Les Marins du XVIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 855-894).
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LES
MARINS DU XVIe SIECLE

V.
ANTHONY JENKINSON CHEZ LES TURCOMANS ET A LA COUR DU SOPHI[1].


Le 1er août 1558, le capitaine du Primerose se dispose à quitter le port d’Astrakan. Les consuls et le gouverneur de la compagnie moscovite auraient quelque peine, à reconnaître leur vaillant amiral. La transformation de Jenkinson est complète. Ce n’est même plus un marchand anglais que nous avons sous les yeux ; on croirait voir s’avancer un marchand de Damas ou d’Alep. Les Turcs reprennent quelquefois encore la voie jadis suivie par les frères Polo. En adoptant pour un instant le costume des Syriens, en copiant leurs manières, en s’appropria leur langage, on doit pouvoir traverser sans trop de danger les contrées où la foi de Mahomet est devenue un sauf-conduit. Ainsi déguisé, Jenkinson se concerte avec des marchands tartares. Grâce à leur concours, il parvient à équiper une grande barque qui pourra contenir à la fois sa personne et ses marchandises, ses associés et ses. trois compagnons. Les deux Johnson ont comme lui, revêtu la pelisse musulmane ; le Kalmouk peut se dispenser de se travestir. Le fleuve a beaucoup de coudes, ; il est rempli de bancs près de son embouchure. Jenkinson se souvient à propos qu’avant d’être marchand il a été pilote. C’est lui qui dirige la barque et la fait pénétrer le 10 août, à 20 lieues d’Astrakan, dans la mer Caspienne, « par 46° 27’ de latitude. » Le vent est favorable, le bateau s’attache à suivre la rive nord. Ne le perdons pas de vue un moment, si nous voulons retrouver sur la carte russe de 1861 le port où, après vingt-deux jours de navigation, il abordera. Assurons-nous d’abord un nouveau point de départ. Le 18 août, nous trouvons la barque, partie le 1er août d’Astrakan, à 74 milles des bouches du Volga, par 46° 54’ de latitude. « Là, dit Jenkinson, est enterré un saint prophète. Tous les mahométans qui passent devant cette pointe s’y arrêtent pour aller faire au saint leurs dévotions. » Avançons toujours : voici d’abord une grande et belle rivière. Jenkinson nous annonce l’apparition du Jaïc : dans ce fleuve, qui prend, suivant lui, naissance au centre de la Sibérie, près de la source de la rivière Kama, dans ce grand cours d’eau qui vient aboutir à la mer Caspienne, après avoir traversé la terre des Nogaïs, il est facile de reconnaître l’Oural. Jenkinson n’en a guère d’ailleurs déplacé l’embouchure.

Sans avoir cessé un seul jour de tenir le rivage en vue, nous nous sommes transportés à 150 milles dans l’est-nord-est d’Astrakan. Pourquoi n’essaierions-nous pas de remonter le Jaïc ? Nous rencontrerions, dès la première journée, la ville de Seratchick[2], capitale des états du moursa Ismaïl. Gardons-nous bien de nous laisser détourner de notre route par ces fantaisies périlleuses ! La capitale du farouche Tartare ne le voit pas souvent abandonner, pour venir la visiter, ses bestiaux ; elle est en revanche le refuge mal famé de tous les pillards du royaume. Ces pillards ont flairé de loin quelque butin. La barque de Jenkinson est mouillée à l’entrée du Jaïc, équipage et passagers se sont naturellement empressés de descendre à terre ; il ne reste à bord avec Jenkinson, couché et fort malade, que cinq Tartares, dont l’un, par bonheur, revient de La Mecque et jouit de tous les privilèges attachés à l’accomplissement du grand pèlerinage. Une autre barque survient ; elle porte trente hommes bien armés. Ces hommes, sans crier gare, sautent à bord du bateau, qu’ils supposent sans défense. L’hadji, — le saint Tartare, — intervient alors ; il se lève, demande aux bandits ce qu’ils veulent et prononce une prière. L’effet est merveilleux : les bandits s’arrêtent et ne cherchent plus qu’à se justifier. « Ils sont, disent-ils, d’honnêtes gentilshommes, bannis de leur pays. N’y a-t-il pas des Russes ou d’autres chrétiens dans ce bateau ? » L’hadji prend le prophète à témoin de la sincérité de ses paroles : « Ses compagnons sont tous de vrais croyans ; il n’y a pas un caphar parmi eux. » Le caphar de Tartares, c’est le giaour des Turcs, un animal immonde qu’on peut dépouiller sans remords et tuer sans scrupule. Honteux de leurs soupçons, les bandits se retirent. La fidélité du Tartare parjure a sauvé Jenkinson. Sur ces entrefaites, les absens rallient. D’un commun accord on lève l’ancre et on déploie la voile. La barque, en deux jours, est portée de l’embouchure de l’Oural à l’embouchure de l’Emda. Ce second fleuve vient en droiture de la terre des Kalmouks. A 20 milles de l’Emda, il faut, quoi qu’on en ait, tirer plus au large, car les eaux deviennent peu profondes. La terre, presque noyée, se relève insensiblement au fur et à mesure qu’on gagne vers le sud. Elle se montre d’abord sous l’aspect d’une succession de petites collines pointues ; bientôt ces collines se rejoignent, la côte, montant toujours, finit par aboutir à un cap élevé. Les caps sont le séjour favori des tempêtes. Pendant trois jours, Jenkinson, ballotté par une effroyable tourmente, se crut arrivé au terme de ses voyages et de ses misères ; il lui semblait impossible que la pauvre barque pût résister longtemps à une pareille épreuve. Pour qu’elle en sortît triomphante, il fallait un miracle ; le miracle eut lieu. Jenkinson finit par doubler le terrible cap ; il ne réussit pas, malgré tous ses efforts, à s’élever jusqu’à la hauteur du rivage que lui indiquaient les Tartares comme le point où ils avaient l’habitude d’aborder et de se procurer des chameaux. Perdant à chaque rafale quelque peu du terrain qu’ils avaient péniblement gagné, les voyageurs se tinrent pour fort heureux de pouvoir aller jeter l’ancre à portée de la côte occidentale du golfe de Manguslav[3]. La terre était très basse et de difficile abord, le port détestable, les habitans « de véritables brutes. » Mais quand le vent est violent et contraire, on saisit la rive où l’on peut.

Les marchands cependant ne perdent pas courage ; le 3 septembre, ils sont parvenus à se concilier la faveur du gouverneur et des habitans. Ils commencent, dès ce jour, à mettre leurs marchandises à terre : ce n’est toutefois que le 14 septembre que les mille chameaux qui leur sont nécessaires se trouvent réunis. Les conditions du marché n’ont pas été arrêtées sans de longs débats : vols, querelles, mauvaise foi, il a tout fallu supporter. On s’est enfin résigné à conclure, dans l’espoir de s’éloigner au plus vite de ce lieu funeste. Pour chaque chameau portant 400 livres anglaises, on paiera trois peaux de Russie et quatre plats de bois, sans compter la part faite au prince. Après cinq jours de route, la caravane arrive sur les terres d’un autre chef. Des Tartares à cheval accourent à sa rencontre. Ils lui font faire halte au nom de Timor-sultan, possesseur, suivant eux, de tout le pays de Manguslav. Leur premier soin est d’ouvrir les ballots, et de prélever sur les divers objets que ces ballots renferment, le tribut auquel leur prince prétend avoir droit. Jenkinson perdait à ce procédé sommaire une valeur d’au moins 15 roubles russes. Il voulut aller porter plainte en personne au sultan : il trouva ce tyran redouté du désert assis dans une petite cabane toute ronde, cabane de roseaux recouverts en dehors de feutre, en dedans de tapis ; à ses côtés se tenait « le grand métropolitain, » chef religieux aussi vénéré sur la terre de Manguslav que peut l’être l’évêque de Rome dans la plupart des états de l’Europe. Jenkinson répond de son mieux à toutes les questions qui lui sont adressées. Il décrit les royaumes, expose les lois, la religion des contrées de l’Occident. Il obtient en retour, non pas la restitution de ses marchandises, mais le don d’un cheval qui valait bien 7 roubles.

A partir de cette entrevue, les rencontres étaient peu à craindre. La caravane avait à traverser le grand océan de sable. Pendant vingt jours, elle poursuit sa marche sans voir une ville, ni une habitation, allant d’un puits à l’autre, et ne réussissant trop souvent à tirer de ces nappes souterraines presque toujours cachées à de grandes profondeurs qu’une eau salée ou saumâtre. Il arriva même plusieurs fois que deux ou trois jours se passèrent sans que la caravane rencontrât aucun puits. Les souffrances des voyageurs devenaient extrêmes ; pour ménager leurs provisions, ils se virent obligés de manger un de leurs chameaux et un de leurs chevaux. Le 5 octobre, un grand golfe apparaît ; la caravane se hâte d’en atteindre le bord. O bonheur ! l’eau est douce. Quel nom donner à ce golfe sauveur ? Pour Jenkinson, ce ne peut être qu’un des nombreux replis de la mer Caspienne. Sur la mer Caspienne, Jenkinson a déjà remarqué, qu’en certains endroits l’eau n’est guère plus saumâtre qu’on ne la trouve généralement à l’embouchure des fleuves. Depuis son départ de Manguslav, la caravane a parcouru 240 milles marins environ dans la direction de l’est-sud-est. Elle touche, à son insu, la rive occidentale de la mer d’Aral.

Dès que le désert n’était plus sans eau, pouvait-on se flatter qu’il serait sans douaniers ? Ceux du roi des Turcomans ne se font pas attendre. Il faut leur payer la dîme d’Azim-khan et la gratification qui revient aux trois frères de ce roi. Le sultan Azim habite le château de Sellizuri, situé au sommet d’une haute colline. De ce palais de terre, bas et non fortifié, Azim-khan, étend son pouvoir sur une plaine fertile, qu’arrosent de nombreux canaux dérivés de l’Oxus. Jenkinson arrivait à Sellizuri le 7 octobre 1558 ; il n’eut qu’à se louer de l’accueil du chef turcoman. Pour la première fois, il faisait usage des lettres de l’empereur de Russie. Le riche présent dont il accompagna la remise de la lettre d’Ivan IV acheva de lui gagner la faveur d’Azim. La viande de cheval et le lait de jument, les fruits savoureux de la plaine, furent pendant sept jours prodigués par le prince à son hôte. Ourgendj n’est qu’à deux journées de marche de Sellizuri. Le 16 octobre, Jenkinson entre dans cette ville, qu’Ali-khan, frère d’Azim, vient de conquérir sur les Persans. Ourgendj possède ce qui manque à Sellizuri ; elle a une enceinte. Ses remparts de terre, d’une étendue de 4 milles environ, ne l’ont pas empêchée cependant d’être prise quatre fois dans l’espace de sept ans. Une longue rue couverte la traverse ; cette rue, c’est le bazar d’Ourgendj. Si la ville a sauvé son marché de la destruction, il lui reste en revanche bien peu de marchands ; ceux qui ne l’ont pas abandonnée encore sont si pauvres, que Jenkinson ne parvient qu’à grand’peine à leur vendre quatre pièces de son drap le plus grossier. Tout le pays qui s’étend entre la mer Caspienne et Ourgendj s’appelle le pays des Turcomans. Il est soumis à un roi. Malheureusement ce roi est peu obéi. C’est surtout dans sa famille que le khan des Turcomans trouve des rebelles. Quel amour mutuel pourrait exister entre les fils de différentes femmes, fils d’esclaves la plupart du temps, dont des unes sont chrétiennes et les autres musulmanes ? Les frères dans cet état se font donc constamment La guerre. Le vaincu, s’il échappe à la mort, s’enfonce dans le désert avec les compagnons qui consentent à le suivre. Là, il cherche quelque lieu où ait été jadis creusé un puits. De ce repaire, il guette les caravanes, les attaque, les met à rançon, les dépouille. Quand le butin l’a suffisamment enrichi, il rassemble une armée et se met en devoir d’assaillir les états de son frère.

Du château de Sellizuri à la mer Caspienne, si l’on se porte au nord du chemin suivi par les caravanes, la solitude devient moins complète, le désert a des habitans. Nulle part, il est vrai, on n’y rencontre les gras pâturages de la terre des Nogaïs ou de la Tauride, mais, à défaut d’herbe, une espèce de bruyère couvre la plaine de son âpre et court gazon. Cette plante vivace suffit à nourrir les immenses troupeaux de chevaux, de chameaux, de moutons, que les tribus errantes promènent d’un endroit à l’autre. C’est parmi ces tribus que les princes rivaux viennent recruter leurs troupes. Ils trouvent le Turcoman toujours prêt à entrer en campagne. Jamais Tartare ne monterait à cheval sans emporter ses flèches, son arc et son sabre, alors même qu’il ne partirait que pour la chasse au faucon. Ces nomades sont tous de bons archers et de grands bandits ; ils n’ont ni science ni art, ne sèment ni ne labourent. Gloutons et paresseux, ils mangent à pleines mains leur viande de cheval coupée en petits morceaux, s’enivrant ensuite à loisir de leur lait de jument fermenté. Le temps qu’ils ne passent pas à la chasse ou dans les festins, ils le passent à deviser et à causer sans objet, assis en rond par grandes troupes dans la plaine, les jambes doublées sous eux.

Le 26 novembre 1558, la caravane quitte la ville d’Ourgendj ; elle s’est reposée pendant plus d’un mois. L’Oxus ne lui offre pas une voie navigable, mais c’est déjà beaucoup d’en pouvoir suivre le bord. Le cours du fleuve est un chemin tout tracé. Le 7 décembre, les voyageurs ont fait une centaine de milles environ ; ils vont fouler les terres du sultan de Khiva. Ce sultan eût volontiers dépouillé des marchands assez hardis pour passer à portée de sa capitale sans venir lui apporter leur offrande ; il fut retenu par la crainte d’offenser son frère, le roi d’Ourgendj. Le sauf-conduit que Jenkinson avait obtenu dans cette ville préserva ses compagnons du pillage ; il ne les exempta pas des droits que tout voyageur est tenu de payer au prince. Une peau rouge de Russie par chameau n’était pas en somme une taxe exorbitante. Le prélèvement de cette taxe ne devait pas être par malheur le dernier mot du sultan de Khiva.

La nuit du 10 décembre fut une nuit de grande émotion. Bêtes et gens reposaient ; la garde était à son poste ; quatre cavaliers étrangers furent tout à coup remarqués dans le camp. On les saisit, on leur enlève leurs armes et, après leur avoir lié les mains, on les interroge. Ces cavaliers se défendent avec énergie d’être des espions. Ce qui les a déterminés à se joindre à la caravane, c’est la crainte de faire, en poursuivant seuls et peu nombreux leur route, quelque fâcheuse rencontre. Ils ont aperçu dans les environs beaucoup de traces de chevaux ; aucune trace de chameau n’y était mêlée. Il doit y avoir, non loin du campement, des rôdeurs suspects. Peu de gens honnêtes en effet voyagent dans ces pays, si ce n’est en compagnie des caravanes. Or toute caravane suppose un grand nombre de bêtes de somme. Des pas de chevaux sur un sol qui n’a pas gardé d’autres vestiges sont toujours, aux bords de l’Oxus, du Djihoun, de l’Ardok, de l’Amou-Daria[4], des traces de mauvais augure. Les voyageurs se consultent et décident qu’il convient d’envoyer sur-le-champ un messager au sultan de Khiva. Le sultan n’est-il pas responsable de la sûreté des gens qui lui ont payé une peau rouge par chameau ? Le prince l’a compris. C’est un souverain qui parait avoir le soin de sa renommée. On le voit bientôt accourir à la tête de 300 hommes. Il vient examiner lui-même les quatre prisonniers. Ses menaces arrachent aux espions des aveux complets. Un prince banni s’est posté sur la route avec 40 hommes ; on le trouvera campé à trois journées de marche. Les prisonniers confessent qu’ils font eux-mêmes partie de sa troupe. « Puisque les voleurs sont aussi peu nombreux, dit le khan, une escorte de 80 hommes bien armés suffira. » Il désigne 80 soldats, le capitaine qui les doit commander, et retourne à Khiva, emmenant avec lui les quatre espions.

Pendant deux jours, les soldats voyagent avec la caravane, consommant une bonne portion de ses vivres. Le troisième jour, de très bon matin, ils se lancent en avant pour faire, affirment-ils, une reconnaissance. Au bout de quatre heures, on les voit revenir à toute bride. Eux aussi, ils ont aperçu des traces de chevaux. La caravane ne peut manquer d’être bientôt attaquée. Que leur donnera-t-on pour qu’ils la défendent ? Les marchands font leur offre. Les soldats se récrient : « Pour qui donc les prend-on ? Il leur faut davantage. » Les pourparlers s’engagent ; on ne parvient pas à s’entendre, et les Khiviens retournent vers leur sultan, qui probablement, insinue Jenkinson, était dans le complot. Toute cette affaire est menée avec une astuce qui prouve à quel degré de fausseté et de perfidie peut atteindre la convoitise de ces pillards émérites.

L’escorte partie, que restait-il à faire aux voyageurs ? Leur première pensée est d’invoquer la protection du prophète, puisque celle des sultans leur fait défaut. Les hadjis, — il y avait plus d’un saint dans la troupe, — donnent l’ordre de suspendre la marche de la caravane. Ils se mettent en prières et se préparent à consulter le sort. On prend quelques moutons, on les tue, on leur enlève les omoplates que l’on fait bouillir ; ces omoplates, une fois dépouillées de la chair qui les couvre, on les brûle. Du sang de mouton est mêlé à la cendre. Avec la pâte ainsi obtenue, on trace certains signes, accompagnant le tout de paroles et de cérémonies. Le charme opère, l’avenir se dévoile : « La caravane rencontrera des ennemis et des voleurs, mais ces ennemis et ces voleurs seront déçus dans leurs méchans projets. »

Le 15 décembre au matin, des cavaliers se montrent à l’horizon. Ils approchent ; plus de doute ! ce sont des bandits. Les voyageurs se disposent à la résistance. Ils sont quarante en état de combattre. Chacun à sa façon et selon ses croyances invoque de nouveau la protection du ciel ; tous jurent de vivre ou de mourir ensemble. Les brigands bien armés, au nombre de trente-sept, portant arcs, flèches et sabre, somment les étrangers, qu’ils regardent déjà comme une proie facile, de se rendre à leur chef. À ces menaces, les Tartares ne répondent que par un défi. Là-dessus, décharge générale d’une volée de flèches ; riposte non moins prompte et non moins vigoureuse. Le combat se maintient du matin jusqu’à deux heures de la nuit. Des hommes, des chevaux, des chameaux sont tués et blessés des deux côtés. Jenkinson, les deux Johnson, le Kalmouk qui les accompagne, ont, par bonheur, des mousquets ; ils en font bon usage et compensent ainsi la supériorité des bandits, meilleurs archers que les paisibles marchands qu’ils attaquent. Des pertes assez sensibles ont bientôt refroidi l’ardeur des brigands ; une trêve tacite finit par s’établir. Les voyageurs en profitent pour se retirer sur une colline et s’y fortifier avec leurs ballots ; les chevaux et les chameaux sont placés à l’abri dans l’intérieur de l’enceinte. En renonçant à lutter contre la mousqueterie, les voleurs n’ont pas perdu l’espoir de réduire la caravane ; la position qu’ils occupent est le gage d’un triomphe certain. On ne peut arriver au fleuve qu’en passant sous la volée de leurs flèches, et il y a deux jours que voyageurs et chameaux n’ont rien bu. Au milieu de la nuit, le chef des brigands détache vers les marchands un parlementaire. Ce messager s’arrête à mi-distance entre les deux troupes ; il appelle à haute voix le capitaine de la caravane. « Que le caravan-basha vienne sur-le-champ conférer avec lui ! » Le caravan-basha est un homme avisé et prudent, rompu de longue date à toutes les fourberies du désert. « Je ne quitterai pas ma troupe, répond-il, pour aller entre les deux camps écouter tes propositions ; mais si ton prince, si tous tes compagnons veulent s’engager par serment à respecter la trêve, j’enverrai un des nôtres avec qui tu pourras aussi bien qu’avec moi t’expliquer. L’offre ne te convient-elle pas ? tu n’as qu’à retourner vers les tiens. » Le prince resté au milieu de sa troupe n’était pas assez éloigné pour ne pas avoir entendu ce colloque. Sans attendre que son parlementaire lui ait rapporté les paroles du caravan-basha, il prête d’une voix forte le serment exigé. Aussitôt un hadji descend de la colline. « Notre prince, lui dit le messager, fait savoir par mon entremise au caravan-basha et à tous ceux d’entre vous qui êtes des circoncis, qu’il ne désire pas verser votre sang. Remettez seulement entre ses mains les mécréans que vous avez admis dans votre troupe. Livrez-les à notre chef avec leurs marchandises. Le prince n’exige rien de plus, vous pourrez aller ensuite en paix. Si vous refusez, vous serez traités aussi cruellement que les chrétiens. » Le caravan-basha fait répondre qu’il n’a dans sa compagnie ni chrétiens, ni autres infidèles. Il n’a que trois Turcs qui appartiennent, comme le reste de la caravane, à la loi de Mahomet ; il est résolu à mourir plutôt que de les livrer. Pendant qu’on discourt ainsi, les brigands, peu soucieux de la foi jurée, s’élancent sur le hadji, le saisissent et l’entraînent vers leur camp avec de grands cris de triomphe. Il était fort à craindre que le saint ne cédât aux mauvais traitemens et aux menaces. Pourquoi s’obstinerait-il ; nier la réalité ? Pourquoi affronterait-il, outre la mort suspendue sur sa tête, les peines plus redoutables encore réservées par le prophète aux parjures ? Pourquoi ? Parce que, si les marchands se trahissaient entre eux, il n’y aurait plus de sûreté pour les caravanes. La première loi, la loi qui domine toutes les autres au désert, c’est la foi mutuelle que se doivent les compagnons d’une même troupe. Rien ne put ébranler la fermeté du vaillant hadji ; non-seulement il refusa de confesser qu’il y eût dans la caravane des chrétiens, mais il ne voulut pas même déclarer le nombre de victimes qu’avait faites dans la troupe le combat de la veille. Quand le jour parut, on se préparait à recommencer la lutte. Ce furent les brigands, découragés par une résistance aussi opiniâtre, qui demandèrent de nouveau à entrer en composition ; ils exigeaient beaucoup, ils promettaient en retour un sauf-conduit. La majeure partie de la caravane fut d’avis de les satisfaire ; on leur accorda la dîme qu’ils demandaient et de plus un chameau pour emporter leur butin. Une fois payés, les bandits s’enfoncèrent dans le désert, leur habituelle demeure, et les voyageurs s’empressèrent de gagner les bords de l’Amou-Daria. Il y avait trois jours qu’ils n’avaient pu se procurer une goutte d’eau.

Pour se dédommager de cette longue privation, ils restèrent toute la journée au bivouac, faisant bonne chère avec les chevaux et les chameaux qu’on leur avait tués. La rencontre des brigands leur rendait suspects les sentiers battus. Ils se décidèrent à quitter la grande route qui suit la rive du fleuve et coupèrent sur Boghar à travers la plaine. Là du moins, pensaient-ils, aucun chef banni ne viendrait les chercher. Pendant quatre jours, ils voyagèrent dans le désert de sable sans trouver un seul puits. Celui qu’ils rencontrèrent au bout de cette longue marche n’avait à leur offrir qu’un liquide boueux dont l’excessive salure fit reculer leur soif ; mais les sultans, non moins que les bandits, avaient sensiblement allégé le poids des nombreux ballots emportés par la caravane. Pourquoi garder des bêtes de somme devenues inutiles ? On tua les chevaux et les chameaux qui n’avaient plus de chargement à porter et l’on put, grâce à ce sacrifice, s’abreuver largement ; le sang de cheval est une boisson familière à tout vrai Tartare. La précaution d’ailleurs que les voyageurs avaient cru devoir prendre de s’éloigner de la voie ordinaire ne leur réussis qu’à moitié. Elle les préserva d’une seconde attaque en règle, elle ne leur épargna pas les surprises des rôdeurs. N’est-ce pas une honte pour le khan de Khiva qu’il y ait si peu de sécurité, une police si mal faite presqu’aux portes de sa capitale ? Le 20 décembre, la caravane repose, le ciel est sans étoiles, le désert sans clartés : on entend tout à coup, en dehors du camp, le ferait d’une lutte, une clameur confuse, des cris désespérés. Quelques hommes ont commis l’imprudence de se séparer du gros de la troupe ; les voleurs les enlèvent. Grand tumulte, grand effroi, on le devine sans peine, dans les rangs des marchands ainsi éveillés. On charge immédiatement les chameaux, et vers minuit, par une obscurité profonde on se remet en marche. Enfin le 23 décembre 1558, après cent-un jours de dangers, de misères, de souffrances inouïes, la caravane arrive à Boukhara ou Boghar. Elle se trouve au centre de l’antique Bactriane. C’est là que vers l’année 1253, trois cents ans environ avant Jenkinson, arrivaient de Soudagh et des bords du Volga Nicole et Matteo Polo.


II

Boghar ou Boukhara est située dans la partie la plus basse de tout le pays. Jenkinson place cette ville par 39° 10’ de latitude. Ici encore le voyageur anglais diffère peu des géographes modernes[5]. « La ville, dit-il, est entourée d’un haut mur de terre qui a plusieurs portes : elle est divisée en trois parties ; deux parties appartiennent au roi, la troisième partie est abandonnée aux marchands. Chaque métier a sa résidence et son marché distincts. La ville est très grande ; les maisons, pour la plupart, sont bâties en terre. Il existe cependant quelques maisons de pierre, des temples, des monumens somptueusement construits et dorés. On remarque surtout à Boghar des bains qui n’ont pas leurs pareils dans le monde. Une petite rivière traverse la ville par le milieu ; l’eau de cette rivière est malsaine et cependant il est défendu à Boghar de boire autre chose que de l’eau ou du lait de jument. Quiconque enfreint cette loi est fouetté et battu cruellement en plein marché. Des officiers sont spécialement chargés de veiller à ce que nul ne viole à ce sujet la loi. Ils entrent dans les maisons pour s’assurer qu’on n’y recèle ni eau-de-vie, ni vin, ni hydromel, S’ils en trouvent, ils brisent les vases, répandent la liqueur et punissent sévèrement les maîtres de la maison. A la seule haleine d’un homme ils découvrent s’il a bu de quelque breuvage prohibé. Il y a un métropolitain à Boghar : c’est lui qui maintient avec cette rigidité l’exécution du précepte. Il est plus obéi que le roi, car le roi lui-même il peut le déposer et en nommer un autre suivant son bon plaisir : il l’a fait pour le roi qui régnait, quand nous sommes arrivés à Boghar, il l’avait fait aussi pour le prédécesseur de ce dernier. Depuis longtemps il l’accusait de se montrer favorable aux chrétiens ; il entra une nuit dans sa chambre et le tua. Ce pays de Boghar était autrefois soumis aux Persans ; maintenant il forme un royaume séparé. Des difficultés religieuses ont amené la séparation. Les Persans ne veulent pas se raser la lèvre supérieure ; les gens de Boghar et les autres Tartares se la rasent. Les Persans considèrent une pareille coutume comme un grand péché ; ils appellent ceux qui s’y conforment des caphars, c’est-à-dire des infidèles. Autant vaudrait être à leurs yeux chrétien. Le roi de Boghar n’a ni grand pouvoir ni grandes richesses. La monnaie du pays est l’argent et le cuivre ; l’or n’y a pas cours. On ne connaît à Boghar qu’une pièce d’argent. Cette pièce vaut 12 pence anglais. Le roi en fait varier le taux chaque mois à sa guise, souvent deux fois par mois. Il se soucie peu d’opprimer son peuple, car il sait fort bien qu’il ne régnera pas plus de deux ou trois ans. Avant ce temps, il aura été tué ou chassé, au grand détriment du pays et des marchands. »

Le 26 décembre 1558, trois jours seulement après son arrivée, Jenkinson est appelé devant le sultan de Boukhara. Il lui présente les lettres de l’empereur de Russie. Le nom et la réputation d’Ivan IV avaient franchi les limites du désert. On pouvait se méfier de ses envoyés, on ne se fût pas permis de les traiter avec négligence. Il est assez piquant, lorsqu’on songe aux préoccupations constantes de l’Angleterre, aux progrès menaçans, suivant elle, de la Russie, de voir en 1558 un marchand anglais s’efforcer de frayer à la fois vers l’extrême Orient le chemin aux draps du Shropshire et à l’influence russe. Dîner en présence du souverain est toujours le plus grand des honneurs chez les Orientaux ; Jenkinson fut admis à la table du sultan de Boukhara. Ce prince intelligent le fit plus d’une fois mander à l’improviste pour l’entretenir familièrement dans ses appartemens secrets. Il l’interrogeait sur le pouvoir du tsar, sur celui du Grand-Turc, voulait connaître les lois, la religion, l’étendue des divers pays. Il fallut tirer les fameux mousquets devant lui : habile archer, le prince n’eut de cesse qu’on ne lui eût appris à s’en servir lui-même. « Toutes ces politesses, s’écrie avec indignation Jenkinson, n’empêchèrent pas que, quand nous dûmes partir, le prince ne se conduisît en vrai Tartare ; il s’en alla en guerre sans m’avoir remboursé le prix de ce que je lui avais vendu. Il avait bien donné l’ordre qu’on me payât ; mais ses agens me forcèrent de consentir à un rabais considérable, et je dus pour le reste me contenter de marchandises dont je n’avais que faire. Pouvait-on espérer mieux d’un mendiant ? Je dois cependant rendre justice à ce roi barbare : immédiatement après mon arrivée à Boghar, quand il sut ce qui nous était advenu sur la route, il envoya parcourir et fouiller partout le désert, ordonnant qu’on lui ramenât morts ou vifs les brigands. Une partie de ces bandits fut tuée, le reste mis en fuite. Quatre tombèrent aux mains de la troupe. Le roi me fit mander pour que je les reconnusse. Deux avaient été atteints par nos balles et portaient encore de nos marques. Le roi les fit pendre à la porte de son palais en leur qualité de gentilshommes. On me restitua une partie des marchandises que j’avais été contraint de livrer, et, je le répète, ce fut au roi que je dus cette justice. »

Il y avait alors chaque année grande affluence de marchands à Boukhara. Il en venait de l’Inde, de la Perse, de Balkh, de la Russie ; mais ces caravanes apportaient si peu de marchandises, mettant d’ailleurs deux ou trois années à les vendre, qu’on ne pouvait voir là les élémens d’un commerce sérieux. Les pierres précieuses, les épices prenaient la route de l’Océan. Les Portugais, dit-on à Jenkinson, étaient maîtres des pays d’où on les tirait autrefois.

Ce qui empêchait la caravane du Cathay d’arriver à Boghar, c’était la grande guerre qui durait depuis trois ans entre quelques tribus nomades et les dieux principautés tartares de Tachkend et de Kashgar. Quand les routes étaient libres, le voyage du Cathay à Boghar demandait neuf mois. Le Cathay était cité comme un pays très civilisé et excessivement riche, tempéré, abondant en fruits de toute sorte. Au-delà se trouvait la contrée que les Tartares appelaient dans leur langue Kara-Kolmack, le pays des Kalmouks noirs. Au Cathay même, dont la majeure partie s’étend vers l’Orient, le peuple est blanc et a le teint clair. La religion est le christianisme ou s’en rapproche beaucoup. La langue diffère complètement du tartare. Il n’y a pas d’ours furieux sur la route, mais des loups blancs ou noirs et surtout un nombre infini de brigands. Tous les passages sont infestés. Aucune caravane ne pourrait s’y engager sans courir le risque d’être dépouillée. Voilà pourquoi ou ne trouvait plus à se procurer, comme autrefois, à Boghar du musc, de la rhubarbe, des satins, des damas. Il fallait se contenter des mousselines ; venues des bords du Gange, des étoffes de laine et des soieries apportées par les Persans. Quant à faire accepter en paiement des draps anglais, on ne devait pas y songer. Les Persans auraient pris des peaux rouges et autres marchandises russes, de ; esclaves de tous les pays. Pour des draps, ils en apportaient eux-mêmes à Boghar ; on les leur expédiait des ports turcs de la Méditerranée et d’Alep.

Jenkinson s’était décidé à séjourner pendant tout l’hiver à Boghar. L’hiver passé, le moment du départ des caravanes arrive. Le métropolitain engage très vivement les Anglais à en profiter. Il voudrait voir ces marchands infidèles regagner au plus vite la mer de Bakou, « Le roi, leur, dit-il, est à la guerre et le bruit court qu’il a été battu ; la ville ne peut manquer d’être assiégée bientôt. » Jenkinson, à regret, se résigne à reprendre la route qu’il a déjà parcourue. Le sultan de Boghar a eu soin heureusement de la nettoyer. La caravane se compose cette fois de 600 chameaux. Elle quitte Boukhara le 8 mars 1559. Que serait-il advenu de Jenkinson, s’il eût seulement retardé son départ de dix jours ? Le roi de Samarcande investissait alors la malheureuse ville de Boghar avec une nombreuse armée. Le roi de Boghar tenait pendant ce temps la campagne contre un de ses parens ; le désordre régnait partout, les caravanes de l’Inde et de la Perse venaient d’être détruites malgré leurs saufs-conduits ; il n’y avait plus de sécurité en Orient que sur les terres d’Ivan IV. Jenkinson emmenait avec lui deux ambassadeurs, l’ambassadeur du roi de Boghar et celui du roi de Balkh ; ces envoyés se rendaient auprès de l’empereur de Russie. La caravane devait d’ailleurs recruter d’autres ambassadeurs sur sa route. A Ourgendj, à Selluzuri, le sultan, les frères du sultan tinrent à faire parvenir par leurs propres émissaires les réponses qu’exigeaient les lettres impériales confiées à Jenkinson.

Les difficultés, les privations, les souffrances furent-elles moindres au retour qu’elles ne l’avaient été dans la première traversée du désert ? Il n’est guère permis de le croire. Jenkinson cependant n’en dit pas un mot. Se reprocherait-il d’avoir déjà trop insisté sur ce sujet ? La chevauchée vaut bien cependant la peine qu’on la prenne au sérieux ; mais il ne s’agit pas d’instruire la compagnie des dangers qu’ont courus ses employés, il faut surtout lui bien faire comprendre les risques auxquels seront exposées ses marchandises. Ce but atteint, le reste est peu de chose ; on le gardera pour les récits du foyer. Le 22 avril 1559, la caravane retrouve sur les bords de la mer Caspienne la barque qu’un an auparavant elle y avait laissée. Elle retrouva la arque, mais non pas le câble, l’ancre, la chaloupe, la voile ; tout cela depuis longtemps avait disparu. Les Anglais apportaient heureusement du chanvre et de la toile de coton sur leurs chameaux. Ils se hâtèrent de fabriquer avec leur chanvre un gréement complet et un câble, avec leur toile de coton une voile. Les jonques chinoises n’ont que des ancres de bois ; Jenkinson essaie d’en confectionner une pour la barque en prenant à terre une roue de charrette. Ainsi équipés, les Anglais étaient sur le point de dire adieu au rivage quand une autre barque chargée de Tartares vint aborder au point qu’ils s’apprêtaient eux-mêmes à quitter. Ce bateau avait deux ancres. Les voyageurs obtinrent qu’on leur en cédât une.

Jenkinson ne s’était pas chargé de conduire sur la mer Caspienne toute la caravane dont il avait pendant un mois et demi partagé la fortune. Il ne restait plus avec les Anglais que six ambassadeurs et vingt-cinq esclaves russes rendus à la liberté par la munificence du sultan d’Ourgendj, Le capitaine du Primerose se faisait fort de commander et de diriger la barque qui devait à son industrie une nouvelle voile et un nouveau gréement ; les deux Johnson lui tiendraient lieu d’officiers mariniers ; dans les vingt-cinq Russes il trouverait tout un équipage assez docile et assez vigoureux pour manier la rame au besoin. Quand aux ambassadeurs, ils avaient été confiés à la foi de Jenkinson ; il eût été de mauvais goût de leur réserver un autre rôle que celui de passagers.

La barque d’Astrakan s’éloigne enfin du golfe de Manguslav. Tantôt longeant la côte, tantôt n’hésitant pas à perdre la terre de vue, elle eut en peu de jours regagné la rive septentrionale de la mer Caspienne. Le 13 mai, le vent cesse tout à coup d’être favorable. Il faut laisser tomber l’ancre à trois lieues de terre. En ce moment s’élève une violente tempête, une tempête qui devait durer quarante-quatre heures. Le câble, récemment filé, n’était pas de force à soutenir cette épreuve. Il casse, l’ancre reste au fond, et la barque s’en va rapidement en dérive. Que faire en cette extrémité ? On est parti de Manguslav sans chaloupe, on ne peut donc songer à gagner le rivage en abandonnant, comme on le faisait si souvent au XVIe siècle, le navire à son sort. Il faut trouver un port, à défaut de port une plage, ou se résigner à périr. Jenkinson fait hisser la voile, la barque gouverne droit à terre. Chacun à bord se croit déjà perdu. Mais le ciel, nous dit Jenkinson, ne pouvait pas abandonner en ce péril suprême des voyageurs qu’il avait si visiblement protégés depuis leur départ d’Astrakan. Une crique jusque-là cachée vient en effet de s’ouvrir aux yeux des marins ranimés par ce consolant aspect ; la barque y pénètre, et les dernières lames déposent les naufragés sur le lit de vase que leur a préparé la Providence. C’était un répit, ce n’était pas le salut. Se laisser surprendre dans cette situation par les gens du pays eût été d’une extrême imprudence. La partie de la côte où la barque a été jetée n’obéit à aucun sultan. Ces nomades, « qui vivent en plein air comme des bêtes, » auraient probablement jugé les étrangers que leur adressait la tempête de bonne prise. Jenkinson n’est pas homme à laisser ses ambassadeurs servir d’esclaves et de jouet à des gardeurs de bestiaux. Il se hâte, dès que le vent est un peu calmé, de dégager ses plumes de la glu et de se mettre en mesure de reprendre à la première alarme son vol vers la haute mer. La misérable barque pouvait bien encore voler, puisqu’elle avait réussi à sauver sa voile ; elle ne pouvait plus se poser que dans quelque nouvelle crique et sur quelque nouvelle fange. Pour retrouver la faculté de rester immobile au large, il lui fallait, rentrer en possession de son ancre. Heureusement Jenkinson n’était pas de ces capitaines qui s’endorment dès que le navire a fait tête sur son câble. Il avait soigneusement, à son premier mouillage, relevé la terre au compas et pris certains amers. Il put ainsi draguer et repêcher le fer resté au fond. « Les Tartares, dit-il, furent fort étonnés de notre succès. »

De pareils succès ne sont pas à la portée du premier venu. Ni Plan de Carpin, ni Marco Polo n’auraient pu très probablement sortir avec cette facilité d’embarras ; mais dans le capitaine du Primerose, qu’il traverse les déserts ou les océans, nous retrouvons toujours le marin du XVIe siècle. Faire son point et prendre ses alignemens le préoccupe presque autant que la vente à bon prix de ses draps. Assaillie par une seconde tempête et poussée, malgré tous les efforts de son équipage, au large, la barque à qui Jenkinson vient de rendre si merveilleusement son ancre n’aurait-elle donc échappé au naufrage que pour aller donner sur la côte de Perse ? C’était là ce que redoutaient le plus les ambassadeurs tartares, car les Persans ont, de tout temps, été les mortels ennemis des Turcomans. Le vent de nord-est soufflait avec violence ; la mer, fouettée par la bise furieuse, menaçait à chaque instant d’engloutir le bateau. Quand le ciel s’éclaircit, le danger d’attérir en Perse au lieu d’attérir, comme on le voulait, en Russie, ne se trouva pas soudainement conjuré ; personne n’eût osé dire de quel côté il fallait mettre le cap pour gagner Astrakan. Jenkinson prit son astrolabe, et observa soigneusement la distance du soleil au zénith. Quand il eut achevé son calcul, on le vit brusquement changer de route ; quelques heures après, la barque mouillait à l’embouchure du Jaïc. Les Tartares étaient dans l’ivresse ; jamais leur imagination n’avait rien rêvé de semblable. Jenkinson avait arboré sur son bateau la croix rouge de saint Georges « en l’honneur de la chrétienté ; » cette croix, pour les envoyés des sultans de Balkh, de Boukhara, d’Ourgendj, de Sellizuri, devenait un talisman contre les tempêtes. Le 28 mai 1559, les voyageurs entraient dans le Volga ; leur traversée n’avait pas duré vingt-cinq jours.

Le gouverneur d’Astrakan prit sur le champ ses dispositions pour faire escorter à Moscou les ambassadeurs qui venaient de si loin apporter les hommages de leurs sultans à son maître. Pendant ce temps, Jenkinson s’occupait de transborder, dans de petites barques, la charge du grand bateau, trop lourd et trop mal équipé pour que l’on pût songer à lui faire remonter le courant du Volga. Il fallut également se procurer un certain nombre de strougs pour y embarquer les cent strelitz dont le capitaine russe composa la troupe d’escorte. Tout ce convoi ne fut réuni que le 10 juin ; le 28 juillet il atteignait Kazan. Six semaines avaient donc été employées au trajet qui n’avait demandé à la descente que trente et un jours. Les marchandises ne pouvaient continuer d’arrêter par les difficultés de leur transport des voyageurs que le tsar attendait avec impatience ; on prit le parti de les débarquer à Mourom et de les acheminer de ce point par la voie de terre à Moscou.

Le 2 septembre 1559 vit enfin le terme de cette longue et périlleuse entreprise. En rentrant à Moscou, Jenkinson ne se retrouva pas sans une satisfaction secrète sous le sceptre rigoureux dont les bords de l’Oxus lui avaient plus d’une fois fait regretter la force et la justice. Mieux encore et à plus juste titre que le capitaine du Bonaventure, le capitaine du Primerose nous peut réconcilier avec la Russie d’Ivan IV. L’empire des tsars ne se voit pas, en effet, du même œil quand on y arrive de Londres ou quand on y revient, après avoir passé une année dans la Boukharie. La compagnie moscovite possédait depuis quatre ans déjà trois comptoirs en Russie, et ces trois magasins jouissaient, par une faveur spéciale, de tous les privilèges attachés aux propriétés privées de la couronne, L’empereur, qui devait mériter un jour des boïars jaloux le surnom de tsar anglais, mettait ainsi au rang de ses plus intimes serviteurs les marchands dont l’active industrie l’avait en 1553 affranchi du joug impérieux de la hanse. Le 4 septembre, il recevait en audience solennelle Jenkinson. Les ambassadeurs turcomans et les esclaves russes étaient là pour témoigner de la fidélité et de l’intelligence déployées par cet étranger, qui eût volontiers ajouté de nouvelles provinces à l’empire où les produits des manufactures britanniques recevaient un si bon accueil, Jenkinson fut admis à présenter lui-même au tsar les six envoyés des sultans. L’empereur, avec une satisfaction visible, donna au capitaine du Primerose sa main à baiser. Il daigna ensuite accepter gracieusement la queue de vache blanche du Cathay et le tambour de Tartane dont l’intrépide agent avait fait l’acquisition à Boghar.

Les palmes vertes et les perroquets de Christophe Colomb, les pièges à gibier et la navette de Sébastien Cabot n’en disaient guère plus que cette queue de yak et ce tambour apporté des plaines où se préparait déjà l’invasion des états de l’empereur Chin-Tsong. La désorganisation complète du centre de l’Asie semblait inviter les Russes à devancer les Mantchoux à Pékin ; mais il eût fallu qu’il n’y eût pas une Pologne pour menacer Smolensk et Moscou, une Suède et une Tauride pour tendre la main à la Pologne. Décidé à rester l’héritier des Rurik, peu soucieux d’aller rendre à la terre mongole la visite que les hordes avaient faite naguère aux rives du Volga, Ivan Vasilévitch borna son ambition à ouvrir le chemin de la Chine par la mer Caspienne aux cuirs russes et aux draps anglais.

A l’issue de la réception. qui couronnait si bien son dangereux voyage, Jenkinson, suivant l’hospitalière coutume, s’entendit convier, de la bouche du souverain, au somptueux. banquet dont les grandes ambassades n’avaient jamais manqué, à la cour de Moscou, d’être l’occasion. Dans le cours du repas, Ivan Vasilévitch ne se fit pas faute d’adresser à ce petit Junkine, devenu en moins d’une année un personnage, maintes questions pleines de sens sur les nombreux pays que l’infatigable commis avait visités, et cette fois encore « il lui envoya des plats par un duc. » Le 17 février 1560, Anthony partait de Moscou pour aller rendre compte à la compagnie, non plus de sa mission russe mais de sa mission anglaise. Le 21 il arrivait à Vologda. Il y resta jusqu’à la débâcle. Quand la rivière fut libre, Jenkinson laissa au cours du fleuve le soin de le conduire doucement à Kholmogory, tête de pont et premier comptoir du commerce britannique dans les régions du nord. A Kholmogory, le grand voyageur dut attendre jusqu’aux premiers jours du mois d’août l’arrivée d’un navire qui le transporta sans encombre, — chose assez peu commune encore pour qu’on en fasse mention, — des bouches de la Dvina aux bouches de la Tamise.

Depuis la mort d’Henri VIII, les règnes en Angleterre duraient à peine le temps d’un voyage en Russie. Nous avons vu Chancelor remettre à la reine Marie les lettres destinées à Edouard VI ; Anthony Jenkinson portait en 1560 à Elisabeth la réponse qu’exigeait la royale épître confiée en 1557 au Primerose. Mais cette fois, grâce à Dieu, les règnes éphémères étaient bien passés. Le ciel accordait enfin à la vieille Angleterre une reine de vingt-cinq ans qui allait occuper quarante-cinq ans le trône. L’adversité s’était chargée d’imprégner la jeune et sage princesse de l’esprit dont la majorité du royaume s’était peu à peu imbue. Cet esprit n’était-il qu’un esprit de révolte contre l’église de Rome ? Ne fut-il pas aussi une sourde réaction contre les attentats de la conquête normande ? La fille d’Anne de Boleyn et le peuple échappé au sceptre de Marie s’entendirent dès le premier jour. Ce sont ces ententes mystérieuses et tacites qui rendent à certains règnes la tâche si facile. La rigueur implacable d’Ivan IV, la sécheresse d’âme et la froide cruauté d’Elisabeth, ont pu provoquer de légitimes censures, de justes indignations ; elles n’en ont pas moins laissé dans le cœur de deux puissans peuples une ardente sympathie et une éternelle reconnaissance. Les masses ne donnent pas constamment leur amour aux princes que la philosophie en jugerait le plus dignes ; elles l’accordent souvent à un maître inflexible qui fait à leur image, partage leurs passions et se montre, dans sa force, habile à les servir. Le cœur qui les comprend, le bras qui les élève, sont toujours, au jugement égoïste, et brutal des nations, un cœur et un bras suffisamment équitables.


III

Appelée à succéder à la reine Marie, le 17 novembre 1558, la reine Elisabeth, ne fut pas dès le premier jour libre de manifester ouvertement ses préférences. La cause du catholicisme avait pour elle les Guise et Philippe II, la majeure partie du clergé anglican et une assez grande portion de la noblesse. Il convenait à un règne nouveau de la ménager. Cependant, quand Jenkinson revint à la fin de l’année 1560 de Russie, ce n’était pas l’Angleterre qu’il trouvait en proie aux divisions religieuses ; l’Angleterre appartenait sans conteste à la réforme, l’Ecosse et la France se débattaient entre la réforme et le catholicisme. Solidement affermie sur son trône, la reine n’avait plus à fonder l’unité de l’église dans ses états ; elle s’employait activement à la saper partout où cette unité aurait été une force qui se fût naturellement tournée contre l’hérésie et le schisme. Suivant une déplorable et antique coutume, Elisabeth se croyait le droit de chercher sa sécurité dans les embarras de ses voisins. La prédication protestante se chargerait d’affaiblir le ressort des nations rivales ; la reine d’Angleterre pourrait vaquer en paix au soin des intérêts qui réclamaient avec un redoublement d’énergie sa sollicitude.

Il était évident, après le séjour prolongé de Jenkinson à Boghar, après les difficultés de tout genre que ce hardi marchand avait dû surmonter pour s’y rendre, que de longtemps les caravanes chrétiennes ne seraient en mesure de se diriger vers le Cathay. Ne rencontreraient-elles pas un chemin plus facile, si elles se bornaient à tenter de gagner, à travers la Perse, les bords de l’Océan indien ? Depuis l’année 1502, Shah-Ismaël avait fondé en Perse la dynastie des sophis. Bien qu’elle eût déjà perdu plus d’une province, bien qu’elle se vît encore menacée d’un nouveau morcellement par les Turcs, la Perse, sous cette dynastie qui ne régna pas sans gloire, n’en étendait pas moins sa puissance de la rive occidentale de la mer Caspienne au golfe Persique, du port de Bakou aux remparts d’Ormuz. C’était en gagnant Ormuz par mer et en chevauchant à travers la Perse jusqu’à Trébizonde que Marco-Polo était revenu de la Chine à Venise en l’année 1295 ; il ne semblait pas impossible de percer encore une fois les déserts, les massifs montagneux que le voyageur vénitien avait affrontés et décrits. L’essentiel était d’y être aidé par le successeur de Shah-Ismaël, par Shah-Tamasp, empereur des Persans depuis l’année 1523. La reine Elisabeth crut devoir écrire à la fois au tsar et au sophi :

« Grand et puissant prince, dit-elle à Ivan IV, il nous est doux de nous rappeler l’amitié que votre majesté a témoignée à notre personne et à nos sujets. Cette amitié a commencé, par la bonté de Dieu, sous le règne de notre très cher frère, d’heureuse mémoire, le roi Edouard VI ; elle a été développée, nourrie, par votre merveilleuse humanité, accrue, augmentée par votre incroyable bienveillance ; elle est aujourd’hui fermement établie par les nombreux gages de votre faveur. Nous ne doutons pas que, durant bien des siècles, elle ne se maintienne pour la gloire de Dieu et pour notre commune gloire, pour le bien de nos royaumes, pour la félicité de nos sujets. » Dans tout ce qui précède, nulle allusion, on le voit, au règne des époux catholiques Philippe et Marie. Pour la fille d’Anne de Boleyn, le fils de Jeanne Seymour est un prédécesseur ; la fille de Catherine d’Aragon semble n’avoir jamais existé. Elisabeth poursuit : « L’abondance de votre bénignité, écrit-elle au tsar, s’est surtout montrée dans la réception que vous avez faite à notre fidèle et aimé serviteur Anthony Jenkinson, le porteur de cette lettre. Nous vous en exprimons toute notre gratitude. Ce ne sera pas seulement pour nous un perpétuel et reconnaissant souvenir ; nous voudrions pouvoir répondre à vos bienfaits par un bienfait pareil. Votre majesté, nous ne le mettons pas en doute, prendra en considération notre requête. A cet Anthony, aujourd’hui engagé à notre service, recommandé par nous, elle accordera certainement la faveur que, de son propre mouvement, elle lui octroya quand il n’était encore qu’une personne privée. Elle lui fera délivrer un passeport, des lettres de circulation, un sauf-conduit ; Anthony pourra ainsi parcourir librement vos domaines avec ses marchandises et ses serviteurs. De la bonté dont nous avons déjà éprouvé les effets, nous attendons cependant plus encore. Votre majesté, — telle est notre prière et tel est notre espoir, — daignera recommander notre serviteur aux princes étrangers, notamment au grand-sophi, empereur de la Perse, dans les possessions desquels Anthony se propose de voyager. »

Shah-Tamasp n’était pas un aussi puissant souverain qu’Ivan Vasilévitch, il ne possédait pas cependant moins de titres. La chancellerie britannique trouvait là une occasion peu commune de déployer compendieusement son savoir. Elle n’eut garde de la laisser échapper. Ce fut au grand-sophi, empereur des Persans, des Mèdes, des Parthes, des Hircaniens, des Carmaniens, des Margiens, des peuples qui habitent de ce côté et au-delà du Tigre, de toutes les nations comprises, entre la mer Caspienne et le golfe Persique, que la reine d’Angleterre, de France et d’Irlande, dans la troisième année de son règne, le 25 avril 1561, adressa son fidèle et bien-aimé Jenkinson. « Accordez-lui, mandait-elle au sophi, de bons passeports et des saufs-conduits à l’aide desquels il puisse, avec ses marchandises, parcourir vos domaines, vos juridictions, vos provinces, et y séjourner aussi longtemps qu’il lui conviendra. — De cette façon, ajoutait la reine, l’univers apprendra que ni la terre, ni les mers, ni les cieux, n’ont autant de pouvoir pour nous séparer que l’heureuse disposition de l’humanité et une bienveillance mutuelle n’en ont eu pour supprimer entre nous les distances. »

Jenkinson allait donc être, dans cette nouvelle campagne, le serviteur attitré de la reine ; il n’avait pas cessé pour cela d’être avant, tout le serviteur de la compagnie. Le.bon ship le Swallow était prêt à partir avec deux autres navires pour. la Mer-Blanche. Jenkinson fît embarquer sur le Swallow 400 pièces de kersies, formant 80 ballots. Tel était le chargement qu’il se proposait d’importer en Perse. L’escadre quitta Gravesend le 14 mai 1561 ; le 14 juillet, elle mouillait dans la baie de Saint-Nicolas. Les vaisseaux de la compagnie venaient d’accomplir leur huitième voyage.

Jenkinson avait été particulièrement chargé d’inspecter les magasins de la compagnie. Pareil contrôle n’était pas, à cette grande distance de Londres, superflu. Le capitaine du Swallow ne s’arrêta cependant que douze jours à Kholmogory et quatre jours à Vologda. Le 20 août, il faisait son entrée à Moscou. Quelque hâte qu’on y mît, on ne pouvait guère se flatter de passer en moins de trois mois d’une capitale à l’autre. L’empereur fut informé sur-le-champ de l’arrivée de ce marchand anglais qui lui revenait accrédité par une nouvelle reine ; mais aucun étranger, ambassadeur ou autre, ne devait à cette heure être admis au Kremlin. Ivan était alors tout entier aux préparatifs de l’union qu’il se disposait à contracter avec une Circassienne musulmane. Veuf de la tsarine Anastasie, il avait vu l’offre de sa main repoussée par la sœur du roi de Pologne. Ne pouvant faire un mariage politique, le tsar prit le parti de ne consulter que ses inclinations et son goût : ses regards s’arrêtèrent sur la fille d’un prince tcherkesse dont la beauté eût séduit Assuérus. La tsarine Marie ne pouvait recevoir la couronne sans recevoir en même temps le baptême. Elle n’en eut pas moins des noces inquiètes et troublées. Pendant les trois jours que durèrent les fêtes de son mariage, les portes de la ville demeurèrent rigoureusement fermées et, à l’exception des seigneurs auxquels fat assignée une place dans le cortège, personne ne fut autorisé à circuler dans les rues. Craignait-on quelque sédition ? Ne faisait-on que se conformer au cérémonial habituel ? Jenkinson essaya vainement de se renseigner sur ce point. En tout cas, le 1er septembre 1561, les inquiétudes, s’il en exista, devaient avoir cessé, car l’empereur donna ce jour-là une grande fête à laquelle furent conviés les ambassadeurs et les étrangers de distinction, Jenkinson se trouvait être au nombre des invités. Le secrétaire du tsar, avant l’heure du repas, le fît appeler au palais impérial : « Je désire, lui dit-il, prendre connaissance des lettres que vous apportez. » Jenkinson n’était plus « le petit Junkine » d’autrefois. Mandataire de la compagnie, il se fût sans difficulté soumis à une exigence qu’avaient avant lui subie Chancelor et Killingworth ; représentant de sa royale maîtresse, il refusa net. Les lettres d’Elisabeth ne pouvaient être remises qu’en mains propres à Ivan IV. Le secrétaire en jugeait autrement : « Si Jenkinson s’obstinait dans son refus, il devait renoncer à l’espoir d’être introduit en présence de l’empereur. » Jenkinson aima mieux s’abstenir de paraître à la fête et s’exposer à mécontenter le tsar que manquer à la dignité de sa mission.

Le lendemain, il apprenait « par un gentilhomme » que l’empereur avait daigné remarquer son absence. Sur-le-champ, il fait dresser une supplique. Dans cette supplique, Jenkinson expose le motif de sa venue ; il fait aussi connaître à l’empereur la conduite de son secrétaire. « Je supplie sa grâce, disait-il, de vouloir bien recevoir les lettres de son altesse avec autant d’honneur et d’amitié que notre souveraine la reine Marie en a mis à recevoir les lettres confiées à Osip Nepéi. Sinon, que l’empereur veuille bien me donner congé, car je ne remettrai mes lettres qu’en ses mains. » Quels doutes, quels ombrages se cachaient donc sous cette apparente question d’étiquette ? Ivan IV avait-il appris, soit par les Anséates, soit par les Flamands de Philippe II, que dans la plupart des états où dominait l’influence de Rome on contestait encore à la reine d’Angleterre la légitimité de sa naissance et celle de son pouvoir ? Appréhendait-il, s’il ne prenait le temps de faire examiner mûrement les lettres de créance qu’on lui annonçait, de se commettre, sans y avoir pris garde, avec quelque usurpation ? Quoi qu’il en ait pu être, Jenkinson quand il se réclamait auprès d’Ivan IV du nom déjà connu de la reine Marie, obéissait à une inspiration heureuse. Les solutions de continuité n’entrent pas aisément dans l’esprit des princes qui font remonter l’origine de leur puissance à une longue suite non interrompue d’ancêtres. L’envoyé d’Elisabeth reçut l’ordre de se présenter devant le tsar. Le jour même, il était convié à un dîner de grand gala. Peu de temps après, encouragé par un favorable accueil, il osait demander s’il lui serait permis de traverser les domaines de l’empereur pour se rendre en Perse. La réponse trompa son attente, « Il ne fallait pas songer pour le moment à un pareil voyage. L’empereur avait l’intention d’envoyer par le Volga et la mer Caspienne une armée en Circassie. Les routes de ce côté deviendraient peu sûres. Si Jenkinson venait à périr, ce serait un déshonneur pour sa grâce, » Anthony était trop pénétrant pour ne pas reconnaître dans le motif qu’on lui alléguait une grossière défaite. Il dissimula néanmoins son désappointement et passa l’hiver de l’année 1564 à Moscou. La majeure partie des kersies qu’il avait emportés de Londres s’était facilement vendue en Russie ; il n’avait plus rien à importer en Perse. Aussi, quand la saison fut venue de rentrer en Angleterre, s’empressa-t-il de solliciter ses passeports et la faculté d’avoir des chevaux de poste pour son argent. » Le tout lui fut, sans la moindre difficulté, accordé.

Jenkinson achevait ses dernières dispositions de départ quand Osip Nepéi vint chez lui. « Ne partez pas encore, lui dit-il, l’empereur a été mal renseigné ; la faute en est au secrétaire des étrangers, qui n’est pas mon ami. » Trois jours après, ce secrétaire avait complètement changé de langage : « Le plaisir de l’empereur n’était pas seulement que l’envoyé de la reine pût librement traverser ses domaines pour se rendre en Perse, l’empereur voulait aussi que des lettres de recommandation lui fussent remises pour les princes hircaniens, margiens et persans. » L’influence d’Osip Népéi triomphait, et Osip mettait son honneur à seconder l’ascendant britannique.

Les audiences de congé en Russie se donnaient à table. Le 15 mars 1562, on eût pu remarquer au nombre des convives d’Ivan IV deux ambassadeurs : l’envoyé de la reine Elisabeth et un envoyé du roi d’Hircanie. L’empereur ne se contenta pas de gratifier encore une fois Jenkinson d’une coupe d’hydromel ; il voulut, après lui avoir fait remettre les lettres d’introduction promises, lui confier lui-même de vive voix « certaines choses d’importance. » Un instant suspendus, les événemens avaient repris leur cours ; au mois de mars 1562, Ivan IV ne préparait plus l’envoi d’une armée en Circassie ; il avait au contraire intérêt à maintenir la paix sur ses frontières méridionales, car ses possessions baltiques se trouvaient sérieusement menacées.

Il suffit d’un coup d’œil jeté sur la carte pour s’expliquer les nombreuses convoitises qu’excitait l’héritage, dès cette époque ouvert, des chevaliers porte-glaives. Quel magnifique développement de cités crénelées, d’évêchés et de ports, présentait ce long littoral qu’ont fini par se partager la Russie et l’Allemagne ! Après le territoire de la ville libre de Lubeck, après la Poméranie et la Prusse ducale, après Stettin, Stralsund, Dantzick et Kœnigsberg, si l’on continuait de se diriger à l’est, vers la baie au fond de laquelle débouche la Neva, on rencontrait d’abord la Courlande et Mittau, puis la Livonie et Riga, l’Esthonie et Revel, Narva enfin, marquant la limite occidentale de l’Ingrie : la Suède, le Danemark, la Pologne guettaient, comme la Russie, depuis longtemps cette proie ; mais la Russie avait été la première à en emporter un lambeau. Alarmés des rapides progrès d’Ivan IV, les trois princes dont les conquêtes russes menaçaient de frustrer l’espoir, trouvèrent bon, en 1559, de s’entendre pour intervenir en faveur des chevaliers. Ivan dut accorder au grand-maître Kettler, une trêve de six mois. La mort de Gustave Vasa, survenue le 29 septembre 1560, remit tout en question. Le successeur de Gustave, le roi Erik, couronné à Upsal le 29 juin 1561, inaugura son règne par la prise de Revel et par l’occupation du reste de l’Esthonie. Gothard Kettler venait d’opposer une résistance opiniâtre au tsar ; il essaya de résister également au roi de Suède, mais la partie, cette fois, était trop inégale. Gustave Vasa avait, en mourant, légué à son fils une armée régulière composée de 13,000 hommes de pied, de 1,400 cavaliers, et d’une garde allemande de 800 hommes. Ces troupes, pour la solidité, auraient difficilement trouvé des rivales en Europe.

Le bois et le fer ne faisaient pas défaut à la Suède affranchie. Le développement de la marine suédoise suivit de près l’extension de l’armée. Gustave Vasa n’eut besoin que d’appeler de Venise des constructeurs à son aide. En quelques années, les fiords suédois virent flotter plus de gros vaisseaux que n’en possédait alors aucune autre puissance. Quelle force les porte-glaives auraient-ils opposée à ce nouvel ennemi ? Les bourgeois mêmes des villes se soulevaient contre eux. Kettler, dès le début, se sentit non-seulement compromis, mais livré. Il n’hésita pas. Pressé entre les troupes d’Erik et les légions d’Ivan, il chercha son salut dans une alliance intime avec les Jagellons. Déjà le grand-maître s’était lié par un pacte avec la Lithuanie. Il avait commencé par aliéner son indépendance pour un prêt de 600,000 florins ; le 28 novembre 1561, il se reconnut définitivement, par le traité de Vilna, vassal et tributaire du roi de Pologne. Sigismond-Auguste le créa duc héréditaire de Courlande. Kettler eut la partie de la Livonie située sur la rive gauche de la Duna ; la portion de cette province qui s’étendait à la droite du fleuve fut incorporée à la Lithuanie. Le dernier débris de l’ordre teutonique cessait d’exister. De cet ordre fameux, il ne restait plus que deux ducs, Albert de Brandebourg et Gothard Kettler, tous deux vassaux du roi dont les états touchaient aux états du tsar.

Un pareil arrangement ne pouvait manquer d’amener une rupture ouverte entre Sigismond-Auguste et Ivan IV. Tout l’avenir de la Russie était ce jour-là en jeu. Si la Russie se laissait refouler vers l’Orient quand le ciel lui envoyait, pour favoriser ses projets, la connivence inespérée de la Suède, il était facile de prévoir que ce ne serait pas le dernier avantage que les Polonais et les Lithuaniens obtiendraient sur la principauté de Moscou. L’heure était donc en 1562 solennelle, la crise, s’il en fut jamais, décisive. Ivan n’avait pas eu de peine à le comprendre, et, au moment même où il donnait audience à Jenkinson, ses troupes se rassemblaient déjà de toutes parts sur les frontières occidentales de la Russie. 300,000 hommes allaient investir Polotzk ; Jenkinson pouvait en porter la nouvelle au sophi.

Le 27 avril 1562, l’intrépide voyageur sortait de Moscou et gagnait en poste Nijni-Novgorod. Là il trouvait l’ambassadeur qui avait dîné le 15 mars au Kremlin, et s’embarquait en sa compagnie sur le Volga. Le 10 juin, le Volga le déposait sur le rivage au bord duquel s’élève la ville des mendians et des mouches, la cité à demi asiatique d’Astrakan. Le trajet de Moscou à la mer Caspienne s’était, la première fois, accompli en quatre-vingt-deux jours. Dans ce second voyage, où l’on préféra éviter les nombreux détours de la Moscova et de l’Oka, la même trajet n’avait demandé qu’un mois et demi. Il était donc à la rigueur possible de passer en quatre au cinq mois de l’embouchure de la Tamise à l’embouchure du Volga ; mais de cette embouchure au Cathay, quelque direction que l’on prît, il faudrait certainement, comme au temps de Marco-Polo, chevaucher pendant au moins une année. L’Inde était beaucoup plus rapprochée ? c’était surtout à l’Inde qu’on se proposait d’arriver par la Perse.

Dès son arrivée au port d’Astrakan, l’ambassadeur du roi d’Hircanie trouva sa barque prête. Il ne jugea pas nécessaire d’attendre l’envoyé d’Ivan IV et d’Elisabeth. Pour le suivre sans trop de retard, ce dernier déployait toute son activité ; ce ne fut néanmoins qu’au bout de trente-cinq jours qu’il put songer à se mettre en route. Le plus difficile avait été de se procurer un bateau convenable. Le bateau nolisé, il fallut l’équiper et y arrimer les marchandises que Jenkinson, avec l’assentiment des agens de la compagnie, avait, pour remplacer ses kersies vendus, tirées du magasin de Moscou. 50 mousquetaires, embarqués sur deux, brigantins, accompagnèrent la barque de Jenkinson jusqu’au moment où elle eut dépassé certains endroits, habituellement infestés de pirates ; ils l’abandonnèrent ensuite à son sort. Le 19 juillet, Jenkinson voguait à pleines voiles, hors de vue de la terre, n’appréhendant plus aucun risque, ne pressentant devant lui nul écueil, quand tout à coup il tombe au milieu de bancs qui s’étendaient sur un long espace. Peu s’en fallut que l’ambassade ne disparût dans ce péril vulgaire. « Nous ne nous en tirâmes, écrit Jenkinson, que par miracle. »

Le 22 juillet, la barque n’avait pas encore atteint les côtes du Daghestan, elle se trouvait à 149 milles environ des bouches du Volga. Le vent était contraire et tendait à fraîchir. En pareille occurrence, un chétif bateau peut-il rien faire de mieux que de relâcher ? Une grande et belle île que Jenkinson désigne dans son itinéraire sous le nom d’île Chatalet, semblait, avec le vent régnant, devoir offrir, un excellent abri. Il fut malheureusement impossible d’arriver jusqu’à ce refuge. Jenkinson dut se résigner à laisser tomber l’ancre à 6 milles sous le vent par trois ou quatre brasses. On se trouvait à peu près en face de Manguslav, sur la rive opposée de la mer Caspienne. « Cette partie de la côte, nous apprend le vaillant agent de la compagnie moscovite, s’appelle Shascayl ou Coumyk. C’est un pays habité par des mahométans. Nous avions mouillé deux ancres, nous en perdîmes une et nous n’en possédions pas de rechange. Le vent et la mer augmentaient toujours, notre barque faisait beaucoup d’eau ; nous avions beau pomper continuellement, c’était à grand’peine que nous la maintenions à flot. Nous avions cependant jeté à la mer une bonne partie de nos marchandises. Notre chaloupe restée à la traîne cassa son amarre et fut emportée à la dérive. Si nous ne coulions pas sur place, mous devions nous aller perdre infailliblement sur la côte. Là nous serions tombés entre les mains de méchans infidèles qui attendaient, impatiens, notre naufrage. La tempête dura sept jours ; ce furent sept jours de souffrances et d’angoisses. » La mer Caspienne n’est pas, comme on serait tenté de le croire, un lac toujours paisible, un réservoir intérieur d’où les ouragans se garderaient bien d’approcher. C’est au contraire une mer tempétueuse à l’excès, un océan qui compte 1,200 kilomètres du nord au sud, 300 de l’est à l’ouest, et dont la navigation était, au XVIe siècle, d’autant plus périlleuse qu’on l’affrontait avec des esquifs qui auraient dû à peine oser se hasarder sur des fleuves.

Enfin le 30 juillet le vent se calma en passant à l’ouest, et le temps s’embellit. Jenkinson leva l’ancre, déploya sa voile et fit route au sud. Le lendemain, il gouverna sur la terre. Il s’estimait alors à 150 milles de Chatalet, à 300 environ d’Astrakan. Le vent vint encore une fois l’arrêter dans sa marche ; ce même vent le retint au mouillage jusqu’au 3 août. Le 4, un souffle de brise que le caprice du sort maintint jusqu’au soir favorable, suffit pour le conduire successivement de la côte de Shyrvanasha au promontoire sur lequel s’élève aujourd’hui le poste fortifié de Petrowski, de ce cap aux premières terres du roi des Hircaniens et finalement à la ville de Derbent.

Jenkinson n’est pas seulement un marin, un marchand, un ambassadeur, un hydrographe. Nous avons de plus affaire à un lettré. Anthony ne se bornera pas à observer la latitude de Derbent, — latitude que par parenthèse il fixe à 41 degrés, tandis que la carte russe place cette ville sous le parallèle de 42° 5′, — il vous fera part de tout ce que lui ont appris, au sujet de la cité antique, les auteurs de l’antiquité. À l’exemple de Sébastien Cabot et des autres pilotes de quelque illustration, il paraît s’être complu dans la société peu fréquentée encore des Grecs et des Romains. « Derbent, nous dit-il, est une ancienne ville groupée, sur une colline, autour d’un vieux château. Bâtie de pierres de taille, à la façon de nos édifices, elle a des remparts très élevés et très épais, elle fut fondée par Alexandre le Grand au temps où ce roi combattait les Perses et les Mèdes. Alexandre fit en même temps construire une muraille d’une hauteur et d’une épaisseur merveilleuses. Cette muraille s’étendait de Derbent jusqu’en Géorgie, c’est-à-dire jusqu’à la principale ville des Géorgiens, qui se nomme Tiflis. La muraille est aujourd’hui rasée ou en ruines ; cependant on en retrouve facilement les fondations. Par cette construction, Alexandre s’était proposé d’empêcher les habitans du pays nouvellement conquis de s’enfuir et les ennemis de faire leurs invasions. La ville de Derbent est maintenant au pouvoir du sophi. »

Jenkinson n’avait relâché à Derbent que pour y renouveler sa provision d’eau douce. Il ne manqua pas cependant d’offrir au capitaine, gouverneur de la place pour le roi d’Hircanie, un présent convenable. Le capitaine en retour l’invita, ainsi que son équipage, à dîner. De Derbent il n’y avait plus grand chemin à faire pour atteindre le pied des derniers contre-forts du Caucase et pour se trouver en Asie. Jenkinson mit le cap au sud-est, puis bientôt au sud-sud-est. Quand il eut parcouru environ 80 milles, il reconnut, le 6 août 1562, la ville et le port d’Abcharon, séparés par un promontoire de la ville et du port de Bakou. Il y avait vingt et un jours qu’il voguait sur la mer Caspienne, cent et un jours qu’il avait quitté Moscou. Le métier de voyageur n’exigeait pas seulement alors de l’intrépidité ; il demandait surtout une rare patience.

Le gouverneur d’Abcharon s’appelait Alcan-Moursi. « Il vint me trouver, raconte Jenkinson ; je lui fis un présent, et il me donna une garde de quarante hommes pour veiller à ma sûreté : précaution nécessaire, car les voleurs sont nombreux dans ce pays. Nous avions déchargé notre barque et nous faisions bonne garde autour de nos marchandises. Le 12 août, des nouvelles arrivèrent du roi d’Hircanie ; le gouverneur l’avait fait aviser de notre débarquement et de nos projets. Le roi donnait l’ordre que je l’allasse trouver le plus tôt possible. Quarante-cinq chameaux étaient prêts pour porter mes ballots ; des chevaux l’étaient aussi pour m’emmener avec mes compagnons. Le 12 septembre 1562 nous nous mîmes en route. »

Le 18 septembre, la caravane arrive à Shamaki (Chemakha), dans la province à laquelle Jenkinson donne indifféremment le nom de royaume d’Hircanie ou de pays de Shirvan. « Le roi, dit Jenkinson, possède là une belle résidence. On me désigna mon logement, et je m’occupai sur-le-champ d’y mettre à l’abri mes marchandises. » Le lendemain, 19, le roi fit mander le voyageur anglais. Le monarque hircanien était alors campé sur de hautes montagnes éloignées de 20 milles environ de Shamaki. « Le séjour des palais, a dit le prophète, énerve ; la tente rend le courage et la vigueur au guerrier. » Que faisait donc le roi Obdolokan — car tel était le nom du roi de l’Hircanie — sur le plateau élevé où il avait, depuis le commencement de l’été, fixé sa résidence ? Un riche pavillon broché de soie et d’or était devenu son konak. Ce pavillon mesurait 16 brasses de long et 6 brasses de large. Sur le devant, coulait une belle fontaine d’eau claire. Le roi et sa noblesse ne connaissaient pas d’autre breuvage. Obdolokan était de taille moyenne, de physionomie farouche. Il portait de somptueux vêtemens de soie et de draps d’or, tout parsemés de perles et de pierres fines. Sur sa tête reposait un haut bonnet pointu entouré d’une pièce de soie qui devait bien avoir au moins 20 yards de long. Sur le côté gauche se dressait un plumet maintenu dans une petite boite d’or, dont les cloisons d’émail emprisonnaient les plus riches diamans de Golconde. Aux oreilles du souverain se montraient en outre accrochés deux longs pendans d’or à l’extrémité desquels brillaient deux magnifiques rubis. Le sol était garni d’épais tapis de laine. Sur ces tapis, on avait étendu un autre tapis carré brodé d’or et d’argent, qui occupait le centre de la tente. Là deux moelleux coussins servaient de siège et de trône au roi Obdolokan, assis, les jambes croisées, dans l’attitude familière aux divinités indiennes. La noblesse du royaume, également accroupie, entourait le monarque. Jenkinson fut introduit et, sur la main que lui tendit le prince, il appuya, se courbant jusqu’à terre, respectueusement ses lèvres. Obdolokan daigna l’inviter à s’asseoir. Il-était naturel, en cette occasion, de se régler sur l’usage du pays. Jenkinson prit sans hésiter la posture des seigneurs et du prince ; mais l’envoyé d’Elisabeth n’était pas évidemment habitué à débiter ainsi ses harangues. Le roi s’aperçut de son embarras et lui fit apporter un escabeau. L’heure du dîner approchait ; les serviteurs s’occupèrent de mettre le couvert. On étendit les nappes, on apporta les plats ; il y en avait cent quarante ; « je les ai comptés, » affirme Jenkinson. Le repas terminé, on enleva les nappes, on en étendit d’autres et l’on servit sans retard le dessert : 150 plats contenant des fruits et maintes friandises se trouvèrent cette fois alignés à la suite l’un de l’autre. « Ainsi, dit Jenkinson, 290 plats passèrent, durant ce festin, sous nos yeux. A la fin du dîner, le roi me dit : « Sois le bienvenu ! » puis il donna l’ordre de puiser une coupe d’eau à la fontaine, en but une gorgée et m’offrit le reste ; « Avez-vous, me demanda-t-il, d’aussi bonne eau dans votre pays ? » Je répondis de façon à le satisfaire. Il me fit alors diverses questions touchant la religion et la géographie de nos contrées. » Ce qu’Obdolokan tenait surtout à connaître, c’était l’étendue respective des domaines de l’empereur d’Allemagne, du Grand-Turc et de l’empereur de Russie. « De ces trois princes, quel était le plus puissant ? » Qu’il allât à Manguslav, à Sellizuri, à Ourgendj, à Boghar, qu’il relâchât à Derbent, prît terre à Abcharon ou visitât le pays de Shamaki, Jenkinson devait rencontrer la même préoccupation chez tous les Orientaux. Autour de cette question gravitait en effet la politique de la Perse et la politique du désert. Jenkinson nous donne ici la mesure de sa circonspection. Ce marin était né pour être diplomate. « Je répondis, écrit-il à la compagnie, suivant ce qui me parut le plus convenable. » C’est fort bien ; mais nous soupçonnons fort qu’il lui parut convenable d’exalter, au détriment de Soliman le Grand et de Ferdinand Ier, la puissance d’Ivan IV.

Obdolokan voulut ensuite savoir si son hôte avait l’intention de pousser plus avant son voyage, quel en était le but, quel en était l’objet. Jenkinson déclara qu’il était porteur de lettres de sa très excellente majesté la reine d’Angleterre pour le grand-sophi. La reine requérait, avec l’amitié de l’empereur de Perse, le droit de circulation pour ses sujets, un sauf-conduit pour leurs marchandises. Obdolokan approuva fort ce projet : non-seulement pour sa part il accorderait le passage réclamé à travers ses états, mais il fournirait de plus à Jenkinson une escorte. « La cour du sophi, ajouta-t-il, est à trente journées de marche de Shamaki. Le sophi habite, dans l’intérieur de la Perse, un château appelé Casbin. »

Le 24 septembre, l’envoyé d’Elisabeth fut de nouveau mandé au pavillon du roi. Obdolokan était encore au lit. « Son habitude, nous raconte Jenkinson, est de veiller la nuit, de festiner alors avec ses femmes, qui sont au nombre de 140, et de dormir ensuite une grande partie du jour. » Nous commençons à être édifiés sur les occupations du roi d’Hircanie. Ce ne fut qu’à trois heures de l’après-midi qu’Obdolokan sortit de sa couche ; il en sortit pour se remettre à table. Pendant ce temps, Jenkinson, sur l’ordre du prince, prenait avec quelques gentilshommes de la cour sa part d’une brillante chasse au faucon ; plusieurs grues tombèrent sous la serre des éperviers. A son retour au camp, dès qu’il approcha de l’entrée du pavillon royal, deux gentilshommes vinrent au-devant de lui. Chacun de ces gentilshommes portait sur le bras une robe, l’une de soie unie, l’autre de soie brochée d’or. Pour endosser ces nouveaux vêtemens, Jenkinson dut quitter sa pelisse de velours noir garnie de zibeline. Transformé par la munificence du roi en Persan, l’ambassadeur anglais passa dans la tente, fit humblement sa révérence au prince et lui baisa la main. Obdolokan était en ce moment de fort joyeuse humeur. A la fin du repas, il donna l’ordre d’apporter le sauf-conduit promis à Jenkinson, le lui remit et désigna son propre ambassadeur, l’ambassadeur revenu récemment de Russie, pour accompagner à Casbin l’ambassadeur anglais. La bienveillance d’Obdolokan n’était pas encore satisfaite. Jenkinson, avant son départ, reçut en présent un magnifique cheval qui lui fut amené tout harnaché. Quant aux marchandises dont se composait la pacotille fournie par le magasin de Moscou, elles traversèrent le pays d’Hircanie sans payer aucun droit. Le voyage commençait sous d’heureux auspices. « L’Hircanie, nous apprend à cette occasion Jenkinson, s’appelle aujourd’hui le pays de Sbirvan. Cette province eut jadis un grand renom. Elle renfermait des cités fortifiées et des villes ouvertes, de nombreux châteaux. Ses rois jouissaient alors d’un immense pouvoir ; ils étaient en état de faire la guerre à la Perse. Aujourd’hui, tout est bien changé. Les cités et les villes, les châteaux même, sont tombés en ruines ; le roi est sujet du sophi qui s’est emparé de ses domaines. La noblesse tout entière a été mise à mort ; les murs des forteresses et des villes ont été rasés, et, à la grande terreur des Hircaniens, on a vu s’élever au centre de Shamaki une tour de pierres de taille ayant pour couronnement les têtes des gentilshommes exécutés par ordre du sophi. Du bord de la mer à la ville de Shamaki, on compte, en se réglant sur le pas des chameaux, sept journées de marche. Une autre ville, Arash[6], se trouve sur les confins de la Géorgie. Arash est la principale cité de l’Hircanie ; elle en est aussi la cité la plus commerçante. C’est là que se fait la plus abondante récolte de soie grège. Les Turcs, les Syriens et d’autres étrangers viennent y trafiquer. Outre la soie, on trouve dans le royaume des noix de galle, du coton, de l’alun, toutes les espèces d’épices et de drogues apportées des Indes orientales ; mais ces épices sont en petite quantité, car on n’est jamais sûr d’en avoir le débit. Non loin de Shamaki, on remarquait naguère un vieux château appelé Gulistan. Les anciens l’estimaient un des plus forts châteaux du monde. Alexandre le Grand l’assiégea longtemps avant de pouvoir s’en emparer. Le sophi l’a fait raser. Dans le voisinage, on rencontrait aussi un grand couvent de femmes, couvent connu au loin pour sa magnificence. La fille d’un roi y était enterrée. Cette princesse avait, dit-on, fait vœu de chasteté ; son père voulut la contraindre à épouser un roi de Tartarie ; elle préféra se donner la mort. Aujourd’hui les jeunes filles viennent une fois l’an aux lieux où on l’inhuma, pour y pleurer son tragique destin. En ce même pays existe une haute montagne ; sur le sommet habitait un géant. Ce géant avait deux grandes cornes, les oreilles et les yeux d’un cheval, la queue d’une vache. Il gardait le passage de la montagne. Un saint homme gravit la colline, combattit le géant et le chargea de chaînes. Les Hircaniens professent une grande vénération pour le saint qui accomplit ce merveilleux exploit, mais il y a aujourd’hui de telles exhalaisons méphitiques sur la montagne, que personne n’en peut approcher. » Qu’a-t-on gagné dès lors à s’emparer du redouté géant ? Le passage en est-il plus libre ?

Après avoir pris congé d’Obdolokan, Jenkinson était retourné à Shamaki. Il y resta jusqu’au 6 octobre, occupé à se procurer des chameaux, des chevaux et tout ce qui était nécessaire pour son voyage. Parti de Shamaki le 6 octobre 1562, il arriva, quand il eut parcouru 60 milles environ, au village de Djavat[7]. Le roi d’Hircanie possède en cet endroit une belle maison avec des vergers et des jardins remplis de fruits de toute espèce. Près de Djavat passe une grande rivière appelée Kour, qui prend sa source dans les montagnes de la Géorgie, traverse l’Hircanie et va se jeter dans la mer Caspienne, non loin d’Abcharon et de Bakou. A peine la caravane a-t-elle quitté Djavat, que le paysage change soudain d’aspect. La vallée que remontent lentement les chameaux est habitée par un peuple pasteur. Ce peuple, pendant la saison d’été, se tient sur les montagnes ; en hiver seulement il descend dans la plaine. Jamais il n’a songé à bâtir villes ni habitations. Les femmes, les enfans, les bagages sont chargés sur des bœufs ; toute la population se déplace avec ses richesses et avec ses bestiaux deux fois l’an. Il ne fallut pas moins de dix journées de marche pour sortir de cette longue vallée qui, malgré la fertilité dont elle eût pu faire preuve, restait abandonnée à une tribu sauvage. Le 16 octobre, Jenkinson atteint Ardébil. C’est dans la ville d’Ardébil que repose, après vingt et un ans de règne et de combats, le prédécesseur de Shah-Tamasp. Il y mourut en 1523. Ismaël ne fut pas seulement le fondateur de la dynastie des sophis, le destructeur de la dynastie du Mouton-Blanc. Son plus beau titre aux yeux de ses partisans est d’avoir été le roi des chiites. Tel est le nom que valut à Ismaël Ier l’inébranlable ferveur de sa foi religieuse. Le chiite convaincu a, par malheur, rencontré dans le sultan de Constantinople, dans Sélim Ier, un sonnite qui se croit également l’unique dépositaire des doctrines orthodoxes. Ce sonnite va faire une rude guerre au descendant du septième iman. On sait que les sonnites reconnaissent pour légitimes successeurs de Mahomet les trois premiers califes, Aboubekr, Omar et Osman ; les chiites ne voient au contraire dans ces trois califes que des usurpateurs. Ali était le gendre de Mahomet ; il avait épousé Fatime, sa fille chérie. C’était à lui, suivant les Persans, d’hériter de la puissance spirituelle et temporelle du prophète. Persécuté par la faction des Ommiades, assassiné à Koufa par un fanatique, Ali a emporté dans sa tombe la sainte et glorieuse auréole du martyre. En adoptant la doctrine des sonnites, les Turcs se sont faits les complices de ses meurtriers. Quelle réconciliation durable pourrait-il y avoir entre deux sectes séparées par de tels souvenirs ? La nation qui pleure encore le trépas d’Ali et celle qui n’y voit qu’un acte de justice ne sauraient jamais, quoi qu’on fasse, unir sincèrement leurs mains et leurs prières. Peu s’en est fallu que Sélim Ier ne fît de Shah-lsmaël, de ce souverain resté si dévot à la mémoire d’Ali, un autre martyr. Sélim a envahi en 1514 l’Aderbidjan, et son artillerie, plus formidable encore que ses janissaires, a eu bientôt fait de disperser les armées persanes. Les victoires de Sélim ont brisé le cœur du sophi. Jenkinson a donc tout sujet d’espérer que Shah-Tamasp réserve un favorable accueil aux lettres du monarque qui, voisin comme lui, et comme lui ennemi naturel du Grand-Turc, pourrait si aisément l’aider à venger des injures accumulées depuis un demi-siècle.

L’ancien capitaine du Primerose n’est pas seulement parti de Londres et de Moscou pour faire la conquête du précieux privilège qu’Ivan IV et Elisabeth réclament de concert en faveur de la compagnie moscovite ; il s’est également proposé de jalonner la route qu’auront à suivre un jour les caravanes en marche sur Ormuz. Les profits et pertes ne peuvent se calculer que sur une connaissance bien exacte des distances. Aussi Jenkinson a-t-il sans cesse recours à son astrolabe. « Ardébil, nous dit-il, est située par 38 degrés de latitude[8]. C’est une ancienne ville de la province d’Aderavgan[9], où les princes de Perse sont généralement enterrés. Alexandre le Grand y avait établi sa cour quand il envahit la Perse. A quatre journées de marche, vers l’ouest, se trouve la ville de Tabris, appelée dans l’antiquité Tauris, — la plus grande ville des états du sophi. Le commerce de Tabris n’est plus cependant ce qu’il était jadis ; il est même inférieur à celui d’autres villes persanes. » La déchéance de Tabris est encore un des tristes effets de l’invasion ottomane. Soliman le Grand n’a pas démenti le sang dont il sort. De 1523 à 1536, il a pris aux Persans Tabris, Bagdad et une partie de la Géorgie. Tabris a été mise à sac en 1532 et, depuis cette époque, le sophi a dû l’abandonner. Il a établi sa cour, à dix journées de marche de cette cité ruinée, dans la ville de Casbin. C’est vers Casbin que Jenkinson, continuant de descendre au sud, faisant à peu de chose près route au sud 35 degrés est, achemine en quittant Ardébil ses chameaux. A Casbin, il sera, si nous nous en rapportons à nos notions modernes, à 80 milles marins de Téhéran, à 240 d’Ispahan, à 660 d’Ormuz.

Le voyage d’Abcharon à Casbin est autrement facile que celui de Manguslav à Boghar. Il n’aura demandé en tout que vingt-sept jours de marche. Le 2 novembre 1562, la caravane anglaise s’arrête dans la ville où le grand-sophi tient sa cour. On lui assigne sur-le-champ un logement non loin du palais du roi. Deux jours se passent à peine, Shah-Tamasp ordonne au fils d’Obdolokan, au prince Shali-Moursi, de faire appeler et d’interroger Jenkinson. Au nom du sophi, Shali-Moursi demande à Jenkinson comment il se porte et l’invite à dîner. Jenkinson trouve la table du prince presque aussi bien garnie que celle d’Obdolokan. Ce traitement splendide le dédommage un peu des longues fatigues et des privations du voyage. Ainsi fêté, comment Anthony pourrait-il douter davantage du succès ? Dès le lendemain, il envoie son interprète déclarer sans plus de façon au secrétaire du sophi qu’il apporte des lettres de sa très gracieuse souveraine, « madame la reine du royaume d’Angleterre. » Il ne dit mot encore des lettres d’Ivan IV. « Les motifs de sa venue, a dû ajouter l’interprète, sont très clairement exposés dans ses lettres. Jenkinson désirerait, quand on le trouvera bon, être introduit devant sa majesté. » Le sophi fait répondre qu’il a en ce moment de fort grosses affaires. Que Jenkinson cependant se rassure, il ne tardera pas à être mandé au palais ; il peut toujours préparer ses présens, s’il en a, comme on le suppose, apporté.

Quand les communications étaient peu rapides, les souverains avaient le temps de changer plus d’une fois d’idée, avant que tel ambassadeur dont leur contenance politique pouvait avoir encouragé l’envoi eût franchi la distance qui séparait les deux capitales. Le jour où Jenkinson s’embarquait sur le Volga en compagnie d’un envoyé du roi d’Hircanie, il dut croire le sophi résolu à chercher contre l’ennemi séculaire de la Perse des alliances jusque dans les cours de la chrétienté. Telle paraît avoir été en effet un instant l’intention de Shah-Tamasp. Ce prince avait donné asile au fils rebelle du Grand-Turc. Le 7 juillet 1561, Baïezid, vaincu par le vizir Mohammed Sokolli, se réfugia en Perse avec ses quatre fils et avec les débris de son armée. Shah-Tamasp l’entoura des plus grands honneurs. Le fils d’Ismaël jetait ainsi le défi au sultan. Oserait-il bien lutter contre la fortune d’un monarque qui commanda treize fois en personne ses armées, mit le siège devant Vienne, ravit la Morée aux Vénitiens, Rhodes aux hospitaliers, Belgrade aux Hongrois, et ne rencontra de rival digne de lui que Charles-Quint ? La tâche était trop forte pour le fils d’Ismaël ; il en désespéra. « Quatre jours avant que j’arrivasse à Casbin, nous raconte Jenkinson, y étaitarrivé l’ambassadeur du Grand-Turc. Il était envoyé à la cour du sophi pour y conclure une paix perpétuelle. Cet ambassadeur apportait en présent de l’or, de beaux chevaux richement harnachés, d’autres cadeaux dont la valeur se montait à 40,000 livres sterling. La paix fut conclue, et on la célébra par de grandes fêtes, des cavalcades, des solennités de toute sorte, sans négliger de la sanctionner par les plus forts sermens, prononcés au nom du Koran. Les deux souverains devaient vivre désormais comme des frères et s’unir contre fous les princes qui entreraient en guerre avec eux ou avec l’un d’eux. Pour montrer la sincérité de ses intentions, le sophi donna l’ordre de mettre à mort le fils du Grand-Turc, sultan Bajazet. Ce Bajazet passait pour un vaillant prince. Il était venu chercher un asile à la cour du sophi et y résidait depuis quatre ans. Le Turc demandait qu’on lui remît son fils ; le sophi se refusait à le livrer. Quand le prince eut été tué suivant le désir des Turcs, le sophi envoya sa tête au grand-seigneur. Ce père dénaturé la reçut comme la plus agréable offrande que son récent allié pût lui faire[10]. »

Pendant que Jenkinson était à Shamaki, le sophi probablement hésitait encore, ou du moins tenait-il à jeter jusqu’à nouvel ordre un voile sur ses desseins. Jenkinson fut adroitement sondé dès cette époque par le roi de Shirvan, — c’est sous ce nom que l’envoyé de la reine d’Angleterre a pris l’habitude de nous désigner depuis quelque temps le roi d’Hircanie. « Les Anglais, lui demanda un jour Obdolokan, sont-ils les amis des Turcs ? — Jamais, s’empressa de répondre Jenkinson, nous n’avons vécu en bonne intelligence avec eux. » Parole imprudente dont l’envoyé d’Elisabeth, mis par le rusé Hircanien hors de garde, eut plus tard sujet de se repentir ! « Les Turcs, avait ajouté, croyant faire acte d’habileté profonde, le pauvre Jenkinson, ne nous laissent pas traverser leur pays pour pénétrer dans les possessions du sophi. Il y a une nation, peu éloignée de nous, qui vit au contraire dans une grande intimité avec les Turcs. Cette nation s’appelle les Vénitiens. C’est elle qui transporte dans les domaines du Grand-Turc nos marchandises et qui nous en rapporte en échange des soies grèges. Nous pensons que ces soies doivent venir de Perse. S’il plaisait au sophi et aux autres princes de ce royaume de laisser nos marchands commercer directement dans leurs provinces, s’ils voulaient bien nous accorder des passeports et des saufs-conduits, comme le Turc en a octroyé aux Vénitiens, la Perse serait approvisionnée de nos produits et aurait une issue facile pour les siens, quand bien même il ne viendrait jamais un Turc sur ses terres. »

Le roi d’Hircanie parut très bien comprendre ce raisonnement et s’en montra charmé. « Il allait, assura-t-il, en écrire au sophi. Le sophi s’empresserait sans doute de concéder un privilège qui ne devait pas offrir de moins sérieux avantages à ses sujets qu’aux sujets de la puissante reine d’Angleterre, de France et d’Irlande. » Mais, hélas ! c’est surtout en Orient que la distance est grande de la coupe aux lèvres. Un ambassadeur qui venait de payer 400,000 pièces d’or la tête de Bajazet n’était pas un ambassadeur que l’on pût se flatter de trouver en défaut. L’envoyé du sultan ne tarda pas à être au courant des desseins éventés par l’adroite astuce du roi d’Hircanie. Il prit sur-le-champ ses mesures pour les faire avorter. « La guerre, ne peut s’empêcher de remarquer avec quelque mélancolie Jenkinson, eût beaucoup avancé mes affaires. Les choses, pour notre malheur, tournèrent autrement. » Une amitié cimentée par le sang d’un fils et d’un hôte pouvait-elle en effet, tant que Shah-Tamasp et Soliman vivraient, songer à se démentir ? Le 20 novembre 1562, Jenkinson est tout à coup mandé chez le sophi. Il s’y rend vers trois heures du soir. Arrivé à la porte du palais, les serviteurs du sophi ne lui laissent pas le temps de descendre de cheval. Avant même qu’il ait touché terre, ils lui ont mis aux pieds une paire des propres souliers de leur maître, de ces sortes de pantoufles qu’on appelle en persan des basmaks et que le souverain porte, quand il se lève la nuit, suivant sa coutume, pour prier. Les Persans n’auraient pas voulu laisser un giaour appuyer ses chaussures immondes sur le parvis sacré. « Singulières gens ! fait observer avec indignation Jenkinson, qu’on voit estimer infidèles et païens tous ceux qui refusent de croire à la sainteté de leurs sales et faux prophètes. » Le calme habituel du grand voyageur en ce moment l’abandonne. Pardonnons-lui, car, en vérité, une cruelle déception l’attend. Pas un seul de ses compagnons ou de ses serviteurs n’est admis à pénétrer dans la cour où il vient de chausser les royales babouches. Les Persans ne font d’exception que pour son interprète. Les présens qu’il apporte ont été partagés en un certain nombre de lots. Chaque lot est confié à un serviteur persan. Toutes ces précautions injurieuses ne présagent rien de bon. Jenkinson, impatient, est enfin introduit devant sa majesté. Il s’avance « avec le respect qu’il juge, nous apprend-il, nécessaire de montrer, » puis il remet à la fois les lettres de la reine et le présent de la compagnie : le sophi les reçoit. « De quel pays des Francs arrive cet étranger ? quelles sont les affaires qui l’amènent en Perse ? » Jenkinson répond qu’il vient de la fameuse cité de Londres, capitale du noble royaume d’Angleterre. Il a été envoyé en Perse par sa très excellente et très gracieuse souveraine, Madame Elisabeth, reine dudit royaume. Il vient pour établir une amitié sincère entre les deux états, pour obtenir un libre passage en faveur des marchands anglais, afin qu’ils puissent apporter en Perse leurs produits, en exporter les produits persans, le tout à l’honneur des deux princes, à l’avantage de l’un et de l’autre royaume, au bénéfice des sujets de la reine et des sujets du sophi. « En quelle langue sont écrites les lettres qui vous ont été confiées ? demande Shah-Tamasp. — Elles sont écrites en latin, en italien et en hébreu. — C’est très bien, dit le prince. Nous n’avons personne dans notre royaume qui comprenne une seule de ces trois langues. — Il est impossible, réplique Jenkinson, qu’un si grand souverain ne trouve pas dans l’étendue de ses vastes domaines des gens de toutes les nations pour interpréter les lettres qu’il reçoit. » Sans insister, le sophi passe incontinent à un autre sujet. Il interroge Jenkinson sur la situation des divers états de l’Europe, sur la puissance de l’empereur d’Allemagne, du roi Philippe II, du Grand-Turc. « Quel est le plus puissant de ces trois monarques ? » À cette dernière question, Jenkinson se recueille. Réflexion faite, il croit devoir répondre d’une façon évasive, « ne dépréciant pas trop le Grand-Turc, à cause de l’alliance récemment conclue. » Mais voici le sujet délicat qui approche.

Le sophi va subitement passer de la politique à la religion. « Jenkinson est-il un giaour, c’est-à-dire un mécréant, ou un serviteur de Mahomet ? — Je ne suis ni un mécréant, ni un mahométan, répond Jenkinson ; je suis un chrétien. » À ces mots le sophi s’est brusquement tourné du côté du roi de Géorgie. Chrétien lui-même, le roi de Géorgie a été récemment attaqué par le Grand-Turc et a dû chercher un asile auprès du shah de Perse. « Un chrétien, dit le roi, est celui qui croit en Jésus-Christ, qui affirme que Jésus est le fils de Dieu et le plus grand des prophètes. — Est-ce là ta croyance ? demande à l’inébranlable Anglais le sophi. — Oui, c’est ma croyance. » Ni le cœur ni la voix de Jenkinson n’ont tremblé. L’envoyé d’Elisabeth, en cette occasion solennelle, ne voudrait pas plus renier son Dieu que sa reine. « Ah ! tu es un infidèle ! s’écrie le sophi. Eh bien, apprends que nous n’avons pas besoin ici de l’amitié des infidèles. » Et d’un geste impérieux, Shah-Tamasp fait comprendre au giaour qu’il peut se retirer. « Je fus bien aise, nous avoue Jenkinson, d’en être quitte à ce prix. Je fis ma révérence et m’en allai, accompagné d’autant de gentilshommes qu’il y en avait eu chargés de m’introduire. Derrière moi marchait un Persan portant un bassin plein de sable. Du pied du trône jusqu’à la porte de la cour extérieure il jeta de ce sable pour effacer la souillure de mes pas. »

S’il se proposait de rassurer les Turcs et de leur faire oublier ses velléités d’alliance avec la Russie, Shah-Tamasp, on en conviendra, n’avait pas laissé de jouer avec assez d’habileté son rôle. Il ne suffisait pas cependant d’avoir repoussé avec indignation la main impure des Francs, il fallait savoir quels étaient au fond leurs projets. Le sultan et le sophi avaient tous deux une revanche à prendre contre les Portugais qui se maintenaient obstinément à Diù et à Ormuz. Les galères expédiées de Suez avaient été détruites, les janissaires, jusque-là invincibles, exterminés. Les Portugais étaient un grand peuple. Pour le sophi il n’existait que deux sortes de giaours : Les Francs et les Russes. Les Francs étaient ce peuple qui occupait Ormuz et avait ravi aux Persans le commerce des perles. Jenkinson se disait Anglais ; l’Angleterre était probablement une province vassale du Portugal. Sur le terrain de la cosmographie le roi des chiites n’en eût guère remontré au Fils du Ciel. Comment espérer qu’au sein de ses montagnes il eût appris ce que Soliman, établi sur les bords du Bosphore, ne connaissait peut-être encore que d’une façon assez vague ? Le premier soupçon qui vint à l’esprit de Shah-Tamasp, c’est que Jenkinson, sous son titre d’envoyé, cachait un espion, et que cet espion venait étudier les chemins par lesquels on pouvait arriver de la mer des Indes au cœur de la Perse. Shah-Tamasp se promit d’éclaircir les doutes qu’il avait conçus à ce sujet. Par ses ordres, l’envoyé de sa majesté britannique se vit entouré d’une foule de gentilshommes qui ne négligèrent rien pour effacer la fâcheuse impression qu’avait du produire sur Jenkinson la scène du 20 novembre. On lui conseillait de ne pas perdre courage, on lui promettait qu’il serait toujours bien traité ; le fils du roi d’Hircanie entre autres ne cessait d’affirmer à ce chrétien, dont il s’était fait le protecteur, qu’avec de la persévérance, en ayant soin de saisir pour renouveler sa requête une occasion favorable, il verrait changer complètement les dispositions du sophi. Par quelle voie comptait-il, une fois le privilège qu’il réclamait obtenu, s’en retourner dans son pays ? Reprendrait-il le chemin qui l’avait amené ou préférerait-il la voie d’Ormuz et des vaisseaux portugais ? Jenkinson flaira quelque piège. « Les Portugais, dit-il, ne sont pas nos amis. Tant qu’ils seront à Ormuz, je ne me soucie pas d’y aller. » Informé sur-le-champ de cette réponse, le sophi voit déjà Jenkinson sous un meilleur jour. Il juge cependant nécessaire, avant de prendre un parti, de se consulter avec sa noblesse.

Peut-on réellement entrer dans les vues de ce Franc ? Il semble, en somme, avoir entrepris le voyage de Perse à bonne intention. Ne faudrait-il pas, tout au moins, le renvoyer avec des lettres et avec des présens ? La plupart des membres du conseil ne furent pas de cet avis. La nouvelle de ce bon traitement serait, suivant eux, bientôt portée à la connaissance du Turc ; le Turc assurément en prendrait ombrage et l’alliance récemment conclue pourrait s’en ressentir. Le sophi n’avait aucun intérêt à se lier d’amitié avec des mécréans dont les pays étaient si éloignés de la Perse. Il valait beaucoup mieux expédier le giaour avec ses lettres de créance au Grand-Turc. Le sophi, du coup, est fort ébranlé. Il n’attendait, dit-on à Jenkinson, que le départ d’une ambassade, dont l’envoi prochain était résolu, pour faire prendre sous bonne garde la route de Constantinople au giaour qui avait, par son imprudence, failli jeter un nuage sur les rapports du shah et du sultan. Prévenu par son fils de ce qui se tramait à Casbin, le roi d’Hircanie ne laissa pas de juger le jeu périlleux. Toutes les relations entre la Russie et la Perse vont être, par ce procédé brutal, violemment interrompues. L’alliance de Soliman II n’est pas tellement solide qu’on ne puisse avoir quelque jour besoin des secours d’Ivan Vasilévitch. Jenkinson a été l’hôte d’Obdolokan ; c’est sur la foi du prince, sous l’escorte de ses soldats, que ce Franc a poursuivi son chemin vers Casbin. S’il lui arrive malheur, le tsar ne s’en prendra peut-être pas à la Perse ; il s’en prendra certainement à l’Hircanie. Le sophi, au dire de Jenkinson, faisait très grand cas du roi des Hircaniens. Au mérite d’être le plus vaillant de ses princes feudataires, Obdolokan joignait le mérite, non moins grand à ses yeux, d’être son parent. Shah-Tamasp pesa donc mûrement les observations qu’Obdolokan lui fit soumettre par son fils Shali-Moursi. Le résultat de ces réflexions aboutit enfin au parti le plus honnête à la fois et le plus prudent. Le 20 mars 1563, après quatre mois d’inquiétudes et d’angoisses, Jenkinson reçut un riche vêtement de draps d’or et fut congédié, « sans qu’on lui eût fait aucun mal. » Le 30 mars, il arrivait à la ville d’Ardébil, le 15 avril à Djavat, où le roi Obdolokan avait pour le moment fixé sa résidence ; le 21, il se retrouvait au bord de la mer. Sa barque était prête ; il y fit sur-le-champ charger ses marchandises, — car il ne revenait pas de Perse les mains vides, — et il n’attendit plus pour se mettre en route qu’un bon vent. La traversée d’Abcharon, à l’entrée du Volga, ne fut pas plus exempte d’épreuves et de vicissitudes que ne l’avait été, deux ans auparavant, le trajet de Manguslav à la bouche orientale de ce fleuve. La barque n’était pas moins chétive ; le ciel se montra tout aussi capricieux. L’habileté nautique de Jenkinson triompha des difficultés de ce second retour, comme elle avait déjà eu raison des contre-temps du premier voyage. Le 30 mai, le port d’Astrakan s’ouvrait de nouveau à la voile anglaise ; le 10 juin, Anthony refoulait le courant du Volga sous l’escorte de 100 mousquetaires ; le 15 juillet, il touchait à Kazan ; le 20 août 1563, à Moscou.

Ivan Vasilévitch avait bien employé le temps que Jenkinson venait de passer en Perse et sur la mer Caspienne. Le victorieux tsar était maître de Polotzk, une trêve tenait en suspens les armes de la Pologne, et les succès du fils inconstant de Gustave Vasa, de ce roi devenu par son ambition le plus utile et le plus inattendu des alliés d’Ivan IV, semblaient garantir à la Russie que cette trêve, acceptée à regret par Sigismond-Auguste, serait de quelque durée. Jenkinson arrive à propos. Que va-t-il annoncer au tsar ? Que l’on fait en Perse peu de cas des recommandations des souverains chrétiens ; que l’envoyé d’Elisabeth, le protégé d’Ivan Vasilévitch a failli prendre le chemin du Bosphore, adressé pieds et poings liés au Grand-Turc. Jenkinson n’est pas homme à insister sur des détails qui sembleraient trahir le souvenir ému d’un danger personnel ; il a mieux à faire. Il montre à Ivan IV, à ce roi fortuné qui après trente années de règne n’a pas cessé un instant de voir s’agrandir son empire, de nouvelles conquêtes à entreprendre, de nouveaux peuples à recueillir ou à subjuguer. Le roi de Géorgie ne se fie qu’à demi à la protection du monarque persan. Il a fait suivre secrètement l’agent d’Elisabeth à Shamaki. Un Arménien se présente en son nom ; le roi lui a fait part de ses peines. « Il se trouve enfermé entré deux cruels tyrans, le Grand-Turc et le sophi. Il supplié Jenkinson par l’amour du Christ, puisque lui aussi est chrétien, de lui envoyer par cet Arménien quelques consolations, de lui faire savoir comment il pourrait s’aboucher avec l’empereur de Russie. L’empereur consentirait-il à le soutenir ? Que Jenkinson expose à l’empereur sa situation. Le roi lui aurait écrit lui-même, s’il n’eût craint que son messager ne fût arrêté en route. » Jenkinson n’a pas hésité à se porter garant des dispositions du tsar. Peut-on douter qu’Ivan Vasilévitch ne s’empresse de venir en aide à un roi chrétien ? Le roi de Géorgie ne sait par quel chemin faire passer en Russie son émissaire. Qu’il le dirige par le pays des Circassiens ! Le prince de ce pays, dont Ivan IV a épousé la fille, favorisera certainement une démarche qui ne saurait être qu’agréable à son gendre. »

Deux jours après, Jenkinson envoie un des employés de la compagnie, Edouard Clerk, de Shamaki au plus grand marché de soie de toute la Perse, à Arash. D’Arash, Clerk trouvera facilement le moyen de gagner la Géorgie, s’il sait se glisser dans quelque caravane de marchands arméniens. Clerk part, mais il est reconnu en route et doit se tenir pour heureux de pouvoir revenir, sans être molesté, sur ses pas. Est-ce tout ? Non ! Jenkinson a encore une plus sérieuse ouverture à faire au tsar. Le roi d’Hircanie lui-même paraît bien chancelant dans sa fidélité. Il ne s’est pas contenté de faire à Jenkinson cadeau de deux vêtemens de soie et de le congédier avec la plus grande faveur, « il lui a confié maint secret pour qu’il en fît part de vive voix à l’empereur de Russie. » La Perse est un grand pays, divisé en plusieurs royaumes. Elle touche par le sud à l’Arabie et à l’Océan-Oriental, par le nord à la Tartarie et à la mer Caspienne, par l’est aux provinces de l’Inde, par l’ouest à la Chaldée, à la Syrie et aux autres pays des Turcs. Son immense étendue ne peut que favoriser l’invasion. Les Persans, il est vrai, sont fiers et courageux ; ils s’estiment la première nation du monde, mais leur prince, âgé de cinquante ans, paraît peu à craindre. Effrayé des progrès du Grand-Turc, il se fie plus à ses montagnes qu’à ses cités et à ses châteaux. Il a fait raser ses forteresses, fondre son artillerie, afin que l’ennemi ne trouvât pas à s’établir sur son territoire. Shah-Tamasp est de taille moyenne et a cinq enfans. Il croit à sa sainteté et prétend descendre du sang de Mahomet et de Mourça-Ali. Son pouvoir n’est cependant pas si bien affermi qu’il ne se croie obligé de retenir en prison l’aîné de ses fils, dont sa pusillanimité redoute l’activité et le courage. Tels sont les détails qu’apporte à Moscou Jenkinson. Par quel émissaire russe Ivan IV eût-il pu être aussi bien renseigné ? Quel boïar, quel kniaz eût aussi chaleureusement pris ses intérêts ? Si les Moscovites ont attendu trois cents ans pour étendre leur empire jusqu’à Tiflis, Erivan et Boghar, ce n’est pas assurément la faute de Jenkinson ; les Russes ne peuvent s’en prendre qu’aux troubles qui suivirent le règne d’Ivan IV. « Je reconnais vos bons services, a dit l’empereur à ce fidèle Anglais. Je vous en remercie et je vous en récompenserai. Préparez-vous à entreprendre bientôt de nouveaux voyages et à vous occuper encore de mes affaires. »

Jenkinson passa tout l’hiver à Moscou, mais ce ne fut pas en Perse que le renvoya Ivan IV. Le tsar jugea plus utile de donner à la reine d’Angleterre l’occasion d’entendre d’une bouche dévouée et convaincue ce que valait réellement l’amitié à laquelle, en 1561, elle semblait vouloir attacher tant de prix. Ivan ne se laissait pas éblouir par une prospérité jusque-là sans exemple ; il sentait instinctivement s’amasser autour de lui l’orage. Pour étayer son œuvre chancelante et encore mal assise, il devait naturellement chercher de tous côtés des appuis. Jenkinson part enfin de Moscou le 28 juin 1564 ; le 9 juillet, il s’embarque sur le Swallow. La traversée fut rude et périlleuse. Échappé aux dangers de la mer Caspienne, Jenkinson faillit, sur l’Océan du nord, perdre « son navire, ses marchandises et la vie. » Le 28 septembre, il arrivait à Londres.

Pendant qu’il s’y occupe des affaires d’Ivan IV, qui s’occupera dans les états du tsar des affaires de la compagnie ? La compagnie n’a jamais manqué de serviteurs intrépides. Thomas Alcock, George Vrenne, Richard Cheinie se sont, au premier appel d’Henry Lane, embarqués sur la Moscova. Jenkinson leur a suffisamment indiqué le chemin ; ils suivront ses traces et iront à leur tour cultiver les germes ingrats déposés sur la terre persane. Thomas Alcock n’est pas d’ailleurs un nouveau venu en Russie. Son nom nous apparaît, dès l’année 1558, au milieu des feuillets poudreux de la chronique d’Hakluyt. Thomas n’affronte pas alors la perfidie musulmane ; c’est au courroux du roi de Pologne qu’il s’expose. Il a loué à Smolensk un Tartare qui a promis de le conduire par la Pologne à Dantzick. En route, on l’arrête et on lui met, pour le garder plus sûrement, les fers aux pieds. Après une longue détention, il comparaît, le jour de la Saint-George, « devant le maréchal. » Sigismond-Auguste tient à montrer son insigne bonté et sa miséricorde. Le prisonnier est libre, mais qu’il parte sur-le-champ pour l’Angleterre et n’essaie pas de se rendre ailleurs. Alcock réclame avec énergie les effets qu’on lui a enlevés : son épée, ses bottes, un arc et des flèches achetés à Smolensk et qui lui ont coûté quatre marcs d’argent. Il réclame son traîneau, son feutre, son livre de comptes et surtout « le Jardin des saintes prières. » Le roi lui fait dire de remercier Dieu d’avoir gardé sa tête. A courir la Pologne, Alcock a pris le goût des voyages. Les prisons du roi Sigismond ne paraissent pas lui avoir laissé un trop mauvais souvenir. Le 20 octobre 1563, nous le rencontrons sur la route de Shamaki à Casbin. A son retour de Casbin, il s’arrête à Djavat. Le roi Obdolokan est resté le débiteur de la compagnie. Alcock pense que le moment est venu pour la compagnie d’être payé. Il dresse à cet effet une supplique et la présente « au roi devant ses ducs. » N’est-ce pas ainsi que les Anglais ont réglé leurs comptes avec Ivan IV ? Mais le roi d’Hircanie est mal disposé. Parti en avant avec les marchandises George Wrenne a pu gagner sans encombre Shamaki. Il est à peine à Shamaki depuis trois jours qu’il apprend le fâcheux accident survenu à son compagnon. Alcock a été assailli et massacré sur la route. Comment se flatter qu’on parviendra jamais à établir un commerce dans ce pays barbare où l’on traite ainsi les marchands ?

Les Anglais, on le sait, ne renoncent pas facilement à leurs desseins. Tout s’est expliqué : la mort d’Alcock n’a été qu’un malentendu. Le 26 avril 1566, Jenkinson n’est pas de retour à Moscou, mais Arthur Edwards est à Shamaki. « On raconte ici, écrit-il, que le roi Philippe a livré à Malte une grande bataille aux Turcs et leur a pris 70 ou 80 de leurs principaux capitaines. » Ce n’est pas encore la bataille de Lépante, c’en est déjà le jour avant-coureur. Les chevaliers de Malte ont vengé les hospitaliers de Rhodes ; il faut désormais compter avec les chrétiens. La chrétienté, par malheur, n’est pas unanime, et, même après Lépante, le croissant ne cessera pas de régner en maître dans la Méditerranée. Qu’importe au Grand-Turc le mécontentement de l’Espagne, l’indignation de Rome, l’hostilité déclarée de Venise ? Les ports syriens en seront-ils moins bien approvisionnés quand, au lieu de galions vénitiens, ils recevront de bons ships anglais ? Ainsi donc, — amère et bizarre ironie du sorti. — voilà ce que rapportent les plus glorieux triomphes. Le grand-maître de Malte et don Juan d’Autriche auront vaincu pour faciliter l’écoulement des draps que n’ont pas réussi à placer Jenkinson et Thomas Alcock.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Voyez les numéros de la Revue des 15 juin, 1er juillet, 1er août et 1er octobre.
  2. Seratchick (petit palais), dans le gouvernement d’Orenbonrg, était une ville tartare, aujourd’hui détruite. On n’y rencontre plus qu’un poste de cosaques.
  3. Manguslav, Mangushluk et Mangishlak, sont un seul et même port situé par 44° 32’ de latitude nord et 48° 59’ de longitude est.
  4. L’Oxus, l’Iaxarte, l’Ardok, l’Amou-Daria, le Djihoun, sont les diverses branches ou les dérivés du grand fleuve qui se jette dans la mer d’Aral.
  5. La position récemment assignée à cette ville donne pour la latitude 39° 48’.
  6. Arash est située par 40° 33’ de latitude nord, 45° 4’ de longitude est.
  7. On pourra retrouver Djavat sur nos cartes modernes, à 34 milles environ dans le sud de Shamaki.
  8. En réalité par 38° 20’.
  9. Aderavgan ou Aderbidjan, c’est toujours la province dont Tabris est la capitale.
  10. Réfugié en Perse le 7 juillet 1561, Bajazet aurait été mis à mort, s’il en faut croire les annales ottomanes, le 25 septembre de la même année. Le voyageur anglais nous fournit d’autres dates ; les détails dans lesquels il entre ne seraient-ils pas de nature à faire pencher la balance de son côté ?