Les Martyrs/Examen des Martyrs

Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 553-601).

EXAMEN DES MARTYRS.


C’est avec un vrai chagrin que je me vois forcé à me défendre : ce rôle a quelque chose d’embarrassant et qui répugne surtout à mon caractère. Mais comme dans tout ce qui me concerne on feint de mêler les intérêts de la religion, ce grand nom m’oblige à des soins que je ne prendrois pas pour moi ; mon devoir me fait une loi de repousser des traits qui peuvent tomber sur des choses saintes. Je vais donc examiner Les Martyrs.

Cet examen se divise naturellement en trois parties.

1o Examen des objections religieuses et morales faites contre Les Martyrs ;

2o Examen des objections littéraires ;

3o Changements faits aux premières éditions des Martyrs, et remarques ajoutées à chaque livre de l’ouvrage.

OBJECTIONS RELIGIEUSES ET MORALES.

Tout ce qu’on a dit contre les Martyrs, on l’a dit également et avec plus de force contre le Génie du Christianisme : « Système dangereux pour le goût ; la religion compromise, moins défendue qu’outragée ; ouvrage déplorable ; ouvrage oublié ; ouvrage mort en naissant, etc. »

Remarquons encore que les personnes qui semblent les plus effrayées des dangers auxquels Les Martyrs exposent la religion sont du nombre de celles désignées dans la Défense du Génie du Christianisme. « Que les consciences timorées, disois-je, se rassurent, ou plutôt qu’elles examinent bien, avant de s’alarmer, si les censeurs scrupuleux qui accusent l’auteur de porter la main à l’encensoir, qui montrent une si grande tendresse, de si vives inquiétudes pour la religion, ne seroient point des hommes connus par leur mépris ou leur indifférence pour elle. Quelle dérision ! »

Ce soupçon tombe beaucoup mieux sur les adversaires des Martyrs : car en prenant contre moi la défense de la morale, de la pudeur et de la religion, ils ont laissé échapper de telles indécences et des plaisanteries si impies, que le fond de leurs sentiments s’est montré à découvert. Ils sont allés jusqu’à provoquer contre moi la censure ecclésiastique. Faydit, dans sa critique du Télémaque, emploie les mêmes insinuations : « Autrefois, dit-il, on déposoit les évêques qui s’avisoient d’écrire des romans. » Et à qui Faydit rappeloit-il noblement cet exemple ? À Louis XIV, qui n’aimoit pas Fénelon, et qui croyoit voir dans le Télémaque la satire indirecte du gouvernement de la France. Quand la critique se sert de pareilles armes, il faut convenir qu’elle est bien forte.

Quel est le but qu’on se propose en m’attaquant ainsi sous les rapports religieux ? Un but très-facile à voir. On suppose que mes prôneurs sont des chrétiens ; que toute ma force est là. Il faut donc me rendre suspect à ce qu’on appelle mon parti, faire naître des doutes sur ma sincérité, alarmer des gens simples qui sont assez modestes pour régler leur jugement sur le jugement d’un journal. Mais l’artifice étoit trop grossier pour réussir. En voulant trop prouver contre Les Martyrs, on n’a rien prouvé : personne n’a pu croire qu’un homme qui depuis dix ans emploie toutes les foibles ressources de son esprit à la défense de la religion fût tout à coup devenu l’ennemi adroit ou maladroit de cette même religion.

Je n’avance rien au hasard, et je ne demande pas, comme mes ennemis, d’en être cru sur ma parole, quoique je ne l’aie jamais donnée en vain. Les chrétiens n’ont point trouvé que Les Martyrs exposassent la religion à des dangers ; en voici la preuve :

Il y a en France une gazette appelée Gazette ecclésiastique ou Journal des Curés. Si quelque journal a le droit d’appeler une cause chrétienne à son tribunal, c’est sans doute celui-là. Il a paru dans cette feuille sept articles sur Les Martyrs ; ces sept articles sont tous en faveur de l’ouvrage : on en prend la défense contre les journalistes qui l’ont attaqué, on en conseille la lecture, on en fait l’apologie ; et c’est vraisemblablement un prêtre qui tient ce langage, tandis que des censeurs, qui rient sans doute en eux-mêmes quand ils se font les champions de l’autel, crient de toutes parts au scandale.

J’ai commencé par examiner la compétence de mes juges ; passons à leurs objections.

La première roule sur cette question tant débattue depuis l’apparition du Génie du Christianisme, savoir : si le merveilleux de notre religion peut être employé dans l’épopée, et s’il offre autant de ressources au poëte que le merveilleux du paganisme ?

Une chose singulière se présente au premier coup d’œil. Ne diroit-on pas, à voir la surprise de quelques critiques, qu’avant moi on n’eût jamais entendu parler d’épopée chrétienne ? Ne semble-t-il pas que j’aie fait une découverte prodigieuse, inouïe ; que j’aie osé le premier mettre en action les anges, les saints, l’enfer et le ciel ? Et nous avons le Dante, le Tasse, le Camoëns, Milton, Voltaire, Klopstock, Gessner !

Boileau condamne le merveilleux chrétien. D’accord ; mais quelques vers de Boileau anéantiront-ils La Jérusalem, Le Paradis perdu, La Henriade ? Boileau ne peut-il pas être allé trop loin ? Boileau a-t-il jugé sans retour le Tasse, Fénelon, Quinault ? Il a paru une brochure imprimée à Lyon, où l’auteur, qui m’est inconnu, a bien voulu se déclarer en faveur des Martyrs. On ne peut réunir à des autorités plus graves une manière de raisonner plus saine. Je citerai souvent l’ouvrage de mon défenseur, en prenant seulement la liberté de retrancher un nom inutile ici, et d’adoucir l’expression d’une indignation vivement sentie. Cela me sera d’un grand soulagement, car rien n’est plus pénible que de parler de soi, et plus difficile de garder toutes les convenances en plaidant sa propre cause.

Que Boileau n’a pas été suivi aveuglément dans son opinion, comme on voudroit le faire entendre, c’est ce que le critique anonyme montre par des exemples frappants.

« Je choisirai, dit-il, mes autorités parmi des hommes qu’on ne sauroit accuser d’avoir voulu égarer les jeunes littérateurs et corrompre le goût.

« Le véritable usage de la poésie, dit Rollin, appartient à la religion, qui seule rappelle à l’homme son véritable bien, et qui ne le lui montre que dans Dieu… Aussi n’étoit-elle chez le peuple saint consacrée qu’à la religion… C’est ce qui a fait même chez les anciens peuples la première matière de leurs vers[1]. »

« Après avoir présenté les preuves de ces vérités, Rollin consacre un chapitre entier à montrer que c’est une erreur de croire qu’il faille être païen dans la poésie ; et traçant rapidement un plan dont il exclut la mythologie, il termine par ces mots remarquables : « Un poëme épique, fait dans ce goût, plairoit certainement, et l’on n’y regretteroit ni les intrigues de Vénus, ni les serpents, ni le venin d’Alecto[2]. »

« L’abbé Batteux, dans son Cours de Littérature, entre dans plus de détails encore pour établir le même principe. On y trouve en quelque sorte le fond des idées qu’a développées M. de Chateaubriand dans son premier ouvrage. Ne pouvant tout citer, je me contenterai de rapporter les traits principaux :

« Malgré le respect que nous avons pour les idées de M. Despréaux, nous ne saurions croire que s’il venoit au monde un second Homère, il ne trouveroit pas dans l’histoire de la religion une matière capable d’exercer son génie. » Ici l’auteur présente la manière dont en ce cas le merveilleux chrétien auroit pu être employé, le sujet que le nouvel Homère auroit pu chanter, et il ajoute : « Il auroit démontré par l’exécution que le sublime et le sérieux de notre religion, bien loin d’être un obstacle invincible à l’épopée, y seroient la source des plus sublimes beautés. Quel fondement auroit servi d’appui à ce merveilleux ? Le même qui a servi aux anciens, je veux dire la persuasion commune des peuples pour qui on écrit[3]. »

« Il n’est pas hors de propos de remarquer ici que ce sont précisément les écrivains les plus pieux qui ont eu les mêmes idées que l’auteur des Martyrs. Toutefois ceux de nos littérateurs à qui l’on donne le nom de philosophes n’ont jamais avancé qu’il fallût être païen dans l’épopée, et que ce fût là une règle hors de laquelle on ne pouvoit que s’égarer.

« Marmontel, celui qui a le plus vanté le merveilleux de la mythologie, et dont les écrits fourniront toujours des articles presque tout faits aux critiques qui voudront déclamer contre l’épopée moderne[4], Marmontel, dis-je, s’exprime ainsi : « Avec de l’art, du goût et du génie, nos prophètes, nos anges, nos démons et nos saints peuvent agir décemment et dignement dans un poëme ; et à la maladresse de Sannazar, du Camoëns, etc., on peut opposer les exemples du Tasse, de Milton, de l’auteur d’Athalie, de La Henriade[5]. »

« Voltaire, qui, pour le dire en passant, s’accorde avec Rollin sur l’origine de la poésie, loin de vouloir assujettir les jeunes littérateurs à la prétendue règle des nouveaux censeurs, laisse la plus grande liberté sur ce point :

« La machine du merveilleux, dit-il, l’intervention d’un pouvoir céleste, la nature des épisodes, tout ce qui dépend de la tyrannie de la coutume et de cet instinct qu’on nomme goût, voilà sur quoi il y a mille opinions, et point de règle générale[6]. »

« Le Quintilien françois, La Harpe, qui donna, du moins dans un temps, la préférence au merveilleux de la mythologie, déclare formellement qu’il ne prétend pas exclure la religion de l’épopée ; et il ajoute :

« J’ose en cela m’écarter de l’avis de Despréaux, et l’exemple du Tasse, confirmé par le succès, me paroît l’emporter sur l’autorité du critique. »

« Il seroit absurde, dit-il ailleurs, d’exiger dans un sujet moderne l’intervention des dieux de l’antiquité[7]. »

Telles sont les autorités rapportées par mon défenseur.

Donc, il est clair que Rollin, Voltaire, Batteux, Marmontel et La Harpe ont pensé qu’on pouvoit employer le merveilleux chrétien dans l’épopée. Il y a plus : Voltaire a fait un poëme avec ce merveilleux que l’on veut proscrire, et La Harpe a laissé plusieurs chants manuscrits d’une épopée chrétienne. Dans cette épopée, il y a un livre de l’Enfer, un livre du Ciel ; on voit agir les saints, les anges et les prophètes ; Dieu parle, Dieu prononce ses décrets ; enfin, c’est un poëme chrétien dans toute l’étendue du mot. Si ce poëme eût paru du vivant de La Harpe, on se seroit donc écrié que le Quintilien françois étoit le corrupteur du goût, et qu’il avoit profané la religion ? Disons la vérité : on n’a jamais voulu m’entendre ; on a toujours fait de la chose la plus simple la question la plus embrouillée.

Voici les faits tels qu’ils sont :

J’ai dit :

1o Si l’on veut traiter un sujet épique tiré de l’histoire moderne, il faut nécessairement employer le merveilleux chrétien, puisque la religion chrétienne est aujourd’hui la religion des peuples civilisés de l’Europe.

J’ai dit :

2o Si nous ne voulons pas faire usage de ce merveilleux, il faut ou renoncer à l’épopée, ou placer toujours l’action de cette épopée dans l’antiquité. Et pourquoi donc abandonner absolument le droit si doux de chanter la patrie ?

Que les critiques se contentent de répondre : « Nous convenons qu’on ne peut avoir une épopée moderne sans employer le merveilleux chrétien ; mais nous regrettons le merveilleux du paganisme, parce qu’il offre plus de ressources aux poëtes, » j’entendrai ce langage.

Je répondrai à mon tour :

« En admettant votre sentiment, tout ce que j’avance se réduit à ceci : Voilà deux lyres, l’une antique, l’autre moderne. Vous prétendez que la première a de plus beaux sons que la seconde ; mais elle est brisée, cette lyre : il faut donc tirer de celle qui vous reste le meilleur parti possible. Or, je veux essayer de vous apprendre que cet instrument moderne, selon vous si borné, a des ressources que vous ne connoissez pas ; que vous pouvez y découvrir une harmonie nouvelle ; qu’il a des accents pathétiques et divins ; en un mot, qu’il peut, sous une main habile, remplacer la lyre antique, bien qu’il donne une suite d’accords d’une autre nature et qu’il soit monté sur un mode différent. »

Je le demande : cela n’est-il pas éminemment raisonnable ? Voilà pourtant tout ce que j’ai dit. Faut-il crier si haut ? Qu’y a-t-il dans ces principes de contraire aux saines traditions, au goût même de l’antiquité ? Ai-je le droit d’avancer qu’on peut trouver de grandes beautés dans le merveilleux chrétien, quand La Jérusalem délivrée, Le Paradis perdu et La Henriade existent ?

L’évidence de cette doctrine est telle, que si le critique le plus opposé à mes idées entreprenoit de faire demain une épopée sur un sujet françois, il seroit obligé d’employer le merveilleux qu’il proscrit. Si, par humeur, on s’écrie : « Eh bien ! n’ayons point d’épopée, puisqu’il faut se servir du merveilleux chrétien, » alors je n’ai plus rien à répliquer, et je conviendrai même que c’est être conséquent dans son opinion. Mais que penseroit-on d’un homme qui, regrettant un palais tombé en ruine, refuseroit de se bâtir un nouvel édifice parce qu’il seroit forcé d’employer un autre ordre d’architecture ? Un compatriote du Camoëns, du Tasse, de Milton, seroit bien surpris de me voir établir en forme une chose qui lui paroîtroit ne pas mériter la peine d’être prouvée. Nous avons quelquefois en France une horreur du bon sens très-singulière.

On feint de me regarder comme un homme entêté d’un système, qui le suit partout, qui le voit partout : pas un mot de cela. Je ne veux rien changer, rien innover en littérature ; j’adore les anciens ; je les regarde comme nos maîtres ; j’adopte entièrement les principes posés par Aristote, Horace et Boileau ; L’Iliade me semble être le plus grand ouvrage de l’imagination des hommes, L’Odyssée me paroît attachante par les mœurs, L’Enéide inimitable par le style ; mais je dis que Le Paradis perdu est aussi une œuvre sublime, que La Jérusalem est un poëme enchanteur, et La Henriade un modèle de narration et d’élégance. Marchant de loin sur les pas des grands maîtres de l’épopée chrétienne, j’essaye de montrer que notre religion a des grâces, des accents, des tableaux, qu’on n’a peut-être point encore assez développés : voilà toutes mes prétentions ; qu’on me juge.

Quant aux lecteurs véritablement pieux qui pourroient trouver que j’attache trop d’importance à prouver l’excellence du christianisme jusque dans les jeux frivoles de la poésie, je leur mettrai sous les yeux une très-belle réflexion de mon défenseur anonyme :

« Si les écrivains, dit-il, qui proscrivent le merveilleux chrétien eussent sérieusement réfléchi sur l’influence et les résultats de cette doctrine littéraire, il me semble que jamais ils n’auroient eu le courage d’adopter un principe dont les conséquences sont si importantes et si graves. En effet, soutenir une telle opinion, n’est-ce pas dire que le christianisme, en remplaçant les ridicules imaginations du polythéisme, a éteint pour jamais le feu sacré de la véritable poésie, et que la religion et la patrie, c’est-à-dire les deux choses les plus chères au cœur de l’homme, ne peuvent désormais être chantées par ceux auxquels est échue en partage l’espèce de talent qui donne le premier rang parmi les écrivains ? N’est-ce pas condamner à l’oubli les événements les plus marqués par l’action de la Providence, les exploits des héros et des guerriers, la gloire des législateurs, des bons princes, des bienfaiteurs des nations ? N’est-ce pas décider en quelque sorte que la poésie épique ne sauroit reparoître dans tout son éclat, qu’autant que, par l’abrutissement le plus déplorable, nous viendrions à retomber dans l’idolâtrie ? idolâtrie qui, par un effet bizarre, donneroit un nouvel essor au génie, en même temps qu’elle anéantiroit les plus pures lumières de la raison ? N’est-ce pas prétendre que si le christianisme eût existé au temps d’Homère et de Virgile, ces poëtes immortels n’auroient pu laisser à la postérité des monuments aussi beaux que ceux qu’ils nous ont transmis ? En un mot, n’est-ce pas dire que sans le paganisme il n’y eût jamais eu d’épopée, et qu’il falloit que l’univers fût ignorant et barbare pour que nous eussions un chef-d’œuvre ? »

Cette dialectique est pressante, et je ne sais pas ce que l’on pourroit répliquer.

Si l’on ne peut, contre les lumières de la raison, proscrire absolument le christianisme de l’épopée moderne, on l’attaque du moins dans ses détails.

« Le Dieu des chrétiens, s’écrie-t-on, prévoyant l’avenir, et le forçant pour ainsi dire à être, parce qu’il l’a prévu ; ce Dieu prononçant sans appel, sans retour, détruit l’intérêt de l’épopée : le lecteur sait tout au premier mot : il n’a plus rien à deviner. Le Jupiter d’Homère, au contraire, tantôt prenant parti pour les Troyens, tantôt pour les Grecs, lui-même soumis au destin, etc. »

Je conviens que le dénoûment est prévu dès l’exposition des Martyrs, mais c’est un reproche qu’il faut faire à toutes les épopées, ainsi qu’à plusieurs tragédies, entre autres aux chefs-d’œuvre de la scène[8]. Dès les premiers vers de L’Odyssée on apprend qu’Ulysse, après avoir renversé les murs de Troie, erre au gré de la fortune chez tous les peuples et sur toutes les mers ; un peu plus loin, Jupiter annonce le retour du héros dans sa patrie ; Minerve, sous la figure de Mentor, prédit ce retour à Télémaque. Au cinquième livre, Jupiter envoie Mercure déclarer au roi d’Ithaque qu’il doit quitter l’île de Calypso ; qu’il arrivera dans l’île de Schérie ; qu’il y sera reçu comme un dieu ; que les Phéaciens le combleront de présents, le reconduiront dans sa patrie, où il jouira du bonheur de revoir son palais et les champs de ses aïeux.

Dans L’Iliade, l’accomplissement de l’action est encore bien plus marqué. Jupiter dit, en toutes lettres, qu’Hector repoussera les Grecs tant que le fils de Pélée ne se montrera pas à la tête de l’armée, et que celui-ci ne prendra les armes que le jour où l’on combattra pour le corps de Patrocle auprès des vaisseaux. Homère a craint que cela ne fût pas encore assez clair : car Jupiter, répétant ailleurs la même déclaration, ajoute que Patrocle tuera Sarpédon ; que ce même Patrocle sera tué par Hector ; qu’Achille, à son tour, plongera sa lance dans le sein d’Hector, et qu’alors les Grecs renverseront les remparts d’Ilion. Voyez le huitième et le quinzième livre de L’Iliade.

Lamothe fait à ce sujet contre L’Iliade la même objection que l’on fait contre les Martyrs. Après le premier passage que j’ai cité, il prétend que tout intérêt est détruit dans L’Iliade. Or, ce passage se trouve au huitième livre du poëme ; de sorte que les seize derniers livres seroient sans aucun agrément. Cependant, ces seize derniers livres renferment la séduction de Jupiter par le moyen de la ceinture de Vénus, la mort de Patrocle, les funérailles de ce guerrier, la description du bouclier d’Achille, le combat des dieux, la mort d’Hector, la douleur d’Andromaque, et l’entrevue de Priam et d’Achille.

Dans L’Énéide, même inconvénient. Les sept premiers vers, en commençant le poëme par Arma virumque cano, apprennent aux lecteurs qu’Énée, longtemps poursuivi par la colère de Junon, abordera enfin en Italie, qu’il livrera de rudes combats pour établir ses dieux dans le Latium et pour y fonder la cité d’où sortira le peuple latin, les rois d’Albe et l’empire de la grande Rome. Jupiter apprend ensuite à Vénus l’histoire entière d’Énée et de ses descendants.

La première strophe de La Jérusalem nous annonce que Godefroi délivrera le sépulcre de Jésus-Christ ; qu’en vain l’enfer s’armera contre lui, etc.

Milton déclare qu’il chante la désobéissance de l’homme et le fruit défendu qui fit entrer la mort dans le monde, etc.

Ainsi, que le Dieu des chrétiens prononce des arrêts irrévocables, que le Jupiter des païens change de passions ou de projets, il n’en est pas moins vrai que dans toute épopée la catastrophe est prévue d’avance. Est-ce un reproche que l’on doive faire à l’art ? Je ne le crois pas. Il eût été facile aux poètes de masquer leur but et de laisser les lecteurs dans l’incertitude ; mais je ne pense point que l’intérêt du poëme épique tienne à de petites surprises de romans, à des péripéties vulgaires. L’épopée tire cet intérêt du pathétique, de la richesse des tableaux, et surtout de la beauté du langage.

Disons quelque chose de plus : il n’est pas rigoureusement vrai que le Dieu de l’Écriture accomplisse toujours ses desseins ; saint Augustin reconnoît que Dieu change quelquefois ses conseils. La justice du Tout-Puissant, par rapport à l’homme, n’est souvent que comminatoire, la miséricorde éternelle marche avec l’éternelle justice.

Ce sont là les inconcevables mystères de la grâce, les profondeurs impénétrables de la charité divine : Dieu permet que les prières des hommes ébranlent ses immuables décrets. Abraham ose entrer en contestation avec le Seigneur sur la destruction des villes coupables ;

« Seigneur, dit-il, perdrez-vous le juste avec l’impie ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans cette ville : les ferez-vous aussi périr ?  ; >

« Si je trouve dans Sodome cinquante justes, dit le Seigneur, je pardonnerai à cause d’eux à toute la ville. »

La puissance éternelle, pour ainsi dire vaincue par la voix suppliante du patriarche, se réduisit à demander dix justes : ils n’y étoient pas ! Ninive fut condamnée ; Ninive fut sauvée par la pénitence. Magnifique privilége des larmes de l’homme, que pourroit-on vous préférer dans cette odieuse idolâtrie, où les pleurs couloient vainement sur des autels d’airain, où des divinités inexorables contemploient avec joie les inutiles malheurs dont elles accabloient les mortels ? Ne renonçons point à nos droits sur les décrets de la Providence : ces droits sont nos pleurs. Qui de nous est assuré de n’en jamais répandre ? Qui sait si ce Tout-Puissant, qu’on nous veut peindre inflexible, ne nous a pas pardonné nos excès criminels, par le mérite du sang et des larmes de quelques-unes de nos victimes ?

Vient ensuite l’objection contre les fonctions des anges. On s’est avancé jusqu’à dire que les anges présentés dans Les Martyrs ne sont point les anges honorés par les chrétiens ; qu’on peut ainsi se permettre d’en rire, etc.

Il devroit me suffire de citer l’autorité des poëtes. Je ne sache point. qu’on ait demandé compte au Tasse, à Milton, à Klopstock, à Gessner, de la manière dont ils font voyager, parler, les messagers du Très-Haut ; mais quand il s’agit de me juger, on dénature toutes les questions. Écoutons donc encore mon défenseur ; c’est lui qui parle :

« Le nom d’ange veut dire envoyé, messager, ambassadeur[9]. Si l’on eût réfléchi sur cette signification, on n’auroit pas été surpris que des ambassadeurs allassent en ambassade.

« Si l’on eût jeté un coup d’œil sur le catéchisme, on y auroit remarqué que Dieu envoie ses anges pour veiller sur nous et être les ministres de notre salut[10].

« Si on avoit lu la Bible, on y auroit vu que quand le Dieu qui d’un mot a éclairé l’univers jusque dans ses immenses profondeurs veut faire connoître ses volontés aux hommes, les punir, les récompenser, annoncer la naissance des personnages célèbres, conduire ses serviteurs dans leurs voyages, leur donner des épouses vertueuses, il le fait par le ministère de ses anges[11] ; on y auroit vu les maladies, les infirmités, la mort, les tempêtes, les stérilités, les guerres, les malheurs attribués aux mauvais anges[12] ; on y auroit vu les anges de lumière en présence des anges des ténèbres, les bons anges luttant contre les mauvais[13] ; on y auroit vu, chose qu’on n’eût pas manqué de reprocher à l’auteur des Martyrs, si celui-ci en eût fait usage, les anges prendre quelquefois le nom du Seigneur Elohim, et même le nom sacré et incommunicable de Jéhovah[14].

« Si on eût examiné les passages des saints Pères sur ce point[15], on auroit vu saint Ambroise, saint Hilaire, saint Grégoire de Nazianze, saint Jérôme, parlant, d’après l’Écriture, des anges qui président aux actions des hommes, aux monarchies, aux empires, aux provinces, aux nations, aux lieux saints, etc. ; on auroit vu dans Tertullien l’ange du baptême, l’ange de la prière[16] ; on auroit vu dans Origène l’énumération des mauvais anges, l’ange de l’avarice, l’ange de la fornication, l’ange de l’orgueil, etc.[17] ; et alors on auroit reconnu que les petits moyens employés par M. de Chateaubriand lui ont été fournis par le témoignage unanime de l’Écriture et de la tradition.

« Mais peut-être les Pères de l’Église que je viens de citer ont-ils aussi diminué l’idée que nous devons avoir de notre Dieu, et peut-être leurs anges ne méritent-ils pas plus de respect que ceux de M. de Chateaubriand ? En ce cas, il me reste encore une autorité à citer.

« Si on avoit lu les écrits immortels d’un homme plus grand en matière de religion que tous les hommes de son siècle, qui cependant porte encore sans réclamation le nom de grand, d’un homme qui a parlé de la Divinité d’une manière si sublime, que la postérité a dit de lui qu’il sembloit avoir assisté aux conseils du Très-Haut, on y auroit lu :

« Quand je vois dans les prophètes, dans l’Apocalypse et dans l’Évangile même, cet ange des Perses, cet ange des Grecs, cet ange des Juifs, l’ange des petits enfants, qui en prend la défense devant Dieu contre ceux qui les scandalisent, l’ange des eaux, l’ange du feu, et ainsi des autres ; et quand je vois parmi tous ces anges celui qui mit sur l’autel le céleste encens des prières, je reconnois dans ces paroles une espèce de médiation des saints anges ; je vois même le fondement qui peut avoir donné occasion aux païens de distribuer leurs divinités dans les éléments et dans les royaumes pour y présider : car toute erreur est fondée sur quelques vérités dont on abuse. Mais à Dieu ne plaise que je voie rien dans toutes ces expressions de l’Écriture qui blesse la médiation de Jésus-Christ, que tous les esprits célestes reconnoissent comme leur Seigneur, ou qui tienne des erreurs païennes, puisqu’il y a une différence infinie entre reconnoître, comme les païens, un Dieu dont l’action ne puisse s’étendre à tout, ou qui ait besoin d’être soulagé par des subalternes, à la manière des rois de la terre, dont la puissance est bornée, et un Dieu qui, faisant tout et pouvant tout, honore ses créatures en les associant, quand il lui plaît, et à la manière qu’il lui plaît, à son action. »

« L’homme qui attribue ces petits moyens au suprême Ordonnateur des mondes, et qui nuit ainsi à la poësie et à la religion, se nomme Bossuet[18] ; et je prie de remarquer qu’il n’écrivoit ce que l’on vient de lire que « pour combattre la grossière imagination de ceux qui croient toujours ôter à Dieu tout ce qu’ils donnent à ses saints et à ses anges dans l’accomplissement de ses ouvrages[19]. »

Mon défenseur ne me laisse presque plus rien à dire. Comment se fait-il que dans le siècle où nous sommes il y ait des critiques assez peu instruits des choses dont ils se mêlent de parler pour s’exposer à recevoir de pareilles leçons ? Y a-t-il des chrétiens assez ignorants des vérités de la foi pour avoir été dupes des assertions de ces théologiens équivoques ? Couronnons les autorités produites ci-dessus par une autorité qui seule les vaut toutes.

Le Fils de l’Éternel va donner son sang pour racheter les hommes.

« Jésus alla, selon sa coutume, à la montagne des Oliviers… Il se mit à genoux, et fit sa prière en disant :

« Mon Père, éloignez de moi, s’il vous plaît, ce calice ! Néanmoins, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la vôtre. »

« Alors il lui apparut un ange du ciel, qui le fortifia. »

Cet ange agissoit donc en contradiction avec la volonté directe et du Fils et du Père ? Et combien cet ange doit ici paroître à mes censeurs petit, foible, déplacé ! car ce n’est pas un homme qu’il vient secourir, c’est le Fils même de l’Éternel ! Que lui sert, d’ailleurs, de s’interposer entre les personnes divines, puisqu’il ne peut arracher à la croix le Sauveur du monde ? L’Évangile vous répond : Il le fortifioit !

Ce dernier mot nous fait voir qu’une critique irréfléchie en se récriant contre le ministère des anges a attaqué une des doctrines les plus belles, les plus consolantes, les plus poétiques du christianisme.

On a dit : « Le Dieu des chrétiens sachant tout, ordonnant tout, il est ridicule de le voir employer des anges pour exécuter sa volonté, qui s’exécute d’elle-même. C’est bien pis quand ses anges agissent comme s’ils pouvoient changer ses décrets. Les anges qui viennent inspirer Eudore dans le sénat ne jouent-ils pas un rôle absurde, puisque l’Éternel veut laisser triompher l’enfer ? etc. »

La première réponse à cette objection se trouve dans l’admirable passage de Bossuet, rapporté plus haut : « Il y a une différence infinie entre reconnoître, comme les païens, un Dieu dont l’action ne puisse s’étendre à tout, ou qui ait besoin d’être soulagé par des subalternes, à la manière des rois de la terre, dont la puissance est bornée, et un Dieu qui, faisant tout et pouvant tout, honore ses créatures en les associant, quand il lui plaît, et à la manière qui lui plaît, à son action. »

Oui, Dieu associe de la manière qui lui plaît ses anges à son action. Comment cela ? Le voici :

Dieu a prononcé notre arrêt ; mais est-ce tout ? Tout est-il fini ? De quelle manière cet arrêt s’accomplira-t-il ? N’aurons-nous aucun délai ? Le coup partira-t-il avec la sentence ? Si Dieu est notre juge, n’est-il pas notre père ? Il appelle ses anges.

« Allez, leur dit-il, adoucissez mes décrets ; portez la consolation dans le cœur de ceux que je veux affliger pour leur bien ; secourez-les contre ma propre colère ; combattez l’enfer qui triomphera, parce que je le veux, mais qui ne fera pas tout le mal qu’il pourroit faire si vous ne vous opposiez à sa rage ; recueillez les larmes que je vais faire couler ; présentez-les à mon tabernacle. Je commets à vos soins l’empire de ma miséricorde, et je me réserve celui de ma justice. »

Qui rejettera cette doctrine ? Qui n’y trouvera une foule de beautés touchantes ? Les anges sont des amis invisibles, que Dieu nous a donnés pour nous protéger, pour nous consoler ici-bas. Un homme est condamné à perdre la tête sur l’échafaud ; il n’a plus qu’un instant à passer sur la terre : ses amis l’abandonnent-ils parce que le juge a prononcé ? Ils pénètrent dans les cachots, ils viennent s’associer aux douleurs d’un infortuné, et le soutenir dans ce moment d’épreuve : ces anges de la terre, comme les anges célestes, après lui avoir prodigué les derniers secours de l’amitié, lui promettent de se rejoindre à lui dans des régions plus heureuses.

Je passe à la grande accusation : « J’ai fait, disent les ennemis des Martyrs, un mélange profane des autorités païennes et des puissances divines honorées par les chrétiens ; j’ai confondu le merveilleux des deux religions, etc. »

Mon défenseur me fournira d’abord une partie de la réponse.

« À l’époque où M. de Chateaubriand place l’action qui fait le sujet de son livre, les chrétiens étoient entourés de païens, et vivoient au milieu d’eux. Quelquefois ils appartenoient à la même famille et habitoient sous le même toit. Liés par une origine commune, par le sang ou par l’amitié, il ne se passoit aucun jour qu’il ne fût question de la religion nouvelle, qui faisoit alors des progrès si rapides. Il seroit même absurde de supposer qu’ils ne s’en entretinssent pas habituellement, les uns pour la propager ou la défendre, les autres pour la connoître et l’embrasser, ou très-souvent pour la combattre et en persécuter les sectateurs. Rien ne devoit donc être plus ordinaire que d’entendre parler dans une même conversation de Jésus-Christ et des divinités de l’empire, et de voir opposer Jupiter au vrai Dieu.

« Si on eût rappelé ces faits en rendant compte des Martyrs, si on eût dit aux lecteurs que les personnages qui figurent dans ce livre professent une religion différente, que chacun y parle conformément à sa croyance, et qu’ainsi, selon le changement d’interlocuteurs, on a tour à tour sous les yeux le langage d’un disciple de Jésus-Christ et celui d’un adorateur des idoles, on eût indiqué par ce moyen, de la manière la plus simple, ce qu’a fait M. de Chateaubriand. On n’eût vu en cela rien que de naturel, et l’on eût loué l’auteur d’avoir fidèlement suivi une marche qui lui étoit prescrite par le temps et le lieu de l’action ainsi que par le caractère de ses héros…

« On a feint constamment d’ignorer que ce n’est pas confondre deux objets que de les placer à côté l’un de l’autre, en les présentant avec les différences qui les distinguent ; et parce que dans la même page une fille d’Homère parle en prêtresse des Muses et un chrétien en chrétien, il ne lui en faut pas davantage pour assurer que Jéhovah et Jupiter sont confondus, et que l’un est rival de l’autre. Avec cette logique, on peut faire une imputation tout aussi grave à Corneille dans Polyeucte, à Voltaire dans Zaïre, et même à Racine dans Esther

« Le mélange du sacré et du profane est un grand scandale. — Dans ce poëme bizarre la religion devient une fable. »

« Ne s’imagineroit-on pas, d’après ce langage, que M. de Chateaubriand, à l’exemple de quelques poëtes des siècles passés, faisoit revivre les divinités du paganisme pour les associer au vrai Dieu et à ses anges ? Qui n’auroit cru que mettant les uns et les autres sur la même ligne, comme Sannazar ou comme le Camoëns, il leur prêtoit indistinctement les mêmes attributs et la même autorité, mettoit Jupiter, Mars, Bacchus, avec les saints, et plaçoit Pluton, Cerbère et les Centaures à côté de Satan[20] ?

« Heureusement ces sottises et ces fables n’existent que dans l’esprit de ceux qui s’en sont rapportés aux journaux. On ne voit dans Les Martyrs que l’action d’un Dieu unique, employant, conformément à la croyance chrétienne, le ministère des intelligences auxquelles il confie l’exécution de ses volontés. S’il y est question des faux dieux, ce n’est jamais que de la part de ceux qui, étant païens, croient à leur pouvoir ; et loin qu’il y ait une confusion réelle, la distinction ne sauroit être mieux établie, et la supériorité plus marquée en faveur de la vraie religion. Je me refuse au plaisir de citer ; mais on peut à toutes les pages du livre vérifier ce que j’avance. Je ne pense pas au reste qu’il en soit besoin. La force de la vérité est telle que, sans le vouloir, ses ennemis lui rendent souvent hommage au moment même où ils ne songent qu’à l’outrager. S’il est un endroit des Martyrs qui puisse fournir un prétexte pour accuser M. de Chateaubriand de ce prétendu mélange, c’est sans doute le deuxième livre, dans lequel Cymodocée chante les dieux et les muses, tandis qu’Eudore célèbre la grandeur du Dieu d’Israel en présence de Cyrille[21] ; et cependant écoutons l’aveu involontairement échappé à un homme qui ne voit que confusion partout.

« L’auteur, dit-il, fait un tableau charmant d’une famille chrétienne. La situation est piquante par le contraste des deux religions. M. de Chateaubriand s’y montre avec tout son talent, c’est-à-dire qu’il en a beaucoup. »

« Or, ce contraste des deux religions, qui produit des situations piquantes, règne d’un bout de l’ouvrage à l’autre. Nulle part on ne les trouve mêlées et confondues. »

Ainsi parle mon défenseur.

Véritablement, l’objection tirée de la prétendue confusion des cultes dans Les Martyrs est si peu solide, qu’on s’étonne qu’elle ait jamais été faite : c’est vouloir que le ive siècle de notre ère ne soit pas le ive siècle. J’ai parlé comme l’histoire, et jamais poëte n’observera plus strictement la vérité des mœurs. Ceux qui ne peuvent lire les originaux peuvent du moins consulter Crevier : ils y verront à chaque page les chrétiens et les païens figurer ensemble. Ici se forme un concile, là se réunit une assemblée des prêtres de Cybèle ; plus loin les chrétiens célèbrent la Pâque et les païens courent aux temples de Flore et de Vénus ; l’autel de la Victoire est au Capitole, celui du Dieu des armées dans les Catacombes ; un édit de Dioclétien porte le sceau des divinités de l’empire, la lettre apostolique d’un évêque est souscrite du signe sacré de la croix. Ce mélange se retrouve jusque dans les Actes des Martyrs : le bourreau interroge au nom de Jupiter, et la victime répond au nom de Jésus-Christ. On a dit qu’il falloit ignorer les premiers éléments de l’histoire, ou bien être de la plus insigne mauvaise foi, pour m’accuser d’avoir confondu le profane et le sacré dans Les Martyrs : je ne vais pas si loin ; je crois à la science et à la candeur de certains critiques. À la vérité, ils ne se sont peut-être pas abaissés jusqu’à lire la Vie des Saints : leur génie est au-dessus d’une pareille étude ; mais si mon heureuse étoile leur avoit fait jeter un moment les yeux sur ces contes déplorables, ils auroient vu que je ne suis qu’un copiste fidèle.

On a généralement remarqué le moment où Démodocus, se jetant aux pieds de Cymodocée, la conjure de renoncer à Jésus-Christ : eh bien, le fond de cette scène est emprunté de l’entrevue de sainte Perpétue et de son père ! Il y a donc confusion de religion, mélange impie dans cette épreuve du martyre de Perpétue ? Le père de cette femme sainte étoit païen, car Perpétue observe qu’il étoit le seul de sa famille qui ne tirât aucun avantage de sa mort.

Un peu de cette bonne foi dont mes censeurs parlent tant, un peu de justice leur suffiroit pour convenir que ce qui fait l’objet de leur critique devroit être celui de leurs éloges. L’abondance, et, comme auroient dit les Latins, la félicité de mon sujet, tient précisément au choix de ce sujet, qui met à ma disposition, sans profanation et sans mélange, les beautés d’Homère et de la Bible, la peinture d’un monde vieillissant dans l’idolâtrie et d’un monde rajeuni dans le sein du christianisme. Quiconque eût pris comme moi le fond d’une épopée dans l’histoire de Constantin eût nécessairement montré comme moi la fable auprès de la vérité. Et ne voit-on pas dans La Jérusalem des mahométans et des chrétiens ? N’y a-t-il pas des mosquées où l’image de Marie est transportée par l’ordre d’un magicien ? A-t-on jamais fait au Tasse le reproche bizarre d’avoir confondu Jésus-Christ et Mahomet ? Non-seulement le Tasse a eu raison de représenter les deux religions ensemble, mais peut-être a-t-il eu tort de ne pas tirer plus de parti du Coran et des traditions de l’islamisme.

Cette objection, une fois résolue, fait disparoître une misérable chicane, suite naturelle de cette misérable objection :

« Vos personnages, dit-on, ne doivent pas s’entendre. »

Quel homme de bon sens ne voit pas que des hommes vivant sous le même empire, quoique professant différentes religions, ont de nécessité une connoissance générale de leurs cultes respectifs ? Au ive siècle Jésus-Christ n’étoit ignoré de personne, pas même de la plus vile populace, qui crioit sans cesse : « Les chrétiens aux bêtes ! » Souvent la moitié d’une famille étoit chrétienne et l’autre païenne, comme nous l’avons déjà montré par l’exemple de sainte Perpétue. Je demande si lorsque des païens et des chrétiens conversoient ensemble, et qu’ils venoient à nommer Jésus-Christ et Jupiter, je demande s’ils s’interrompoient les uns les autres pour se dire : Qu’est-ce que Jésus-Christ ? qu’est-ce que Jupiter ? Quand les premiers apologistes portent la parole à des empereurs païens, à des juges païens, à tout un peuple idolâtre, ne s’énoncent-ils pas au nom de Jésus-Christ ? Il faut donc soutenir que Tertullien faisoit une chose absurde lorsqu’il discouroit sur la résurrection, sur l’incarnation et sur plusieurs autres mystères, en s’adressant aux gentils ? L’Apologie de Minucius Félix est un dialogue à la manière de Platon, dans lequel un philosophe, un païen et un chrétien s’entretiennent du culte des faux dieux et du culte du Dieu véritable. À l’époque de l’action des Martyrs, le Rédempteur du monde étoit si parfaitement connu, que l’on avoit égorgé neuf fois ses serviteurs. Franchement, s’il y a une objection raisonnable à faire, c’est plutôt contre l’ignorance où paroît être Cymodocée touchant l’existence des chrétiens. Les Turcs et les Grecs habitent aujourd’hui les mêmes villes. Quand un Turc s’écrie : « Mahomet ! Allah ! » et qu’un pauvre Grec lui répond : « Christos ! » le maître et l’esclave sont-ils si fort étonnés ? Je dis plus : non-seulement des peuples soumis à la même autorité, sans servir les mêmes autels, se comprennent par une suite de l’habitude, mais la nature apprend encore aux hommes à s’entendre à demi-mot en matière de religion.

Comme j’étois à Sparte, un chef de la loi me fit demander ce que j’étois venu faire en Grèce. L’interprète répondit par mon ordre que j’étois venu voir des ruines. Le Turc se mit à rire aux éclats : il me prit pour un fou ou pour un stupide. J’ajoutai que je ne faisois que passer, et que j’allois en pèlerinage à Jérusalem ; et le Turc de s’écrier en grec : « Kalo ! kalo ! bon ! bon ! » Il ne renouvela point ses questions, et parut complétement satisfait. Cet homme ne put concevoir que j’eusse quitté mon pays pour visiter des monuments peu éloignés de la France ; mais il comprit très-bien que j’abandonnasse mes foyers, que je traversasse la mer, que je m’exposasse aux poignards des Arabes pour aller prier sur un tombeau, et demander à mon Dieu le soulagement de mes peines ou la continuation de mon bonheur. Les peuples, ou tout à fait sauvages ou demi-barbares, chez lesquels j’ai voyagé, ne m’ont jamais paru attentifs qu’à deux choses : à mes armes et à ma religion. Si j’ôtois les pistolets de ma ceinture, ils s’en emparoient, les examinoient, les manioient, les retournoient en tous sens ; si je me mettois en prière, ils faisoient silence, paroissoient eux-mêmes se recueillir, et me regardoient avec une sorte de curiosité respectueuse. La religion est la défense de l’âme, comme les armes sont la défense du corps ; et l’homme lorsqu’il est encore près de la nature a le sentiment vif et répété de ces deux besoins.

Passons à un autre reproche. En affectant de louer mon talent. fort peu digne de louanges, on prétend tourner contre moi mes propres armes. On dit :

« Vous prouvez précisément le contraire de ce que vous voulez prouver ; vos tableaux empruntés de l’idolâtrie sont supérieurs à ceux que vous tirez de la vraie religion ; on est païen en vous lisant. »

S’il en étoit ainsi je répondrois : « Accusez le peintre et non le sujet du tableau. » Mais je soupçonne que les personnes qui m’attaquent de cette manière n’ont pas considéré la question sous son véritable point de vue.

Il ne s’agit pas de comparer dans Les Martyrs scène à scène et page à page : il s’agit de prononcer sur le résultat général. Il est évident que les deux cultes ont des beautés d’un genre très-différent : l’un est riant, l’autre est sévère ; l’un est gracieux et léger, l’autre est grave et dramatique. Les souvenirs de la mythologie, quelques phrases homériques, l’harmonie des noms, le prestige des lieux, peuvent dans certains livres des Martyrs faire une impression agréable sur l’esprit du lecteur : encore faudroit-il remarquer, pour être juste, que la peinture des mœurs de la famille chrétienne, le portrait de Marie dans le ciel, la cérémonie des fiançailles, la description du baptême de Cymodocée, ont paru sous les rapports riants n’avoir rien à craindre des tableaux opposés de l’idolâtrie. Mais, je le demande, en marchant vers la fin de l’ouvrage, l’avantage ne demeure-t-il pas tout entier au christianisme ? Qu’est-ce que Jupiter quand on est dans l’infortune ? Toutes les fois que l’homme souffre, il faut appeler Jésus-Christ. Est-ce le paganisme qui auroit pu m’offrir les scènes des prisons ? Ces vieux évêques abattus aux pieds d’un jeune homme désigné martyr, le banquet funèbre, la tentation, le mariage de Cymodocée et d’Eudore au milieu de l’amphithéâtre, appartiennent-ils à la religion de Mercure et de Vénus ? Démodocus pleure, souille ses cheveux de cendres, déchire ses vêtements, maudit les hommes et les dieux ; Eudore, qui perd aussi Cymodocée, une grande renommée, la fortune, la beauté, la jeunesse, l’espoir d’être un jour le premier homme de l’empire par la faveur d’un prince héritier des césars, Eudore expire dans les tourments, pardonnant à ses ennemis, et bénissant la main qui le frappe ; il meurt avec le courage d’un héros, ou plutôt d’un martyr. Quelle différence entre deux hommes ! Disons plutôt quelle différence entre deux religions !

Ainsi le paganisme peut, si l’on veut, s’associer au plaisir, mais il est inutile à la douleur ; le christianisme, également ami d’une joie modeste et favorable à la sérénité de l’âme, est surtout un baume pour les plaies du cœur : le premier est une religion d’enfants, le second est une religion d’hommes. Ne méconnoissons pas les beautés de la dernière, parce qu’elle semble mieux convenir aux deuils qu’aux fêtes : les larmes ont aussi leur éloquence, et les yeux pleurent plus souvent que la bouche ne sourit.

Comparez donc ce que le christianisme a de consolant, de tendre, de sublime, de pathétique dans les peines, à ce que le paganisme a de brillant dans la prospérité : prononcez alors, et voyez si dans Les Martyrs le nombre des images riantes produites par les dieux du mensonge l’emporte sur le nombre des tableaux graves offerts par le Dieu de la vérité. Je ne le crois pas ; il me semble même, pour m’appuyer d’un exemple, que les chants de Bacchus au xxiiie livre (imité cependant des plus grands poëtes) sont petits au milieu de cette espèce de haute poésie qui naît de la raison, de la vertu et de la douleur chrétiennes.

Un critique, qui m’a traité d’ailleurs avec une rare politesse, prétend que les François ne s’accoutumeront jamais à l’emploi du merveilleux chrétien, parce que notre école n’a pas pris cette direction dans le siècle de Louis XIV. « Si Racine (c’est le raisonnement du critique), comme le Tasse en Italie, comme Milton en Angleterre, avoit écrit une épopée chrétienne, nous aurions été dès notre enfance accoutumés à voir agir les saints et les anges dans la poésie : cela nous paroîtroit aussi naturel qu’aux Anglois et aux Italiens. » Cet aperçu est très-délicat, très-ingénieux ; mais qu’un nouveau Racine paroisse, et j’ose assurer qu’il n’est pas trop tard pour avoir une épopée chrétienne : Polyeucte, Esther, Athalie et La Henriade même ne permettent pas d’en douter.

Ceux qui sont encore sous le joug des plaisanteries de Voltaire préféreront sans doute dans mon ouvrage le merveilleux païen au merveilleux du christianisme ; mais je m’adresse aux gens raisonnables : le merveilleux proprement dit est-il inférieur dans Les Martyrs aux autres parties de l’ouvrage ? Je puis me tromper, et dans ce cas ce ne sera qu’amour-propre d’auteur sans conséquence. Il me semble que la description du Purgatoire (aux erreurs près) a été reçue avec indulgence, comme un morceau pour lequel je n’ai eu aucun secours. Mes plus grands ennemis ont cité avec éloge plusieurs passages du livre de l’Enfer ; le livre du Ciel a essuyé des critiques ; mais certainement si j’ai jamais écrit quelques pages dignes d’être lues, il faut les chercher dans ce livre. Les discours des puissances incréées n’ont pas paru répondre à la majesté divine. Milton avant moi avoit-il mieux réussi ? Je m’étois contenté de faire de ces discours un morceau d’art, d’y placer l’exposition de l’action, le motif du récit, l’élection des personnages vertueux, comme on voit dans l’Enfer le choix des personnages criminels : c’étoit sous ces rapports qu’il falloit juger ces discours ; c’étoit ainsi que l’avoient fait les hommes de goût que j’avois pris soin de consulter. Ils avoient examiné la machine du poëte, ils n’avoient pas demandé une éloquence qu’on ne pourra jamais rendre digne de Dieu. Quoi qu’il en soit, j’ai retranché ces discours. Si j’avois, comme le Tasse, mis le mouvement, le temps, l’espace aux pieds de l’Éternel ; si j’avois, comme le Dante, imaginé un grand cône renversé, où les damnés et les démons sont retenus dans des cercles de douleur, on n’auroit point eu assez de risées pour mes folles imaginations, assez d’insulte pour mon défaut de goût et de convenance : ce que l’on eût trouvé dans Les Martyrs trivial, extravagant, impie, on le trouve excellent dans l’Enfer du poëte florentin et peut-être dans le Saint Louis du père Lemoine.

Je touche à une accusation à laquelle je n’ai rien à répondre. Il est certain qu’en faisant la peinture du Purgatoire j’étois tombé dans de graves erreurs ; une entre autres sembloit rappeler un peu celle qui fit le succès du Bélisaire. J’avouerai à ma honte que j’ai peu lu le Bélisaire ; je m’en souviens à peine, et très-certainement je ne l’ai pas imité. Le duelliste, le prêtre foible, les sages selon la terre, ne pouvoient entrer dans un lieu d’expiation chrétienne. Tout cela est effacé. J’ai porté un œil sévère sur le reste de l’ouvrage, et, ne me fiant plus à mes lumières, j’ai soumis mon nouveau travail à de pieux et savants ecclésiastiques : il ne reste pas désormais dans Les Martyrs le moindre mot dont la foi puisse s’alarmer.

Je viens à l’épisode de Velléda.

Il semble que dans la querelle excitée au sujet des Martyrs tout dût avoir un côté dégoûtant et risible. Si les personnes qui se formalisent de l’épisode de Velléda étoient non des prêtres austères, non de rigides solitaires de Port-Royal, mais des auteurs connus par des ouvrages d’une morale peu sévère, que faudroit-il penser de leur bonne foi ?

Depuis l’apparition des Martyrs, on a rappelé plusieurs fois dans les journaux la brochure que Faydit publia jadis contre le Télémaque[22], et dont j’avois cité des fragments dans la Défense du Génie du Christianisme ; je vais rassembler ici les jugements singuliers de Faydit sur l’épisode de Calypso et sur le Télémaque en général. Les lecteurs y verront une conformité incroyable entre les reproches que l’on me fait et ceux que l’on fit à l’archevêque de Cambrai : ce qui prouve qu’une critique sans bonne foi est bien peu capable de mesure et de décence, puisque les beaux talents de Fénelon n’ont pu le sauver des outrages auxquels la foiblesse des miens m’a naturellement exposé.

La Télémacomanie est un volume in-12 de quatre cent soixante-dix-sept pages, imprimé en 1700, à Eleutéropte, chez Pierre Philalèthe. Mes censeurs, qui savent le grec, entendront d’abord la bonne plaisanterie renfermée dans ces deux noms. Je saute les épigraphes charmantes du livre, et je passe à l’Avis au lecteur. Il commence ainsi :

« Le profond respect et la haute estime que j’ai toujours eus pour le grand homme que la voix publique fait auteur de l’Histoire des aventures de Télémaque m’avoient fait prendre une ferme résolution de supprimer et de jeter au feu les critiques que j’avois faites de ce livre. » (Télémacomanie, p. 1.)

Faydit déduit les raisons qui l’ont déterminé à publier son libelle, et il ajoute :

« Je l’ai intitulé Télémacomanie pour marquer l’injustice de la passion et de la fureur avec laquelle on court à la lecture du roman de Télémaque, comme à quelque chose de fort beau, au lieu que je prétends qu’il est plein de défauts et indigne de l’auteur. » (P. 8.)

Après l’Avis au lecteur, on passe à la critique. Faydit démontre que la vogue d’un livre ne signifie rien pour le mérite réel de ce livre.

Le procès aux éditions étant fait, Faydit, homme fort grave, fort scrupuleux, excellent chrétien, s’élève avec force contre les tableaux voluptueux du Télémaque.

« Je n’ai presque vu autre chose dans les premiers tomes du Télémaque de M. de Cambrai que des peintures vives et naturelles de la beauté des nymphes et des naïades…, de leurs intrigues à se faire aimer, et de la bonne grâce avec laquelle elles nagent toutes nues aux yeux d’un jeune homme pour l’enflammer… La description de l’île de Chypre et des plaisirs de toutes les sortes qui sont permis en ce charmant pays, aussi bien que les fréquents exemples de toute la jeunesse qui, sous l’autorité des lois et sans le moindre sentiment de pudeur, s’y livre impunément à toutes sortes de voluptés et de dissolutions, occupe une bonne partie du premier et du second tome du roman de votre prélat. » (P. 5.)

« Je voudrois bien savoir à quoi peuvent servir de pareilles lectures, qu’à corrompre l’esprit des jeunes gens qui les font et qu’à exciter en eux des images que la religion nous oblige au contraire d’écarter et d’étouffer. » (P. 6.)

La colère de Faydit va plus loin : il déclare nettement que ce roman inspire les images du vice et du libertinage (p. 7) ; et il ajoute « que M. de Cambrai a fait plus de tort à la religion par son Télémaque que par son livre des Maximes des Saints, et que le premier est plus pernicieux que le second. » (P. 16.)

Voilà, si je ne me trompe, tout le raisonnement sur Velléda.

Après avoir reproché à Fénelon les longs voyages de Télémaque, Faydit passe à la seconde partie de sa critique. C’est là qu’il étale son érudition et qu’il montre très-pertinemment que Fénelon ne savoit ni l’histoire, ni la fable, ni la géographie. Anachronisme pour Pygmalion, anachronisme pour Sésostris, anachronisme pour Aceste, etc., etc. (P. 75 et suiv.) Quant à Bocchoris, il y a non-seulement anachronisme, mais faute grossière contre l’histoire, car Fénelon nous le représente comme un insensé, et l’histoire en fait un sage. (P. 313.)

Faydit ne veut pas qu’on emprunte un nom dans l’histoire pour le donner à un personnage d’invention ; et il faut absolument que le Bocchoris du Télémaque soit le Bocchoris de Diodore de Sicile, comme la Velléda des Martyrs est de toute nécessité la Velléda de Tacite.

Ailleurs, Faydit trouve en trois mots trois insignes bévues. (P. 272.) « C’est le reproche qu’on a à faire à M. de Cambrai de n’avoir su ni la fable ni l’histoire, et d’avoir fait presque autant de fausses histoires qu’il a parlé de choses. Fondation de villes, invention des arts, portraits des grands hommes, éloges des bons, satires contre les prétendus méchants, descriptions des pays, mœurs des peuples, tout est faux. » (P. 142.)

« Ce grand homme, qui se mêle de parler de tout, de la théologie, de l’histoire et de la fable, et même de faire des romans, ne sait pas les premiers éléments de la romanographie. » (P. 173.)

C’est la cause de la religion, des bonnes mœurs et du bon goût, qui met à Faydit la plume à la main. On ne sait pourtant comment il arrive que certain article inspire au censeur une étrange gaieté : Faydit rencontre sur son chemin les flagellations des prêtres égyptiens, et tout à coup sa verve s’allume. Puis vient l’article de la circoncision :

« Il faut nécessairement que puisque Télémaque eut l’honneur de converser, et même de se familiariser avec un prêtre égyptien du temple d’Apollon, nommé Termosiris, qu’il se soit fait circoncire. Que dis-je ? circoncire…, il faut… (voyez le texte). À l’égard de Télémaque, il faut que ni Calypso, ni la jeune Eucharis, ni la charmante Antilope, fille du roi Idoménée, ni aucune des belles nymphes de l’île d’Amour et de Chypre, ni Vénus même, n’aient point eu le vent de son infirmité secrète, car assurément elles n’auroient point été si empressées de l’avoir pour époux ou pour galant, et n’auroient pas été si affolées de lui que le roman les représente. » (P. 369-70-71.)

Enfin, dans une troisième partie, dont Faydit ne donne cependant qu’une idée (et quelle idée !), il attaque le Télémaque sous les rapports littéraires.

« Je voulois donc, dit-il, relever en dernier lieu les absurdités, les fatuités et pauvretés d’esprit et fautes de jugement qui sont répandues dans cet ouvrage, et surtout dans les épisodes, dans les dénoûments des intrigues, dans les portraits de personnes vivantes, dans les instructions et les leçons de sagesse et de philosophie que Mentor donne à son élève. » (P. 452.)

Suit la critique de la scène admirable où Mentor précipite Télémaque dans la mer. Ensuite viennent des plaisanteries sur le naufrage. Mentor et Télémaque sont à califourchon sur un mât, « comme font les enfants qui mettent un bâton entre leurs jambes, et le tournent comme ils veulent deçà et delà, et l’appellent leur petit dada. » (P. 456.) Mais comment Mentor et Télémaque ne glissoient-ils point sur ce mât ? « Apparemment qu’ils avoient mis chacun un clou derrière eux, qui les empêchoit de couler. » (P. 356.)

Plus loin, vous lisez que « dans le roman de Télémaque tout est hors de sa place et de travers. » (P. 464.) « Dans le roman de Télémaque tout est guindé, singulier, extraordinaire ; l’historien est toujours monté sur des échasses ; les moindres bergères y parlent toujours phébus et poétiquement. » (ibid.) « Les prouesses de don Quichotte et de Gusman d’Alfarache ni celle des Amadis et de Roland le Furieux n’ont rien de semblable. » (P. 476.)

Enfin, sur quelques expressions employées par Fénelon pour peindre la beauté d’Antilope, Faydit s’écrie :

« À quoi peuvent servir, après cela, toutes les belles instructions de morale et de vertu chrétienne et évangélique que M. de Cambrai fait donner par Mentor à Télémaque ? N’est-ce pas mêler Dieu avec le démon, Jésus-Christ avec Bélial, la lumière avec les ténèbres, comme dit saint Paul, faire un mélange ridicule et monstrueux de la religion chrétienne avec la païenne et des idoles avec la Divinité ?… Bien loin que la vérité débitée par ces sortes de prêcheurs fasse impression et porte à la dévotion, elle ne peut tout au plus porter les lecteurs qu’à la leur rendre suspecte et même méprisable. » (P. 462.) Ces derniers passages de la Télémacomanie tombent si juste sur Les Martyrs, c’est là si parfaitement les reproches que l’on a faits au style, au sujet et à l’effet du livre (galimatias, phébus, caractères ridicures, péril pour les mœurs et la religion, profanation, scandale), que mes censeurs semblent avoir copié les pensées, les plaisanteries et les phrases même de Faydit.

J’étois destiné à éprouver un genre de critique tout particulier. Il a fallu pour m’attaquer changer de poids et de mesures et reprocher aux Martyrs ce qu’on approuve partout ailleurs : car ce n’est pas la manière, mais le fond, qu’on censure dans l’épisode de Velléda ; et pourtant Velléda est-elle autre chose que Circé, Didon, Armide, Eucharis, Gabrielle ? Je n’ai fait que suivre les traces de mes devanciers, en ajoutant à ma peinture un correctif qu’aucun auteur n’a mis à la sienne. Renaud ne se repent point de ses erreurs comme amant, il rougit seulement de sa mollesse comme guerrier. Il retrouve Armide, il la console, il s’en va de nouveau avec elle ; et quel tableau que celui de Renaud couché sur le sein d’Armide et puisant tous les feux de l’amour dans les regards de l’enchanteresse ! Si j’avois retracé de pareilles images, que n’eût-on point dit, que n’eût-on point fait ? Et remarquez toutefois que l’écrivain de ces scènes voluptueuses alloit être couronné de la main d’un pape au Capitole lorsqu’il mourut, la veille de sa gloire. Eudore se repent, Eudore combat sa foiblesse ; après sa chute, il la déplore, il se soumet à une pénitence publique, il retourne à la religion ; et son repentir est si grand, si sincère, qu’il le conduit au martyre. Les saints eux-mêmes, et les plus grands, ont donné de pareils exemples de faute et d’expiation. Saint Augustin ne nous a-t-il pas peint ses désordres ? Son fils Adéodat ne fut-il pas le fruit d’un amour criminel ? Soit qu’on examine l’épisode de Velléda dans ses conséquences pour Eudore, soit qu’on le considère sous d’autres rapports, cet épisode n’a aucun danger ; l’effet même de la passion de la druidesse en amortit l’effet pour le lecteur. L’espèce de folie dont Velléda est atteinte, le malheur de cette femme, l’indifférence d’Eudore, ses remords après sa chute, ne laissent que la tristesse au fond de l’âme. Observons de plus que Velléda ne détruit point l’intérêt pour Cymodocée, comme Didon pour Lavinie. C’est peut-être la première fois que la passion a moins intéressé que le devoir et l’amante moins que l’épouse : espèce de tour de force dans ce genre, qui rend l’épisode très-moral. Cette observation n’est pas de moi ; elle est d’un homme supérieur, sur l’autorité duquel j’aime à m’appuyer.

Il faut dire pourtant que j’ai remarqué dans le dixième livre des tours un peu trop vifs, des expressions qui pouvoient être adoucies sans rien perdre de leur chaleur. J’ai retranché les blasphèmes et les imprécations d’Eudore au moment de sa chute ; j’ai épaissi les voiles : en un mot, tel que cet épisode reparoît aujourd’hui, il seroit impossible au chrétien le plus scrupuleux de s’en plaindre ; à plus forte raison à des critiques qui visiblement ne sont pas fort chrétiens.

Si j’examine ensuite le caractère de l’autre héroïne des Martyrs, je vois que Cymodocée a trouvé grâce aux yeux de la plupart des critiques ; mais on s’écrie : « Cymodocée ne meurt pas chrétienne ; elle meurt pour son époux. »

Je ne m’attendois pas à ce reproche. Si je croyois mériter quelque louange, c’étoit précisément par ce côté. Des hommes faits pour avoir une opinion en littérature en avoient jugé ainsi. Quoi ! on voudroit que Cymodocée, à peine âgée de seize ans, élevée toute sa vie dans le paganisme, ayant à peine reçu au milieu des persécutions quelques instructions chrétiennes, on voudroit qu’elle fût tout à coup aussi ferme dans la foi qu’une sainte Félicité ou qu’une sainte Eulalie ! On a vu, dit-on, de pareils miracles. D’accord ; mais en poésie il faut suivre la règle :

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.


Ce mélange de timidité et de fermeté, d’ignorance et de lumières ; ces hésitations d’une femme demi-païenne, demi-chrétienne, qui confond dans son amour et sa religion nouvelle et son nouvel époux, sont des traits qu’il m’étoit impossible d’omettre, si je voulois conserver la vraisemblance du caractère. Cymodocée subitement inspirée, renversant les idoles, demandant le martyre, bravant les bourreaux, maudissant la religion de son père, eût été le comble de l’absurdité en fait d’art et de mœurs. Outre que la violence ne plaît point dans les femmes, et qu’en général on aime peu les héroïnes, Cymodocée eût encore offert le grand inconvénient d’une ressemblance parfaite avec Eudore. Que fût-il resté à celui-ci, si la fille d’Homère eût lutté avec lui de courage et de zèle ? Cymodocée meurt, c’est assez. Dieu accepte le sacrifice de cette colombe : son ingénuité et son innocence seront comptées pour ce qui manque à la perfection de sa foi. Tous les saints ne vont pas au ciel par la même vertu : les uns brillent par la charité, les autres éclatent par la simplicité du cœur. Il ne faut pas croire aussi que tous les martyrs apportent au combat la même ardeur et la même force : on a vu dans les forêts du Canada de jeunes missionnaires pousser des cris dans l’excès des tourments que leur faisoient souffrir les sauvages, tandis qu’auprès d’eux un vieil apôtre expiroit sans faire entendre d’autres soupirs que ceux de l’amour divin[23]. Faites de Cymodocée une chrétienne emportée et farouche, il faudra jeter le livre au feu.

Cependant, on doit toujours reconnoître ce qu’il peut y avoir de fondé en raison, même dans la critique la moins raisonnable. Pour éviter tout reproche, j’ai fait un changement considérable dans cette édition. Cymodocée n’est plus demandée directement par le ciel, comme victime expiatoire, mais indirectement, comme une victime dont le sacrifice doit augmenter le sacrifice d’Eudore et rendre plus efficace l’holocauste du martyr. La foi de Cymodocée n’exige plus, dans ce plan, la même force, et la religion et l’art sont satisfaits.

Telles sont à peu près les objections morales et religieuses que l’on a faites aux Martyrs. Vent-on savoir la vérité ? Si j’avois originairement retranché une douzaine de lignes de la préface, et si j’avois donné un autre titre à l’ouvrage, je ne sais pas sur quoi on se seroit disputé. On s’est jeté sur le passage où je parlois du merveilleux chrétien, et l’on s’est battu contre ce qu’on appelle mon système : il ne s’agissoit point d’un système ; il n’étoit question que de juger un livre, d’en considérer le style et le plan, d’en examiner les transitions, de voir si j’avois heureusement rajeuni des comparaisons antiques, trouvé des comparaisons nouvelles ; de prononcer sur la vérité des tableaux ; de dire en quoi je différois de mes prédécesseurs, en quoi je leur ressemblois ; de montrer les écueils que j’avois évités, ceux où j’avois fait naufrage : on n’a point songé à tout cela. Qu’importent à la critique la bonne foi et la justice quand elle veut aveuglément condamner ? On saisit quelques phrases au hasard, on ferraille avec l’auteur, et l’examen se réduit à une amplification injurieuse, où l’on tâche de faire briller par ci par là un peu d’esprit.

Il est certain aussi que le titre du livre, connu d’avance, avoit préparé l’esprit du public chrétien à un ouvrage d’un tout autre genre. On s’attendoit à trouver une espèce de martyrologe, une narration historique des persécutions de l’Église, depuis Néron jusqu’à Robespierre. La surprise a été grande lorsque, frappées de cette idée, des personnes simples se sont trouvées, en ouvrant le livre, au milieu de la famille d’Homère. Des gens un peu moins simples se sont vite aperçus de cette surprise, et ils en ont profité pour augmenter l’humeur qui s’empare involontairement de notre esprit lorsque nous sommes trompés en quelque chose. Si j’avois intitulé mon livre Les Aventures d’Eudore, on n’y auroit cherché que ce qui s’y trouve. Il est trop tard pour revenir à ce titre, et d’ailleurs le véritable titre de l’ouvrage est certainement celui qu’il porte. La surprise passera ; elle est déjà passée ; et l’ouvrage ne tardera pas à être considéré sous son véritable jour.

Si le Génie du Christianisme a été de quelque utilité à la religion, Les Martyrs, je l’espère, partageront avec lui cet inestimable honneur. L’homme est plus sensible aux exemples qu’aux préceptes. La peinture des souffrances de tant de martyrs (car, après tout, cette peinture n’est pas une fiction) ne sera point sans effet sur les lecteurs. Heureux si j’ai prouvé que notre religion peut lutter sans crainte avec les plus grandes beautés d’Homère, et qu’elle donne, dans l’infortune, un courage au-dessus de la rage des persécuteurs et de la cruauté des bourreaux !

OBJECTIONS LITTÉRAIRES.

Un homme de beaucoup d’esprit, de goût et de mesure, et qui de plus est poëte, et poëte d’un vrai talent, ce qui ne gâte rien à la présente discussion, n’a fait que trois objections contre Les Martyrs, après lesquelles il semble tout approuver :

1o Le héros n’est pas historique ;

2o Le triomphe de la religion ou le but de l’ouvrage n’est pas assez annoncé ;

3o Le récit n’est point assez lié à l’action.

Il y a en littérature des principes immuables, et d’autres qui n’ont pas la même certitude. La règle des trois unités, par exemple, est de tout temps, de tout pays, parce qu’elle est fondée sur la nature et qu’elle produit la plus grande perfection possible. Je crois qu’il n’en est pas ainsi de la règle du personnage historique, parce qu’il est prouvé qu’on peut intéresser aussi vivement pour un personnage d’invention que pour un personnage réel. Aussi voyons-nous qu’Aristote et Horace laissent à ce sujet plus de liberté à l’auteur.

On convient que la plupart des préceptes d’Aristote pour la tragédie s’appliquent également à l’épopée. Dacier, dont j’emprunterai la traduction, s’explique ainsi en commentant le vingt-quatrième chapitre de la Poétique : « Aristote a dit, dans le cinquième chapitre, que l’épopée a cela de commun avec la tragédie, qu’elle est une imitation des actions des plus grands personnages, et il a eu soin de nous avertir que toutes les parties de ce poëme héroïque se trouvent dans la tragédie. Ainsi, ayant expliqué parfaitement et en détail tout ce qui regarde la composition du poëme dramatique, il n’a presque plus rien à dire de l’épopée. Voilà pourquoi il est si court dans le traité ; il n’y emploie que deux chapitres, qui ne sont, à proprement parler, qu’une récapitulation sommaire, et une application qu’il fait à l’épopée des règles qu’il a données à la tragédie. » (Poétiq. d’Arist., p. 371.)

Ce point établi, nous trouvons qu’Aristote dit :

« Il arrive fort souvent que dans les tragédies on se contente d’un ou de deux noms connus, et que tous les autres sont inventés. Il y a même des pièces où pas un mot n’est connu, comme dans la tragédie d’Agathon, qu’il a appelée La Fleur ; car dans cette pièce tous les noms sont feints comme les choses, et elle ne laisse pas de plaire.

« C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de s’attacher scrupuleusement à suivre toujours les fables reçues d’où l’on tire ordinairement les sujets de tragédie. Cela seroit ridicule ; car ce qui est connu l’est ordinairement de peu de personnes, et cependant il divertit tout le monde également.

« Il est donc évident par là que le poëte doit être l’auteur de son sujet, encore plus que de ses vers. » (Poétiq. d’Arist., chap. ix, p. 126 et 127.)

En examinant ce passage, où brille l’excellent jugement d’Aristote, le savant traducteur observe « qu’Horace étoit du même sentiment, mais qu’il s’est cru obligé d’avertir les Romains que ces sujets entièrement inventés étoient plus difficiles à traiter que les autres, et de leur conseiller de s’attacher plutôt à des sujets connus :

Difficile est proprie communia dicere, tuque
Rectius Iliacum carmen deducis in actus
Quam si proferres ignota indictaque primus.
 »

Ainsi, d’après le premier législateur du Parnasse, j’ai pu inventer mon sujet et mes personnages, et d’après le second cela m’a jeté seulement dans une route plus difficile. Aristote cite Agathon, qui réussit en inventant ses héros ; et parmi nous on peut s’autoriser de l’exemple de Voltaire dans Zaïre, Alzire et Tancrède, et même de celui de Racine dans Bajazet.

Appliquons cette règle à l’épopée, et attachons-nous à ces mots remarquables du Stagyrite : « Ce qui est connu l’est ordinairement de peu de personnes, et cependant il divertit tout le monde également. »

En effet, tous ces grands personnages de l’épopée que nous regardons aujourd’hui comme historiques le sont-ils bien réellement ? Seroient-ils connus, comme Alexandre et César s’ils n’avoient été chantés par les poëtes ? Prenons le premier de tous, Achille : je doute fort que sans Homère son nom fût venu jusqu’à nous. Allons plus loin : connoissions-nous beaucoup Télémaque avant que Fénelon nous eût donné son épopée ? Cependant Télémaque, nommé deux fois dans L’Iliade, est encore un des acteurs de L’Odyssée. Si l’on veut juger cette question, que l’on considère combien peu de gens savent qu’il existe dans les poëmes d’Homère un personnage appelé Eumée. Ce personnage joue toutefois dans L’Odyssée un rôle aussi important que celui de Télémaque ; et quoique pasteur de troupeaux, Eumée est le descendant d’un roi. Si quelque poëte chantoit aujourd’hui le fidèle serviteur d’Ulysse, pourroit-on dire que ce poëte n’auroit pas créé son héros ? Et ce même Eumée, historique par l’autorité d’Homère, n’est-il point dans l’origine un personnage d’invention ? On rencontre dans l’histoire de l’enfance des peuples une foule de noms que la mémoire laisse échapper. L’auteur qui s’en empare pour les placer sur la scène épique, et qui les fait passer de l’oubli à la gloire, en doit être regardé comme le véritable créateur. Si le pieux Énée ne se trouvoit pas dans L’Iliade, et surtout dans L’Énéide, beaucoup de lecteurs se souviendroient-ils de l’avoir entrevu dans Tite-Live et dans Denys d’Halicarnasse ?

On convient que des noms trop éclatants, trop historiquement connus, ne sont pas favorables à l’épopée. Que gagne-t-on alors à ne pas inventer ses héros ?

Addison et Louis Racine ont fort bien démontré, au sujet du Paradis perdu, que c’est l’action, et non pas le héros, qui fait l’épopée. Homère chante la colère d’Achille ; il ne chante pas Achille, cela est vrai : que si vous ôtiez de L’Iliade le nom d’Achille, et que vous donniez à la colère d’un autre Grec l’influence que celle du fils de Pélée a sur les événements du siége de Troie, le poëme existe encore avec tout son intérêt et toutes ses beautés. Le héros est donc en soi-même peu de chose dans l’épopée, pourvu que l’action soit grande et intéressante. Et de quelle complaisance Aristote n’use-t-il pas alors envers les poëtes, puisqu’il leur permet d’inventer même leur action !

Je soumets ces doutes à l’excellent critique dont j’ose me permettre de combattre l’opinion. Je me suis appuyé 1o de l’autorité d’Aristote, qui permet d’inventer les personnages et le sujet ; j’ai fait voir 2o que les personnages épiques doivent être regardés presque tous comme des créations du poëte ; je vais ajouter l’autorité d’un grand exemple : le Renaud du Tasse est un personnage d’invention.

On trouve dans les historiens des croisades six Godefridi, neuf Gaudefridi, quatorze Baudouin, un Tancrède, vingt-deux Roger, sept Raimond, une foule de Robert, de Gautier, de Richard et de Guillaume ; cinq Renaud écrits Rainaldi, un écrit Reinoldus, un autre Rainoldus, et trois écrits Reinauldi.

Ces chevaliers et comtes du nom de Renaud sont répandus dans les historiens des croisades, l’Anonyme donné par Camden, Robert Moine, Baldric, Raimond d’Agiles, Fulcher, Gautier, Guibert et Guillaume de Tyr. De tous les Renaud qui se montrent à diverses époques, dans les différentes croisades, aucun ne paroît avoir été de la maison d’Este. Il faudroit surtout chercher le Renaud du Tasse au temps de l’entreprise de Pierre l’Ermite. Or, on ne rencontre dans l’Anonyme le Camden, Robert Moine et Baldric, historiens de cette première croisade, qu’un seul Renaud : ce Renaud trahit les croisés, se fit mahométan, et ne semble pas avoir porté un grand nom. Besoldo, dans son histoire de Regibus Hierosolymorum, garde le même silence. Quand, en fouillant les vieilles chroniques et les titres des grandes maisons d’Italie, on découvriroit qu’un Renaud de la maison d’Este accompagna Godefroi de Bouillon à Jérusalem, de bonne foi seroit-ce un personnage historique ? Dans ce cas, il y a tel gentilhomme breton ou périgourdin qui pourroit figurer dans l’épopée. Le nom du comte de Saint-Gilles est certainement beaucoup plus connu dans la première croisade que la plupart des noms que j’ai cités, parce qu’il se lit à la fois dans Anne Comnène et dans les chroniqueurs latins ; et pourtant combien y a-t-il de lecteurs qui aient entendu parler du comte de Saint-Gilles ?

Ainsi ce fameux Renaud d’Este est sorti tout entier du cerveau du poëte, puisque son nom n’est pas même dans les récits du temps. Quant à Soliman, son rival de gloire, on trouve un Soliman, fils d’un soudan de Nicée, qui battit le renégat Renaud ; mais c’est tout, et le reste du caractère est formé d’après celui de Saladin. Et Argant, Clorinde, Herminie, sont-ils des noms historiques ? Et Armide, qu’en dirons-nous ? Ce n’est point un personnage épisodique, car si on le retranche du poëme, le poëme n’existe plus. Armide cause l’absence de Renaud, et l’absence de Renaud établit l’action de La Jérusalem, comme le repos d’Achille donne naissance à L’Iliade. Ainsi, le premier héros du Tasse est d’invention[24] ; la plupart des caractères inférieurs sont d’invention ; et Armide, sur qui roule la machine poétique, doit également sa naissance aux muses. Observons que le roi de Jérusalem, Aladin, est encore un enfant du poëte. Le père Maimbourg avoit remarqué avant moi les imaginations du Tasse : « Le fameux bois enchanté, dit-il, Ismen, Clorinde, Renaud, Armide, et cent autres pareilles choses de l’invention du Tasse ne sont que d’agréables visions d’un poëte qui prend plaisir, pour en donner aux autres, à faire de nouvelles créatures, qui ne furent jamais. » (Hist. des Crois., liv. III.)

Muratori et Gibbon conviennent aussi que le Tasse a inventé son héros.

Si je passe de ces autorités à mon sujet, on va voir que tout me faisoit une loi d’inventer mon principal personnage.

Le caractère grave, froid et tranquille de Constantin est précisément l’opposé du caractère épique. Qui pourroit se représenter le père temporel du concile de Nicée livré à ces aventures de guerre et d’amour qu’amène le développement d’une épopée ? La vie de ce prince est d’ailleurs trop connue, et malheureusement un crime pèse sur elle. Le poëme héroïque exige des passions, mais il rejette les crimes : noble dédain des muses, qui n’accordent leur plus beau chant qu’à la vertu.

Je voulois en outre peindre les mœurs homériques et les scènes tranquilles de L’Odyssée au milieu des scènes sanglantes d’une persécution. Comment sans absurdité conduire Constantin sous le toit de Démodocus ? Comment produire des rivalités, des jalousies ? Aurois-je jeté tout cela dans les épisodes ? Dans ce cas l’unité d’action étoit détruite. J’avois pour but de retracer la persécution des fidèles sous Dioclétien. Où l’aurois-je placée, cette persécution ? Constantin, trop jeune alors, n’y joua aucun rôle. Si l’on dit que j’aurois pu mettre le massacre des chrétiens sur l’avant-scène, en le comprenant dans le récit, mon sujet n’auroit donc pas été la dernière persécution de l’Église ? Et c’est pourtant le sujet que je me proposois de traiter. On pouvoit trouver autre chose dans la vie de Constantin. Sans doute il y a mille plans, qui tous peuvent être meilleurs que le mien ; mais enfin c’est sur le mien qu’il faut me juger. Combien de fois n’a-t-on pas refait L’Énéide et La Henriade !

Il demeure à peu près certain que Constantin, pour des raisons tirées de son caractère et de la nature du sujet, ne pouvoit pas être mon héros. Qui donc aurois-je choisi à cette époque ? Un martyr connu ? C’est ici que les jeux de l’imagination sont impérieusement interdits ; c’est ici qu’on auroit crié avec raison au sacrilége. Un confesseur de la foi devenu l’objet d’un culte sacré a ses traditions immuables, dont on ne peut s’écarter sans impiété ; les actes de son martyre sont là : les éloquents témoins de Dieu s’élèveroient contre la muse qui oseroit changer un seul mot à l’histoire de la religion et du malheur.

D’après ces considérations, je n’avois plus qu’une ressource, celle d’inventer mes principaux personnages : il nous reste à voir si dans ce cas j’ai usé de tous les moyens de l’art.

Afin d’ennoblir Eudore et de le rendre, pour ainsi dire, historique, je le fais descendre d’une famille de héros, et surtout du dernier des Grecs, Philopœmen. Racine emploie le même artifice pour rehausser l’importance de Monime. Ainsi c’est dans Eudore que l’Évangile va faire la conquête du sang de ces grands hommes dont Plutarque nous a transmis l’histoire. Inventée sur le même modèle, Cymodocée est la fille d’Homère ; et c’est en elle que le christianisme doit triompher des grâces, des beaux-arts et des divinités de la Grèce. Le critique a déjà trouvé cette réponse assez ingénieuse ; il semble même, en ce cas, approuver mes personnages d’invention : mais il auroit voulu que j’eusse insisté davantage sur mon idée, et qu’elle eût été mise d’une manière plus frappante sous les yeux du lecteur. Il a raison ; et c’est ce que j’ai fait dans cette édition nouvelle[25].

Si l’art trouve ces explications suffisantes, on doit remarquer que la religion, et c’est la chose importante, est pleinement satisfaite par l’invention de mon héros.

Dieu choisit souvent dans les conditions les plus humbles l’homme dont les épreuves attirent la bénédiction du ciel sur les nations.

« Dieu a choisi ce qu’il y a d’insensé selon le monde pour confondre les sages, et ce qui est foible selon le monde pour confondre ce qu’il y a de fort.

« Et il a choisi ce qu’il y a de vil et de méprisable selon le monde et ce qui n’est rien pour détruire ce qui est grand[26]. »

Cette première vérité reconnue, on voit ensuite que la hiérarchie des vertus, et conséquemment l’efficacité plus ou moins grande des sacrifices, est admise par tous les Pères d’après l’histoire de Caïn et d’Abel.

Je puis donc supposer, dans toutes les analogies de la foi, qu’au temps de la persécution un martyr dont les actes se sont perdus s’offrit en holocauste volontaire, et que cet holocauste par un mérite intérieur, connu de Dieu seul, parut plus agréable au Très-Haut que toutes les autres victimes. Combien en effet de confesseurs obscurs moururent sous Dioclétien pour la conversion du monde ! Outre les fameux athlètes qui brillent dans l’histoire, et qui révélèrent leurs cendres à l’Église par des miracles, « Que de saintes reliques, s’écrie Prudence, la terre dérobe à nos hommages ! Ô Italie, qui dira les tombes sans honneurs dont les champs sont couvertes[27] ! » Eudore sera donc le représentant des héros des deux religions ; les uns ignorés du monde, mais couronnés de gloire dans le ciel, les autres illustres sur la terre, mais privés de la gloire divine. J’aurai célébré dans sa personne ces pauvres que Galérius faisoit jeter dans la mer, ces milliers de chrétiens attachés à des gibets, brisés par des roues, déchirés par des ongles de fer : sublimes victimes, qui, ne prononçant à la mort que le nom de Jésus-Christ, ont laissé leurs propres noms inconnus aux hommes : Stat nominis umbra !

Je passe à l’objection touchant le but de l’ouvrage.

Dans aucune épopée le résultat de l’action n’est plus souvent indiqué que dans Les Martyrs. L’Énéide est la fondation de l’empire romain : Virgile en dit un mot au commencement de son poëme, ensuite Jupiter explique à Vénus la suite des destins d’Énée ; mais après le premier livre il est à peine question de ces destins. Si vous retrouvez les Romains sur le bouclier d’Énée et dans les champs Élysées, ce ne sont que de beaux épisodes, ce n’est point une marche directe vers le but que le poëte a d’abord marqué. À chaque pas, au contraire, le triomphe de la religion est rappelé dans Les Martyrs : il est annoncé dans l’exposition ; il est prédit dans le ciel ; je répète en vingt endroits que Constantin régnera sur les nations devenues chrétiennes, que l’ambition de ce prince est l’espoir du monde ; j’avertis sans cesse que l’enfer sera confondu. Dans le dernier livre, Michel, en précipitant les démons dans l’abîme, déclare que leur empire est passé, que le règne du Christ est établi. Eudore en allant au supplice prophétise le règne de Constantin ; et Galérius, en se rendant à l’amphithéâtre, apprend que Constantin proclamé césar marche à Rome, et s’est déclaré chrétien. Jamais rien fut-il plus clair, plus précis ? Toutefois, j’ai cru devoir céder encore à la critique : après ces mots, les dieux s’en vont, j’ai ajouté quelques lignes qui justifient mieux le second titre de l’ouvrage : Galérius meurt ; Constantin arrive à Rome : il venge les martyrs ; il reçoit la dignité d’auguste sur la tombe d’Eudore, et la religion chrétienne est proclamée religion du monde romain.

Cette nouvelle conclusion satisfera surtout ceux qui, daignant applaudir aux Martyrs, ne leur reprochoient qu’une seule chose : c’étoit d’intéresser le lecteur aux scènes d’une action privée, plutôt qu’au développement d’une action publique. Mais en contentant sur ce point quelques esprits éclairés, je dois dire toutefois que l’action publique n’est point une règle de l’épopée ; il seroit même aisé de prouver la vérité contraire. Toute action fondement de l’épopée, du moins de l’épopée telle qu’elle existe dans L’Iliade, L’Odyssée, L’Énéide et le Télémaque, tient à une action publique ; mais cette action en elle-même est une action privée. Ainsi la colère d’Achille n’est point la journée fatale d’Ilion ; et l’arrivée d’Énée en Italie n’est point la fondation de Rome, qui n’eut lieu que longtemps après. Dans L’Odyssée et dans le Télémaque, l’action est encore bien plus particulière, bien plus domestique : c’est un fils qui cherche son père, c’est un mari qui retrouve sa femme dans une petite île obscure ; et tout cela sans qu’il en résulte aucun événement dans l’avenir. L’action d’Eudore est absolument de la même nature que celle d’Achille et d’Énée : elle tient à une action publique, mais elle est privée ; elle produit ensuite le règne de Constantin et le triomphe de la religion, comme la colère du fils de Pélée et l’exil du fils de Vénus amènent la chute de Troie et l’établissement de l’empire romain. Si La Pharsale et La Jérusalem ont pour sujet une action historique achevée dans le cours de ces deux poëmes, l’autorité de Lucain et du Tasse ne peut balancer celle d’Homère et de Virgile. C’est encore une erreur de croire que le héros d’une épopée doit être nécessairement roi ou fils de roi. Renaud et Godefroi même ne sont que de simples chevaliers ou de très-petits souverains, et leur naissance n’a pas plus d’éclat que celle du descendant de Phocion et de Philopœmen. Les personnes qui ont pris quelque plaisir à la lecture des Martyrs peuvent être tranquilles : elles se sont amusées dans les règles. Jamais ouvrage ne fut plus conforme à la doctrine poétique, plus orthodoxe au Parnasse. Je dirai plus : la conclusion que j’ai ajoutée est, je crois, mieux appropriée au goût du temps où j’écris, mais elle n’eût point été demandée dans le siècle de Louis XIV. Elle n’est point nécessaire selon les lois du genre épique. Homère ne s’est pas donné la peine de faire un seul vers après les funérailles d’Hector, pour annoncer la chute de Troie ; et Virgile, après la mort de Turnus, n’a point songé à marier le pieux Énée. Pourquoi cela ? Parce que c’est au lecteur à tirer une conclusion trop manifeste, et que le poëte n’est pas obligé de tout achever et de tout dire, comme l’historien et le romancier. Ma complaisance à cet égard a donc été extrême, et je pouvois sans scrupule laisser les choses comme elles étoient.

Venons au récit.

J’ose dire encore que dans aucune épopée le récit n’est rattaché aussi fortement à l’action qu’il l’est dans Les Martyrs.

Le récit de L’Odyssée n’a point de rapport à la catastrophe, celui de L’Énéide est court et admirable ; mais revoit-on dans la suite du poëme les principaux acteurs qu’Énée fait agir dans sa narration, et la scène en Italie se lie-t-elle à la scène de Troie ? L’épisode de Didon, qui n’est ni de l’action ni du récit, tient-il au fond du sujet, comme l’histoire de Velléda tient au fond des Martyrs ?

Le récit du Télémaque est magnifique ; mais les personnages de ce récit, excepté Narbal, qu’on revoit un moment, disparoissent sans retour.

Dans le récit des Martyrs vous trouvez d’abord la peinture des caractères qu’il sera essentiel de connoître dans le développement de l’action : vous y trouvez le tableau du christianisme dans toute la terre au moment d’une persécution qui va frapper tous les chrétiens, vous y trouvez l’excommunication d’Eudore, qui fait prendre à l’action le tour qu’elle doit prendre ; vous y trouvez la grande faute qui sert à ramener le héros dans le sein de l’Église : faute qui, répandant sur le fils de Lasthénès l’éclat de la pénitence, attire sur lui le regard des chrétiens et le fait choisir pour défenseur de l’Église ; vous y trouvez le commencement de la rivalité d’Eudore et d’Hiéroclès, l’annonce des victoires de Galérius sur les Parthes : ces victoires achèvent de rendre ce prince maître absolu de l’esprit de Dioclétien, et préparent ainsi l’abdication qui amène la persécution ; enfin, vous y trouvez, par la vision de saint Paul Ermite, la prédiction du martyre d’Eudore et du triomphe complet de la religion. Pour comble de précautions, ce récit est motivé dans le ciel : Dieu déclare qu’il a conduit Eudore par la main, afin d’éprouver sa foi et de préparer sa victoire. Ajoutons que ce récit a de plus l’avantage de faire naître l’amour de Cymodocée, d’inspirer à cette jeune païenne les premières pensées du christianisme, et de concourir ainsi par un double moyen au but de l’action. Il ne vient donc pas là sans raison, pour satisfaire la curiosité d’un personnage, comme la plupart des récits épiques.

Quant à sa longueur, il n’est pas plus long, proportion gardée, que le récit de L’Odyssée et que celui du Télémaque ; je dis proportion gardée, parce que je crois que Les Martyrs ont un peu plus d’étendue que ces deux ouvrages. Il me semble, si je ne me trompe, que je suis assez fort sur ce point : une critique généreuse reconnoîtra sans peine que la raison est de mon côté.

Restent quelques difficultés présentées par divers journaux. J’ai répondu à ces chicanes de détails dans les remarques ; quant aux caractères de mes personnages, je ne sais trop à quoi m’en tenir. Démodocus est traité par un censeur comme un vieillard imbécile et ennuyeux ; un autre censeur, très-peu favorable aux Martyrs, compare la douleur de Démodocus à celle de Priam, c’est-à-dire au plus beau morceau qui nous soit resté de l’antiquité : comment ferai-je ?

Le même critique qui met Démodocus à côté de Priam veut que Les Martyrs soient une espèce de parc anglois, de vastes campagnes, où l’on trouve des lieux déserts, des lieux parés, des montagnes, des précipices. Il faut bien que je me console : Pope a représenté les poëmes d’Homère sous l’image d’un grand jardin et Addison se sert de la même comparaison pour Le Paradis perdu.

Le même critique a dit encore que Les Martyrs étoient un voyage et toujours un voyage. Mais L’Odyssée est-elle autre chose qu’un voyage ? Ulysse touche à tous les rivages connus de son temps. On disoit dans l’antiquité les Erreurs d’Ulysse. L’Énéide n’est qu’un voyage ; La Lusiade du Camoëns n’est qu’un voyage : que de voyages dans La Jérusalem ! Le Télémaque est non-seulement un voyage depuis la première ligne jusqu’à la dernière, mais le but de l’ouvrage en lui-même, ou l’action proprement dite, est un voyage. Le critique s’écrie : « L’auteur est allé là, une description ; l’auteur est allé ici, son héros y passera. » J’ai une chose bien simple à répondre : Les Martyrs étoient achevés en grande partie, principalement le récit d’Eudore, lorsque je suis parti pour l’Orient ; c’est un fait que beaucoup de témoins pourroient affirmer. Ainsi ce n’est point Eudore qui voyage en Égypte, en Syrie, en Grèce, parce que j’ai voyagé dans ces contrées célèbres, mais c’est moi qui suis allé voir les bords que mon héros a parcourus. Je ne sache pas qu’on ait jamais reproché à Homère d’avoir visité les lieux dont il nous a laissé d’admirables tableaux. Je n’ai point au reste l’intention de choquer le censeur en répondant à ses objections : je reconnois qu’en attaquant Les Martyrs il m’a traité avec décence, indulgence même, et avec ces égards qu’un honnête homme doit à un honnête homme. Sa critique est celle d’un écrivain de talent, et, bien qu’elle m’ait semblé rigoureuse, elle m’a paru très digne d’être méditée.

Les imitations ont été un autre objet de controverse. Je ne puis mieux faire que de citer à ce sujet mon défenseur.

« La plus ancienne épopée que nous ayons après celle d’Homère, dit-il, c’est L’Énéide. Virgile ne se contenta pas d’imiter L’Odyssée et L’Iliade, il traduisit et abrégea la plupart des batailles du poëte grec ; il copia pour ainsi dire, selon Macrobe, un autre poëte, nommé Pisandre, pour en former le deuxième livre. Il prit de nombreux fragments non-seulement dans les écrivains de sa nation qui l’avoient précédé, mais encore dans quelques-uns de ses plus illustres contemporains, tels que Lucrèce, Catulle, Varius, etc. : en sorte que l’on peut dire que cette épopée fut la première véritable mosaïque[28].

« Le Tasse, le plus célèbre poëte épique des temps modernes, enleva à son tour des fragments aux Grecs et aux Latins. Ses héros furent, autant que son sujet le lui permettoit, une copie de ceux d’Homère. Il fit passer dans sa Jérusalem des tableaux, des comparaisons, des descriptions, tellement imitées de Virgile, qu’on reconnoît la construction et l’expression même du poëte latin jusque dans le nouvel idiome dans lequel elles ont été transportées. La Bible lui fournit aussi des fragments, et c’est ainsi qu’il légua à M. de Chateaubriand l’exemple d’une seconde véritable mosaïque.

« Milton vint ensuite, et prit dans le quatrième livre du Tasse le sujet de son Paradis perdu. Il copia le fameux discours de Satan, qui commence par ces mots : Tartarei Numi ; il emprunta d’un comique italien quelques pensées qu’il jugea dignes de son sujet ; il ne craignit pas de s’approprier ce qu’il trouva de bon dans la tragédie de Grotius, intitulée Adam exilé. La Sarcotée, mauvais poëme d’un jésuite allemand nommé Masenius, lui fournit quelques centaines de vers ; il puisa dans la Bible plus que tout autre, et son poëme fut la troisième véritable mosaïque.

« Il me seroit aisé de pousser cet examen jusqu’au Télémaque de Fénelon, et même à La Henriade de Voltaire ; mais je crois en avoir assez dit. Lorsqu’un écrivain traite un sujet sur lequel d’autres se sont déjà exercés, il y a certaines idées principales qui doivent nécessairement se présenter, qui par là même sont à tout le monde. Les poëtes ne diffèrent entre eux sur ce point que par les couleurs dont ils ornent leurs tableaux. Personne d’ailleurs avant les censeurs des Martyrs ne leur a contesté le privilége de transporter dans leurs ouvrages les beautés de ceux qui les ont précédés, pourvu qu’ils sachent se les rendre propres par la manière dont ils les emploient.

« On sait, dit M. de La Harpe, que faire passer ainsi dans sa langue les beautés d’une langue étrangère a toujours été regardé comme une des conquêtes du génie ; et pour juger si cette conquête est aisée, il n’y a qu’à se rappeler ce que disoit Virgile, qu’il étoit moins difficile de prendre à Hercule sa massue que de dérober un vers à Homère. »

« Longin, dans son Traité du Sublime, va plus loin encore que M. de La Harpe : parmi les Grecs, il cite Hérodote, Stésichore et Archiloque ; puis il ajoute : « Platon est celui de tous qui a le plus imité Homère : car il a puisé dans ce poëte comme dans une vive source dont il a détourné un nombre infini de ruisseaux… Au reste, on ne doit point regarder cela comme un larcin, mais comme une belle idée qu’il a eue, et qu’il s’est formée sur les mœurs, l’invention et les ouvrages d’autrui[29]. »

Le choix des autorités citées par mon défenseur est excellent, et me justifie assez sur un point qui ne méritoit guère la peine qu’on s’y arrêtât.

Quelques lecteurs ont cru que j’avois transporté trop littéralement dans mon ouvrage des morceaux choisis de poésie antique ; c’est une erreur, que les notes dissiperont : ces lecteurs ont été trompés par un ou deux vers placés dans les strophes ou dans les chœurs des hymnes à Diane, à Bacchus, à Vénus. Pour donner un exemple, le Pervigilium Veneris, chanté dans l’île de Chypre, n’est point le Pervigilium faussement attribué à Catulle ; je n’ai emprunté de lui que le Cras amet et un demi-couplet. La première strophe est imitée en grande partie de Lucrèce, et la seconde entière est de moi.

J’ai peu puisé chez les anciens pour les comparaisons : celles des Martyrs m’appartiennent presque toutes. Les personnes dont le jugement fait ma loi pensent que c’est peut-être, avec les transitions, la partie la plus soignée de l’ouvrage. On paroît surtout avoir remarqué la comparaison du lion dans la bataille des Francs ; celle de la voile repliée autour du mât pendant la tempête, celle du chant du coq sur un vaisseau, celle de l’homme qui remonte les bords d’un torrent dans la montagne, et qui arrive à la région du silence et de la sérénité. Mais enfin j’ai dérobé quelques comparaisons à la Bible, à Homère, à Virgile ; et la critique, qui prend tout cela pour imitation littérale, ne s’aperçoit pas que ces comparaisons sont totalement changées.

La comparaison de l’Égypte à une génisse est de l’Écriture. Ayant à peindre l’Égypte après l’inondation, j’ai ajouté : « L’Égypte, toute brûlante d’une inondation nouvelle, ressemble à une génisse féconde qui vient de se baigner dans les flots du Nil. » Ai-je eu tort d’imiter ainsi, et ne pourrois-je pas revendiquer la comparaison entière ?

On connoît la description du chêne dans les Géorgiques ; description qui, pour le dire en passant, est tirée d’une comparaison de L’Iliade. Comme Homère, j’ai mis cette description en comparaison, et voulant peindre la fortune décroissante d’Hiéroclès, j’ai dit : « Le pâtre qui contemple le roi des forêts du haut de la colline le voit élever au-dessus de ses rameaux verdoyants une couronne desséchée. » Ce trait ne me rend-il pas propre le passage imité ?

On a blâmé ma comparaison d’Homère avec un serpent qui fascine par ses regards une colombe et la fait tomber du haut des airs. La colombe est Cymodocée. Cette critique, si je ne m’abuse, est peu raisonnable. Le serpent chez les poëtes est un animal fort noble. Hector dans L’Iliade est comparé à un serpent. Le serpent étoit mêlé à toutes les choses sacrées ; un serpent sort du tombeau d’Anchise, en Sicile, et vient goûter aux gâteaux des sacrifices. Le serpent étoit l’emblème du génie : cela convient-il à Homère ? Le serpent étoit consacré à Apollon : Apollon n’a-t-il aucune analogie avec Homère ? Au temple de Delphes, l’oracle, dans les premiers âges, étoit rendu par un serpent : ce serpent ne peut-il être l’emblème du plus grand des poëtes, inspiré par le souffle du dieu des vers ? Le serpent étoit l’image de l’univers et de l’éternité : cela convient-il mal à un poëte dont les ouvrages dureront autant que le monde ? Enfin, dans l’Écriture le serpent, animé par le père des mensonges, séduit la belle compagne de l’homme : Homère, père des fables, qui charme l’esprit de Cymodocée, n’offre-t-il pas ainsi tous les rapports nécessaires à la comparaison qu’on attaque ?

Si d’une part on a cru que j’imitois, quand je n’imitois pas, de l’autre on a mis sur mon compte des choses qui appartenoient à l’antiquité. Eudore au milieu de son épreuve dit à Festus : « Regardez bien mon visage, afin de me reconnoître au jugement de Dieu. » Je ne sais pas ce que cela peut avoir de risible ; mais je sais que quand on se mêle de critiquer, il ne faut pas pousser le défaut de mémoire jusqu’à méconnoître un passage de l’Écriture, passage qui se retrouve mot à mot dans le Martyre de sainte Perpétue[30]. J’aurois ici un beau sujet de triomphe : je ne triompherai point cependant, car le plus habile homme se trompe quelquefois, quoique la méprise soit un peu forte : il n’y a qu’un certain ton qu’un habile homme ne prend jamais.

Au reste, mes remarques épargneront à Homère, à Moïse, aux prophètes, mille petites tracasseries qu’on leur a faites sous mon nom : ils ont bien de quoi se défendre par eux-mêmes ; et vraiment je suis trop sujet à faillir pour me charger encore des sottises de L’Iliade et des erreurs de la Bible. On saura donc, en consultant la note, s’il y a sûreté, et si l’on peut me traiter comme je le mérite. Toutefois, je m’accuserai d’un peu de malice : je n’ai pas tout cité dans les remarques ; et je ne serois pas surpris que tel malheureux fragment que j’aurois négligé de dénoncer à la critique n’attirât aux anciens une nouvelle avanie. Dans ce cas, je promets le silence : je recevrai avec humilité les réprimandes adressées à Platon, Sophocle, Euripide ; je serai même charmé qu’on apprenne à vivre à tous ces Grecs imprudents fourvoyés dans Les Martyrs.

Il me reste à dire quelques mots du style des Martyrs : on l’a beaucoup moins attaqué que celui de mes premiers ouvrages. Autrefois on me battoit avec mes propres armes ; on citoit des phrases, des pages même du Génie du Christianisme véritablement répréhensibles. Mais quant aux Martyrs, il semble qu’on ait évité avec soin d’en mettre de longs morceaux sous les yeux des lecteurs. Il paroît qu’on s’est généralement accordé, amis et ennemis, à remarquer dans ma manière des progrès du côté du goût et de l’art. Si je m’en tiens au jugement des censeurs opposés aux Martyrs, le second livre, presque tout le récit, le combat des Francs surtout, une partie de l’Enfer et du Purgatoire, le livre des harangues, le caractère de Cymodocée et de Démodocus, sont les meilleures choses qui soient échappées à ma plume ; il n’y a pas assez d’expressions pour les louer. Comment donc croire qu’un livre qui, d’après ses plus violents détracteurs, renferme un personnage comparable à Priam, et un combat qui n’est point effacé par les plus beaux combats d’Homère, comment croire que ce livre est oublié, mort, enseveli pour jamais ? On va tous les jours à la postérité avec moins de titres ; et, grâce à l’imprimerie, l’avenir ne pourra se sauver de nous.

Selon les partisans des Martyrs, c’est le second volume qui l’emporte : le livre d’Athènes, celui de Jérusalem, les quatre derniers livres, et particulièrement le dernier, sont ce qu’il y a de préférable dans l’ouvrage. Voilà certes des jugements bien divers, et d’après lesquels il me seroit difficile de me corriger. Les opinions semblent d’accord sur quelque partie du travail, par exemple, sur la prophétie de saint Paul, sur la tentation d’Eudore au repas funèbre, et sur les adieux à la Muse. Ces adieux n’ont cependant d’autre mérite que d’exprimer un sentiment vrai, et de montrer en moi ce qu’on voit dans tous les hommes, la fuite du temps, le changement des idées, et l’approche rapide de ce moment où tout finit. Si ce n’est pas sans quelques regrets, c’est du moins sans remords que j’ai jeté un regard sur les premiers jours de ma vie ; et si j’en vois beaucoup d’inutiles, je n’en compte pas un dont je doive rougir,

Je ne sais si je dois revenir sur la question de l’épopée en prose. Les littérateurs de toutes les opinions semblent l’avoir abandonnée, comme une inutile dispute de mots. Car il est certain que d’un côté (ainsi qu’on le prouve judicieusement) la prose n’est pas des vers, et que de l’autre on ne peut anéantir l’autorité d’Aristote et l’exemple du Télémaque. Je renvoie le lecteur à la préface des premières éditions. Je rapporterai seulement la réflexion d’un critique : « Si la versification fait l’épopée, a-t-il dit, il en résulte que L’Iliade, L’Odyssée, L’Énéide, La Jérusalem, sont des romans dans nos traductions en prose, et des poëmes en grec, en latin et en italien. » L’éloge le plus délicat qu’on ait peut-être fait du Télémaque est celui que j’ai lu dans je ne sais quel journal[31]. Le censeur, pour mettre tous les partis d’accord, suppose que les aventures du fils d’Ulysse sont un beau poëme traduit du grec par Fénelon. On s’est donné la peine de citer Anacréon, pour prouver que les compatriotes d’Homère pouvoient avoir une épopée en prose, mais que nous autres François nous ne sommes pas si heureux. On a eu tort d’aller si loin. Les hellénistes se taisent, mais ils rient. Je ne relèverai point des erreurs trop affligeantes. En tout, je veux donner à mes censeurs l’exemple de la modération. S’ils n’ont pas craint de blesser mon amour-propre, je me fais un devoir d’épargner leur vanité. Ils attachent sans doute à leurs ouvrages beaucoup plus d’importance que je n’en attache aux miens : puisqu’ils ont mis leur bonheur dans leurs succès littéraires, à Dieu ne plaise que je prétende le troubler ! Ces censeurs ont quelquefois écrit des choses agréables et spirituelles ; ce n’est qu’en parlant de moi qu’ils semblent parler de leur talent : je conçois qu’ils doivent me haïr. D’ailleurs, si j’ai sur eux l’avantage de quelques lectures, je n’ai que ce que je dois avoir, puisque je me mêle de faire des livres.

Tout ceci soit dit sans ôter à qui que ce soit le droit de courir sus aux Martyrs comme épopée. Veut-on que ce soit un roman ? je le veux bien ; un drame ? j’y consens ; un mélodrame ? de tout mon cœur ; une mosaïque ? j’y donne les mains. Je ne suis point poëte, je ne me proclame point poëte, pas même littérateur, comme on me fait l’honneur de me nommer ; je n’ai jamais dit que j’avois fait un poëme, j’ai protesté et je proteste encore de mon respect pour les Muses. Rien ne m’enchante comme les vers. Et n’ai-je pas passé une grande partie de ma jeunesse à ranger deux à deux des milliers de rimes qui n’étoient guère plus mauvaises que celles de mes voisins ? Dans la suite, j’ai préféré un langage inférieur sans doute à la poésie, mais qui me permettoit d’exprimer avec moins d’entraves l’enthousiasme que m’inspirent les sentiments des grands cœurs, les caractères élevés, les actions magnanimes, et le mépris souverain que j’ai voué aux bassesses de l’âme, aux petites intrigues de l’envie et à ces affectations effrontées de courage et de noblesse que dément à chaque pas une conduite servile.

CHANGEMENTS FAITS À CETTE ÉDITION
ET REMARQUES AJOUTÉES À LA FIN DE CHAQUE LIVRE.

Dans le troisième livre, les discours des puissances divines sont retranchés : comme ces discours contiennent l’exposition complète du sujet et le mot du récit, j’ai été obligé d’en conserver la substance. M. de La Harpe, dans son chant du Ciel, avoit commis la même faute que moi, et faisoit parler Dieu, à l’exemple du Tasse et de Milton, d’après l’autorité de l’Écriture. On lui fit remarquer que ces discours étoient trop longs, et qu’on ne sauroit jamais prêter à Dieu un langage digne de lui. Il changea son plan, et, par une heureuse idée, il mit ce qu’il vouloit dire dans la bouche du prophète Isaïe. Debout au milieu des saints et des anges, le fils d’Amos lit dans le Livre de Vie les destins de la terre. Je n’ai pu m’approprier cette belle fiction : j’ai eu recours à un autre moyen, que l’on jugera.

Dans ce même livre du Ciel, Cymodocée n’est plus demandée comme une victime immédiate, mais elle est annoncée comme une victime secondaire qui doit augmenter le mérite du sacrifice d’Eudore. Les passages de l’Apocalypse qui avoient servi de prétexte aux plaisanteries, bonnes ou mauvaises, d’un journal ont disparu : tout ce qui pouvoit blesser la doctrine ou le dogme dans le Purgatoire, l’Enfer et le Ciel a été scrupuleusement effacé. Je ne m’en suis pas rapporté là-dessus à mes lumières, je me suis soumis à la censure de quelques savants ecclésiastiques.

J’ai insisté davantage sur la naissance d’Eudore et de Cymodocée et sur ce qu’ils sont l’un et l’autre les représentants des grands hommes et des beaux-arts de la Grèce.

Dans le livre de l’esclavage d’Eudore chez les Francs, j’ai rétabli un morceau que j’avois supprimé sur l’épreuve et que plusieurs personnes regrettoient.

Dans le livre de Velléda, on ne trouvera plus les imprécations d’Eudore : les couleurs trop vives sont adoucies.

J’ai abrégé la scène de l’entrevue de Cymodocée et d’Hiéroclés : elle sentoit trop le roman.

J’ai annoncé plus fortement et plus clairement le triomphe de la religion.

J’avois quelquefois parlé moi-même comme poëte (qu’on me passe le mot) le langage de la mythologie : j’ai fait disparoître ces légères inadvertances ; j’ai retranché plusieurs comparaisons, abrégé quelques détails de mœurs et corrigé quelques fautes contre l’histoire et la géographie.

Enfin, j’ai ajouté des remarques à chaque livre.

Ces remarques contiennent les imitations d’Homère, de Virgile, etc. Les autorités historiques se trouveront aussi dans ces notes. On y verra enfin d’assez longs morceaux de mon Itinéraire de Paris à Jérusalem, en passant par la Grèce, etc. Ces morceaux serviront de commentaires aux descriptions de la Grèce, de la Syrie et de l’Égypte. Je n’ai passé en Orient que pour visiter les lieux où j’ai placé la scène des Martyrs : il est donc tout simple que le voyage justifie les tableaux du voyageur.

J’ai écrit ces notes avec une grande répugnance, et seulement pour obéir au conseil de mes amis. Ils m’ont représenté que beaucoup de lecteurs, étrangers au langage de l’antiquité, avoient besoin d’une espèce d’explication pour lire Les Martyrs ; que c’étoit l’unique moyen de faire tomber une foule de critiques. J’ai cédé à ces raisons ; mais j’aurois mieux aimé que l’avenir, s’il y a un avenir pour moi, se fût chargé du commentaire. J’ai développé mon plan dans ces remarques et montré la suite de mes idées et de ma composition. Je l’ai fait avec sincérité et comme j’en aurois agi pour l’ouvrage d’un autre. Ces remarques apprendront du moins quelque chose à quelques lecteurs, et elles seront un monument de ma bonne foi.

Tout ceci prouve, j’espère, ce qui est déjà prouvé, mon obéissance à la critique. Elle est telle que souvent mes amis n’osent me faire des objections, dans la crainte de me voir changer et bouleverser tout au moindre mot : je n’ai point cet orgueil qui se complaît dans une erreur. Si quelque chose me rendoit indocile à la leçon, c’est la manière dont elle est donnée. Je ne reçois point un conseil sous la forme d’un outrage ; autant je pourrois craindre la séduction de la bienveillance, de l’estime, des prévenances, des égards, autant je repousse le ton impérieux et les airs de maître.

Il faut parler à présent de certains reproches qui me sont beaucoup plus sensibles que tous les autres, parce qu’ils semblent tomber sur mes amis.

On a voulu faire entendre que des hommes distingués, dont le jugement est une autorité puissante, après s’être prononcés pour Les Martyrs, se sont ensuite prudemment retirés, lorsqu’ils ont vu déchirer l’ouvrage.

Qu’on sache que les amis qui me restent, tout petit qu’en soit le nombre, ne sont pas de ceux qui se retirent au jour du combat : ils ont un jugement formé, et ils n’attendent point l’approbation ou l’animadversion d’un bureau d’esprit pour savoir à quel rang ils doivent placer un ouvrage : ils regardent Les Martyrs comme le meilleur ou, si l’on veut, comme le moins foible de mes très-foibles écrits. Est-ce un homme dont le beau talent comme écrivain surpasse encore la pureté du goût comme critique que l’on a voulu désigner par cette étrange assertion ? Mon illustre ami a dit et redit cent fois, à quiconque a voulu l’entendre, ce qu’il pense de mes derniers travaux littéraires ; ses sentiments à cet égard sont bien loin d’être changés : le temps et les satires publiées contre mon livre n’ont fait que l’affermir dans l’opinion qu’il a des Martyrs, et aucune opinion sur tous les points et sous tous les rapports ne leur est plus complétement favorable.

Si l’on trouve mauvais que je me vante ici des suffrages que j’ai obtenus ; si je sors des bornes d’une modestie que la foiblesse de mes talents me prescrit, et que je n’ai jamais franchies jusqu’à présent, qu’on s’en prenne à l’indigne manière dont on m’a traité. Il est aisé de comprendre pourquoi on avoit hasardé une accusation qui jetoit de la défaveur sur mon ouvrage, en même temps qu’elle flétrissoit le caractère de mes amis. On savoit que les dignités dont le premier d’entre eux est revêtu lui interdisoient toute espèce de lutte dans les journaux ; on n’a pas craint alors de l’appeler dans une arène où il ne pouvoit descendre. Si l’indignation que cause l’injustice l’avoit engagé malgré moi dans ce combat, eh bien, on avoit encore tout à gagner : on eût fait du bruit en s’attachant à un nom célèbre.

Enfin, s’il faut en croire les adversaires des Martyrs, ce sont les coteries, les cabales, les partis qui agissent en ma faveur.

Depuis mon entrée dans la carrière des lettres, tous mes pas ont été marqués par des orages. J’ai été accablé d’injures, de pamphlets, de parodies, de critiques, de plaisanteries en prose et en vers ; mes phrases traînent dans toutes les saletés des boulevards ; mon nom se rencontre dans toutes les satires. Qu’ai-je opposé à cela ? Une seule défense, où, en répondant d’une voix ferme, je n’ai point rendu l’insulte pour l’insulte[32]. Me rencontre-t-on dans ces salons et sur ces théâtres où se forge la renommée ? Suis-je de quelque assemblée littéraire ? Vais-je lisant mes ouvrages à quiconque veut les écouter ? Je vis seul ; je n’ai point d’école, point de jeunes gens qui viennent recueillir les paroles du maître. Si j’en crois pourtant la faveur publique, il ne tiendroit qu’à moi de m’entourer de nombreux disciples. Avant la révolution, étant encore dans ma plus grande jeunesse, un heureux hasard me jeta dans la société de M. de La Harpe, et j’eus le bonheur de recevoir les leçons de cet excellent maître. Il a daigné me rappeler dans son testament, et je déplore tous les jours la perte d’un homme si utile aux lettres. Quel défenseur n’ai-je pas perdu ! Tout le monde sait l’amitié qui me lie au digne successeur de l’Aristarque françois ; amitié qui compte déjà bien des années, puisqu’elle remonte à l’époque où j’ai connu M. de La Harpe. D’autres littérateurs distingués, que je fréquentois à cette même époque, ont suivi des routes différentes de la mienne, ils se sont déclarés mes ennemis sans que je les aie provoqués ; ils m’ont attaqué dans leurs écrits avec violence. Je ne me suis pas plaint de leur infidélité au souvenir d’une ancienne liaison ; j’ai lu les critiques qu’ils ont faites de mes premiers ouvrages, j’y ai remarqué du goût, de l’esprit, du talent, du savoir. S’ils m’ont paru quelquefois aller trop loin, j’ai pensé ou que mon amour-propre me trompoit, ou qu’ils étoient emportés malgré eux au delà des bornes, par cette chaleur d’opinion dont on a tant de peine à se défendre. Je me plais même à reconnoître que les rudes leçons d’une amitié changée m’ont été utiles, et que si Les Martyrs ont moins de taches que mes précédents écrits, je le dois à ces jugements, peut-être un peu rigoureux. Je ne pense nullement comme ces hommes de lettres en matière de religion ; mais cela ne me rend point leur ennemi, et je ne le dis point par une hypocrisie superbe[33].

Ce ton n’est guère, il me semble, celui d’un chef de parti, d’un homme de coterie. Aujourd’hui que l’on a passé envers moi toutes les bornes ; aujourd’hui que l’on a tenu en parlant des Martyrs un langage que l’on ne m’avoit jamais adressé dans la plus grande chaleur de la controverse sur Atala, qu’ai-je opposé à cette attaque ? Pendant huit mois, un profond silence ; maintenant cet Examen, où je n’ai pas même employé les réponses personnelles que je trouvois dans la brochure d’un défenseur inconnu.

Ne pourrois-je point, à mon tour, avec plus de justice, accuser mes adversaires de cabale et d’esprit de parti ? Je demanderois si des gens pleins de bonne foi et de droiture ne se sont point assemblés pour délibérer sur le sort qu’on feroit aux Martyrs ? Je demanderois si, dans l’incroyable chaleur de la haine, on n’est point allé jusqu’à proposer d’insulter ma personne autant que mon ouvrage ? Ceux qui connoissent à fond l’odieuse intrigue montée contre Les Martyrs verront bien que je ne dis pas tout. Et quel moment a-t-on choisi pour n’attaquer ! moment où la moindre noblesse de caractère eût suffi pour interdire toute critique injurieuse ! Mais on n’a respecté ni ma douleur ni mes regrets.

J’entends d’ici mes adversaires me répondre :

« Vos études, vos voyages, vos sacrifices, vos douleurs, vos regrets, ne font rien à l’affaire ; le public n’entre point dans toutes ces raisons. Les Martyrs sont-ils une bonne ou une méchante épopée ? Voilà la question. Il n’y a point d’auteur censuré qui ne crie à l’injustice, à la persécution, qui n’en appelle à la postérité, qui ne se compare à Racine outragé, quoiqu’il n’ait rien de commun avec Racine. Les droits de la critique sont de dire nettement et clairement son avis, de juger impitoyablement un livre, sans considérations aucunes, sans ménagements, sans égards aux réclamations de l’auteur. »

Non, ce ne sont point là les droits de la critique ; et puisqu’elle ignore ses véritables droits, je vais tâcher de les lui faire connoître.

Un homme prend tout à coup le titre d’auteur ; il se présente au public sans nom, sans talent, sans bonnes études ; tout annonce en lui une incapacité absolue pour l’art du poëte, de l’orateur, de l’historien : c’est alors que la critique a le droit incontestable de repousser cet homme, sans égards, sans ménagements, sans considérations aucunes. Elle peut employer contre lui toutes sortes d’armes, hors celles qu’interdit l’honneur. Raisonnements, plaisanteries, vérités dures et tranchantes, tout est bon, parce qu’elle fait alors une œuvre charitable : elle arrête un malheureux au commencement d’une carrière où l’attendent les humiliations et le ridicule s’il est riche, le mépris et la misère si la fortune lui a refusé ses dons. Les lettres sans le talent propre à les rendre utiles ou agréables ne servent qu’à corrompre le cœur, qu’à nous gonfler de haine et d’envie, qu’à nous arracher aux devoirs de la société et à nourrir en nous un amour propre féroce aux dépens de tous les sentiments généreux.

Mais quand la critique croit avoir le droit d’user de la même rigueur dans toute occasion et avec toute espèce d’hommes, dès qu’un ouvrage lui déplaît, elle est dans une grossière erreur. Il résulteroit de là que Boileau pourroit être traité comme Chapelain, si Le Lutrin ou L’Art poétique encouroient la disgrâce d’un censeur, et que le premier barbouilleur de jugements littéraires pourroit manquer impunément au génie de Corneille.

Il y a donc nécessairement une règle qu’il n’est permis à personne de violer. Or, cette règle, la voici :

Ce qui décide du ton et des égards que l’on doit employer dans l’examen d’un ouvrage, c’est le plus ou moins de renommée, le plus ou moins d’estime qui s’attache au nom de l’écrivain, et jusqu’à un certain degré le plus ou moins de temps, de veilles, d’études, de travaux, que cet écrivain a consacrés aux lettres.

Qu’un auteur ait donc obtenu un succès incontestable, puisque c’est un fait ; que ce succès se soutienne après dix ans révolus ; que des éditions sans cesse renouvelées, des traductions dans toutes les langues, aient fait, à tort ou à raison, connoître le nom de cet auteur dans toute l’Europe ; que cet auteur jouisse d’ailleurs de la réputation d’un honnête homme, la critique qui ne lui oppose qu’une parodie burlesque passe les bornes de son pouvoir : elle doit se souvenir que ce n’est plus un écolier qu’elle corrige, mais qu’elle est appelée à juger un homme vieilli dans l’art, et dont elle ne peut relever les erreurs qu’avec défiance, mesure et politesse ; elle sera d’autant plus tenue à ces égards, que l’auteur aura mieux connu le prix de l’estime publique, et que, respectant cette estime, il n’aura point broché son nouvel ouvrage, mais aura fait tous les sacrifices pour rendre cet ouvrage digne du succès qu’ont obtenu ses premiers écrits. Ajoutons que dans ce cas l’auteur a le droit de demander que son juge ait au moins cette compétence qui tient à la gravité des études et du caractère, et d’exiger que le peintre en grotesque ne soit pas admis à prononcer sur les tableaux du peintre d’histoire.

Si cette opinion sur les devoirs des juges littéraires n’étoit que la mienne, elle ne mériteroit pas sans doute la peine qu’on s’y arrêtât ; mais c’est aussi celle du maître de tous les critiques, d’un homme qui se connoissoit en bons et en mauvais ouvrages, et qui se fit un jeu toute sa vie de tourmenter les Cassagne et les Cotin. « Traiter de haut en bas, dit Boileau, un auteur approuvé du public, c’est traiter de haut en bas le public même[34]. »

Tels sont les devoirs que la raison, l’équité, la modération, l’honneur, prescrivent à la critique. Ont-ils été remplis envers moi, ces devoirs, et dois-je être placé ou dans la classe de l’homme nouveau qui cède imprudemment à la dangereuse tentation d’écrire, ou dans celle de l’homme connu qui a fait des lettres l’occupation principale de sa vie ? Ce n’est pas à moi à répondre à cette question.

Disons plutôt, afin de quitter ce triste sujet, et pour faire voir que ce n’est point ma vanité blessée qui se lamente, disons que si j’ai le droit d’être choqué de certaines leçons, cela ne me rend point injuste. Je sais que je suis amplement dédommagé d’une persécution passagère par le suffrage des hommes supérieurs, par les critiques décentes de la plupart des journaux, par le jugement favorable de cette société polie que recherchoient surtout Boileau, Racine et Voltaire, enfin, par les applaudissements de la grande majorité du public. Je n’ai jamais espéré d’ailleurs que Les Martyrs obtinssent dans le premier moment un succès aussi populaire que celui du Génie du Christianisme. Les temps sont changés : l’ouvrage n’est pas du même genre ; il convient à beaucoup moins de lecteurs. Jamais un livre de cette nature ne fut reçu d’abord avec enthousiasme, le Télémaque excepté ; et l’on sait que sa prompte renommée tint à des causes indépendantes de son mérite réel. S’il paroissoit aujourd’hui, il est hors de doute que le vulgaire des lecteurs et des critiques le trouveroit froid, traînant, ennuyeux, et même écrit avec une négligence impardonnable ; et cependant, quel chef-d’œuvre de goût, de style et de simplicité !

Malgré l’opposition de mes ennemis, malgré les préjugés de toutes espèces qu’on a voulu faire naître contre Les Martyrs, j’ai encore réussi beaucoup au delà de mon attente : il s’est plus écoulé d’exemplaires de mon dernier ouvrage en quelques mois qu’il ne s’est vendu d’exemplaires du Génie du Christianisme en plusieurs années. Sans parler des juges qui se sont déclarés pour moi, ceux qui ont condamné Les Martyrs m’ont donné pour ces mêmes Martyrs des éloges que je n’ai jamais obtenus pour mes autres écrits ; éloges tels qu’ils sembloient devoir exclure ensuite le ton qu’on a pris avec moi. Mon amour propre comme auteur a donc de quoi se consoler ; mais je ne puis m’empêcher de gémir sur le misérable esprit qui règne dans notre littérature. Quelle idée doivent prendre de nous les étrangers en lisant ces critiques, moitié furibondes, moitié bouffonnes, d’où la décence, l’urbanité, la bonne foi sont bannies ; ces jugements où l’on n’aperçoit que la haine, l’envie, l’esprit de parti, et mille petites passions honteuses ? En Italie, en Angleterre, ce n’est pas ainsi qu’on accueille un ouvrage : on l’examine avec soin, même avec rigueur, mais toujours avec gravité. S’il renferme quelque talent, on s’en fait un titre d’honneur pour la patrie. En France, on diroit qu’un succès littéraire est une calamité pour tous ceux qui se mêlent d’écrire. Je l’avouerai : quand je vois traîner dans la fange les lambeaux de mes ouvrages, je regrette quelquefois cette carrière où personne n’avoit le droit de prononcer mon nom publiquement sans mon aveu et où je disposois seul d’une noble obscurité.

Enfin on a parlé à mon sujet de philosophe et de philosophie, et cela d’un ton qui n’a fait tort qu’à celui qui l’a pris. Expliquons-nous :

S’il faut, pour être philosophe, applaudir aux progrès des lumières, honorer les sciences, aimer les lettres et les arts, désirer le bonheur des hommes, idolâtrer la patrie, je suis philosophe.

Si pour mériter ce titre il faut mépriser la sagesse et la gloire de nos ancêtres, blasphémer une religion qui a civilisé, éclairé et consolé la terre, substituer à l’éternelle parole et aux commandements immuables de Dieu le vain langage et la raison changeante de l’homme ; s’il faut vanter l’indépendance avec un cœur d’esclave, n’avoir pour soi que les crimes et jamais les vertus d’une opinion, je n’ai point été, je ne suis point, et je ne serai jamais philosophe.

C’est ici mon dernier combat : il est temps de mettre un terme à ces vaines agitations. J’ai passé l’âge des chimères, et je sais à quoi m’en tenir sur la plupart des choses de la vie. Quelle que soit désormais la justice ou l’injustice de la critique, je lui abandonne mes ouvrages : on pourra les ensevelir, les exhumer, les ensevelir de nouveau, je ne réclamerai plus. Je suis las de recevoir des insultes pour remercîments des plus pénibles travaux. Dans aucun temps, dans aucun pays, un homme qui auroit consacré huit années de sa vie à un long ouvrage ; qui pour le rendre moins imparfait eût entrepris des voyages lointains, dissipé le fruit de ses premières études, quitté sa famille, exposé sa vie ; dans aucun temps, dis-je, dans aucun pays, cet homme n’eût été jugé avec une légèreté si déplorable. Je n’ai jamais senti le besoin de la fortune qu’aujourd’hui. Avec quelle satisfaction je laisserais le champ de bataille à ceux qui s’y distinguent par tant de hauts faits, pour l’honneur des Muses et l’encouragement des talents ! Non que je renonçasse aux lettres, seule consolation de la vie ; mais personne ne seroit plus appelé de mon vivant à me citer à son tribunal pour un ouvrage nouveau.

fin de l’examen des martyrs.
  1. Traité des études, t. I.
  2. Ibid.
  3. Principes de Littérature, t. II.
  4. Tout ce qu’on a dit de plus fort contre le merveilleux chrétien se trouve dans Marmontel, et souvent exprimé dans les mêmes termes.
  5. Voyez l’Encyclopédie, au mot Merveilleux.
  6. Essai sur la Poésie épique.
  7. Cours de Littérature, t. I.
  8. Il y a des tragédies dont le titre seul annonce le dénoûment, telles que La Mort de César, La Mort de Pompée, etc.
  9. Voyez dans le Dictionnaire hébraïque, au mot Malach, et dans le Dictionnaire grec, au mot Ἄγγελος. Les noms propres des anges indiquent également leur ministère. Michael signifie semblable à Dieu ; Gabriel, force de Dieu, etc. ; ce n’est qu’à cause de la nature de leurs fonctions qu’on les représente avec des ailes.
  10. Voyez le Catéchisme, p. 173.
  11. Voyez dans la Bible l’histoire d’Isaac, de Samson, de Jean-Baptiste, de Jésus-Christ ; l’histoire de Tobie, l’embrasement de Sodome, la défaite de Sennacherib ; l’apparition des anges à Abraham, à Agar, à Daniel, à Zacharie, etc.
  12. Voyez, entre autres, le 1er livre des Paral., xxii, 1 ; le 3e liv.  des Rois, ch. xxii, v. 21, et le psaume LXXVII, v. 49, où on lit : Misit in eos iram indignationis suæ, indignationem et iram et tribulationem, immissiones per angelos malos.
  13. Voyez Job, chap. 1, v. 6, et Zacharie, chap. 1, v. 1 et 2.
  14. Voyez la Genèse, chap. xvi, v. 13, et l’Exode, chap. iii, v. 4 ; Ibid., xxii, 20. Voyez aussi le Dictionnaire de la Bible et la Dissertation de dom Calmet sur ces passages.
  15. Voyez ces divers passages dans dom Calmet.
  16. Voyez Tertull., de Oratione, 12 ; de Baptis., 5, 6.
  17. Voyez Orig., hom. xv, in Josue.
  18. Voyez Bossuet sur l’Apocal., no xxvii.
  19. ibid.
  20. 1. Voyez le poëme de Partu Virginis, et La Lusiade.
  21. Il est à propos de remarquer qu’en cette circonstance Cyrille ne manque pas de blâmer le sujet des chants de Cymodocée.
  22. À la honte de la France, cette brochure a eu trois éditions.
  23. Voyez l’histoire du père Brébeuf et de son jeune compagnon, citée dans le Génie du Christianisme, d’après l’Histoire de la Nouvelle-France, par Charlevoix.
  24. Le critique à qui je m’adresse ici a trop de candeur pour m’objecter que c’est Godefroi qui est le premier héros de La Jérusalem. Je sais bien que le Tasse chante il gran Capitano, mais c’est à Renaud que le sort de Jérusalem est attaché, commę celui de Troie au fils de Pélée.
  25. Voyez le livre du Ciel.
  26. S. Paul., Epist. ad Corinth. I, cap. i.
  27. Lib. Coron.
  28. Mon défenseur ne va pas assez loin. Les Argonautes d’Apollonius de Rhodes, Médée d’Euripide, La Guerre de Troie de Quintus de Smyrne (c’est l’opinion de Lacerda), ont été mis à contribution par Virgile. Croira-t-on qu’on reprochoit à L’Énéide d’être écrite d’un style commun et de tenir le milieu entre l’enflure et la sécheresse ? Perilius Faustinus avoit fait un livre pour rassembler tous les vols de Virgile ; Octavius Avitus composa plusieurs volumes des seuls vers pillés et des passages des divers auteurs imités par ce grand poëte. On sait généralement que Virgile a traduit Homère ; mais on ne sait pas jusqu’à quel point cela est porté. Si on entreprenoit de vérifier les imitations, la plume à la main, je ne sais pas s’il resteroit vingt vers de suite, je ne dis pas seulement à L’Énéide, mais encore aux Bucoliques et aux Géorgiques. Qu’est-ce que tout cela prouve contre Virgile ? Rien du tout.
  29. Traité du Sublime, chap. xi.
  30. Notate tamen nobis facies nostras diligenter, ut recognoscatis nos in die illo judicii. (Act. Martyr. Passio Sanct. Perpet. et Felicit., cap. xvii, p. 94.)
  31. Dans le Mercure, peut-être : l’article, à ce qu’il me semble, étoit de M. Auger.
  32. Défense du Génie du Christianisme.
  33. Tandis que j’écrivois ceci, les littérateurs distingués dont je parle avec cette modération remplissoient les almanachs de vers injurieux contre Les Martyrs. La meilleure réponse que je puisse faire à ces littérateurs, c’est de laisser subsister tel qu’il est le paragraphe qui a donné lieu à cette note.
  34. Lettres à Brossette, t. I, p. 61.