Les Martyrs/Livre sixième

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 87-101).

Livre Sixième.

Suite du récit. Marche de l’armée romaine en Batavie. Elle rencontre l’armée des Francs. Champ de bataille. Ordre et dénombrement de l’armée romaine. Ordre et dénombrement de l’armée des Francs. Pharamond, Clodion, Mérovée : Chants guerriers. Bardits des Francs. L’action s’engage. Attaque des Gaulois contre les Francs. Combat de cavalerie. Combat singulier de Vercingétorix, chef des Gaulois, et de Mérovée, fils du roi des Francs, Vercingétorix est vaincu. Les Romains plient. La légion chrétienne descend d’une colline et rétablit le combat. Mêlée. Les Francs se retirent dans leur camp. Eudore obtient la couronne civique et est nommé chef des Grecs par Constance. Le combat recommence au lever du jour. Attaque du camp des Francs par les Romains. Soulèvement des flots. Les Romains fuient devant la mer. Eudore, après avoir combattu longtemps, tombe percé de plusieurs coups. Il est secouru par un esclave des Francs, qui le porte dans une caverne.

« La France est une contrée sauvage et couverte de forêts, qui commence au delà du Rhin et occupe l’espace compris entre la Batavie à l’occident, le pays des Scandinaves au nord, la Germanie à l’orient et les Gaules au midi. Les peuples qui habitent ce désert sont les plus féroces des barbares : ils ne se nourrissent que de la chair des bêtes sauvages ; ils ont toujours le fer à la main ; ils regardent la paix comme la servitude la plus dure dont on puisse leur imposer le joug. Les vents, la neige, les frimas, font leurs délices ; ils bravent la mer ils se rient des tempêtes, et l’on diroit qu’ils ont vu le fond de l’Océan à découvert, tant ils connoissent et méprisent ses écueils. Cette nation inquiète ne cesse de désoler les frontières de l’empire. Ce fut sous le règne de Gordien le Pieux qu’elle se montra pour la première fois aux Gaules épouvantées. Les deux Décius périrent dans une expédition contre elle ; Probus, qui ne fit que la repousser, en prit le titre glorieux de Francique. Elle a paru à la fois si noble et si redoutable, qu’on a fait en sa faveur une exception à la loi qui défend à la famille impériale de s’allier au sang des barbares ; enfin, ces terribles Francs devoient de s’emparer de l’île de Batavie, et Constance avoit rassemblé son armée afin de les chasser de leur conquête.

« Après quelques jours de marche, nous entrâmes sur le sol marécageux des Bataves, qui n’est qu’une mince écorce de terre flottant sur un amas d’eau. Le pays, coupé par les bras du Rhin, baigné et souvent inondé par l’Océan, embarrassé par des forêts de pins et de bouleaux, nous présentoit à chaque pas des difficultés insurmontables.

« Épuisé par les travaux de la journée, je n’avois durant la nuit que quelques heures pour reposer mes membres fatigués. Souvent il m’arrivoit, pendant ce court repos, d’oublier ma nouvelle fortune ; et lorsqu’aux premières blancheurs de l’aube les trompettes du camp venoient à sonner l’air de Diane, j’étois étonné d’ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y avoit pourtant un charme à ce réveil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n’ai jamais entendu sans une certaine joie belliqueuse la fanfare du clairon, répétée par l’écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux qui saluoient l’aurore. J’aimois à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées d’où sortoient quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenoit devant les faisceaux d’armes en balançant son cep de vigne, la sentinelle immobile qui, pour résister au sommeil, tenoit un doigt levé dans l’attitude du silence, le cavalier qui traversoit le fleuve coloré des feux du matin, le victimaire qui puisoit l’eau du sacrifice, et souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regardoit boire son troupeau.

« Cette vie des camps ne me fit point tourner les yeux avec regret vers les délices de Naples et de Rome, mais elle réveilla en moi une autre espèce de souvenirs. Plusieurs fois, pendant les longues nuits de l’automne, je me suis trouvé seul, placé en sentinelle, comme un simple soldat, aux avant-postes de l’armée. Tandis que je contemplois les feux réguliers des lignes romaines et les feux épars des hordes des Francs, tandis que, l’arc à demi tendu, je prêtois l’oreille au murmure de l’armée ennemie, au bruit de la mer et au cri des oiseaux sauvages qui voloient dans l’obscurité, je réfléchissois sur ma bizarre destinée. Je songeois que j’étois là, combattant pour des barbares, tyrans de la Grèce, contre d’autres barbares dont je n’avois reçu aucune injure. L’amour de la patrie se ranimoit au fond de mon cœur ; l’Arcadie se montroit à moi dans tous ses charmes. Que de fois durant les marches pénibles, sous les pluies et dans les fanges de la Batavie ; que de fois à l’abri des huttes des bergers où nous passions la nuit ; que de fois autour du feu que nous allumions pour nos veilles à la tête du camp ; que de fois, dis-je, avec de jeunes Grecs exilés comme moi, je me suis entretenu de notre cher pays ! Nous racontions les jeux de notre enfance, les aventures de notre jeunesse, les histoires de nos familles. Un Athénien vantoit les arts et la politesse d’Athènes, un Spartiate demandoit la préférence pour Lacédémone, un Macédonien mettoit la phalange bien au-dessus de la légion, et ne pouvoit souffrir que l’on comparât César à Alexandre. « C’est à ma patrie que vous devez Homère, » s’écrioit un soldat de Smyrne, et à l’instant même il chantoit ou le dénombrement des vaisseaux ou le combat d’Ajax et d’Hector : ainsi les Athéniens, prisonniers à Syracuse, redisoient autrefois les vers d’Euripide pour se consoler de leur captivité.

« Mais lorsque, jetant les yeux autour de nous, nous apercevions les horizons noirs et plats de la Germanie, ce ciel sans lumières qui semble vous écraser sous sa voûte abaissée, ce soleil impuissant qui ne peint les objets d’aucune couleur ; quand nous venions à nous rappeler les paysages éclatants de la Grèce, la haute et riche bordure de leurs horizons, le parfum de nos orangers, la beauté de nos fleurs, l’azur velouté d’un ciel où se joue une lumière dorée, alors il nous prenoit un désir si violent de revoir notre terre natale, que nous étions près d’abandonner les aigles. Il n’y avoit qu’un Grec parmi nous qui blamât ces sentiments, qui nous exhortât à remplir nos devoirs et à nous soumettre à notre destinée. Nous le prenions pour un lâche : quelque temps après il combattit et mourut en héros, et nous apprîmes qu’il étoit chrétien.

« Les Francs avoient été surpris par Constance : ils évitèrent d’abord le combat, mais aussitôt qu’ils eurent rassemblé leurs guerriers, ils vinrent audacieusement au-devant de nous et nous offrirent la bataille sur le rivage de la mer. On passa la nuit à se préparer de part et d’autre, et le lendemain, au lever du jour, les armées se trouvèrent en présence.

« La Légion de fer et la Foudroyante occupoient le centre de l’armée de Constance.

« En avant de la première ligne paroissoient les vexillaires distingués par une peau de lion qui leur couvroit la tête et les épaules. Ils tenoient levés les signes militaires des cohortes : l’aigle, le dragon, le loup, le minotaure. Ces signes étoient parfumés et ornés de branches de pin, au défaut de fleurs.

« Les hastati, chargés de lances et de boucliers, formoient la première ligne après les vexillaires.

« Les princes, armés de l’épée, occupoient le second rang, et les triarii venoient au troisième. Ceux-ci balançoient le pilum de la main gauche ; leurs boucliers étoient suspendus à leurs piques plantées devant eux, et ils tenoient le genou droit en terre, en attendant le signal du combat.

« Des intervalles ménagés dans la ligne des légions étoient remplis par des machines de guerre.

« À l’aile gauche de ces légions, la cavalerie des alliés déployoit son rideau mobile. Sur des coursiers tachetés comme des tigres et prompts comme des aigles se balançoient avec grâce les cavaliers de Numance, de Sagonte et des bords enchantés du Bétis. Un léger chapeau de plume ombrageoit leur front, un petit manteau de laine noire flottoit sur leurs épaules, une épée recourbée retentissoit à leur côté. La tête penchée sur le cou de leurs chevaux, les rênes entre les dents, deux courts javelots à la main, ils voloient à l’ennemi. Le jeune Viriate entraînoit après lui la fureur de ces cavaliers rapides. Des Germains d’une taille gigantesque étoient entremêlés çà et là, romme des tours, dans le brillant escadron. Ces barbares avoient la tête enveloppée d’un bonnet ; ils manioient d’une main une massue de chêne et montoient à cru des étalons sauvages. Auprès d’eux, quelques cavaliers numides, n’ayant pour toute arme qu’un arc, pour tout vêtement qu’une chlamyde, frissonnoient sous un ciel rigoureux.

« À l’aile opposée de l’armée se tenoit immobile la troupe superbe des chevaliers romains : leur casque étoit d’argent, surmonté d’une louve de vermeil ; leur cuirasse étinceloit d’or, et un large baudrier d’azur suspendoit à leur flanc une lourde épée ibérienne. Sous leurs selles ornées d’ivoire s’étendoit une housse de pourpre, et leurs mains, couvertes de gantelets, tenoiont les rênes de soie qui leur servoient à guider de hautes cavales plus noires que la nuit.

« Les archers crétois, les vélites romains et les différents corps des Gaulois étoient répandus sur le front de l’armée. L’instinct de la guerre est si naturel chez ces derniers, que souvent, dans la mêlée, les soldats deviennent des généraux, rallient leurs compagnons dispersés, ouvrent un avis salutaire, indiquent le poste qu’il faut prendre. Rien n’égale l’impétuosité de leurs attaques : tandis que le Germain délibère, ils ont franchi les torrents et les monts ; vous les croyez au pied de la citadelle, et ils sont au haut du retranchement emporté. En vain les cavaliers les plus légers voudroient les devancer à la charge, les Gaulois rient de leurs efforts, voltigent à la tête des chevaux et semblent leur dire : « Vous saisiriez plutôt les vents sur la plaine, ou les oiseaux dans les airs. »

« Tous ces barbares avoient la tête élevée, les couleurs vives, les yeux bleus, le regard farouche et menaçant ; ils portoient de larges braies, et leur tunique étoit chamarrée de morceaux de pourpre ; un ceinturon de cuir pressoit à leur côté leur fidèle épée. L’épée du Gaulois ne le quitte jamais : mariée, pour ainsi dire, à son maître, elle l’accompagne pendant la vie, elle le suit sur le bûcher funèbre, et descend avec lui au tombeau. Tel étoit le sort qu’avoient jadis les épouses dans les Gaules, tel est aussi celui qu’elles ont encore au rivage de l’Indus.

« Enfin, arrêtée comme un nuage menaçant sur le penchant d’une colline, une légion chrétienne, surnommée la Pudique, formoit derrière l’armée le corps de réserve et la garde de César. Elle remplaçoit auprès de Constance la légion thébaine égorgée par Maximien. Victor[a], illustre guerrier de Marseille, conduisoit au combat les milices de cette religion qui porte aussi noblement la casaque du vétéran que le cilice de l’anachorète.

« Cependant l’œil étoit frappé d’un mouvement universel : on voyoit les signaux du porte-étendard qui plantoit le jalon des lignes, la course impétueuse du cavalier, les ondulations des soldats qui se niveloient sous le cep du centurion. On entendoit de toutes parts les grêles hennissements des coursiers, le cliquetis des chaînes, les sourds roulements des balistes et des catapultes, les pas réguliers de l’infanterie, la voix des chefs qui répétoient l’ordre, le bruit des piques qui s’élevoient et s’abaissoient au commandement des tribuns. Les Romains se formoient en bataille aux éclats de la trompette, de la corne et du lituus ; et nous Cretois, fidèles à la Grèce au milieu de ces peuples barbares, nous prenions nos rangs au son de la lyre.

« Mais tout l’appareil de l’armée romaine ne servoît qu’à rendre l’armée des ennemis plus formidable, par le contraste d’une sauvage simplicité.

« Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, les Francs se montroient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. Une tunique courte et serrée laissoit voir toute la hauteur de leur taille et ne leur cachoit pas le genou. Les yeux de ces barbares ont la couleur d’une mer orageuse ; leur chevelure blonde, ramenée en avant sur leur poitrine et teinte d’une liqueur rouge, est semblable à du sang et à du feu. La plupart ne laissent croître leur barbe qu’au-dessus de la bouche, afin de donner à leurs lèvres plus de ressemblance avec le mufle des dogues et des loups. Les uns chargent leur main droite d’une longue framée, et leur main gauche d’un bouclier qu’ils tournent comme une roue rapide ; d’autres, au lieu de ce bouclier, tiennent une espèce de javelot, nommé angon, où s’enfoncent deux fers recourbés, mais tous ont à la ceinture la redoutable francisque, espèce de hache à deux tranchants, dont le manche est recouvert d’un dur acier ; arme funeste que le Franc jette en poussant un cri de mort, et qui manque rarement de frapper le but qu’un œil intrépide a marqué.

« Ces barbares, fidèles aux usages des anciens Germains, s’étoient formés en coin, leur ordre accoutumé de bataille. Le formidable triangle, où l’on ne distinguoit qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus, s’avançoit avec impétuosité, mais d’un mouvement égal, pour percer la ligne romaine. À la pointe de ce triangle étoient placés des braves qui conservoient une barbe longue et hérissée, et qui portoient au bras un anneau de fer. Ils avoient juré de ne quitter ces marques de servitude qu’après avoir sacrifié un Romain. Chaque chef, dans ce vaste corps, étoit environné des guerriers de sa famille, afin que, plus ferme dans le choc, il remportât la victoire ou mourût avec ses amis. Chaque tribu se rallioit sous un symbole : la plus noble d’entre elles se distinguoit par des abeilles ou trois fers de lance. Le vieux rois des Sicambres, Pharamond, conduisoit l’armée entière, et laissoit une partie du commandement à son petit-fils Mérovée. Les cavaliers francs, en face de la cavalerie romaine, couvroient les deux côtés de leur infanterie : à leurs casques en forme de gueules ouvertes ombragées de deux ailes de vautour, à leurs corselets de fer, à leurs boucliers blancs, on les eût pris pour des fantômes ou pour ces figures bizarres que l’on aperçoit au milieu des nuages pendant une tempête. Clodion, fils de Pharamond et père de Mérovée, brilloit à la tête de ces cavaliers menaçants.

« Sur une grève, derrière cet essaim d’ennemis, on apercevoit leur camp, semblable à un marché de laboureurs et de pêcheurs ; il étoit rempli de femmes et d’enfants, et retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs. Non loin de ce camp champêtre, trois sorcières en lambeaux faisoient sortir de jeunes poulains d’un bois sacré, afin de découvrir par leur course à quel parti Tuiston promettoit la victoire. La mer d’un côté, des forêts de l’autre, formoient le cadre de ce grand tableau.

« Le soleil du matin, s’échappant des replis d’un nuage d’or, verse tout à coup sa lumière sur les bois, l’Océan et les armées. La terre paroît embrasée du feu des casques et des lances, les instruments guerriers sonnent l’air antique de Jules César partant pour les Gaules. La rage s’empare de tous les cœurs, les yeux roulent du sang, la main frémit sur l’épée. Les chevaux se cabrent, creusent l’arène, secouent leur crinière, frappent de leur bouche écumante leur poitrine enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants, pour respirer les sons belliqueux. Les Romains commencent le chant de Probus :

« Quand nous aurons vaincu mille guerriers francs, combien ne vaincrons-nous pas de millions de Perses ! »

« Les Grecs répètent en chœur le Pœan, et les Gaulois l’hymne des Druides. Les Francs répondent à ces cantiques de mort : ils serrent leurs boucliers contre leur bouche, et font entendre un mugissement semblable au bruit de la mer que le vent brise contre un rocher ; puis tout à coup, poussant un cri aigu, ils entonnent le bardit à la louange de leurs héros :

« Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée.

« Nous avons lancé la francisque à deux tranchants ; la sueur tomboit du front des guerriers et ruisseloit le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussoient des cris de joie ; le corbeau nageoit dans le sang des morts ; tout l’Océan n’étoit qu’une plaie : les vierges ont pleuré longtemps !

« Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée.

« Nos pères sont morts dans les batailles, tous les vautours en ont gémi ; nos pères les rassasioient de carnage ! Choisissons des épouses dont le lait soit du sang et qui remplissent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s’écoulent, nous sourirons quand il faudra mourir ! »

« Ainsi chantoient quarante mille barbares. Leurs cavaliers haussoient et baissoient leurs boucliers blancs en cadence, et à chaque refrain ils frappoient du fer d’un javelot leur poitrine couverte de fer.

« Déjà les Francs sont à la portée du trait de nos troupes légères. Les deux armées s’arrêtent. Il se fait un profond silence. César, du milieu de la légion chrétienne, ordonne d’élever la cotte d’armes de pourpre, signal du combat ; les archers tendent leurs arcs, les fantassins baissent leurs piques, les cavaliers tirent tous à la fois leurs épées, dont les éclairs se croisent dans les airs. Un cri s’élève du fond des légions : « Victoire à l’empereur ! » Les barbares repoussent ce cri par un affreux mugissement : la foudre éclate avec moins de rage sur les sommets de l’Apennin, l’Etna gronde avec moins de violence lorsqu’il verse au sein des mers des torrents de feu, l’Océan bat ses rivages avec moins de fracas quand un tourbillon, descendu par l’ordre de l’Éternel, a déchaîné les cataractes de l’abîme.

« Les Gaulois lancent les premiers leurs javelots contre les Francs, mettent l’épée à la main et courent à l’ennemi. L’ennemi les reçoit avec intrépidité. Trois fois ils retournent à la charge ; trois fois ils viennent se briser contre le vaste corps qui les repousse : tel un grand vaisseau, voguant par un vent contraire, rejette de ses deux bords les vagues qui fuient et murmurent le long de ses flancs. Non moins braves et plus habiles que les Gaulois, les Grecs font pleuvoir sur les Sicambres une grêle de flèches ; et reculant peu à peu sans rompre nos rangs, nous fatiguons les deux lignes du triangle de l’ennemi. Comme un taureau vainqueur dans cent pâturages, fier de sa corne mutilée et des cicatrices de sa large poitrine, supporte avec impatience la piqûre du taon, sous les ardeurs du midi, ainsi les Francs, percés de nos dards, deviennent furieux à ces blessures sans vengeance et sans gloire. Transportés d’une aveugle rage, ils brisent le trait dans leur sein, se roulent par terre et se débattent dans les angoisses de la douleur.

« La cavalerie romaine s’ébranle pour enfoncer les barbares. Clodion se précipite à sa rencontre. Le roi chevelu pressoit une cavale stérile, moitié blanche, moitié noire, élevée parmi des troupeaux de rennes et de chevreuils, dans le haras de Pharamond. Les barbares prétendoient qu’elle étoit de la race de Rinfax, cheval de la Nuit, à la crinière gelée, et de Skinfax, cheval du Jour, à la crinière lumineuse. Lorsque, pendant l’hiver, elle emportoit son maître sur un char d’écorce sans essieu et sans roues, jamais ses pieds ne s’enfonçoient dans les frimas, et, plus légère que la feuille de bouleau roulée par le vent, elle effleuroit à peine la cime des neiges nouvellement tombées.

« Un combat violent s’engage entre les cavaliers sur les deux ailes des armées.

« Cependant la masse effrayante de l’infanterie des barbares vient toujours roulant vers les légions. Les légions s’ouvrent, changent leur front de bataille, attaquent à grands coups de pique les deux côtés du triangle de l’ennemi. Les vélites, les Grecs et les Gaulois se portent sur le troisième côté. Les Francs sont assiégés comme une vaste forteresse. La mêlée s’échauffe ; un tourbillon de poussière rougie s’élève et s’arrête au milieu des combattants. Le sang coule comme les torrents grossis par les pluies de l’hiver, comme les flots de l’Euripe dans le détroit de l’Eubée. Le Franc, fier de ses larges blessures, qui paroissent avec plus d’éclat sur la blancheur d’un corps demi-nu, est un spectre déchaîné du monument et rugissant au milieu des morts. Au brillant éclat des armes a succédé la sombre couleur de la poussière et du carnage. Les casques sont brisés, les panaches abattus, les boucliers fendus, les cuirasses percées. L’haleine enflammée de cent mille combattants, le souffle épais des chevaux, la vapeur des sueurs et du sang, forment sur le champ de bataille une espèce de météore que traverse de temps en temps la lueur d’un glaive, comme le trait brillant du foudre dans la livide clarté d’un orage. Au milieu des cris, des insultes, des menaces, du bruit des épées, des coups des javelots, du sifflement des flèches et des dards, du gémissement des machines de guerre, on n’entend plus la voix des chefs.

« Mérovée avoit fait un massacre épouvantable des Romains. On le voyoit debout sur un immense chariot, avec douze compagnons d’armes, appelés ses douze pairs, qu’il surpassoit de toute la tête. Au-dessus du chariot flottoit une enseigne guerrière, surnommée l’Oriflamme. Le chariot, chargé d’horribles dépouilles, étoit traîné par trois taureaux dont les genoux dégouttoient de sang et dont les cornes portoient des lambeaux affreux. L’héritier de l’épée de Pharamond avoit l’âge, la beauté et la fureur de ce démon de la Thrace, qui n’allume le feu de ses autels qu’au feu des villes embrasées. Mérovée passoit parmi les Francs pour être le fruit merveilleux du commerce secret de l’épouse de Clodion et d’un monstre marin ; les cheveux blonds du jeune Sicambre, ornés d’une couronne de lis, ressembloient au lin moelleux et doré qu’une bandelette virginale rattache à la quenouille d’une reine des barbares. On eût dit que ses joues étoient peintes du vermillon de ces baies d’églantier qui brillent au milieu des neiges dans les forêts de la Germanie. Sa mère avoit noué autour de son cou un collier de coquillages, comme les Gaulois suspendent des reliques aux rameaux du plus beau rejeton d’un bois sacré. Quand de sa main droite Mérovée agitant un drapeau blanc appeloit les fiers Sicambres au champ de l’honneur, ils ne pouvoient s’empêcher de pousser des cris de guerre et d’amour ; ils ne se lassoient point d’admirer à leur tête trois générations de héros : l’aïeul, le père et le fils.

« Mérovée, rassasié de meurtres, contemploit, immobile, du haut de son char de victoire, les cadavres dont il avoit jonché la plaine. Ainsi se repose un lion de Numidie, après avoir déchiré un troupeau de brebis ; sa faim est apaisée, sa poitrine exhale l’odeur du carnage ; il ouvre et ferme tour à tour sa gueule fatiguée qu’embarrassent des flocons de laine ; enfin il se couche au milieu des agneaux égorgés ; sa crinière, humectée d’une rosée de sang, retombe des deux côtés de son cou ; il croise ses griffes puissantes ; il allonge la tête sur ses ongles, et, les yeux à demi fermés, il lèche encore les molles toisons étendues autour de lui.

« Le chef des Gaulois aperçut Mérovée dans ce repos insultant et superbe. Sa fureur s’allume ; il s’avance vers le fils de Pharamond ; il lui crie d’un ton ironique :

« Chef à la longue chevelure, je vais t’asseoir autrement sur le trône d’Hercule le Gaulois. Jeune brave, tu mérites d’emporter la marque du fer au palais de Teutatès. Je ne veux point te laisser languir dans une honteuse vieillesse. »

« Qui es-tu ? répondit Mérovée avec un sourire amer : es-tu d’une race noble et antique ? Esclave romain, ne crains-tu point ma framée ? »

« Je ne crains qu’une chose, repartit le Gaulois frémissant de courroux, c’est que le ciel tombe sur ma tête. »

« Cède-moi la terre, » dit l’orgueilleux Sicambre.

« La terre que je te céderai, s’écria le Gaulois, tu la garderas éternellement. »

« À ces mots, Mérovée, s’appuyant sur sa framée, s’élance du char par-dessus les taureaux, tombe à leurs têtes, et se présente au Gaulois, qui venoit à lui.

« Toute l’armée s’arrête pour regarder le combat des deux chefs. Le Gaulois fond l’épée à la main sur le jeune Franc, le presse, le frappe, le blesse à l’épaule et le contraint de reculer jusque sous les cornes des taureaux. Mérovée à son tour lance son angon, qui, par ses deux fers recourbée, s’engage dans le bouclier du Gaulois. Au même instant le fils de Clodion bondit comme un léopard, met le pied sur le javelot, le presse de son poids, le fait descendre vers la terre, et abaisse avec lui le bouclier de son ennemi. Ainsi forcé de se découvrir, l’infortuné Gaulois montre la tête. La hache de Mérovée part, siffle, vole et s’enfonce dans le front du Gaulois, comme la cognée d’un bûcheron dans la cime d’un pin. La tête du guerrier se partage ; sa cervelle se répand des deux côtés, ses yeux roulent à terre. Son corps reste encore un moment debout, étendant des mains convulsives, objet d’épouvante et de pitié.

« À ce spectacle les Gaulois poussent un cri de douleur. Leur chef étoit le dernier descendant de ce Vercingétorix qui balança si longtemps la fortune de Jules. Il sembloit que par cette mort l’empire des Gaules, en échappant aux Romains, passoit aux Francs : ceux-ci, pleins de joie, entourent Mérovée, relèvent sur un bouclier et le proclament roi avec ses pères, comme le plus brave des Sicambres. L’épouvante commence à s’emparer des légions. Constance, qui, du milieu du corps de réserve, suivoit de l’œil les mouvements des troupes, aperçoit le découragement des cohortes. Il se tourne vers la légion chrétienne : « Braves soldats, la fortune de Rome est entre vos mains. Marchons à « l’ennemi. »

« Aussitôt les fidèles abaissent devant César leurs aigles surmontées de l’étendard du salut. Victor commande : la légion s’ébranle et descend en silence de la colline. Chaque soldat porte sur son bouclier une croix entourée de ces mots : « Tu vaincras par ce signe. » Tous les centurions étoient des martyrs couverts des cicatrices du fer et du feu. Que pouvoit contre de tels hommes la crainte des blessures et de la mort ? Ô touchante fidélité ! Ces guerriers alloient répandre pour leurs princes les restes d’un sang dont ces princes avoient presque tari la source ! Aucune frayeur, mais aussi aucune joie ne paroissoit sur le visage des héros chrétiens. Leur valeur tranquille étoit pareille à un lis sans tache. Lorsque la légion s’avança dans la plaine, les Francs se sentirent arrêtés au milieu de leur victoire. Ils ont conté qu’ils voyoient à la tête de cette légion une colonne de feu et de nuées et un cavalier vêtu de blanc, armé d’une lance et d’un bouclier d’or. Les Romains qui fuyoient tournent le visage ; l’espérance revient au cœur du plus foible et du moins courageux : ainsi, après un orage de nuit, quand le soleil du matin paroît dans l’orient, le laboureur rassuré admire l’astre qui répand un doux éclat sur la nature ; sous les lierres de la cabane antique le jeune passereau pousse des cris de joie ; le vieillard vient s’asseoir sur le seuil de la porte : il entend des bruits charmants au-dessus de sa tête, et il bénit l’Éternel.

« À l’approche des soldats du Christ, les barbares serrent leurs rangs, les Romains se rallient. Parvenue sur le champ de bataille, la légion s’arrête, met un genou en terre, et reçoit de la main d’un ministre de paix la bénédiction du Dieu des armées. Constance lui-même ôte sa couronne de laurier, et s’inclme. La troupe sainte se relève, et, sans jeter ses javelots, elle marche l’épée haute à l’ennemi. Le combat recommence de toutes parts. La légion chrétienne ouvre une large brèche dans les rangs des barbares ; Romains, Grecs et Gaulois, nous entrons tous à la suite de Victor dans l’enceinte des Francs, rompus. Aux attaques d’une armée disciplinée succèdent des combats à la manière des héros d’Ilion. Mille groupes de guerriers se heurtent, se choquent, se pressent, se repoussent ; partout règnent la douleur, le désespoir, la fuite. Filles des Francs, c’est en vain que vous préparez le baume pour des plaies que vous ne pourrez guérir ! L’un est frappé au cœur du fer d’une javeline, et sent s’échapper de ce cœur les images chères et sacrées de la patrie ; l’autre a les deux bras brisés du coup d’une massue, et ne pressera plus sur son sein le fils qu’une épouse porte encore à la mamelle. Celui-ci regrette son palais, celui-là sa chaumière ; le premier ses plaisirs, le second ses douleurs, car l’homme s’attache à la vie par ses misères autant que par ses prospérités. Ici, environné de ses compagnons, un soldat païen expire en vomissant des imprécations contre César et contre les dieux. Là, un soldat chrétien meurt isolé, d’une main retenant ses entrailles, de l’autre pressant un crucifix et priant Dieu pour son empereur. Les Sicarabres, tous frappés par devant et couchés sur le dos, conservoient dans la mort un air si farouche, que le plus intrépide osoit à peine les regarder.

« Je ne vous oublierai pas, couple généreux, jeunes Francs que je rencontrai au milieu du champ du carnage ! Ces fidèles amis, plus tendres que prudents, afin d’avoir dans le combat la même destinée, s’étoient attachés ensemble par une chaîne de fer. L’un étoit tombé mort sous la flèche d’un Crétois ; l’autre, atteint d’une blessure cruelle, mais encore vivant, se tenoit à demi soulevé auprès de son frère d’armes. Il lui disoit : « Guerrier, tu dors après les fatigues de la bataille. « Tu n’ouvriras plus les yeux à ma voix, mais la chaîne de notre amitié n’est point rompue ; elle me retient à tes côtés. »

« En achevant ces mots, le jeune Franc s’incline, et meurt sur le corps de son ami. Leurs belles chevelures se mêlent et se confondent comme les flammes ondoyantes d’un double trépied qui s’éteint sur un autel, comme les rayons humides et tremblants de l’étoile des Gémeaux, qui se couche dans la mer. Le trépas ajoute ses chaînes indestructibles aux liens qui unissoient les deux amis.

« Cependant les bras fatigués portent des coups ralentis ; les clameurs deviennent plus déchirantes et plus plaintives. Tantôt une grande partie des blessés, expirant à la fois, laisse régner un affreux silence ; tantôt la voix de la douleur se ranime et monte en longs accents vers le ciel. On voit errer des chevaux sans maîtres, qui bondissent ou s’abattent sur des cadavres ; quelques machines de guerre abandonnées brûlent çà et là comme les torches de ces immenses funérailles.

« La nuit vint couvrir de son obscurité ce théâtre des fureurs humaines. Les Francs, vaincus mais toujours redoutables, se retirèrent dans l’enceinte de leurs chariots. Cette nuit, si nécessaire à notre repos, ne fut pour nous qu’une nuit d’alarmes : à chaque instant nous craignions d’être attaqués. Les barbares jetoient des cris qui ressembloient aux hurlements des bêtes féroces : ils pleuroient les braves qu’ils avoient perdus et se préparoient eux-mêmes à mourir. Nous n’osions ni quitter nos armes, ni allumer des feux. Les soldats romains frémissoient, se cherchoient dans les ténèbres ; ils s’appeloient, ils se demandoient un peu de pain ou d’eau ; ils pansoient leurs blessures avec leurs vêtements déchirés. Les sentinelles se répondoient en se renvoyant de l’une à l’autre le cri des veilles.

Tous les chefs des Crétois avoient été tués. Le sang de Philopœmen paroissant à mes compagnons d’un favorable augure, ils m’avoient nommé leur commandant. En attirant sur moi les efforts de l’ennemi, j’avois eu le bonheur de sauver la légion de Fer d’une entière destruction. La confirmation de mon grade, une couronne de chêne et les éloges de Constance avoient été le prix de ce hasard heureux. À la tête des troupes légères, je touchois presque au camp des barbares, et j’attendois avec impatience le retour de l’aurore ; mais cette aurore nous découvrit un spectacle qui surpassoit en horreur tout ce que nous avions vu jusque alors.

« Les Francs, pendant la nuit, avoient coupé les têtes des cadavres romains et les avoient plantées sur des piques devant leur camp, le visage tourné vers nous. Un énorme bûcher, composé de selles de chevaux et de boucliers brisés, s’élevoit au milieu du camp. Le vieux Pharamond, roulant des yeux terribles et livrant au souffle du matin sa longue chevelure blanche, étoit assis au haut du bûcher. Au bas paroissoient Clodion et Mérovée : ils tenoient à la main, en guise de torches, l’hast enflammé de deux piques rompues, prêts à mettre le feu au trône funèbre de leur père, si les Romains parvenoient à forcer le retranchement des chariots.

« Nous restons muets d’étonnement et de douleur ; les vainqueurs semblent vaincus par tant de barbarie et tant de magnanimité ! Les larmes coulent de nos yeux à la vue des têtes sanglantes de nos compagnons d’armes : chacun se rappelle que ces bouches muettes et décolorées prononçoient encore la veille les paroles de l’amitié ! Bientôt à ce mouvement de regret succède la soif de la vengeance. On n’attend point le signal de l’assaut ; rien ne peut résister à la fureur du soldat : les chariots sont brisés, le camp est ouvert, on s’y précipite. Alors se présente un nouvel ennemi : les femmes des barbares, vêtues de robes noires, s’élancent au-devant de nous, se percent de nos armes ou cherchent à les arracher de nos mains ; les unes arrêtent par la barbe le Sicambre qui fuit et le ramènent au combat ; les autres, comme des Bacchantes enivrées, déchirent leurs époux et leurs pères ; plusieurs étouffent leurs enfants et les jettent sous les pieds des hommes et des chevaux ; plusieurs, se passant au cou un lacet fatal, s’attachent aux cornes des bœufs et s’étranglent en se faisant tramer misérablement. Une d’entre elles s’écrie du milieu de ses compagnes : « Romains, tous vos présents n’ont point été funestes ! Si vous nous avez apporté le fer qui enchaîne, vous nous avez donné le fer qui délivre ! » Et elle se frappe d’un poignard.

« C’en étoit fait des peuples de Pharamond, si le ciel, qui leur garde peut-être de grandes destinées, n’eût sauvé le reste de leurs guerriers. Un vent impétueux se lève entre le nord et le couchant ; les flots s’avancent sur les grèves ; on voit venir, écumante et limoneuse, une de ces marées de l’équinoxe qui dans ces climats semblent jeter l’Océan tout entier hors de son lit. La mer, comme un puissant allié des barbares, entre dans le camp des Francs pour en chasser les Romains. Les Romains reculent devant l’armée des flots ; les Francs reprennent courage ; ils croient que le monstre marin, père de leur jeune prince, est sorti de ses grottes azurées pour les secourir. Ils profitent de notre désordre ; ils nous repoussent, ils nous pressent, ils secondent les efforts de la mer. Une scène extraordinaire frappe les yeux de toutes parts : là, les bœufs épouvantés nagent avec les chariots qu’ils entraînent ; ils ne laissent voir au-dessus des vagues que leurs cornes recourbées, et ressemblent à une multitude de fleuves qui auroient apporté eux-mêmes leurs tributs à l’Océan ; ici, les Saliens mettent à flot leurs bateaux de cuir et nous frappent à coups de rames et d’avirons. Mérovée s’étoit fait une nacelle d’un large bouclier d’osier : porté sur cette conque guerrière, il nous poursuivoit escorté de ses pairs qui bondissoient autour de lui comme des tritons. Pleines d’une joie insensée, les femmes battoient des mains et bénissoient les flots libérateurs. Partout la lame croissante se brise et jaillit contre les armes : partout disparoît le cavalier qui se noie, le fantassin qui n’a plus que son épée hors de l’eau ; des cadavres qui paroissent se ranimer roulent avec les algues, le sable et le limon. Séparé du reste des légions et réuni à quelques soldats, je combattis longtemps une multitude de barbares, mais enfin, accablé par le nombre, je tombai, percé de coups, au milieu de mes compagnons étendus morts à mes côtés.

« Je demeurai plusieurs heures évanoui. Quand je rouvris les yeux à la lumière, je n’aperçus plus qu’une grève humide abandonnée par les flots, des corps noyés à moitié ensevelis dans le sable, la mer retirée dans un lointain immense et traçant à peine une ligne bleuâtre à l’horizon. Je voulus me soulever, mais je ne pus y parvenir, et je fus contraint de rester couché sur le dos, les regards attachés au ciel. Tandis que mon âme flottoit entre la mort et la vie, j’entendis une voix prononcer en latin ces mots : « Si quelqu’un respire encore ici, qu’il parle. » Je tournai la tête avec effort, et j’entrevis un Franc que je reconnus pour esclave à sa saie d’écorce de bouleau. Il aperçut mon mouvement, accourut vers moi, et reconnoissant ma patrie à mon vêtement : « Jeune Grec, me dit-il, prenez courage. » Et il se mit à genoux à mes côtés, se pencha sur moi, examina mes blessures. « Je ne les crois pas mortelles, » s’écria-t-il après un moment de silence. Aussitôt il tira d’un sac de peau de chevreuil du baume, des simples, un vase plein d’une eau pure. Il lava mes plaies, les essuya légèrement, les banda avec de longues feuilles de roseaux. Je ne pouvois lui témoigner ma reconnoissance que par un mouvement de tête et par l’admiration qu’il devoit lire dans mes yeux presque éteints. Quand il fallut me transporter, son embarras devint extrême. Il regardoit avec inquiétude autour de nous : il craignoit, comme il me l’a dit depuis, d’être découvert par quelque parti de barbares. L’heure du flux approchoit ; mon libérateur tira du danger même le moyen de mon salut : il aperçut une nacelle des Francs échouée sur le sable ; il commença par me soulever à moitié, puis, se couchant presque à terre devant moi, il m’attira doucement à lui, me chargea sur ses épaules, se leva et me porta avec peine au bateau voisin, car il étoit déjà sur l’âge. La mer ne tarda pas à couvrir ses grèves. L’esclave arracha du sable une pique dont le fer étoit rompu, et lorsque les flots soulevèrent ma nacelle, il la dirigea, avec son arme brisée, comme auroit fait le pilote le plus habile. Chassés par le flux, nous entrâmes bien avant dans les terres, sur les rives d’un fleuve bordé de forêts.

« Ces lieux étoient connus du Franc. Il descendit dans l’eau, et, me prenant de nouveau sur ses épaules, il me déposa dans une espèce de souterrain où les barbares ont coutume de cacher leur blé pendant la guerre. Là il me fit un lit de mousse et me donna un peu de vin pour me ranimer.

« Pauvre infortuné, me dit-il en me parlant dans ma propre langue, il faut que je vous quitte, et vous serez obligé de passer la nuit seul ici. J’espère vous apporter demain matin de bonnes nouvelles : en attendant, tâchez de goûter un peu de sommeil. »

« En disant ces mots, il étendit sur moi sa misérable saie, dont il se dépouilla pour me couvrir, et il s’enfuit dans les bois. »


fin du livre sixième.

  1. Le martyr.