Cette « entente cordiale, » dont l’exposition des portraits anglais et français offre le symbole, a été bien des fois tentée et sans doute plusieurs des belles dames de Drouais ou de Mme Vigée-Lebrun, que vous voyez ici, ont porté, durant une saison, la coiffure extraordinaire dite à l’Union de la France et de l’Angleterre. Mais jamais les foules des deux pays ne s’étaient mêlées comme elles se mêlent aujourd’hui au Jeu de Paume. On a vu, sur cette même place de la Concorde, toute l’Europe, chantant le Te Deum après la chute de l’Empereur. Ainsi vinrent les fils ou les frères des dames que nous voyons peintes ici. Aujourd’hui, si nous rencontrons, sur cette même place, une Albion si différente, — toujours la même foule avec un autre cœur, — le maître à qui nous le devons, c’est le temps.

Et c’est lui, enfin, qui a réconcilié les couleurs discordantes sur les toiles, fondu les touches heurtées. Horace Walpole ne crierait-il pas de surprise en revoyant ce que sont devenues Ces toiles qu’il a vues jadis dans les ateliers ? Il est bien difficile de comprendre aujourd’hui ce que Reynolds voulait dire lorsqu’il parlait de la hatching manner de Gainsborough ! Où sont ces hachures, ces zébrures, ces touches chaotiques, gauches, que les contemporains voyaient dans ces portraits ? Tout est fondu et réconcilié dans un chaud et glorieux crépuscule. Où sont donc ces chairs « effroyablement blanches et roses » que Walpole apercevait dans une visite à l’atelier de Reynolds ? Enfin, si nous voyons, ça et là, chez les Nattier, chez Mme Vigée-Lebrun, Van Loo et Mme Labille-Guiard, tels bleus et tels jaunes qui sont tout près de crier ou qui viennent seulement de se taire, qui donc les a calmés et réduits au ton général où ils chantent harmonieusement aujourd’hui, si ce n’est le temps ? Saluons-le comme le premier des maîtres, car le premier masque qui voile, adoucit et embellit les visages, c’est lui qui, doucement, silencieusement, à l’insu de tout le monde, l’a posé.

Le second, c’est le silence, ce silence anglais fait d’orgueil, de prudence et d’obstination. Que peut-on espérer voir transparaître sur leurs images des passions que ces belles Anglaises surent si bien dissimuler à leurs contemporains ? Il semble, en vérité, quand on se promène entre ces visages peints par Reynolds, par Hoppner, par Gainsborough, qu’on chemine dans l’allée des Sphinx. Il n’est guère de ces belles dames aux grands yeux candides, qui n’aient tenu leurs lèvres fermées sur quelque terrible secret, parfois toute leur vie. Bien entendu, elles se sont toutes mariées ou au moins fiancées secrètement. Ceci est l’entrée de jeu de la ruse et les premières manœuvres de la dissimulation. Cette petite lady Susan Fox Strangways, que Ramsay a peinte (n° 35) tout en bleu, a gardé le sien dix-huit mois durant lesquels son père, lord Ilchester, ne vit rien de la cour assidue que lui faisait l’acteur mondain O’Brien. Et lorsque tout fut découvert, ce petit masque serein sut fort bien concevoir et exécuter un plan de fuite pour l’Amérique, sans que toute une famille éplorée, qui considérait un mariage avec un acteur pire qu’avec un valet, en prévît le dénouement.

Cette petite Mary Gainsborough que nous voyons (n° 7), peinte par son père, en pied, nous faisant face et enlaçant à l’épaule sa sœur aînée Peg, a su dissimuler également à son père ses fiançailles avec une sorte de bohème habile à jouer du hautbois, nommé Fischer, et qui flattait les goûts mélomanes du peintre. « Comme je n’avais pas le moindre soupçon, écrivait Gainsborough à un ami, du lien depuis si longtemps et si profondément formé, et comme il était trop tard pour moi pour changer quelque chose sans causer un complet désespoir des deux côtés, mon consentement, qui ne m’était demandé que par pure affectation de bienséance, fut nécessairement accordé, que ce mariage me fût agréable ou non, car je n’aurais pas voulu avoir sur la conscience leur malheur et ils se marièrent sur-le-champ… Peggy en a eu beaucoup de chagrin, mais j’ai essayé de la consoler dans l’espoir qu’elle aura assez d’amour-propre et de bonté pour ne rien faire sans me demander auparavant mon conseil et mon approbation… »

Mais ce ne sont là que masques à dentelles, petites cachotteries domestiques, qui ne tirent pas à conséquence autre que de pourvoir subitement un père distrait de gendres imprévus. Ce sont là des objets trop banals du roman anglais pour qu’on s’y arrête. Le comique en devient un peu supérieur et la dissimulation presque épique, lorsque ce sont les premiers personnages de l’Etat qui s’appliquent de tels masques sur la figure et que le Roi, comme il arriva pour George III, apprend, coup sur coup, que ses frères se sont mariés et qu’il va être entouré de princes, voire d’héritiers éventuels, dont il n’avait pas le moindre soupçon. C’est sur de tels secrets que se refermèrent les lèvres de ces deux grandes dames que vous voyez peintes ici : la duchesse de Gloucester, née Maria Walpole, et veuve du comte de Waldegrave, et la duchesse de Cumberland, née Luttrell, et veuve d’un marchand de la Cité, Mr Horton, toutes deux, enfans de naissance ou médiocre ou illégitime, toutes deux femmes d’une rouerie supérieure, toutes deux de rare beauté et d’ambition plus rare encore, parvenant, toutes deux, à donner, comme successeurs à des maris providentiellement disparus, les frères du Roi.

Comment y parvint Mrs Horton, née Luttrell, ce sont ses yeux qui vont nous le dire. Regardez son portrait par Gainsborough (n° 8), qui la peignit bien une douzaine de fois, et lisez sa description par Walpole : « C’est une jeune veuve de vingt-quatre ans, extrêmement jolie, pas belle, très bien faite, avec les yeux les plus amoureux qui soient au monde et des cils d’un yard de long, coquette au-delà de ce qu’on peut dire, rusée comme Cléopâtre et complètement maîtresse de toutes ses passions et de ses visées. D’ailleurs, des cils plus courts de trois quarts de yard eussent encore suffi à conquérir la tête qu’elle a mise à l’envers… » Quand George III apprit qu’un de ses frères s’était ainsi mésallié, il entra dans une belle colère et lit voter par le Parlement un bill défendant à tout membre de la famille royale de se marier sans son consentement, ce qui n’eut d’autre résultat appréciable que de lui apprendre l’existence d’un second mariage clandestin : celui de son autre frère le duc de Gloucester. Il y avait six ans déjà que ce jeune étourdi avait épousé la fille naturelle d’une modiste et de sir Edouard Walpole, la belle veuve du comte de Waldegrave, dont vous voyez ici deux portraits ; l’une, mélancolique et inspirée, le regard au ciel, par Reynolds (n° 41), l’autre, coquette et rieuse, le regard baissé, par Hoppner (n° 16) et dont vous pouvez voir un troisième à Chantilly, légué jadis au duc d’Aumale, sous ce titre : Les deux Waldegrave. Insensible à tout ce qui nous touche uniquement aujourd’hui, en cette belle personne, le Roi se mit dans une seconde colère que le marié clandestin supporta sans faiblir : « Je me suis marié comme un enfant, je défendrai mon mariage comme un homme, » répondit le duc de Gloucester, donnant ainsi, sans le vouloir, une définition de beaucoup de mariages anglais. En fait, il défendit victorieusement sa femme contre le Roi, contre le Parlement et l’univers entier, mais il ne la défendit pas contre lui-même : il l’abandonna plus tard pour une liaison avec une des dames de la chambre de la duchesse, lady Alméria Carpenter, une des plus belles femmes de ce temps, dit Walpole, et d’ailleurs stupide.

La finesse, au contraire, le spirituel enjouement, rayonnent des portraits de la comtesse de Waldegrave, au moins de celui peint par Hoppner, coiffé d’un Woffington, tourné de profil. Celui, de profil également, peint par Reynolds, a revêtu ce masque de l’extase qui recouvre toutes les fortes tensions de l’âme anglaise, depuis la duchesse de Gloucester jusqu’à la Beata Beatrix, sans qu’on sache, jamais, si la vision qui passe dans ce regard infini est celle d’un royal mariage, du salut éternel ou d’un nouveau chapeau. Enfin, c’est une troisième expression qu’elle revêt à Chantilly, lorsqu’elle découvre, d’un geste de Madone, la petite fille née de son premier mariage, Elisabeth Laura, blottie contre elle, comme effrayée par l’apparition subite de la vie. Dans le premier portrait, c’est le masque de l’extase ; dans le second, c’est le masque de la coquetterie ; dans le troisième, celui de l’amour maternel. Et sous tout cela, quel est le visage ? Cette femme qui sut cacher, six années durant, son mariage royal à ses contemporains, saura, malgré tous les portraits que Reynolds, enthousiaste, a faits d’elle, se garder inconnaissable aux passans que nous sommes. Ses lèvres minces et pincées, son regard dur font frissonner d’épouvante. Elle a vécu soixante-dix ans, mais les Anglais ont une puissance de dissimulation qui peut durer plus longtemps encore. Si leurs excentriques ont atteint leur réputation mondiale, ils le doivent bien moins à l’invention de leur domino qu’à sa continuité. Beaucoup même, au dernier moment, négligent de dénouer les cordons de la double figure. Ils meurent, tenant encore leur masque appliqué sur leurs traits véritables, ayant fini par perdre, peut-être, le souvenir de ce qu’ils avaient été.

Le silence de la duchesse de Cumberland fut moins long, mais, en une occasion, héroïque. Elle était fort amoureuse de son premier mari, Mr Horton, qu’elle perdit, avec leur petite fille, dans l’espace d’une quinzaine. Accablée par la mort de l’enfant, elle sut, pendant quinze jours, cacher à son mari ce qu’il est le plus difficile au monde de dissimuler : une douleur maternelle. Et il mourut sans savoir qu’il avait perdu sa fille. A part ce trait, il ne semble pas que la tendresse fût la véritable caractéristique de cette âme. « Elle avait, dit un contemporain, l’air d’une femme de plaisir plus que d’une dame de qualité ; avec cela, bien faite, gracieuse et irréprochable dans sa conduite et sa tenue. Mais il y avait, dans ses yeux languissans, quelque chose qu’elle pouvait animer jusqu’à le rendre enchanteur, si elle voulait, et sa coquetterie était si active et si variée, et cependant si continuelle, qu’il était difficile de ne pas la pénétrer, sans qu’il fût plus facile d’y résister. Elle dansait divinement et avait beaucoup d’esprit, mais de l’espèce satirique, et comme elle avait de la hauteur avant son élévation, rien d’étonnant qu’elle tînt à tous les honneurs dus à son rang quand elle fut devenue duchesse de Cumberland. »

Elle le fit sentir, un jour, à Reynolds auquel, comme à Gainsborough, quoique moins souvent, elle demanda son portrait. Elle vint à son atelier, mais en entrant, elle crut se devoir de donner une raison de cette condescendance. « J’ai pensé, dit-elle au peintre, que vous seriez mieux à votre aise pour travailler, là où vous avez tous vos outils. » Elle attendait quelque réponse… La réponse eût pu être mortifiante et caustique. En effet, il n’y avait d’autre moyen pour elle d’avoir son portrait ; bien des membres de la famille royale avaient fait ce même voyagea l’atelier de Reynolds et, avant eux, le roi Charles II à celui de Lely ou de Kneller. Reynolds eût pu répondre cela, et bien d’autres choses encore. Mais le silence est le grand masque anglais. Il ne répondit pas. Les deux heures de la première pose passèrent ainsi et la duchesse de Cumberland ne sut jamais si elle avait ou n’avait point dit quelque sottise.

Le plus extraordinaire exemple de dissimulation ne serait toutefois pas donné par ces deux Altesses Royales, s’il faut en croire les chroniques du XVIIIe siècle, mais par le plus petit masque de ce salon : cette enfant que vous voyez ébauchée à côté de la tête de sa mère, sur une toile à peine frottée par Reynolds, dans le tableau intitulé : Giorgiana comtesse Spencer et sa fille, Giorgiana, plus tard duchesse de Devonshire (n° 40). Vous saisissez là, sur le fait, le procédé de Reynolds pour préparer la toile et poser la couleur. Cette facture diffère tellement de celle adoptée alors en Italie et en France qu’il faut nous y arrêter. Le poète Mason, qui le vit, à cette époque, travailler dans le secret de l’atelier, la décrit ainsi : « Sur une toile recouverte d’une couleur claire, Reynolds avait déjà posé une couche de blanc qui était encore fraîche quand il s’occupa de placer la tête. Il n’avait autre chose sur sa palette que du blanc, de la laque et du noir et, sans avoir fait aucune esquisse préparatoire, ni aucun dessin, il commença avec beaucoup de rapidité, à combiner ses couleurs jusqu’à ce qu’il eût produit, en moins d’une heure, une ressemblance suffisamment intelligible quoiqu’en même temps, comme on pouvait s’y attendre, froide et pâle au dernier degré. A la seconde séance, il ajouta, je crois, aux trois autres couleurs, un peu de jaune de Naples ; mais je ne me rappelle pas qu’il ait employé aucun vermillon, ni alors, ni à la troisième séance. La laque seule produisit le rouge. » Voilà le signalement même de ce portrait, bien que ce fût écrit à propos de celui de lord Holderness. Ce petit masque fond, éveillé, auprès de la tête pensive et fine de sa mère, n’a guère autre chose que des yeux : ces yeux dont un paysan irlandais dira, vingt ans plus tard : « Ils ont tant de feu que je pourrais y allumer ma pipe ! » Ce sont les yeux pour lesquels Peter Pindar écrira sa fameuse pétition au Temps, sans que, hélas ! le temps se laisse fléchir… Quand Mme Vigée-Lebrun lui sera présentée, en 1802, et lorsque cette petite chose enfantine que nous voyons ici, à peine esquissée par la vie, sera devenue un tableau de maître universellement admiré, quelque chose de modelé par l’expérience, d’ombré par les inquiétudes, de coloré par la passion, de verni par les usages et le monde, voici ce que la peintresse française en dira : « La femme de Londres la plus à la mode à cette époque était la duchesse de Devonshire. Elle pouvait avoir quarante-cinq ans. Ses traits étaient fort réguliers, mais je ne fus pas frappée de sa beauté. Elle avait le teint trop animé, et son malheur voulait qu’elle eût un œil dont elle ne voyait plus. Comme, à cette époque, on portait les cheveux sur le front, elle cachait cet œil sous une masse de boucles, ce qui ne parvenait pas à dissimuler une défectuosité aussi grave… »

Tel que nous le voyons, ce petit masque couvrira l’âme ardente de la plus grande des grandes dames d’Angleterre, et, en même temps le cœur le meilleur, l’esprit le plus cultivé, et la destinée la plus brillante. Celle qu’on appela « la jeune, belle et fantasque Devon, déchaînée comme une comète au milieu du ciel, » réalise, au XVIIIe siècle, tous les idéals du féminisme actuel. Mariée à dix-sept ans, en 1774, au parti le plus recherché d’Angleterre, William Cavendish, cinquième duc de Devonshire, elle règne sur la mode qui met en fuite les « paniers » et inaugure les coiffures à plumes ; elle règne sur la littérature, poète elle-même, passionnée d’éloquence, se battant pour avoir la place la plus proche de la chaire quand parle le docteur Johnson ; elle règne sur la politique, entraînant dans la lutte pour Fox, en 1783, toute une cohorte de grandes dames et triomphant avec deux cent trente-six voix de majorité qu’elle a dérobées en se jetant au cou des bouchers de Westminster :


Armée de sa beauté sans rivale, la belle du Devon
En faveur de Fox prend parti avec zèle,
Mais oh ! partout où passe la friponne, gare !
Elle demande un vote et elle vole un cœur.


Elle règne enfin sur sa famille, enfant sur sa mère, mère sur ses enfans. C’est cette reine-là que Reynolds a peinte. Il l’a peinte à tous les âges, étant déjà l’ami des Spencer, continuant à l’être, des Devonshire. Nous voyons, ici, le premier sans doute de ces portraits, et c’est Giorgiana, avec sa mère : le dernier, qui est à Chatsworth, également la propriété du duc de Devonshire, nous montre Giorgiana, devenue mère et tenant sa fille, la petite Giorgiana Cavendish, sur ses genoux. Ce dernier groupe, popularisé par la gravure, est peut-être le plus ravissant qu’un tel sujet ait jamais inspiré. La mère, tournée de profil, vers son enfant, vu de face, jouent à un jeu dans lequel il arrive un moment où la mère crie à propos d’oiseaux : « Et ils seront tous envolés ! » Elle lève la main droite et l’enfant, levant, aussi ses deux petits bras, chante avec bonheur. Telle est la dernière vision donnée au peintre, au déclin de sa vie, par la jeune femme qui portait, partout où elle allait, la lumière et la gaîté avec elle, et s’attachait le cœur de tout le monde.

« Tout le monde » ne veut pas dire : « son mari. » Tandis que la belle Devon traînait des peuples à sa suite, le duc s’écartait sans bruit de ce cortège triomphal pour aller contempler à loisir ce masque futé de Lady Betty Foster, que vous voyez près de la reine, peint par Reynolds (n° 39) dans sa coiffure poudrée à blond, tout ébouriffée, à boucles détachées, discrète et délicieuse. Betty Foster, fille du quatrième comte de Bristol et femme de John Foster, était l’amie de la belle Giorgiana, et le parallélisme de leurs destinées fut, s’il faut en croire les chroniques du temps, l’occasion d’un double et doublement étrange compromis. Il arriva que les deux amies : la femme du duc de Devonshire et sa maîtresse, eurent en même temps un bébé : lady Foster un fils et la duchesse une fille. Mais comme il fallait de toute nécessité que le titre de Devonshire eût un héritier, les deux mères, également pénétrées de l’intérêt dynastique d’une aussi grande maison, trouvèrent expédient d’échanger leurs bébés, et il fut annoncé que la duchesse avait accouché d’un fils. C’est lui qui fut plus tard le sixième duc de Devonshire. La Providence, devant cette obstination britannique à modifier ses plans, ne s’entêta point davantage. Par ses soins, Giorgiana mourut encore jeune et Betty Foster épousa son amant, devenant ainsi la belle-mère de son propre fils… Le fait bien connu du principal intéressé, le frère du duc de Devonshire, aurait pourtant été tenu secret et approuvé, sous la seule condition que Je faux petit duc ne se marierait point et qu’ainsi, à sa mort, le titre et les biens rentreraient dans la ligne légitime, — ce qui eut lieu en 1859.

Ces choses sont controversées, comme toute belle histoire peut l’être. C’est un peu moins que de l’histoire, mais c’est un peu plus que de la légende. Le double silence que l’anecdote suppose pendant si longtemps n’est pas impossible chez les Anglais, dont les romans ne sont souvent que l’histoire d’un long silence. C’est l’histoire aussi de beaucoup de leurs ententes et de leurs mésententes avec les nations. C’est l’histoire, enfin, de leur peinture symboliste tout entière où l’on n’imagine rien qui s’exprime par des mois et de leur grand artiste hostile à tout bruit, l’auteur du Roi Cophétua,


Qui, d’un double silence, a fait un chant d’amour…


Par un phénomène presque constant dans les portraits de cette salle, comparés à ceux de la salle française, on ne peut guère démêler d’attitude, ni d’apprêt, destinés à vous montrer, dans un rôle, un personnage. Ces grands yeux ouverts ne s’occupent point de vous et vous ne devrez vous en prendre qu’à vous-même si vous y lisez des confidences qu’ils ne daignent pas vous faire, vous trouvant également indignes d’un mensonge ou d’un aveu.

Un seul masque, peut-être, révèle, sans aucune hésitation possible, son personnage : celui de Sarah Malcolm, par Hogarth (n° 12), cette criminelle de droit commun que les organisateurs ont ingénieusement donnée pour « pendant » à la reine Charlotte. C’est, là, un sujet pour M. Lombroso. « Je vois dans les traits de cette femme, disait Hogarth, qu’elle est capable de tous les crimes. » On ne lui en connaît pourtant que peu, et il ne semble pas qu’elle ait assassiné plus d’une veuve et de deux domestiques. Mais l’asymétrie très prononcée de certains traits et les proéminences de l’armature osseuse fixent tout de suite le moindre des observateurs sur ce qu’on doit en attendre. On s’explique plus mal l’impression extraordinaire qu’elle fit : d’abord sur le curé chargé de la confesser, ensuite sur la foule à qui elle ne sembla pas une figure vivante, mais peinte, sur la charrette du supplice, enfin, sur tous ceux qui crurent la voir apparaître après sa mort. On dit qu’avant son enterrement au cimetière du Saint-Sépulcre, son corps fut exposé à Snow-Hill, où s’entassait la foule, et que l’on vit un gentleman, nouvellement vêtu en grand deuil, fendre la presse, embrasser la morte, puis donner de l’argent au peuple, sans doute pour le bien disposer en faveur de sa mémoire. Sommes-nous bien, ici, en face de la femme qui séduisit tant de gens par sa mort ? Un mystère plane depuis près de deux siècles sur cette figure, et un masque que les historiens n’ont pas soulevé.

Ils ont été un peu plus heureux avec la reine, et il est facile de dire ce que signifie, dans le portrait ovale qu’en a fait Gainsborough (n° 4), son mystérieux sourire. Les gens qui s’obstinent à comparer la reine Charlotte à la Joconde s’exposent à être poursuivis en diffamation par les dévots de Monna Lisa. Car il est hors de doute que cette triste Allemande, femme d’un roi fou, mère de quinze enfans vicieux, intempérans, malades ou morts, était fort laide, et n’avait rien du tout qui rachetât cette laideur. Ramsay, qui l’a peinte peut-être cinquante fois, nous l’a dit clairement. Là-dessus, arrive Gainsborough, et non plus courtisan qu’un autre, moins même que d’autres, mais génial, il découvre que quand tout est perdu, dans une figure, c’est le moment où l’artiste est le plus à son aise, comme le médecin au chevet d’un malade condamné ; car, après tout, comme il ne peut faire pire que la nature, tout ce qui ne sera pas totalement perdu, c’est lui qui paraîtra l’avoir gagné. Il vit la bouche grimaçante de la reine Charlotte et inventa que c’était une façon de mystérieusement sourire. Il vit ses yeux plissés et imagina que c’était par la finesse et la diplomatie. Quand, en 1781, parut le premier de ces portraits, l’effet fut immense. « Je crois, dit un écrivain du temps, que Opie rendrait une tête de veau pleine de sentiment comme Gainsborough a rendu notre vieille reine Charlotte pleine de pittoresque. » Et Northcote ajoute : « Son portrait en pied de la reine Charlotte est également beau. Avec un gracieux mouvement, elle semble passer dans le tableau ! Ce mouvement est réel et accompli avec une telle légèreté, un tel air et une telle facilité qu’il m’a ravi lorsque je l’ai vu. La draperie fut faite en une nuit par Gainsborough et son neveu ; ils se tinrent là, toute la nuit, et la peignirent à la lueur de la lampe. Ceci, dans mon opinion, constitue l’essence du génie : faire de belles choses avec des modèles qui ne le sont pas. » Ici, le masque est posé par l’art.

L’art a peut-être fait quelque chose encore pour la plus idéale de ses filles, son quinzième et dernier enfant, la princesse Amélie, si c’est bien elle qu’a peinte Romney sous un haut chapeau enveloppé de voiles, à l’autre panneau de cette salle (n° 44). Ce portrait est superbe, d’une facture si libre qu’il semble né de l’enthousiasme impétueux d’un artiste pour sa maîtresse plus que du respect d’un courtisan pour une princesse accomplie. Au reste, courtisan, Romney l’était fort peu, et peintre, il l’était à un point qu’on ne dépasse pas de nos jours. Avec cela, ce visage s’enveloppe d’une extrême douceur. Les voiles qui l’entourent seraient comme le signe sensible de l’auréole idéale que le peuple anglais mettait à cette princesse charitable, aimante, malade, invalide, morte jeune. Il racontait qu’en mourant elle avait passé au doigt de son père un anneau de cristal ceint de diamans, contenant de ses cheveux et lui avait dit : Souvenez-vous ! Talisman qui, pour le faire souvenir toujours d’elle, lui fit oublier tout le reste au monde et le précipita au dernier degré de la folie. Rien, dans cette robuste et saine figure, ne décèle la maladive dernière née du roi dément. On dirait quelque belle amazone poussée en plein air et faite pour durer éternellement. Si c’est elle, c’est un des grands bienfaits de l’art que de fixer de telles figures sous l’unique impression d’une minute heureuse.

Il n’y en eut peut-être pas deux, en effet, pour les filles de Gainsborough, que nous avons considérées déjà, unies par leur père dans ce mélancolique tableau comme par la destinée dans leur vie. A peine, un instant, dura le roman heureux de la cadette Mary, celle qui nous fait face, la femme de Fisher, puis la folie qui plane sur ce grand front descendit et l’enveloppa toute de ses ombres. C’était la folie des grandeurs. Comme elle était extraordinairement belle, elle se crut aimée du prince de Galles et poursuivie par les instances du beau Florizel. Elle ne voulut, dès lors, recevoir que des gens titrés, et il n’est pas de commissionnaire ni de ravaudeuse qui ne fût obligé de s’affubler de quelque lordship en entrant dans sa maison. Sa sœur aînée, Margaret, cette figure chevaline que nous voyons de trois quarts, et qui était une merveilleuse joueuse de harpe, avait la folie de la sauvagerie, peut-être de la persécution. La reine Charlotte, qui voulait l’entendre, ne put jamais l’avoir à la cour. Les deux sœurs, au front trop fuyant, au regard indéfinissablement triste, ces deux filles du plus impressionnable des sensitifs parmi les grands artistes, semblent ici vêtues d’oripeaux somptueux qui ruissellent à terre, et vouloir les retenir de leurs mains, comme les cendres des seules belles heures de leur vie…

Des vies éphémères gardent ainsi un sourire immortel. C’est le sort des deux âmes légères qui habitèrent en ces deux demi-mondaines qui se font face ici et rivalisent encore, comme elles rivalisèrent dans le cœur des hommes et devant le pinceau de Reynolds : l’Allemande Kitty Fisher et Nelly O’Brien. Kitty Fisher, que nous voyons (n° 38) dans une harmonie grenade et vert bouteille avec des colombes roucoulant autour d’elle, fut peinte, en 1759, par Reynolds. Il lui suggéra maintes autres poses diverses et notamment celle de Cléopâtre faisant dissoudre la fameuse perle dans un gobelet. Ce fut la plus injuriée, la plus adulée, la plus vilipendée, la plus aimée, la plus caricaturée des femmes, car elle dépensait plusieurs millions par an, que des milliers de gens eussent préféré voir en leur poche. Mais ce fut, aussi, une des plus désignées à l’immortalité par les artistes. Tous ceux qu’elle ruina crurent devoir employer leurs dernières guinées à la faire peindre par Reynolds. Le portrait que voici, fait pour M. Crew, fut payé par lui cinquante guinées, ce qui n’était rien, si l’image libérait le possesseur d’une aussi expensive réalité. La jolie Kitty Fisher mourut jeune, ayant eu l’aventureuse idée de se marier et de vivre honnêtement, — ce qui, disaient les épigrammes du temps, ne pouvait durer. Mais cette éphémère se préoccupa fort de l’autre vie. Ses dernières volontés furent qu’on l’ensevelît avec sa plus belle robe de bal, afin que le jour du Jugement dernier, au son de la trompette, sa rentrée en scène ne passât pas inaperçue. Le pinceau de Reynolds, en attendant, la sauve de cette catastrophe.

Et il en a sauvé plus encore, si c’est possible, sa rivale Nelly O’Brien, morte presque en même temps qu’elle, assurée de revivre à jamais, en l’admirable portrait au grand chapeau de paille, qui est à Hertford House, exemple des reflets miroitans cent ans avant l’impressionnisme. Ici (n° 42), la célèbre maîtresse de lord Bolingbroke est vue encore dans cette attitude modeste et recueillie qu’elle a dans la collection Wallace, mais elle a perdu son chapeau et ne tient plus un petit terrier dans ses mains. A son cou brille obscurément un collier de grosses perles. A ses poignets couve le feu de bracelets de rubis. Il n’y a aucun impressionnisme dans le demi-jour discret de cette figure, parfaitement calme, pure, naturelle et close. On pourrait donner à deviner, dans cette salle, qui est la princesse Amélie, qui est Kitty Fisher, qui est Nelly O’Brien, qui est la duchesse de Gloucester : le silence parfaitement naturel à l’âme britannique règne sur leurs traits, et le psychologue se tromperait à coup sûr et à tout coup.

Il ne se tromperait ni moins ni davantage devant ces professionnelles de l’illusion : les actrices, dont vous avez, ici, un exemple fameux, auprès de la porte d’entrée : Peg Woffington (n° 14). Elle semble de bois, et si vraiment elle fut, comme le disent ses contemporains, « la plus belle des femmes qui parurent jamais sur la scène, » celui qui l’a peinte, ici, et qu’on dit être Hogarth, ne nous le suggère pas du tout. Un peu mieux nous suggère-t-il, en cette physionomie ferme et régulière, la faculté qu’elle avait de passer, à volonté, pour une figure d’homme ou de femme. « La moitié de la ville croit que je suis un homme ! » disait-elle un jour, après une série ininterrompue de succès dans des rôles masculins. Et les gens de Dublin la nommèrent, seule femme qui ait jamais connu pareil honneur, président du Beefsteak Club… De ce côté, ce masque nous la révèle assez bien. Cette belle Irlandaise qui acceptait tous les rôles, tentait tous les personnages, commençait la vie enfant, balancée dans un panier par une danseuse de corde raide, et la terminait sur la scène, en jouant le rôle de Rosalinde, dans As you like it, n’a pas trouvé, en sa vie, un instant pour s’imaginer soi-même un personnage distinct. Peinte par Reynolds, par Hogarth, par Mercier, par Wilson, par Van Loo, la Woffington a joué tant de rôles qu’on ne démêlera jamais si, parallèlement à tous ceux qui lui furent imposés par les auteurs, parfois par le génie, elle en joua un dicté par son propre cœur.

Enfin, plus actrice qu’aucune professionnelle de la scène, et plus semeuse d’illusions d’optique, Emma Lyon, dite Mme Hart, devenue plus tard Lady Hamilton, avait mille masques : elle n’avait pas un visage. Cette fille de forgeron, que Nelson mourant léguait à la nation anglaise, pour les services qu’elle avait, disait-il, rendus au pays ; cette petite bonne trottant de place en place, mère avant dix-sept ans, ramassée dans le ruisseau par un charlatan pour figurer, en des poses plastiques, la déesse de l’hygiène, quelques années après ambassadrice, l’intime amie de la reine de Naples, saluée par les canons de l’escadre anglaise et par la population d’Ischia à genoux sur son passage pour sa ressemblance avec la madone de l’église, cette reine des cœurs fêtée à la cour d’Autriche comme à Versailles, régnant, selon le mot d’un amiral, sur les forces maritimes anglaises dans la Méditerranée, — et qui finit, emprisonnée pour dettes à Temple Bar, puis dans la misère à Calais, en 1815, entre les bras d’un officier à demi-solde, traverse l’Europe de la Révolution et de l’Empire avec une destinée de femme aussi extraordinaire que la destinée parallèle de Napoléon. Enigme multiple, aux attitudes merveilleusement diverses et toujours parfaites, elle a intrigué le monde entier et distrait les plus graves regards des horreurs de la Révolution. Les romanciers et les femmes qui veulent, à toute force, trouver dans toute femme une âme ou une parcelle d’âme, et, pour l’honneur du féminisme, préfèrent en trouver une diabolique ou perverse que de n’en pas trouver du tout, s’obstinèrent à la chercher en elle. Nul ne lui en trouva. Toutes les histoires horrifiques ou admirables qu’on lui prêta sont des inventions de psychologues furieux de revenir bredouille. Emma Lyon n’était pas une femme : c’était une statue, une statue antique, déterrée par deux archéologues dilettantes, l’oncle et le neveu, qui se surnommaient eux-mêmes Pline l’Ancien et Pline le Jeune, et s’appelaient pour tout le monde sir William Hamilton, ambassadeur à Naples, et honorable Charles Greville, second fils du comte de Warwick.

Cette statue, morne et inerte tant qu’elle se trouva dans la boue, dès qu’on la mit en contact avec des chefs-d’œuvre de l’antiquité, par un prodige inexpliqué de la science, s’anima. Elle se souvint de ses origines. D’instinct, elle reprit les poses comme jadis dans les ateliers du Céramique, réalisant sans effort, et dans une perfection impeccable, ce que l’art antique a rêvé de plus beau. Ce fut un éblouissement. Gœthe, Mme Vigée-Lebrun, Romney, Reynolds, tous les artistes, tous les poètes qui la virent crurent voir respirer et marcher un marbre grec. Cela se passait sous le ciel de Naples qui ajoutait à l’illusion. « Rien n’était plus curieux, dit Mme Vigée-Lebrun, que la faculté qu’avait acquise lady Hamilton de donner subitement à tous ses traits l’expression de la douleur ou de la joie et de se poser merveilleusement pour représenter des personnages divers. L’œil animé, les cheveux épars, elle vous montrait une bacchante délicieuse, puis tout à coup son visage exprimait la douleur et l’on voyait une Madeleine repentante admirable… » Ce serait là, si l’on voulait, une approximative description des deux toiles de Romney que contient l’Exposition : la tête riante dans le rôle d’Euphrosyne (n° 46) au bout de la salle anglaise, à droite, et la figure en prière (n° 47) entre les deux portes d’entrée. Gœthe ajoute : « Elle est très belle et d’une jolie figure. Le vieux chevalier (Hamilton) a fait faire pour elle un costume grec qui lui va extrêmement bien. Vêtue de ce costume, laissant pendre ses cheveux, et prenant deux châles, elle fait paraître toutes les variétés possibles d’attitudes ; d’expressions et de regards, si bien qu’à la fin le spectateur s’imagine presque que c’est un songe. On voit là, en perfection, en mouvement, en ravissante variété, tout ce que les plus grands artistes ont rêvé de produire. Debout, à genoux, assise, couchée, grave ou triste, joyeuse, triomphante, repentante, licencieuse, menaçante, inquiète : tous les états de l’esprit se succèdent rapidement en elle. Avec un goût merveilleux, elle assortit le drapé de son voile à chaque expression et du même mouchoir se fait toutes sortes de coiffures. Le vieux chevalier tient le flambeau pour l’éclairer et se prête au spectacle de toute son âme. Il croit pouvoir découvrir en elle une ressemblance avec tous les plus fameux antiques, tous les beaux profils des médailles siciliennes, oui, et même de l’Apollon du Belvédère ! Ceci, en tout cas, est certain : il y a, là, un spectacle unique au monde… »

Comme c’était, là, une statue rose et palpitante, avec d’immenses cheveux de cet indéfinissable châtain que les Anglais appellent auburn, une statue qui, d’ailleurs, se mettait à table et engouffrait force pâtés et sablait maint flacon de porter ou de Champagne, qui chantait le Gode save the King, faisait des fautes d’orthographe, jetait les guinées par la fenêtre et disait du mal de ses amies, on la prenait généralement pour une femme. Quelques-uns même la prenaient pour une fille. On se trompait grandement. Elle n’avait pas les proportions d’une femme, mais d’une statue, — colossale et superbe. On parlait devant elle de sa beauté comme on en peut parler devant un marbre de Phidias, et elle paraissait en entendre exactement ce qu’en peut entendre un marbre de Phidias. A peine rectifiait-elle la pose. On n’imagine pas qu’une statue sache s’habiller et, en effet, lady Hamilton ne le savait pas. « Elle manquait de tournure et s’habillait très mal, dit Mme Vigée-Lebrun, dès qu’il s’agissait de faire une toilette vulgaire. » Elle ne se souvenait que de ce qu’on lui avait jeté sur les épaules dans son existence antérieure : la calyptre, la tunique, l’anabole, le péplos. Ceux qui ne la connaissaient que dans sa vie apparente de femme ne s’imaginaient pas ce qu’elle pouvait devenir dans l’autre. Sir Gilbert Elliot, parlant de ses attitudes, disait : « Elles montrent lady Hamilton sous un jour tout à fait différent de celui où je l’avais vue jusqu’ici ; rien en elle, ni sa conversation, ni ses manières, ni sa figure n’annoncent le goût très raffiné qu’elle découvre dans ce spectacle, en dehors même de l’extraordinaire talent qui est nécessaire pour l’accomplir. »

Quel modèle pour un peintre ! Romney, qui lui fut présenté par Greville en 1782, et dont l’admiration passionnée ne cessa qu’avec la vie, fit vingt-quatre fois son portrait. Reynolds, Hoppner, Lawrence, Mme Vigée-Lebrun, aussi souvent qu’ils le purent. Un des portraits faits par Mme Vigée-Lebrun est ici, à la salle française (no 98). Ce que nous voyons suffit pour nous donner l’idée non pas de sa beauté statuaire, mais de son masque, ou du moins de l’un de ses masques : « Sa taille est colossale, dit une Anglaise qui la vit à Dresde, mais, excepté ses pieds, qui sont affreux, bien proportionnée. Elle a de gros os et un extrême embonpoint. Elle ressemble au buste d’Ariane ; le dessin de tous ses traits est délicat comme la forme de sa tête, et, particulièrement, de ses oreilles ; ses dents sont un peu irrégulières, mais assez blanches ; ses yeux bleu clair avec une tache brune dans l’un, ce qui, quoiqu’un défaut, n’enlève rien à sa beauté et à son expression. Ses sourcils et ses cheveux sont sombres et son teint, fort. Son expression est fortement marquée, variable et intéressante. » Voilà plus de touches littéraires que Romney n’en a mis de picturales sur sa toile, et toutefois, sa facture emportée, brûlante, décisive, nous en dit autant que tous ces témoignages, et même un peu plus. Nous voyons à l’écartement des yeux, à l’épaisse rondeur du visage, à la souplesse du cou, que lady Hamilton n’était pas un type, au total, très différent de la paysanne habituelle de Greuze. Mais ce devait être un type beaucoup plus parfait. Rien ne serait plus intéressant que la réunion de tous les portraits d’elle ou de toutes les fictions qu’elle a inspirées à de grands artistes : en Bacchante, en Cassandre, en Circé, en Euphrosyne, en Sainte Cécile, en Lady Macbeth, en Diane, en Jeanne d’Arc, en Ariane, en Calypso, en Iphigénie.

On verrait alors, cette extraordinaire diversité d’expressions ne la montrant jamais semblable à elle-même, que c’était, là, une simple statue, une statue animée. Un seul homme la prit pour une âme vivante, et cette méprise eût couvert cet homme de ridicule, si quelque erreur en botanique, en entomologie ou en psychologie féminine pouvait rendre ridicule un héros. Lorsque le pauvre Nelson, revenant à Naples, après la bataille d’Aboukir, manchot, borgne, couvert de gloire, la tête, enveloppée d’un linge et d’une auréole, vit apparaître sur le pont du Vanguard la belle Hamilton, en une attitude évanescente, prête à s’écrouler sur son unique bras, il crut voir une âme débordante de tendresse, tandis qu’il n’y avait, là, qu’un souvenir adapté de l’antiquité par une sœur cadette d’Hécube ou de Niobé. Sans doute, dans son culte pour cette insensible idole, le héros se diminua, un peu, à certains yeux. Mais il ne fut pas le seul de son île que les masques réunis, ici, empêchèrent de voir les véritables traits des visages, et d’ailleurs, dit le poète :


O ! were there an island,
Though ever so wild,
Whose women might smile, and
No man be beguiled !


II. — DANS LA SALLE FRANÇAISE

En passant de la salle anglaise dans la salle française, il semble qu’on change de saison. On était en automne, on est au printemps. Le regard fouillait les couleurs sombres et riches de la forêt en octobre ; il se repose maintenant sur les bleuâtres lointains de mai. On ne change pas seulement de saison, mais de lieu. On était dans un parc, on entre au salon. Les belles dames qu’on a visitées, d’abord, étaient isolées, dispersées ; chacune dans une attitude nonchalante et pensive comme une figure rencontrée au détour d’une allée, sur un banc de jardin, accoudée à un balustre. Elles vivaient pour elles et ne s’occupaient nullement de vous, passant dans la toile ou le regard, au loin, perdu. Les figures qu’on voit maintenant font des frais. Pour qu’on les voie mieux, elles gesticulent volontiers, et les gestes qui étaient tous en flexion, là-bas, se produisent souvent, ici, en extension. Les femmes d’à côté pouvaient se définir : des rayons, des ombres et des yeux ; celles d’ici : du bleu, du fard et de la gymnastique. Celles qui ne gesticulent pas ont des gestes qui écoutent : le clavecin touché, l’aiguille en l’air, le livre déclos, le masque ôté sort aux doigts une contenance, et non une besogne. Aucune ne pense, ni n’agit. Rien ne distrait ces dames de la grande affaire du XVIIIe siècle français qui est la conversation : l’échange de quelques parties d’âme, qui n’enrichit guère, appauvrit peu, mais nivelle, aère et adoucit. Nous sommes passés du royaume de l’isolement splendide dans celui de la sociabilité.

Cette impression ne nous trompe pas. Ce n’est pas à dire que les Anglais n’aient toujours eu la prétention d’être sociables. « N’est-ce pas que ces réunions sont amusantes ? » disait, un soir, à Mme Vigée Lebrun, un Anglais rencontré dans un rout de Londres. « Vous vous amusez comme nous nous ennuierions, » lui répondit-elle. Pour soutenir que nos voisins aiment le contact du monde, on en donne parfois, comme une preuve, leur génie d’association. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Les Anglais sont éminemment associables, c’est-à-dire qu’ils se réunissent pour se concerter et agir vers un but défini. Les Français adorent se réunir sans aucun but que d’être ensemble, et c’est en quoi, proprement, consiste la « sociabilité. » Dès qu’il s’agit de faire une chose, les Français, réunis pour en parler, se séparent et vont, chacun de son côté, démentir dans leur pratique individuelle, toutes les idées qu’ils ont, par politesse, mises en commun. Tel est le masque français : la sociabilité, qui dissimule si bien aux étrangers, et même parfois aux philosophes, son vrai visage : l’individualisme.

Cette sociabilité, qui distingue nettement les portraits français des anglais à la même époque, distingue aussi, en France même, de toutes les autres époques, les portraits du XVIIIe siècle. L’expression de ces portraits ne s’explique que s’ils sont réunis, tandis que ceux du XVIIe siècle et ceux encore de Largillière s’expliquent fort bien isolés sur la scène théâtrale où ils paraissent et sur les marches du trône d’où ils dominent. Ceux du XVe siècle, fermés, seuls dans leur chambre, s’expliquent fort bien dans la solitude et si, d’aventure, on les réunit, comme d’ailleurs ils ont l’air renfrogné et défiant, il semble qu’on ait réuni des ennemis mortels. Ceux du XIXe siècle, les portraits d’hommes surtout, Girardin à son écritoire, ou Coignet à sa palette, ont l’air de gens occupés chacun à son métier et qui auraient bien envie d’être seuls. Mais les figures qu’on voit, ici, ont dépouillé chacune ce qui ne pouvait l’intéresser qu’en propre pour mettre en commun ce qui peut les divertir toutes. C’est la condition même de la sociabilité. Ce qui fait d’un « salon » autre chose qu’une expression géographique, c’est ceci : quoi que fassent pendant le reste du jour les hommes et les femmes qui s’y réunissent, ils y respirent, tous, la même atmosphère. Les bouches s’ouvrent pour parler, prêtes à donner la réplique, la main tenant l’aiguille haute s’arrête attentive, celle qui touche le clavecin tient l’accord ; les yeux ne sont pas perdus dans un rêve comme les yeux anglais, ni ne rayonnent comme eux d’une grande vie intérieure ; ils vous regardent, vous scrutent, épient le mot sur vos lèvres, le geste au bout de vos doigts, le pli, sur votre front, s’intéressent ou du moins vous donnent l’illusion qu’ils s’intéressent à vous. Le portrait du moyen âge était fermé, prudent jusqu’au secret ; celui de la Renaissance magnifique jusqu’à l’insolence ; celui du XIXe siècle est profond et rêveur et va parfois jusqu’au désespoir : toutes choses admirables en soi, mais incommodes aux autres et qui ne rendent point un « salon » agréable. Le portrait du XVIIIe siècle est « sociable » précisément à la manière dont il faut que le soit un salon.

Ce n’est pas seulement vrai du geste : ce l’est aussi de la physionomie. Considérez dans l’art ou autour de vous les physionomies, vous trouverez qu’elles peuvent se répartir toutes en trois groupes : celles qui se gardent, celles qui se livrent, celles qui s’échangent. Les types des premières sont les portraits d’Antonio Moro et parfois d’Holbein, — précisément deux maîtres de l’Angleterre ; le type des secondes se trouve dans les portraits de Franz Hals, et le type des troisièmes enfin chez La Tour et ici. Les premières décèlent les silencieux, les secondes les bavards, et les troisièmes les causeurs. Les premiers font leurs affaires, les seconds font les affaires des autres en négligeant les leurs propres, et les derniers, ne faisant les affaires de personne, font l’agrément de tout le monde. C’est proprement ceux-là qui animent la vie sociable et ce qu’on appelait jadis un « salon. » Ce sont eux, au vif, qu’on voyait l’année dernière, aux Cent pastels, et qu’on voit, cette année, aux Cent portraits : nullement préoccupés de paraître profonds, ni de se pousser aux emplois, mais, en y prenant eux-mêmes du plaisir, de plaire. Pour d’autres, un salon est un tréteau ; pour d’autres, c’est une échelle ; pour d’autres, c’est un comptoir : pour eux, c’est un temple dont le culte est la conversation.

Un salon est-il, pour un peintre, une très bonne école de naturel et de spontanéité ? On peut en douter et même le nier et même trouver, dans ce goût des salons, la raison d’une des infériorités de l’école française. Il y a toujours quelque chose d’affecté en l’attitude d’une figure décidée à plaire et à déployer ses grâces. Et, de fait, le geste du portrait français, au XVIIIe siècle, est loin du naturel ou de la libre insolence du portrait anglais. Tout un panneau de cette salle est animé par la gymnastique décorative, où les Largillière et les Nattier, en un délire d’opéra-comique, précipitent leurs modèles. Tant de faste mythologique n’était nullement nécessaire pour tenir une perruche en l’air ou feuilleter un livre, ou ôter un masque, ou déployer une guirlande, mais seulement pour montrer, en leur plus bel essor, les cous, les bras et les belles mains tactiles. On voit, déjà là, combien nous sommes loin de l’idéal britannique. Reynolds n’avait pas assez de railleries pour « le feu » et « l’esprit » de ces peintres français et « leur manie d’imprimer à toutes leurs figures l’air d’un chevalier errant prêt à entrer dans la lice, ou d’un petit-maître qui serait flanqué de son maître de danse. » « Laissez-vous suggérer les poses par votre modèle, disait-il à ses élèves : cela vaut mieux que de le poser vous-même : par là, il arrive souvent que le modèle se place lui-même dans une action supérieure à votre imagination. C’est un grand point que de se tenir sur le passage de l’accident et d’être attentif et prêt à en profiter : d’ailleurs, quand vous fixez vous-même la pose d’un modèle, vous risquez de le placer dans une attitude que personne ne prendrait de soi-même. » En effet, seul un hasard heureux a pu dicter à Romney le geste de sa Miss Benedetta Ramus (no 48), ou à Reynolds celle de la duchesse de Devonshire jouant avec sa fille Giorgiana, ou à Lawrence celle des deux enfans de Nature, ou des trois jeunes filles assises par terre, l’une tenant son pied dans sa main. Rien de semblable chez les Français du XVIIIe siècle. Quand leurs attitudes sont aisées, comme chez la délicieuse dame de Sorquainville, de Perronneau, elles ne sont point nouvelles. Seuls, les Anglais font dire à la fois de la même pose : « comme c’est imprévu ! » et : « comme c’est naturel ! »

Comment nos maîtres du XVIIIe siècle sont-ils descendus à cette affectation et ce maniérisme qui justifient la venue de David ? C’est encore Reynolds qui va nous le dire ; « Nos voisins, les Français, pratiquent beaucoup cette invention ex tempore, dit-il, en 1784, et leur dextérité va jusqu’à exciter l’admiration, sinon l’envie. Mais combien il est rare que cet éloge puisse se décerner à leurs peintures achevées ! Feu le directeur de leur Académie, Boucher, était éminent dans ce sens. Lorsque je fus le voir il y a quelques années, en France, je le trouvai au travail devant un très grand tableau, sans aucune esquisse, ni modèle d’aucune sorte. Comme je lui en faisais la remarque, il me dit que, lorsqu’il était jeune et qu’il étudiait son art, il trouvait nécessaire d’employer des modèles, mais qu’il les avait laissés depuis longtemps. Des peintures telles qu’était celle-là et telles que seront toujours, je le crains, des choses faites de pratique et de mémoire sont une preuve convaincante de la nécessité de l’observation. Pourtant, je ne dois pas quitter ce peintre sans ajouter que, dans la première partie de sa vie, lorsqu’il avait l’habitude de recourir à la nature, il n’était pas sans un considérable mérite, — assez pour être suivi par la moitié des artistes de son pays. Il avait souvent de la grâce et de la beauté et une grande adresse de composition ; mais tout cela dominé par le mauvais goût : ses imitateurs sont vraiment abominables… »

Cette horreur de l’affectation et de la forme convenue a gardé les Anglais de suivre, de trop près, les modes de leur temps. Longtemps ils ont cherché à draper leurs modèles à la manière de Van Dyck, non parce que le maître faisait ainsi, mais, dit Reynolds, « à cause de la simplicité de ces robes consistant en peu de chose de plus qu’un simple morceau de draperie, sans ces formes fantastiquement capricieuses dont les autres costumes sont embarrassés. » Jamais ils n’admettront ces jupons à cerceaux, ces hoop petticoats qui se promenaient dans les rues de Londres en 1711, et qui furent apportés à Paris en 1718 par les dames anglaises. On ne pourrait identifier, dans la salle anglaise, presque aucun costume, aucune coiffure. A peine reconnaît-on, dans le portrait ovale de la reine Charlotte, le bonnet demi-rond, dit à la Laitière, dans celui des deux demoiselles de la famille Bulwer, par Northcote, la frisure élevée à la coque saillante avec un rang de perles mis en bandeau, ou la frisure à boucles détachées de lady Betty Foster. Le reste est fantaisie. Dès qu’on passe dans la salle française, au contraire, on les identifie fort bien. Le panier à coudesMarie-Antoinette (n° 62) est installée par Drouais, la toilette turque dont se pare cette jeune géante, Mlle de Romans, occupée à plumer un Amour comme une volaille, les coiffures en tapé, les corps, les engageantes, les échelles de rubans de toutes ces dames pourraient illustrer un journal de modes.

Dans le magnifique recueil et consciencieux travail que MM. Léandre Vaillat et Ratouis de Limay viennent de consacrer à Perronneau[1], la toilette de chaque portrait a pu être définie à ce point que souvent un nœud est une date et une frisure un certificat de vie à une époque déterminée. En regardant la dame de Sorquainville, peinte en 1749, qui porte ici le n° 88, M. Léandre Vaillat retrouve aisément tous les atours du temps : « les cheveux poudrés coiffés d’une légère cornette de dentelle pointant sur le front à l’endroit où la physionomie se rehausse de papillons bleus,… la robe très ample ajustée au corsage, mais laissée flottante au des et sur les côtés,… les grands pans falbalassés d’un double bouillonné sur un tablier de moire bleu ciel que surmonte le parfait contentement de même ton ; les manches courtes, ouvertes en éventail, garnies de triples engageantes de linon blanc festonné et protégées par une barrière falbalassée ornée à la saignée de son nœud. » Le contraste entre les deux salles anglaise et française est fait, en partie, de cette apparition subite de toutes les modes du temps.

Mais il est fait, surtout, des caractères spécifiques de l’art de chaque école. Et ces caractères, nous allons pouvoir les déterminer aisément, si nous considérons, successivement, le dessin, l’éclairage, la couleur et la facture.

Le dessin des Anglais, bon ou mauvais, est vague, flottant ; bon ou mauvais, le dessin des Français est précis. Sauf Hogarth, qui savait tous les traits et proportions de l’homme « comme les vingt-cinq lettres de l’alphabet » et s’y appliquait sans relâche, toute l’école anglaise, au XVIIIe siècle, manque de dessin. On ne croirait jamais que la peinture fut révélée à ce pays par Holbein. Le maître de Reynolds, Hudson dont vous voyez, ici, le grand portrait de femme en bleu, la duchesse d’Ancaster (n° 20), passait pour ne pouvoir placer une tête sur des épaules idoines à la recevoir sans l’aide d’un confrère. Et quant à sa façon de dessiner les mains, vous pouvez en juger par celles-ci. Les autres maîtres, et même les plus grands, escamotent les mains, noient dans l’ombre les bras, évitent les raccourcis, ou, s’ils s’y trouvent acculés, s’en tirent par une brillante pirouette. Si le trait juste est attrapé, on a le sentiment qu’ils ne savent pas comment. Ce sont des batailles gagnées par le hasard. On dirait que les Anglais peignent sur toile nue, de prime abord, sans dessiner et l’on ne se trompe pas. Reynolds disait qu’un peintre doit dessiner avec le pinceau, Raeburn, de même. Il n’y a pas, dans toute la salle, anglaise, une seule main dessinée comme celles de Mme Lavoisier, que David nous montre appuyée sur l’épaule et sur le bureau de son mari : ces mains expertes à manier les éprouvettes comme à dessiner les appareils, ces mains pieuses qui sauront réunir toutes les feuilles éparses de l’œuvre du grand savant. Regardez encore la main de la pianiste Mme de Mongiraud, fille du peintre Ducreux, dans le grand tableau où David la montre assise à son clavecin : vous n’en trouverez pas une aussi précisément définie chez aucun maître anglais. Dans le petit salon où sont réunis les dessins rehaussés de couleurs, le peu qu’on y voit de Watteau relègue bien loin les Downman et les Cosway. On raconte que Ramsay étant à Rome, le président de l’Académie lui fit visiter l’école et lui montra tous les dessins des élèves, puis entreprit de leur faire avouer que l’Angleterre n’avait rien qui pût lui être comparé. Sur quoi Ramsay, indigné, écrivit à Davies Martin de remplir une malle de ses dessins et de les apporter, sur-le-champ. Ce fut fait et l’Angleterre, au dire de Ramsay, confondit ses rivaux. Mais sans savoir ce qu’étaient les exemples donnés par Davies Martin, ni ceux que pouvait mettre en ligne l’école de Rome, il est bien permis de douter que la victoire fut si éclatante…

Elle l’eût été si, du dessin, on eût passé à l’éclairage, à la couleur et à la facture. L’éclairage des Anglais est fort arbitraire, plus arbitraire encore que celui des Français, à la même époque, mais il est puissant. Delacroix, qui leur reproche le procédé, demeurait ébloui du résultat. Tous les Anglais plongent leurs figures dans une ombre profonde, puis ils font tomber sur le front un jet de clarté qui l’éclairé vivement et n’éclaire rien d’autre autour de lui. Sous le nez, au coin des arcades sourcilières, parfois au coin des lèvres, les ombres portées, que cette clarté détermine, tranchent sur le ton de la chair comme des mouches posées par la nature. Cet accent d’ombre sous le nez est la caractéristique, la plus marquée du portrait anglais : c’est, véritablement, le made in England estampillé, là, par ses peintres. Pratiquement, un tel éclairage ne peut s’obtenir qu’en plaçant le modèle dans une chambre obscure et en canalisant vers lui la lumière de la fenêtre par un long tube qui empêche les rayons de diverger. Dans la nature, il n’existe pas ; mais, seul, il permet de voir, çà et là, ce que les Anglais recherchent avant tout dans le modelé, dans les valeurs et dans les couleurs : l’accent.

Le second contraste qu’on ressent très vivement, en passant de l’une à l’autre salle, est l’antithèse de la couleur. En entrant chez les Français, il semble qu’on entre dans un bain bleu. Les draperies, les fonds, les yeux, les nœuds, les échelles de rubans et les coques, les feuillages, les nues, tout est bleu ou va l’être. Même quand il n’y a pas de bleu pur dans les figures et leur costume, l’air qu’elles respirent est bleu. Rien de pareil chez les Anglais. A part Ramsay, qui a beaucoup vécu à l’étranger, Zoffany, qui était un étranger et n’est venu à Londres qu’à trente ans, et Hudson qui ne compte guère, pas un des maîtres que vous voyez ici ne se sert du bleu comme d’un ton local. On connaît la fameuse interdiction prononcée par Reynolds à l’Académie, en septembre 1778 : « Les masses claires, dans un tableau, doivent toujours être d’une chaude couleur de fruit mûr : jaune, rouge ou blanc jaunissant, et le bleu, le gris ou les couleurs verdâtres doivent toujours être proscrits de ces masses claires et n’être employés que pour faire ressortir ces couleurs chaudes, et, pour cela, une petite proportion de couleur froide suffira. Renversez ce procédé : faites la masse claire d’une couleur froide et les couleurs environnantes chaudes, comme nous le voyons souvent chez les Florentins ou les Romains et il sera impossible à l’art, même entre les mains de Rubens et de Titien, de produire un tableau splendide et harmonieux. » On sait aussi la légende d’après laquelle Gainsborough, pour démentir son rival, aurait peint son chef-d’œuvre : l’Enfant Bleu. Mais quiconque est entré à Grosvenor House sait que cet enfant, qui n’est déjà plus un enfant, n’est pas bleu ou du moins ne l’est pas encore. Il bleuit seulement, étant vêtu de chatoiemens, de frissons, de teintes rompues où le bleu, dans les demi-tons et les ombres, se pénètre de couleurs chaudes et où l’on ne voit, ainsi, nulle part, cette « masse claire de couleur froide » que Reynolds a proscrite.

Raeburn qui tenta, un instant, de faire des fonds bleus, fut rudement rappelé à l’ordre par ses amis de Londres : « Je vous félicite, lui écrivait Wilkie, des grands progrès que vous avez faits dans les arrière-plans de vos tableaux. Le charme qui pesait sur vous depuis plusieurs années est rompu. Je suppose qu’on ne trouve plus de bleu de Prusse en Ecosse (Raeburn habitait Edimbourg) et que tout votre jaune de Naples est dépensé… Je vous demande pardon de cette franchise ; j’ai toujours pris un grand intérêt à votre réputation et j’étais fort chagrin de vous voir, d’année en année, persister dans une manière si fatale à votre gloire… » On voit que, sur les Anglais, le bleu produisait l’effet que produit, sur le taureau, le rouge. Qu’on regarde, après cela, la Femme en bleu de Louis-Michel Van Loo (n° 95), avec sa délicieuse échelle de rubans bleus dénoués et retombant en cascatelles dans un paysage bleu, et la plupart des portraits de Boucher, de Largillière ou de Nattier, et l’on sentira le contraste.

Un autre contraste moins frappant, mais tout aussi marqué, est celui des rouges anglais et des rouges français. Les rouges, dans les portraits français, sont nombreux, répandus sur les joues à titre de fards, appliqués à beaucoup d’accessoires et pourtant froids et mats. Les rouges anglais, plus rares mais savoureux et humides, éclatent comme une grenade brusquement ouverte ou perlent comme une goutte de sang. Ceci tient autant à la facture qu’au choix des matières employées. Toutefois, les matières ne sont pas les mêmes. Les rouges français sont surtout obtenus avec du vermillon, les rouges anglais, surtout avec du carmin et de la laque. « Une fois, je tentai humblement, dit Northcote, de persuader à sir Joshua d’abandonner ces couleurs fugaces, la laque et le carmin, dont il usait pour peindre les chairs et d’adopter, à leur place, le vermillon, infiniment plus solide, quoique peut-être pas tout à fait aussi juste que les autres. Je me rappelle qu’il regarda sa main et dit : « Je ne vois pas de vermillon là dedans… »

Enfin, et c’est, là, le dernier trait qui sépare les deux écoles, la facture anglaise libre, large, hasardeuse, emportée, est en avance d’un siècle sur la facture des Drouais ou des Boucher. Bien qu’atténué par la patine du temps, le contraste est encore frappant ici. Rien, dans la salle française, n’est comparable à la vieille femme de Raeburn, Mme James Campbell (n° 33) ni aux têtes de lady Sligo, de lady Hamilton ou de la princesse Amélie, par Romney. Même la peinture de Perronneau, fort moderne, si l’on considère son jeu de couleurs, est petite et sèche, si l’on considère sa facture. Seuls, les portraits de Danloux, la Dugazon de Mme Vigée-Lebrun et la Comtesse de Verrue, d’un inconnu, sont d’une facture large et il se trouve, justement, que Danloux et Mme Vigée-Lebrun sont les peintres de l’émigration. Pas un Français d’alors n’a l’idée de chercher le grand trait, l’expression subite, la tache colorée d’un visage, — ce que cherchait Raeburn, par exemple. Quand Raeburn faisait un portrait, dit quelqu’un qui a posé pour lui, il pinçait son chevalet à côté de son modèle, lequel était juché assez haut sur une estrade, mais il reculait jusqu’au bout de la pièce pour le regarder. Il le considérait plusieurs minutes avec une extrême attention, se pénétrait bien de l’impression d’ensemble, puis il revenait vers sa toile et y travaillait sans plus s’occuper de son client que si ç’eût été un calorifère. Quand il voulait comparer l’original et le portrait, il se reculait de nouveau au fond de la pièce, afin de ne voir, des deux, que l’effet d’ensemble. Puis, il revenait et peignait, de nouveau, selon la synthèse du souvenir. Jamais il ne s’inquiétait du détail. Ces Anglais, dont le masque apparaît toujours comme celui d’une froideur calculée, sont, en réalité, les artistes les plus impétueux et qui comptent le plus sur la chance. Reynolds l’avoue dans ses discours : « Rembrandt, dit-il, afin de tirer parti du hasard, semble avoir souvent employé le couteau à palette pour poser ses couleurs sur la toile, au lieu de la brosse. Que ce soit le couteau à palette ou tout autre engin, il suffit que ce soit quelque chose qui n’obéisse pas absolument à la volonté. Le hasard, entre les mains d’un artiste qui sait tirer parti de ce que le hasard lui suggère, produira souvent des beautés capricieuses et hardies de facture et de liberté, auxquelles on n’aurait pas pensé et où l’on ne se serait pas aventuré avec la brosse, sous le contrôle régulier de la main. »

Ce dernier trait est, peut-être, celui qui sépare le plus nettement les deux écoles comme étant celui qui distingue le mieux les deux « matières, » s’il est vrai que les différences de matière soient, en art pictural, les seules qui ne puissent être réduites par quelque théorie. Or quand nous nous retournons vers les gracieuses et minces matières de notre XVIIIe siècle français, quand nous considérons ces étoffes cassées et plissées comme du carton verni, ces chairs soufflées et fardées, ces sèches guirlandes et ces bouquets de porcelaine, ces atours de figurines de Saxe, nous éprouvons combien la « matière » anglaise était, alors, supérieure à la nôtre. Et encore voyons-nous ces choses patinées par le temps. Que serait cette facture minutieuse, étroite, appliquée des portraits français, si nous les voyions tels que les vit Diderot à leur sortie de l’atelier ? Que seraient les bleus intransigeans, les jaunes canari, les roses rougissans de Boucher ou de Nattier s’ils avaient encore toute leur vertu ? Nous n’osons pas l’imaginer… Et que penserions-nous de ces belles aïeules, si douces, si avenantes et si calmes, en pénétrant le secret de leurs grandeurs et de leurs rivalités ? Nous n’osons pas le dire. Nous préférons les voir à travers le voile tissé par les légendes. Notre piété réconcilie et fond harmonieusement les nuances de leur vie comme le temps celles de leurs figures : c’est la patine des âmes. Nous l’avons salué, en entrant, le premier des maîtres qui triomphent ici. C’est encore lui, qu’en sortant de cette fête, nous invoquerons.

Nous l’invoquerons d’autant plus, que le temps est, pour nos belles contemporaines, victimes des peintres de notre époque, la seule raison d’espérer. — Vos portraits ne sont point beaux, leur dirons-nous ; ils sont même parfois assez vilains. Et c’est une injustice, car il passe tous les jours, devant cette terrasse, dans ce fleuve de voitures qui coule, ininterrompu, entre les chevaux de Coustou, plus de beautés que n’en ont jamais connu Drouais ou La Tour, Hoppner ou Gainsborough. Tel maître vous fait ressembler à des serpens ; tel autre à des figures de cire ; tel autre vide vos veines de tout leur sang : tel, enfin, projette sur vous les reflets de tant de choses diverses que nul n’y retrouve ce qu’il aime en vous. Mais ce serait trop, en vérité, que la même époque eût, à la fois, la beauté des figures réelles et celle des images. Ce dernier don est réservé à d’autres. Vos portraits ne sont point beaux, mais peut-être ils le deviendront. Laissons-y travailler le grand maître des peintres et des cœurs. Le Temps approche avec ses pinceaux chargés d’ombre, d’indifférence et d’oubli. Vos images ne sauraient pas plus échapper à ses bienfaits que vous-mêmes à ses maléfices. Il prépare pour des milliers d’yeux qui ne sont pas encore ouverts des fêtes que les yeux vivans ne peuvent soupçonner encore. Il mettra sur les visages que nous vîmes les masques que verront vos arrière-petits-enfans


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. J. -B. Perronneau, 1715-1783, par Léandre Vaillat et Paul Ratouis de Limay. Paris, Gittler, 1909.