Les Marines de guerre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 320-345).
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LES
MARINES DE GUERRE

I.
LES GUERRES NAVALES.

Il y a des siècles prudens, que la nouveauté inquiète et que la tradition gouverne. Il y a des siècles aventuriers, que leur vocation pousse à la découverte. Le nôtre est des seconds : rien n’y dure que le changement. Si le culte du passé a été quelque part une loi, c’est dans la science des armes ; aujourd’hui, pour trouver ce qu’elle veut devenir, elle s’efforce d’oublier ce qu’elle lut, et rien peut-être ne se modifie à l’égal des marines de guerre. Les plans se succèdent et se remplacent dans la pensée incertaine des nations, et elles se contredisent sans inconstance, esclaves elles-mêmes des bouleversemens qu’apportent la science aux moyens de lutte et la politique dans l’équilibre du monde. Toutes travaillent à cette révolution, beaucoup n’en mesurent pas l’étendue ; les moins faites pour la comprendre sont les peuples tiers d’un vieil état maritime et peu disposés à admettre qu’aucune nouveauté le rende inutile. À l’heure présente, un établissement naval entouré de traditions est pour eux un grand danger, s’ils en viennent à croire qu’il leur donne une force ou plus de loisir pour se transformer. Le cours habituel des choses est ailleurs assez insensible pour qu’une part du passé survive dans le présent ; ici non. Un jour s’est élevée subitement comme une tempête de progrès, dans laquelle l’ancienne marine a été engloutie tout entière. Il reste d’elle le souvenir, cette âme des choses, qui se dégage de leur mort ; mais ce que l’œil contemple, ces monumens, ces remparts, ces arsenaux, ces armes, cette apparente majesté qui croît par la durée même, et qui semble encore veiller sur l’avenir, tout est une vaine ombre que projette encore sur l’horizon un passé déjà disparu. L’ombre peut cacher les périls, elle ne les supprime pas. Contre eux, tant ils sont nouveaux, toute marine est nouvelle, et contre eux rien de l’ancien établissement n’est efficace. C’est ce qu’il importe de mettre hors de doute.


I.

Quand le XVIIe siècle, qui donna aux marines comme aux armées de l’Europe une organisation régulière, eut créé ses escadres, l’instrument de combat naval parut fixé. Il ne faut pas s’étonner si l’esprit humain, toujours épris de recherches, se montra ici constant. L’ancienne marine recevait ses lois moins de l’homme que de la nature, et la nature ne change pas. Elle fournissait aux navires leur matière, le bois, et leur moteur, le vent. Pour emprunter sa vitesse au souffle passant sur les flots, l’expérience avait appris à soutenir par des mâts élevés une grande surface de toile, et à la disposer de telle sorte que dans les circonstances habituelles elle se déployât tout entière. Comme l’orientation du vent était rarement identique à celle des navires, son effort tendait à coucher les coques sur un de leurs côtes, et cette inclinaison, dangereuse surtout pour les vaisseaux chargés dans leurs hauts par plusieurs étages d’artillerie, les menait en péril de chavirer. De là la forme des carènes : à la force du vent sur la voile, qui sollicitait le bâtiment à se pencher, on opposait, pour maintenir l’équilibre, la résistance de l’eau sous une coque aux flancs larges et à la quille profonde. Cette stabilité était obtenue aux dépens de la vitesse. Le plus grand obstacle au mouvement est l’inertie de la masse liquide ; cet obstacle croît à mesure qu’elle est refoulée par une surface plus large et plus plane, il diminue à mesure qu’elle est tendue par un coin plus aigu, et la longueur du corps immergé ralentit à peine sa marche par le glissement d’une eau déjà vaincue contre ses bords Mais les dimensions fines étaient interdites aux navires à voiles. Ils n’avançaient droit par leur proue que dans un seul cas, quand le vent poussait arrière ; pour peu qu’il soufflât de côté, ils se déplaçaient suivant une ligne oblique à la direction de leur quille ; enfin dès qu’il changeait ou devenait contraire, il leur fallait courir des bordées, c’est-à-dire virer souvent de bord. Dans ces circonstances, habituelles à la navigation, ils avançaient par le travers : la résistance des masses liquides ne se produisait donc pas moins sur leurs côtés que sur leur avant. Faire la coque étroite, c’était faire les côtés longs et plats, c’était favoriser le mouvement direct et sacrifier les mouvemens de flancs. Pour accomplir avec une égale facilité les uns et les autres, la carène devait offrir dans toutes les directions des surfaces également fuyantes et par suite les œuvres vives[1], se rapprocher de formes sphériques. La nécessité avait été l’architecte de ces navires gros et courts, évidés sous l’avant et sous l’arrière, renflés de flancs, aux proportions constantes, où le tirant d’eau atteint la moitié de la largeur, où la longueur la dépasse quatre fois, où la partie immergée, à la fois la moins longue et la plus large, offre à la mer des rondeurs sans angle, et qui affirment l’unité de type dans la variété des dimensions. La variété des dimensions même était restreinte. Comme la solidité des bâtimens dépendait de leur membrure et comme la membrure devait croître en épaisseur à proportion que la construction croissait en étendue, la pénurie de pièces de bois assez fortes imposait une première limite à l’extension des navires. Comme ils calaient beaucoup d’eau, ils atteignaient vite la profondeur au-delà de laquelle ils n’auraient pu ni naviguer à proximité des côtes, ni pénétrer dans les ports. Ceux de premier rang comptaient à peine cinq mille tonnes de poids, avec soixante-dix mètres de long, dix-sept de large, et un tirant d’eau dépassant sept mètres. Tous agissaient par une seule arme, l’artillerie, et, comme se protéger eût été s’alourdir, — et s’alourdir se rendre immobile, — ne lui opposaient que leur mince bordage. Rien ne la sollicitant donc à augmenter sa force de pénétration, on s’était borné à chercher la pièce la plus puissante que le bras humain pût commodément servir, et toutes les nations avaient fini par adopter un canon qui portait à 1,800 mètres un boulet de 36 livres. La vitesse, les facilités d’évolution, l’arme, étant semblables, la quantité de canons portés par chaque navire établissait seule entre eux une différence ; en effet, la force maritime d’un peuple avait pour expression le nombre des pièces qui les armaient, et tant qu’ils étaient capables de les porter, ils gardaient, vieux ou neufs, leur valeur militaire. Tous étaient également aptes à la guerre d’escadres, de croisière ou de côtes ; les seuls qui eussent une destination particulière, — flûtes et brûlots, — étaient encore des navires de même nature, dont l’armement seul était modifié. Vers le milieu du XVIIIe siècle, il est vrai, un navire d’une forme spéciale, à fond plat, destiné à agir dans des eaux peu profondes, la prame, originaire de Hollande, apparaît sur d’autres côtes, mais cette dérogation confirmait la règle générale de l’ancienne marine : unité de type, variété de services.

Ces services d’ailleurs étaient toujours incertains, ignorant le jour où ils pourraient prendre le large, les parages où ils seraient portés, le littoral où ils termineraient leur campagne, les navires déployaient leurs voiles à l’aventure et tournaient le cap vers l’inconnu. Si aucun n’était sûr de sa route, combien les navigations de conserve étaient-elles difficiles, et hasardeuses les concentrations entre vaisseaux partis de différens points ! S’attendre, attendre le vent, attendre l’ennemi, voilà les péripéties toujours les mêmes des actions navales. C’est par fortune qu’on rencontre l’adversaire, c’est par fortune qu’on en est séparé ; la guerre navale est un jeu de hasard où les chances croissent sans doute avec les ressources qu’une nation jette sur le tapis vert des océans, mais les marines faibles peuvent comme les fortes tenter ce caprice des événemens qui ne se laisse asservir à personne et que ne fixent ni la puissance ni le courage. Au contraire, plus une entreprise demandait de précision, de régularité et de concert, plus son succès devenait improbable.

Voilà pourquoi les opérations le moins tentées étaient les opérations contre le littoral. Il essuyait dans chaque guerre les insultes de croiseurs isolés : mais, dans les deux derniers siècles, les blocus et les débarquemens faits avec des forces combinées se comptent, et rien n’est plus rare que ces entreprises, sinon leur succès. Parmi celles qui réussirent à une époque voisine de la nôtre, la facile arrivée en Égypte des Français, puis celle des Anglais, durant la révolution, fut considérée comme une rare et égale faveur faite par la fortune aux deux belligérans. L’expédition d’Alger semblait si hasardeuse, que dans le conseil de guerre tenu aux Tuileries pour en décider, tous les amiraux se prononcèrent contre elle ; elle eût été abandonnée sans la volonté du ministre, et cette volonté fut peut-être inflexible parce qu’il n’était pas marin. L’entrée de la flotte française à Lisbonne inspira à tous ce jugement porté par un amiral : « Quelle marine a jamais rien tenté de plus vigoureux, rien de plus téméraire que l’entrée de vive force d’une escadre à voiles dans le Tage ? »

Le véritable champ d’action était la haute mer. Elle offrait la riche proie des bâtimens de commerce : ceux-ci, tant les nouvelles se répandaient lentement, chargeaient dans les ports étrangers et reprenaient la mer qu’ils croyaient encore sûre, bien après les déclarations de guerre. Même connues, elles ne les arrêtaient pas. La France avait formulé, mais sans la faire triompher, la règle que le pavillon couvre la marchandise : la plupart des autres nations professaient que, même sur navires neutres, la marchandise emmenée était de bonne prise et, au congrès de Paris, le représentant de l’Angleterre qualifia ces usages de « principes qu’elle avait jusque-là invariablement maintenus. » Les chargemens n’étaient donc pas plus exposés sur les navires de la nation que sur Iles étrangers. Sur les uns ou sur les autres, la longueur des traversées a la voile donnait le loisir de les surprendre et de les capturer. Une partie des forces à ce destinées, croisant non loin des ports de la puissance ennemie, fermaient. par un blocus renversé la terre aux navires marchands. Sur l’étendue des mers où ils erraient, d’autres navires leur donnaient une chasse incertaine sans doute, mais cependant assez lucrative pour que nombre de particuliers, armant des navires en corsaires, prissent part à ses chances. Un tel butin n’était pas abandonné par une nation à l’autre sans résistance. Pour purger la mer des corsaires ennemis, et maintenir ouvert l’accès des ports, la flotte de guerre formée en escadres s’établissait dans les parages voisins des côtes ; dans la suite de la guerre, elle détachait des divisions pour recueillir sur les lieux de trafic les bâtimens de commerce. en former des convois et les escorter. De là l’impossibilité d’obtenir autre chose que des prises partielles et toujours incertaines quand cette force protectrice restait organisée ; de là la nécessité, pour atteindre par grandes masses le commerce ennemi, de détruire sa marine de guerre ; de là les batailles navales où se disputait la domination de la mer.

Ce n’est pas d’ailleurs au commerce qu’une telle guerre portait les plus grands coups. La puissance utilitaire d’un pays avait vraiment alors deux expressions comparables, l’armée et la flotte. Sur terre, les armées, que recrutaient l’enrôlement volontaire et le sort, comptaient des effectifs restreints, les plus puissantes ne dépassaient pas cent à deux cent mille combattans. Sur mer, le maniement des voiles et le service des pièces exigeaient jusqu’à douze cents hommes sur les vaisseaux de ligne, et les flottes des grandes nations comptaient jusqu’à cent mille hommes. L’expression alors en usage d’armées navales exprimait une idée juste : que la terre ou la mer servit de champ de bataille, on y détruisait en proportions presque égales la richesse la plus longue à produire, celle qui remplace toutes les autres et que nulle ne remplace, les hommes. Voilà pourquoi la guerre d’escadres est la plus importante dans les annales de l’ancienne marine.

Dans un temps où les flottes n’étaient maîtresses ni de leur vitesse ni de leur direction, rien de moins nécessaire, rien de plus chimérique même que de demandera des lois de stratégie générale le nombre et la situation des ports, de leur confier une étendue de littoral à défendre, de les placer à proximité de frontières à attaquer. Entre les mêmes points, comme la force et la direction du vent faisaient sans cesse varier la route, il i)’y avait pas même distance, et pour une voie inconnue peu importait d’où l’on partît. Ce qu’il fallait à la navigation, surtout dangereuse près de terre, c’est sur les rivages des refuges, et la marine la mieux en sûreté était celle qui possédait les ports les plus nombreux. Grâce à la nature du matériel flottant, ils étaient faciles à trouver. Toute baie, tout fleuve profond de 7 à 8 mètres étaient aptes à recevoir les vaisseaux ; la sûreté des rades, la largeur et l’orientation de leurs passes désignaient les positions les plus favorables. Peu de magasins, pour un matériel solide et simple ; moins encore d’outillage, pour des travaux proportionnes à la force de l’homme et qui s’accomplissaient par sa main ; quelques ouvrages fondés à la mer, dont les plus dispendieux étaient les formes de radoub, établies seulement vers la fin du dernier siècle et qui, en très petit nombre, suffisaient à entretenir les carènes de bois et les doublages de cuivre, il n’en fallait pas davantage pour faire de grands ports. L’état n’avait pas seulement à sa disposition ceux qu’il créait pour son usage. Les mêmes formes, le même matériel de navigation s’imposaient aux navires de commerce : percer de sabords et de canons la muraille d’un navire marchand était le transformer en bâtiment de combat, et l’on ne faisait pas autrement les corsaires qui se mesurèrent tant de fois sans désavantage avec les vaisseaux de ligne. Les principaux havres offraient par suite les installations, les profondeurs et, sauf les armes, le matériel nécessaires à la marine nationale. Ils avaient le caractère et portaient le nom de « ports mixtes, » soit que l’état s’y fût réservé un arsenal particulier, soit qu’il s’y contentât des installations et du personnel préparés par le commerce. En ce cas, s’il n’avait pas la charge, il n’avait pas la libre disposition des choses et des hommes, mais le plus important était de concilier l’intérêt de l’économie avec la nécessité d’ouvrir aux flottes assez d’asiles pour les contenir. À cette époque, la grandeur des vaisseaux étant limitée, c’est leur nombre qui se développait et comme, empruntant leur seule pratique constante au cours régulier des saisons, ils commençaient leurs campagnes au printemps pour les finir à l’automne et fuyaient tous ensemble la mer trop orageuse de l’hiver ; leur multitude eût été trop à l’étroit dans l’enceinte de quelques arsenaux. Dispersés dans leurs postes d’hivernage, ils mettaient à profit, par une sage division du travail, toutes les ressources des ports et préparaient leurs nouvelles campagnes.

Restait à les protéger contre les insultes. Mais une lutte entre des vaisseaux ennemis et le littoral donnait tout l’avantage à la défense. Dans les murailles de bois, partout vulnérables, les projectiles ouvraient à tout coup leur blessure, tandis que des maçonneries d’un mètre d’épaisseur suffisaient à briser l’effort de l’artillerie, sans avoir à redouter les chances très incertaines des feux courbes et des coups d’embrasures, et ainsi tout justifiait la formule reçue que les six pièces d’une batterie valaient les cent vingt canons d’un vaisseau de ligne. Ces ouvrages coûtaient si peu à établir et à armer qu’ils s’élevaient partout où le littoral offrait à l’adversaire un refuge ou un débarquement facile. C’était d’ailleurs la seule manière de protéger alors les côtes. Leur défense par des forces prêtes à se porter d’un centre stratégique sur les points menacés n’était pas d’une telle époque : navales, ces forces soumises au caprice des élémens eussent été d’une efficacité précaire ; terrestres, elles eussent été d’une inefficacité certaine. Avec les signaux alors en usage, si imparfaits durant le jour et interrompus par l’obscurité, des troupes ne pouvaient surveiller le rivage à distance. Même informées dès que l’ennemi aurait été visible, en marche aussitôt qu’averties, et n’ayant pas à franchir plus de distance que l’agresseur,-elles fussent arrivées trop tard : les troupes, surtout avec de l’artillerie et du bagage, ne marchaient pas aussi vite sur les meilleures routes (et les routes, même mauvaises, étaient rares sur le littoral) que sur la mer des navires poussés par un bon vent. Il fallait donc qu’une protection permanente fût organisée sur les points vulnérables, avec un personnel toujours à portée de mèche de ses canons. Pour quelques parties du littoral, contenant ou de grandes richesses ou une population dense, la protection devait être plus complète. Ce n’était pas assez qu’elles pussent repousser une attaque, il fallait qu’elles ne pussent pas être attaquées : sécurité facile encore à obtenir. Les ports et les arsenaux avaient à craindre ou un bombardement du large ou une attaque de vive force. Pour les rendre inaccessibles à un bombardement, il suffisait de placer leurs fronts de défense à 1,800 mètres en avant des villes ou arsenaux à protéger. Interdire l’entrée des rades à un ennemi résolu à les forcer n’était pas aussi simple ; mais on tenait pour fermées les passes qui offraient une largeur moindre de 2,000 mètres entre des batteries croisant leurs feux. Défiler à cette portée des ouvrages, et, — comme la configuration des côtes et la direction du vent ne permettaient pas d’ordinaire d’entrer sans manœuvre dans les rades, — s’exposer au tir d’enfilade, alors le plus dangereux, se laisser porter tour à tour sous la bouche des canons qui couronnaient l’un et l’autre bord et pouvaient lancer deux coups par minute, était pour un navire la plus hasardeuse des entreprises. Eût-il franchi les défenses avancées, s’il ouvrait le feu contre une place, c’était encore la lutte des murailles de bois contre les murs de pierre ; s’il attaquait les navires au mouillage, les combattre n’était pas les surprendre, la voile ne favorisait pas les actions immédiates, l’avantage n’était pas à l’agresseur, mais au mieux armé, et l’abordage même n’offrait pas à celui qui le tentait la victoire, mais un nouveau combat. L’attaque enfin n’était pas toujours possible. Les calmes qui, surprenant les navires près de terre, les auraient livrés immobiles aux feux de l’ennemi, les vents battant en côte qui les poussaient en perdition au rivage, suspendaient toutes les opérations de la marine à voiles. Avantage plus grand qu’il ne semble pour la défense : durant ces armistices que lui accordaient les élémens, elle pouvait réparer ses pertes et goûter ce repos indispensable aux corps militaires pour garder leur valeur morale.

Telle était la marine qui suffit aux grandes guerres de deux siècles, leur survécut et qui, en 1854, le jour où les plus puissantes flottes du monde se trouvaient rassemblées à Besika, semblait briller d’un aussi vif éclat. Dans les navires qui se réunirent alors, Ruyter, Tourville ou Nelson auraient reconnu leurs bâtimens de lutte. Deux nouveautés seulement glissées dans cette tradition auraient étonné leur génie. Quand l’ordre fut donné de franchir les détroits, les vaisseaux se couvrirent non de voiles, mais de fumée, et pour remonter le courant s’ébranlèrent, les uns mus par une force intérieure, les autres remorqués par ceux qui la possédaient : cette force « auxiliaire » était si faible encore qu’elle ne put vaincre le vent et la mer également contraires. Seul, le Napoléon, qu’illustra cette journée, mouillait le soir aux Dardanelles avec la Ville-de-Paris, les escadres durent attendre que le vent fût tombé et arrivèrent le lendemain. C’étaient les débuts de la marine à vapeur. Deux ans après, la France envoyait dans la Mer-Noire, sous le nom de batteries flottantes, trois bâtimens sans mâture et plus semblables à des forts qu’à des navires : à l’attaque de Kinburn, embossés à 1,200 mètres des remparts, ils y faisaient brèche et, exposés à toute l’artillerie de la place, achevaient le combat sans blessures ; aucun projectile n’avait traversé les dix centimètres de fer qui les recouvraient. C’étaient les débuts de la marine cuirassée.

Or ces deux faits, détails dans l’ensemble de la guerre, surcroît de succès dans une époque glorieuse, ces deux faits obscurs, comme toutes les origines, allaient, en se développant, détruire l’ancien instrument de navigation et de guerre.

La vapeur n’apportait pas seulement un terme à l’incertitude de la marche. Comme cette marche est une ligne droite que n’infléchit plus le caprice de la mer ou du ciel, les longueurs des coques peuvent croître ; comme le moteur n’agit plus obliquement sur les hauts du navire, mais est placé dans ses fonds ainsi qu’un lest et augmente sa stabilité, les largeurs et les profondeurs peuvent diminuer ; la tyrannie des formes a disparu. La nature offre un dernier obstacle : les dimensions des bois. Les progrès de la métallurgie font du fer et de l’acier des matières aussi dociles que la volonté de l’homme est diverse. Dès lors, tout ce que celui-ci est capable de concevoir, il est près de l’exécuter. Il a fui de son repos comme un captif de ses chaînes ; pour prendre plus vite possession de ses conquêtes, il s’élance sur toutes les voies à la fois ; et dans l’emportement de son activité gronde encore la colère de sa longue inaction. Il n’y a plus à décrire les changemens étudiés ici même[2], tout ensemble l’audace de ces constructions qui pèsent sur les mers de poids encore inconnus, et la délicatesse de celles qui, avec quelques tonnes à peine, possèdent de puissantes machines et traversent les mers ; l’infinie variété de formes qui, par des transitions insensibles, joint les navires les plus contraires ; l’unité des armes détruite comme celle des types, l’éperon, puis la torpille, partageant l’importance jadis réservée au canon ; l’artillerie même transformée par sa lutte avec la cuirasse et couvrant d’un nom ancien une force toute nouvelle. En quelques années, l’œuvre de deux siècles est détruite. Les actions militaires ont acquis la même précision sur mer que sur terre et plus grande encore ; la marche des machines est plus régulière que celle des hommes, il est plus facile aux escadres de se former et d’agir sur un point de l’Océan ou du littoral qu’à des troupes de faire leur jonction sur un champ de bataille ; le hasard est éliminé par le calcul des opérations maritimes. Les opérations diverses ne sont pas confiées aux mêmes navires ; les flottes se divisent en groupes de bâtimens divers par les formes, les dimensions, les qualités ; chaque groupe est créé pour un des objectifs de la guerre et impropre à tous les autres. La puissance navale n’a pas par suite une mesure unique et commune : une marine comparée à une autre peut être à la fois très forte et très faible, selon l’espèce de bâtimens que l’on y considère. Enfin, aux bâtimens de chaque groupe et destinés au même service, l’uniformité manque. Il suffit qu’ils aient été mis en chantier à des dates diverses pour n’offrir aucune analogie, et le même nom sert à confondre des bâtimens très inégaux. La force d’une flotte ne se mesure pas au nombre des bâtimens, mais à leur valeur.

Mais si la marine d’hier est détruite, peut-on dire que la marine de demain soit constituée ?

L’architecture navale a abandonné les voies anciennes sans tracer les nouvelles et elle épuise la rigueur de tous ses calculs et la puissance de l’industrie à poursuivre un rêve toujours connus et toujours changeant. Jamais on ne mit tant d’efforts à rendre ses œuvres inutiles, et le propre de cette anarchie est de tenter tout sans croire à rien. La même heure a vu affirmer et nier la supériorité de l’éperon, de la torpille, de l’artillerie, et pas plus que leur importance relative leur structure n’est fixée ; à mesure que le tir se concentre en des pièces plus fortes et moins nombreuses, l’opinion s’accrédite que c’est une erreur de sacrifier la multiplicité à la puissance des coups ; tout ensemble on augmente l’épaisseur des cuirasses et on conteste leur utilité, on dispute sur les formes des navires comme sur leurs dimensions ; et tandis que les uns voient déjà l’époque où la puissance maritime de chaque nation se comptera par vaisseaux énormes, les autres demandent à l’antiquité le secret de l’avenir, évoquant comme un exemple ces flottilles qui couvraient les mers. Et ces contradictions ne s’agitent pas dans un jeu spéculatif, elles prennent corps dans les flottes. Celles-ci, assemblage de types disparates où chaque nouveauté s’est ajoutée aux précédentes, moins pour augmenter leur force que pour attester leur infériorité, où domine une confiance égale dans des moyens contradictoires, où seul paraît durable ce qui n’est pas éprouvé, ne sont pas l’arme d’une époque, mais l’histoire de ses incertitudes. La plupart de ces créations exigeaient des moyens jusque-là inusités de produire, d’armer et de réparer. Employer des métaux nouveaux ou des formes nouvelles pour le matériel naval, c’était transformer ou créer des usines : augmenter le tirant d’eau dans les navires, c’était décréter l’approfondissement des ports et la fermeture de ceux qu’on ne pouvait améliorer ; quand ont crû les longueurs, il a fallu des cales et des bassins plus grands ; quand les largeurs ont crû, tout ce qu’on venait de construire s’est trouvé hors d’usage ; ainsi les changemens les plus fugitifs imprimaient leur trace profonde jusque dans le sol. L’aspect des arsenaux raconte leurs travaux immenses et stériles : c’est là que les pierres elles-mêmes parlent. La crainte trop fondée que de nouvelles tentatives ne deviennent promptement aussi inutiles découragerait de poursuivre ces excessives dépenses, et plus d’un peuple serait tenté d’attendre, sans supporter sa part de tant d’échecs, qu’ils eussent enfanté le succès. Mais l’attente, c’est l’abandon de l’égalité maritime et cet abandon, un seul instant, est une prudence bien téméraire, car si cet instant s’appelle la guerre, l’infériorité s’appelle la défaite.

La science a ses lois et aussi ses modes, les unes permanentes comme la vérité, les autres impérieuses et mobiles comme un mal de l’imagination. Les peuples, comme autrefois les rois, trouvent devant eux ce sphinx : il faut qu’ils devinent ou soient dévorés. Deviner, ce n’est pas suivre servilement toute nouveauté qui passe ; deviner, c’est choisir en ire elles. Le difficile est de reconnaître dans le désordre des étions humains l’ordre qu’ils préparent et de discerner les points fixes autour desquels évolue la mobilité des apparences. Mais, en toute matière, c’est l’œuvre des hommes d’état, si gouverner est pouvoir ; et quand ils savent borner leurs regards, quand ils cherchent seulement les conséquences éloignées des causes présentes, il n’y a pour eux ni orgueil ni chimère à interroger l’avenir. En effet, si l’avenir a des profondeurs dont l’obscurité reste impénétrable à tout regard, il n’est cependant pas tout entier un mystère, et il contient des inconnues que la réflexion et le calcul ont le droit de dégager. L’incertain est-il le dernier mot de la marine, et la marche à tâtons où les peuples s’agitent sans se diriger ne saurait-elle être orientée par aucune lueur ? Chercher quelles seront désormais les guerres maritimes et quels moyens offriront plus de chances d’y réussir, c’est la meilleure voie de trouver une base à la composition des flottes, à l’organisation des ports, et de préparer un établissement naval fait, pour servir non des caprices passagers, mais des besoins durables, et assez solidement conçu pour survivre même aux progrès qu’il aura précédés.


II.

Une loi contraire préside au développement des forces militaires et des forces maritimes. Les armées s’accroissent par une progression continue qui dans presque tous les pays d’Europe englobe à peu près toute la population valide. Les flottes voient par un mouvement non moins régulier diminuer leurs équipages. Au commencement du dernier siècle, aucune armée ne dépassait deux cent mille hommes, plusieurs flottes atteignaient cent mille ; aujourd’hui, plusieurs armées comptent un million de soldats, pas une flotte n’embarquerait plus de soixante mille matelots. Autant cette contradiction est frappante, autant elle est rationnelle. Sur terre, l’instrument de combat doit être porté à travers tous les obstacles des champs de bataille, et si la tactique ou le désordre fractionnent ou isolent les combattans, donner à chacun le moyen de se défendre. L’arme est individuelle, ses dimensions limitées, la puissance est dans le nombre. Sur mer, l’instrument de combat se meut lui-même et porte ceux qui le manient ; nulle proportion entre sa force et les forces d’aucun d’eux ; sans le concours de plusieurs, nulle manœuvre de navigation ou de guerre : l’arme est collective. Les mêmes actes exigent un personnel plus ou moins considérable, selon que les dispositions intérieures de l’outillage entravent ou facilitent le travail. La puissance des vaisseaux n’a donc pas pour mesure l’effectif des équipages ; jamais ils ne furent plus nombreux que sur les galères. La voile, que l’on tint pour un progrès, réduisit leur nombre ; le vent accomplit avec plus de force la tâche jusque-là confiée aux hommes, et une partie de ceux qui vivaient courbés sur la rame put suffire à orienter l’appareil. L’équipage des vaisseaux se divisait en deux principaux groupes : les gabiers, occupés à manœuvrer les voiles et les canonniers, à servir les pièces. Quant à son tour apparut la vapeur, le rôle des gabiers diminua, il disparut sur les navires sans mâture. Quand les cent vingt canons des anciens calibres firent place à quelques pièces trop lourdes pour la main de l’homme, leur manœuvre et jusqu’au transport des projectiles furent assurés par des moyens mécaniques, la plus grande partie des servans devint inutile. La grandeur croissante des navires, comme celle de l’artillerie, loin de rendre nécessaire l’accroissement des équipages, a eu pour conséquence sa réduction ; le matériel, chaînes, ancres, cabestans, gouvernails, autrefois mus par l’homme, a pris des proportions en rapport avec les masses auxquelles il est appliqué ; les manœuvres de force qui occupaient en grand nombre les matelots de pont sont pour la plupart accomplies par l’eau ou par la vapeur. Voilà comment les douze cents hommes du vaisseau de ligne sont réduits à quatre cents hommes sur les plus puissans navires. On en comptera moins encore dans l’avenir. C’est le caractère général des manœuvres de bord qu’elles s’appliquent à un matériel dont la place est constante, s’accomplissent toujours par des mouvemens semblables et, par conséquent, peuvent s’exécuter par des moyens mécaniques : un navire en action est une usine en travail. Dans l’un comme dans l’autre, les mécanismes ont plus de puissance, de régularité, de promptitude que les forces humaines. S’ils ne les ont pas plus tôt et plus complètement remplacées, c’est qu’ils étaient trop imparfaits, trop encombrans, trop coûteux ; mais chaque jour, les faisant plus maniables sous un plus faible volume, généralise leur emploi. Cette transformation qui s’accomplit partout s’accomplira sur les navires ; l’homme continuera à y céder la place aux moteurs inanimés ; les flottes seront de moins en moins des « armées navales, » de plus en plus des « machines de guerre. »

Leur objectif principal restera-t-il la guerre d’escadres ? Son but ne saurait plus être d’affaiblir l’ennemi par des pertes d’hommes. Dès aujourd’hui, les escadres ne comptent plus que quelques milliers de matelots, et les batailles les plus disputées sur mer feront couler moins de sang que sur terre un engagement de brigade. Reste à détruire comme autrefois l’instrument de combat ; mais l’avantage est moins considérable. Les vaisseaux actuels ne gardent plus désormais aussi longtemps qu’ils flottent leur efficacité militaire. Si nouveaux soient-ils, l’apparition de types plus parfaits les menace de déchéance ; au moment d’une lutte, la plupart auront perdu de leur valeur, les plus récens ne seront pas destinés à la garder. Mettre hors de combat les instrumens déjà appauvris qui forment la plus grande partie des escadres est luire un mal médiocre ; atteindre les plus formidables du moment est hâter de peu la ruine qui, même épargnés par la guerre, les attend au fond des arsenaux. Tant que l’effort vers le mieux ne se sera pas arrêté, aucune création n’étant durable, aucune perte ne peut atteindre d’une blessure durable l’avenir. S’il s’agit du présent, l’unique ressource d’un peuple surpris par des attaques maritimes peut être de détruire les flottes ennemies pour sauver ce qu’elles menacent ; soit. Mais une marine n’a pas pour mission de se laisser devancer, ni pour devoir d’attendre ; elle aspire à l’offensive, et si l’offensive offre mieux que des batailles navales, pourquoi les chercher avant tout le reste ? Pour assurer, en brisant d’abord la force adverse, le succès des desseins auxquels elle s’opposerait peut-être ? Mais si l’obstacle qu’elle apporterait à un plan de campagne semble à craindre, le remède est-il de hâter l’exécution en évitant l’obstacle, ou, pour supprimer l’obstacle, d’abandonner le plan lui-même ? N’est-ce pas à la guerre surtout que remettre est perdre ? Quelle sagesse conseille. par peur d’un danger incertain, de fuir l’occasion propice, et quelle logique ordonne, s’il ne se présente pas, de le chercher ? La prudence comme la logique guideront les flottes droit au but le plus important, et le but le plus important est l’attaque du commerce et du littoral ennemis.

Le commerce maritime transporte des richesses croissantes, mais il a changé de caractère. Trois choses surtout l’ont modifié : la publicité des nouvelles, la marche des navires, les règles du droit international. Les incidens politiques peuvent être connus dans le monde entier au moment même où ils éclatent et les ports marchands sont des centres très actifs d’informations. La guerre la plus subite ne surprendra personne. Les bâtimens qui se chargeraient à l’étranger sauront ce que leur conseille la prudence et, si une marine ennemie les menace, ne prendront pas la mer. Quelques traversées, il est vrai, lassent plusieurs mois des navires sans communication avec la terre, mais ces navires sont des voiliers, et la navigation à voiles, après un dernier effort, ne lutte plus contre son déclin. Réduite depuis longtemps au transport des matières lourdes, elle n’offrirait que des prises sans importance ; elle aura cédé dans quelques années presque partout la place aux bâtimens à vapeur. Ceux-ci accomplissent en un mois leurs plus longs voyages, la traversée de l’Indo-Chine en Europe. Le percement de l’isthme de Panama, l’élargissement du canal de Suez, sans compter de moins importantes améliorations sur les routes maritimes, rendront les délais plus courts encore. Si les navires ont pris la mer sans soupçon des hostilités que précèdent toujours des rumeurs et un pressentiment de tempête, c’est que les hostilités étaient lointaines encore, et elles n’éclateront pas beaucoup avant qu’ils touchent le port. Encore la plupart, pour leur trafic ou leur charbon, ne passent-ils guère dans aucun parage plus de huit jours sans relâcher ; à chaque escale, ils trouveront les nouvelles qui leur manquaient au départ et un asile s’ils redoutent de continuer leur voyage. L’argent, selon le temps, est téméraire ou timide ; dans les heures calmes, plutôt que de rester inactif, il s’expose ; dans les heures de crise, plutôt que de s’exposer en circulant, il se cache. Aux premiers indices de rupture, un double mouvement se produira : les négocians ne voudront pas hasarder leurs marchandises, les armateurs ne voudront pas hasarder leurs navires. En vain les marines militaires seront prêtes à escorter les convois, en vain elles parcourront les routes maritimes pour les tenir libres. Les intérêts estiment qu’une chose est supérieure à toute protection, si efficace soit-elle : l’absence du péril. Ils le penseraient, quelle que fût la puissance de leur nation, car il n’est pas de supériorité qui exclue tout succès partiel de l’adversaire. Jamais peuples ne furent plus inégaux par la marine que les belligérans de 1870 : les forces prussiennes avaient disparu des mers, les forces françaises y dominaient partout, à ce point que les bâtimens de commerce voyageaient comme en temps normal et que rien n’était changé à la régularité des services par paquebots. Tout à coup l’alarme se répand. Quel est ce péril que ne suffisaient à conjurer ni la flotte répandue sur l’océan ni la flotte de réserve dans les arsenaux ? Un seul croiseur allemand est apparu à l’embouchure de la Gironde : c’est assez pour que, dans tout le golfe de Gascogne, notre navigation s’arrête, et le mouvement ne reprend avec confiance que le jour où l’Augusta s’enferme à Vigo sous la surveillance de deux croiseurs français. Partout où sévira la panique, le même fait se prépare, d’autant plus certain que l’arrêt dans la marche des navires n’entraînera pas d’arrêt dans la régularité des échanges. Depuis 1856, le congrès de Paris, comme il fut dit alors, a posé les bases d’un droit maritime uniforme en temps de guerre. Les règles qu’il formula, sur l’initiative de la France, sont au nombre de quatre : 1o la course est abolie ; 2o le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie, excepté la contrebande de guerre ; 3o la marchandise neutre, excepté la contrebande de guerre, n’est pas saisissable. même sous le pavillon ennemi : 4o les blocus ne sont obligatoires qu’autant qu’ils sont effectifs. Toutes ces dispositions ont pour but de restreindre les pertes que la guerre peut imposer au commerce maritime ; la principale, lui reconnaissant droit d’asile sur les navires neutres, lui offre même dans l’état de guerre les avantages de la paix. Le bénéfice s’étend à tous : tandis que les navires menacés jettent l’ancre au fond des ports, les cargaisons poursuivent leur route sur des navires inattaquables. La conséquence est certaine. En temps de guerre, le fret, abandonnant le pavillon belligérant, passera tout entier sous les pavillons neutres.

Il ne semble pas que cette conséquence ait été envisagée, à en juger par la querelle pendante depuis 1855 sur la course. Dans les états qui l’ont maintenue comme dans ceux qui l’ont abolie, l’opinion publique admet volontiers l’importance des corsaires, et leur efficacité même est l’argument principal qu’elle invoque, ici pour les permettre, là pour les interdire. Il ne serait pas superflu de chercher s’ils offriront leur concours. La constitution de la marine à voiles se prêtait à l’armement de croiseurs volontaires. Dans un temps où les courans commerciaux se devinaient à peine, il n’existait pas entre les divers points du globe de service régulier ; dans un temps où la marche des navires était incertaine et lente, on ne les chargeait pas de cargaisons destinées à des pays différens. Ils attendaient dans les ports, chacun amassant un fret pour un point unique, et partaient quand ils avaient leur plein ou ne pouvaient rien obtenir de plus. Pour desservir les centres de commerce, il les fallait nombreux ; pour naviguer même avec des chargemens réduits, il les fallait de dimensions médiocres ; leur exiguïté faisait leur bon marché relatif ; leur bon marché permettait aux particuliers d’en posséder même plusieurs. La plupart appartenaient à des commerçans qui transportaient eux-mêmes leurs produits ; le navire était une annexe du comptoir. Équiper en guerre une partie de ce matériel peu précieux et peu occupé n’était pas courir un risque considérable. Parmi les armateurs, la tentation des aventures devait en séduire quelques-uns, et celui qui prenait conseil de sa hardiesse n’avait à rendre de compte à personne. Plus que tout le reste peut-être, cette libre disposition du navire par la volonté d’un seul favorisa la guerre de course. Si, pour l’exposer aux hasards, il avait fallu le consentement de plusieurs, les sages auraient eu raison des ardens, un veto aurait suffi pour entraver tout ; l’audace est une des choses qui ne se décident pas à la majorité des voix. On le vit bien à cette époque même. Dans tous les pays, le commerce colonial se faisait par compagnies privilégiées ; elles avaient des arsenaux, des soldats et des flottes ; nul n’était aussi bien préparé à la lutte. Or tous les navires corsaires dont le nom a survécu étaient achetés par leur commandant ou prêtés par des particuliers : aucun n’appartenait aux sociétés. Le rôle de celles-ci est inscrit d’une autre façon dans l’histoire, et elles y ont laissé le témoignage de l’esprit qui anime les corporations financières. Au lendemain de la guerre pour la succession d’Autriche, à la veille de la guerre de sept ans, elles étudiaient le moyen de « maintenir la paix entre les compagnies en cas de rupture entre leurs nations respectives en Europe[3]. »

Or les paquebots d’aujourd’hui, mus par la vapeur, transportent, à tonnage égal, au moins trois fois plus dans un même temps que les voiliers ; d’autre part, l’expérience a prouvé qu’en les allongeant, on leur donnait un tonnage supérieur sans augmenter sensiblement les dépenses du moteur ; ils vont donc se réduisant en nombre et augmentant en volume. Si, doués de ces dimensions, ils devaient attendre dans les ports un chargement pour un seul point du globe, un temps précieux serait perdu et les rapports entre les divers ports seraient rares, malgré la rapidité des voyages. Cette promptitude a permis d’abord de faire les cargaisons de navires avec des marchandises ayant une destination différente ; le voyage avec escales a été créé. Les navires, à cause de leur dimension et de leurs frais de route, coûtent trop pour que d’ordinaire les négocians puissent être tout ensemble armateurs. L’inactivité du matériel causerait au capital des pertes trop ruineuses d’intérêts et d’amortissement pour que les armateurs n’aient pas tendu à constituer des services réguliers. Ces services réguliers exigent un personnel et un matériel tels que l’on ne compte plus par bâtimens, mais par flottes. D’où le résultat dernier, et ici capital, que la marine de commerce appartient déjà et appartiendra de plus en plus à des compagnies. Comment espérer que leurs administrateurs prennent jamais sur eux la responsabilité de transformer en bâtimens de guerre les bâtimens confiés à leurs soins ? Et leur réserve serait de la sagesse. Quels résultats leur promettrait leur intervention ? Avant de la tenter, ils devraient armer leurs navires. Quand les travaux commenceraient-ils ? Pas durant la paix : les particuliers ne sont pas dans les secrets des cabinets et d’ailleurs leurs intérêts les plus sérieux leur commandent d’employer leur matériel à l’usage pour lequel il est créé. Aussi serait-il anormal qu’on les trouvât dans les ports au jour de la rupture : la plus grande partie de ces navires, destinés à menacer le commerce de l’ennemi, auront tout d’abord à éviter ses croiseurs et courront les mers chargés d’une cargaison qu’ils ne pourraient défendre. Leur transformation commençât-elle en même temps que la guerre, coûtera des mois, au moins des semaines, et quand le premier d’entre eux prendra le large, le dernier bâtiment de commerce sera rentré dans un port.

Tant que la capture, même sous pavillon neutre, de la marchandise ennemie restera prohibée, la course pourra être rétablie en droit, elle ne renaîtra pas en fait, parce qu’elle n’offrira au commerce que des dépenses certaines, des dangers possibles, et aucune chance de gain. Restreintes à la poursuite du pavillon belligérant, les opérations des croisières sont à la fois très étendues et très restreintes. Il les faut entreprendre partout à la fois dès l’ouverture des hostilités, et elles s’achèvent avec le délai nécessaire aux navires alors en route pour gagner l’abri le plus prochain. Tout ce qui n’aura pas été pris à ce moment aura échappé pour toute la guerre. Seul l’État est en situation d’entreprendre cette tâche. Une partie de ses navires sillonne en tout temps les mers, et, au jour d’une rupture, sera déjà placée sur les routes commerciales du monde ; l’autre partie attend dans les ports militaires les ordres du pouvoir politique, et celui-ci, poursuivant ses desseins ou pénétrant ceux de l’étranger, est maître d’employer la paix à préparer en silence une force capable de commencer la chasse le jour où seront déclarées les hostilités. Dès que le pavillon marchand de l’ennemi aura disparu des mers, la flotte n’a plus rien à prendre, mais il lui reste, par des croisières, à maintenir jusqu’à la fin de la guerre les navires dans les ports où ils auront cherché refuge. Interdire à l’adversaire l’usage de ses moyens de transport, le contraindre à subir l’élévation que lui imposeront les bâtimens neutres est lui causer un sérieux préjudice. Enfin un mal autrement grave l’atteindrait si aucune marchandise ennemie ou neutre ne pouvait arriver dans ses ports ou en sortir : l’on obtient ce résultat en investissant les côtes ennemies. Avec le blocus apparaissent les opérations sur le littoral.

Le territoire ennemi offre aux flottes, par la variété de ses côtes, de ses plages, de ses fleuves, de ses villes, les opérations de guerre les plus diverses comme les plus nombreuses ; par sa fixité, les plus faciles à étudier d’avance et à conduire avec méthode ; par son importance enfin les plus décisives, puisque là se prépare la force d’un peuple et vit sa nationalité. Si l’incertitude d’une navigation qui ne pouvait choisir ni le moment de l’action, ni celui de la retraite, ni le théâtre exact de la guerre, a fait longtemps la sûreté des côtes, depuis que la marine est maîtresse de sa marche, le littoral n’est pas plus inviolable que les autres frontières. Cette analogie a même donné à croire que, sur les unes et les autres, on opérerait de même avec des troupes, et que le rôle principal des flottes deviendrait le transport et le débarquement des armées. La Crimée, le Mexique, l’extrême Orient, l’Afrique ont vu la mer devenue pour des peuples divers la grande route d’invasion : en 1870, quand la guerre éclata, des mesures étaient prises pour transporter un corps français sur les côtes de la Prusse et de grandes espérances étaient fondées sur lui. Supposer que des forces ainsi jetées sur un rivage coopèrent à la grande guerre, c’est la méconnaître. Jamais une flotte n’a pu embarquer plus de 40,000 hommes : ce chiffre a été atteint par nous lors de la guerre de Crimée, mais grâce à un effort que l’amour-propre français poussait à son extrême. Depuis, l’artillerie, le train et le bagage ont pris un développement tel que les moyens de transport les plus puissans suffiraient à peine à un corps de 30,000 hommes alourdi de tous ses services. Un tel corps, à une époque où Turenne se maintenait sur le Rhin avec 20,000 hommes, où Bonaparte descendait en Italie avec 30,000, formait une armée véritable, capable de se suffire, de tenir campagne et de vaincre : comparé aux effectifs qu’atteignent les armées contemporaines, il représente à peine deux divisions. En 1870, le pressentiment confus de cette insuffisance fit hésiter dans l’aventure du débarquement ; on attendait pour le tenter une victoire sur terre : s’il était utile, il le fallait immédiat ; mais, accompli, il lançait 30,000 Français contre toutes les forces allemandes. Même prises en flanc ou à revers, celles-ci auraient eu de quoi faire face sans se dégarnir, et l’agresseur, le dos à la mer, eût trouvé devant lui des masses écrasantes appuyées sur des places fortes. Quelle apparence que, trouant cette épaisseur et marchant au Rhin, il prît l’ennemi entre deux feux ? N’était-il pas plutôt lui-même coupé du corps principal, sans espoir de le rejoindre, ni d’être dégagé par lui, sans chance d’apporter autre chose à l’adversaire qu’une victoire de plus ? Toute tentative semblable sur le territoire d’une nation puissante aurait semblable succès. La supériorité même de tactique et de courage s’userait contre la supériorité du nombre : il faut d’autres forces pour jouer un rôle décisif sur les champs de bataille. Un grand peuple n’a d’invasion à redouter que par sa frontière terrestre. Par mer, cette invasion devient possible en un seul cas, quand sur la côte est une position assez mal défendue pour qu’un corps de débarquement suffise à la prendre et assez forte pourtant pour qu’il s’y puisse maintenir contre le nombre. Si cet abri lui permet d’attendre des renforts, de les recevoir en sûreté, de former ainsi une armée égale à celle de l’adversaire, il pénétrera sur le territoire ennemi par le littoral comme il aurait fait par la frontière de terre, et, en effet, il aura sur terre, par la tête de pont qu’il gardera, une base d’opération et de retraite. L’Angleterre a su se l’assurer d’avance à Gibraltar. Sous la protection de cette place elle pourrait, en cas de guerre avec l’Espagne, faire avancer à loisir les forces qu’elle jugerait nécessaires, et les déployer en campagne quand il lui plairait. Mais ces faveurs du sort ne sont pas des règles et le rôle le plus étendu qu’on ait droit d’assigner à un corps de débarquement est de tenir campagne soit dans des pays défendus par des forces restreintes en nombre, comme sont des possessions insulaires ou coloniales, soit dans des pays où vivent des populations nombreuses, mais ignorantes de l’art militaire.

Ce n’est pas que, dans les luttes continentales de l’Europe, la marine n’ait son rôle : elle peut sur les côtes aider même à la grande guerre. Il y a souvent sur le littoral des positions stratégiques, des places fortes, des ports militaires ; leur investissement, leur capture, offre aux troupes que peut convoyer une escadre un objectif proportionné à leur importance, le moyen d’affaiblir considérablement l’ennemi, et la possession de gages qui servent à traiter plus avantageusement de la paix. Même sans troupes, même incapable de s’établir sur le rivage, même ne disposant pour les jeter à terre que de quelques hommes d’équipage, des navires isolés influent puissamment sur le sort d’une campagne, s’ils savent atteindre et couper les voies de communication. Les plus parfaites, les chemins de fer, sont aussi les plus faciles à mettre hors de service. Il suffit d’un paquet de cartouches pour faire sauter un rail ; que la voie soit rendue impraticable au moment d’une concentration importante, les trains s’amassent ; sans quais, les chevaux ni le matériel ne peuvent être débarqués et par suite les troupes ne peuvent continuer leur route ; tous les calculs sont trompés, il faut plusieurs jours pour rétablir la circulation et l’ordre, sans parler de ce qui, perdu, ne se retrouve pas, l’occasion. Il suffit de quelques kilogrammes de dynamite pour faire sauter un pont ou boucher un tunnel : la destruction d’un ouvrage d’art rend la voie inutile pour la durée de la guerre. Dans certains pays, l’on a pourvu à la sûreté des communications, et nulle part mieux qu’en Angleterre. Tout port de quelque importance est tête de ligne ; mais cette ligne, du rivage se dirige droit vers l’intérieur, et c’est à distance qu’elle va se confondre dans le réseau général des chemins. Grâce à cette disposition, nul point ne peut être occupé facilement et son occupation ne séparerait qu’un tronçon excentrique, sans porter le trouble dans l’ensemble des communications. Pour atteindre celles-ci, il faudrait occuper les lieux de croisemens, positions inaccessibles sinon par la conquête du pays : même sagesse dans le plan des chemins exécutés dans l’Inde. Sur toutes les côtes du nord de l’Europe, des précautions analogues font obstacle à toute entreprise tentée de la mer ; les lignes ferrées à Dantzig seulement touchent la côte ; les couper à cet endroit serait n’isoler qu’une extrémité de l’empire et ne porterait aucune atteinte aux mouvemens des hommes et du matériel sur les grandes voies d’invasion ou de retraite. Au contraire, sur la Méditerranée, les voies ferrées touchent le rivage ; leurs lignes sans défense bordent en maints endroits la frontière méridionale de la France. Leur rupture ne causerait pas un mal sans remède, parce qu’en arrière d’autres lignes suppléeraient ; mais des villes importantes, et surtout l’arsenal de Toulon, ne pourraient recevoir de gros matériel. En Espagne, le danger serait plus grand parce que, si la ligne vulnérable de Barcelone à Valence est coupée, toute communication rapide avec le centre du pays disparaît ; il ne reste que des chemins peu praticables à travers les plateaux rocheux qui s’élèvent du littoral et l’isolent. Que dire de l’Italie ? Deux lignes bordent ses longues côtes et courent, sans quitter le rivage, l’une de la frontière au Tibre, l’autre de Ravenne à Otrante. Qu’au moment d’une guerre, quelques embarcations jettent sur plusieurs points des côtes le petit nombre d’hommes nécessaires pour mettre les lignes hors de service, toute la défense du littoral sera compromise, et surtout s’il faut du fond de l’Italie amener toutes les forces sur les Alpes, leur transport ne pourra emprunter qu’une ligne, Rome, Florence, Bologne. L’on peut calculer quels retards amènerait une pareille accumulation : ce que l’on ne saurait prévoir, ce sont leurs suites, et peut-être quelques obscurs matelots, sur les rives de la Ligurie ou de l’Adriatique, auront décidé par une destruction ignorée le succès qui donnera, au soleil du champ de bataille, la gloire aux hommes de guerre et la supériorité à un peuple. Cette faculté de faire avec de faibles moyens beaucoup de mal est un des caractères de la guerre de côtes. Pour les attaquer, il n’est même pas besoin d’y prendre pied. Du large, l’incendie peut être allumé sur le littoral par un navire que l’obscurité de la nuit rend inattaquable ou l’éloignement presque invisible ; le plus fable bâtiment est assez fort pour promener la terreur de plage en plage et imposer aux villes ouvertes qu’il épargne de fortes rançons. Enfin l’opération qu’on a nommée d’abord, le blocus, s’accomplit sans débarquer un homme, sans tirer un coup de canon ; il reste à montrer que l’immobilité où semble alors s’endormir la force des armes est le moyen le plus redoutable de guerre.

La civilisation se mesure au trouble que la guerre apporte aux intérêts, et dans la guerre, le blocus prend une importance d’autant plus grande que grandit la civilisation. Quand elle commence, les peuples, nomades encore, ignorent la fixité de relations d’où naît le commerce ; sans industrie, ils sont sans ressources ; leurs besoins les sollicitent de prendre à d’autres ce qu’ils ne savent pas produire ; la paix est. pour eux stérile, la guerre les enrichit. Des barbares ne sont aptes à vaincre que des peuples à peine sortis de la barbarie ou près d’y rentrer par la décadence, c’est-à-dire connaissant à peine ou ayant oublié la loi du travail. Sans travail, pas de commerce intérieur ; sans commerce extérieur, pas de marine ; sans marine, pas de blocus. La terre, par son étendue et sa fertilité, forme l’unique richesse ; puisque la nature seule produit, c’est la possession du sol qu’on se dispute. Dans cette première période, les peuples, sans le savoir, cherchent leurs frontières. Un jour vient où ces hordes errantes, vaincues par l’attraction d’une contrée ou contenues par la force égale d’invasions contraires, s’endiguent, s’arrêtent : de l’union de la race et du sol naît la patrie. La fixité des intérêts et des habitudes crée à la fois des besoins nouveaux et les moyens d’y satisfaire, le commerce se développe, commerce tout intérieur, car le premier soin des peuples, après avoir trouvé leurs frontières, est de les fermer. Ils obéissent et à l’instinct encore barbare qui leur montre dans l’étranger l’ennemi, et au sentiment déjà réfléchi que, dans un monde dépourvu de droit public et voué à la violence, chaque nation particulière doit considérer comme un état normal des guerres inévitables et toujours imminentes. Tout ce qu’emploie la nation est tiré du sol national et du travail national, et pour ne pas s’affaiblir en attendant de l’étranger un concours que sa volonté est maîtresse de refuser, on repousse en tout temps ses produits. Comme les armées en guerre, les droits prohibitifs défendent la nation en paix et, plus exactement, la maintiennent dans l’état où la rupture de la paix peut l’obliger à vivre. Les douanes intérieures complètent le système. Il ne faut pas qu’une partie du pays étant au pouvoir de l’ennemi, l’autre partie se trouve privée de ressources nécessaires, La difficulté des échanges entre les provinces fait de chacune un marché qui se suffit à lui-même, une forteresse capable d’une résistance isolée. Partout où la présence de l’ennemi n’amène pas avec elle le pillage, les transactions qui alimentent un commerce tout local persistent, il perd seulement ce qu’auraient produit ou consommé les régnicoles envoyés aux armées. La vie n’est forte nulle part, mais anime une foule de centres indépendans, et la discorde n’étend pas le trouble plus loin qu’elle n’étend l’épée.

Tel a été, depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la révolution française, le régime commun des peuples en Europe. La guerre n’est plus un gain puisque le travail existe, mais le travail est organisé de telle sorte qu’il souffre peu de la guerre. Les nations ne se rencontrent que sur les champs de bataille : c’est pourquoi leurs conflits armés peuvent remplir leurs annales, et des occupations s’étendre au-delà d’un siècle sur leur territoire sans les épuiser. Veut-on connaître leur histoire, qu’on écoute leurs plaintes. La plus amère, dans les plus sombres jours, ne dénonce pas la ruine du commerce, mais la lourdeur des impôts. Si cette organisation avait été rigoureusement maintenue, aucune marchandise ne parvenant à l’étranger, il n’y aurait pas eu dans cette période plus que dans la précédente ni commerce ni blocus. Il n’y eut ni l’un ni l’autre, en effet, tant que l’ignorance où chacun était du globe et même de ses voisins ne permit pas aux peuples de soupçonner ce qui leur manquait. Mais les croisades, la découverte du Nouveau-Monde, les conquêtes d’aventuriers célèbres rendirent peu à peu familières les richesses du gloire, le sol national en parut plus pauvre. On vit quels inutiles efforts on avait consumés à produire malgré la nature ce que la nature offrait ailleurs d’elle-même ; beaucoup de choses inconnues devinrent nécessaires et chaque pays en voulut sa part. Nul n’entendit, il est vrai, renoncer au système de la prohibition ; incapable de produire sur son sol les richesses qu’elle désire, résolue à ne les pas tenir des étrangers, la nation s’étend partout où les climats divers offrent des faveurs différentes ; sur chaque territoire qu’elle occupe, elle plante avec son drapeau ses lois et ses mœurs. Les possessions devenant une portion de la patrie ne doivent avoir de rapports qu’avec elle. Tel est le système colonial fondé au XVIe et au XVIIe siècles. Bien que l’on qualifiât ce commerce d’intérieur, il s’opérait par mer. De ce moment, les blocus furent possibles. S’ils n’avaient empêché que les transactions entre un pays et ses colonies, le résultat en eût été mince, mais les peuples qui produisaient à peu près les mêmes choses ne les produisaient ni au même prix, ni avec la même perfection. Acheter les marchandises dans les pays où elles coûtaient moins, les vendre dans ceux où elles valaient davantage était une inspiration naturelle à l’esprit de gain, et d’autant plus avantageuse qu’il y avait plus d’écart entre les prix des deux côtés d’une frontière maritime ou terrestre. La contrebande fut après la guerre le premier rapport entre les peuples. Il s’en ajouta de plus réguliers. Quelques petits états, Venise, Gênes, les villes hanséatiques vivaient sans territoire et gouvernés par des marchands. Leur situation géographique les obligeait à recourir à des pays producteurs, à transformer par l’industrie des objets qu’ils pussent donner en retour, leur génie commercial, éveillé par l’intérêt, proclama le principe de la liberté des échanges. Comme leur faiblesse les tenait attachés à la paix, les grandes nations consentirent avec eux un trafic qu’elles ne craignaient pas de voir subitement rompu, et par eux les marchandises d’origine diverse parvinrent dans les différens pays. Enfin les peuples osèrent traiter sans intermédiaires quand la philosophie du XVIIIe siècle fit croire aux hommes qu’ils s’aimaient. Un traité signé en 1786 par les deux grandes puissances commerciales de l’Europe, l’Angleterre et la France, permet entre elles l’échange de certaines marchandises. Ainsi se crée et se développe un commerce extérieur. Quand va finir l’ancien régime, la prohibition enserre encore chaque pays d’un rempart continu, mais l’enceinte croule à plus d’une place ; furtives ou patentes, les communications s’opèrent entre les peuples, les échanges passent par les brèches, et pour que tombe partout la muraille, une seule chose manque : l’audace de détruire ce qu’on ne respecte plus. La chute du système commença par la rupture du pacte colonial. Elles annonçaient des temps nouveaux et cette guerre civile qui, pour une question de timbre et de thé, mit aux prises l’Angleterre avec l’Amérique, et cette nationalité qui trouvait ses titres dans une querelle de tarifs. Commerciale dans son origine, la lutte fut commerciale dans sa conduite. Les Américains refusent les produits anglais, l’Angleterre ne veut pas qu’ils en trouvent d’autres. Pour cela il faut fermer leurs ports ; la France a noué des relations avec eux, comme eux, la France sera bloquée. C’est en marchand que le cabinet de Saint-James a conçu ses projets, il prétend les imposer à tout le monde en souverain. La guerre de sept ans vient de lui donner la domination des mers, mais il n’a pas vaincu les élémens, et ses flottes à voiles sont incapables de maintenir durant des années le blocus des côtes ennemies. Imaginant les blocus « de cabinet » ou « de papier, » il déclare que la notification de sa volonté suffit à interdire au commerce les contrées où n’apparaissent pas ses vaisseaux, et il sanctionne cette défense par le fameux « droit de visite » qu’il s’arroge sur tous les pavillons. À cette prétention répond la ligue des neutres. La grande Catherine la forme en posant, dès 1780, sur le blocus et les droits du tiers pavillon les règles qu’en 1855, dans un congrès réuni pour sanctionner l’abaissement de la Russie, reconnaîtra l’Angleterre victorieuse. En attendant, les marines secondaires sont prêtes aies défendre par les armes. L’importance tardivement attribuée au blocus et les difficultés soulevées par son exercice témoignent de l’extension prise par le commerce international, et il est à la veille de développemens plus considérables. Dès 1791, en élaborant-le premier tarif général des douanes, la révolution française formule les idées nouvelles. Au régime prohibitif succède le régime protecteur. Toute marchandise circule en franchise dans tout le pays, les marchandises nationales en sortent librement, les marchandises étrangères entrent en payant des droits, ces droits sont calculés de façon à assurer à l’industrie nationale l’avantage de prix sur son marché intérieur. L’assemblée tient à protester qu’ils n’ont pas pour but « d’isoler la France des autres nations » et annonce un avenir commun de richesses et de fraternité. Mais l’ironie des événemens se plaît à railler la logique des hommes ; comme si les âmes avaient épuisé toute leur douceur, la fin du siècle est consacrée à toutes les haines ; les guerres semblent perpétuelles, plus que la paix auparavant rêvée. Bientôt elles ne laissent plus en Europe debout que deux factions : d’une part, le continent dominé par un homme ; d’autre part, l’Angleterre. Le genre humain n’a plus que deux têtes et chacun met l’autre à prix. Cette volonté de se détruire ne se satisfait pas par les moyens ordinaires ; chacun, cherchant quelque chose de plus meurtrier que la guerre même, devine que le mal suprême à faire à une nation est d’arrêter son commerce, et le plus grand capitaine du monde, disciple du plus grand ministre de l’Angleterre, répond au blocus des côtes de France par le blocus continental. Le désastre dépasse leur attente et pour la première fois la ruine du commerce prend le caractère d’une calamité publique. Pour la première fois dans l’Europe, où tout se tait, dans la France où les mères elles-mêmes pleurent en silence, les intérêts sont si profondément atteints que la parole renaît et la protestation devient une clameur. L’empereur, qui d’ordinaire brise les résistances, la sent si forte cette fois qu’il la ménage, le courage d’abandonner une grande erreur lui manque, il ne veut pas se démentir, et, contradiction de l’orgueil, il consent à être désobéi. Des exceptions faites au profit de certains marchands, une tolérance croissante accordée à tous rétablissent en partie la liberté des échanges : même avant Waterloo, le maître du monde a connu une force à laquelle il fallait céder.

Or le commerce extérieur qu’avait interrompu le blocus, et dont la suspension causait alors un tel trouble, était un commerce naissant. Le temps lui avait manqué même pour s’ouvrir les marchés où le régime protecteur lui faisait une si petite place. Depuis cette époque, le régime protecteur lui-même a disparu devant une notion plus juste. À mesure que le monde est mieux connu, devient plus visible la loi qui le gouverne. Sur ce globe fait pour lui, l’homme ne trouve nulle part rassemblé ce dont il a besoin ; en chaque point, il y a à la fois excès et pénurie de richesses. La même diversité qui existe dans la production du sol existe dans les aptitudes des peuples. L’effort fait par l’un d’eux sur un territoire est impuissant à y accumuler ce que la Providence a voulu disperser. On paie trop cher le succès quand le travail s’emploie à vaincre la nature. On en arrive à comprendre qu’il vaut mieux lui obéir, produire ce qu’on produit facilement et à bon marché non-seulement pour soi, mais pour les autres, et en recevoir en retour ce qu’ils possèdent. La division du travail, qui applique les individus à des œuvres diverses, s’accomplit de même entre les nations : chacune, pour le bien commun, devient tributaire de toutes, et sa richesse est faite de cette dépendance ; et non seulement sa richesse, mais sa sûreté, car plus elles sont indispensables les unes aux autres, moins elles peuvent songer à se détruire, l’intérêt de conservation qui anime chacune s’étend jusque sur les voisines, et quand attaquer un peuple, c’est se fermer un marché, la solidarité des intérêts a créé le lien le plus fort qui puisse unir les peuples dans la paix.

Voilà ce qu’il était réservé au siècle présent d’accomplir, ce qu’ont préparé l’abaissement progressif des barrières de douanes, ce que l’Angleterre d’abord, puis la France et, après eux, tous les peuples, ont voulu en établissant la liberté des échanges. Ainsi a commercé la troisième période, celle où, après avoir élevé leurs frontières pour se constituer, les avoir fermées pour se défendre, les peuples les ouvrent pour déborder pacifiquement sur l’univers.

Plus ces échanges s’étendent, plus le nombre des hommes qui en vivent s’accroît, plus s’accroît par suite le nombre de ceux qui souffrent par l’arrêt des transactions. Ce qui commençait aux jours de l’empire est maintenant accompli et ajoute à l’ancien fléau de la guerre un fléau plus général et plus détesté ; elle ne répand plus seulement le sang de quelques-uns, mais la fortune de tous. Après avoir été pour les peuples barbares un butin, pour les peuples isolés un mal médiocre, elle est pour les peuples civilisés une ruine. Ce caractère domine tellement les autres que tous les efforts tentés en ce siècle pour la rendre moins désastreuse ont abouti à des mesures protectrices du commerce international. Or quelle est la grande voie du commerce ? La mer. Voilà pourquoi toutes ces mesures protectrices tendent à sauvegarder la navigation. Le concert européen a successivement limité les parages où pouvaient être capturés les navires en neutralisant les détroits, les moyens d’attaque, en prohibant la course, enfin les marchandises qui pouvaient être saisies en déclarant inviolable la cargaison sous pavillon neutre. Toutes ces réformes sont les conséquences de l’idée que la mer est neutre. C’est à cause de cela que le traité de 1855 refusait de reconnaître à aucune flotte aucune domination sur un point non matériellement occupé par elle et déclarait seuls obligatoires les blocus effectifs. C’est à cause de cela qu’il respectait les blocus mêmes. En effet, ces opérations, dirigées contre la terre ferme et la souveraineté qui la possède, accomplies dans les eaux territoriales qui appartiennent à la nation riveraine, se bornant aux pratiques suivies dans les sièges, ne sont que l’application stricte du droit de guerre, et le prétexte manquera pour les interdire tant que ce droit lui-même sera reconnu. Et cependant le jour où le blocus commence, — et les transformations accomplies dans la marine rendent les blocus effectifs plus faciles, — que reste-t-il des avantages si lentement conquis ? Le trafic n’est plus saisissable sur mer, qu’importe s’il ne peut ni entrer dans les ports ni en sortir ? Ce double mouvement est la respiration du commerce ; cesse-t-il, le commerce étouffe. Aucun pays n’a de ressources comparables à l’Angleterre, elle produit pour l’univers entier. Que ses frontières soient interdites, elle cesse d’emporter ce qui est inutile à sa consommation, elle cesse de recevoir en échange ce qui est nécessaire à son travail ; en face de magasins pleins et d’ateliers vides, le commerce meurt à la fois de pléthore et d’inanition. Et il ne s’agit pas seulement de la ruine. L’Angleterre ne produit pas assez pour nourrir ses habitans ; elle n’est pas approvisionnée, d’après ses statisticiens, pour plus de quatre mois ; si un blocus dure ce temps, il amène la faim. D’ordinaire, sans doute, les choses n’iront pas à cette extrémité, toutes les frontières d’un pays ne se trouveront pas fermées ensemble ; mais quand des passages resteraient ouverts à l’échange, quand le blocus n’aurait d’autre résultat que d’obliger les marchandises à prendre des voies détournées, le dommage resterait immense. Toutes les nations situées dans des conditions économiques à peu près analogues se disputent la clientèle du monde. C’est à de très faibles différences de prix qu’elles la gagnent ou la perdent, c’est d’élémens multiples et parfois très faibles que le prix se compose ; le transport est un de ces élémens principaux. L’on sait quels sacrifices consentent les divers peuples pour tracer, notamment à travers les Alpes, des voies plus courtes à leurs produits. Le détour qu’un blocus même partiel impose aux marchandises aura pour résultat certain de capter, soit au profit du pavillon neutre, soit au profit de la puissance belligérante, des courans d’affaires. Tandis que des relations se nouent entre des centres autrefois sans rapport, le pays, séparé de la vie commerciale, perd ses facultés productrices et, si cet état se prolonge, tombe accablé non-seulement par ses pertes présentes, mais par son impuissance à les réparer dans 1 avenir. Voilà, à une époque où les intérêts gouvernent le monde, l’efficacité du blocus : il est plus qu’une arme militaire, il est une arme économique.

Le premier résultat des transformations accomplies a donc été de renverser l’importance relative des divers objectifs de guerre. Tandis que l’ancienne marine hasardait rarement la guerre de côtes, trouvait un élément durable dans la guerre de course et frappait ses plus grands coups dans la guerre d’escadres ; l’attaque du littoral sera durant toute la lutte l’opération capitale, la poursuite des navires marchands une ouverture importante d’hostilités, l’attaque des bâtimens de combat un accident dans les opérations, dont il interrompra le cours.


ETIENNE LAMY.

  1. On nomme œuvres vives les parties du navire au-dessous de la flottaison ; œuvres mortes, les parties au-dessus de la flottaison.
  2. Voyez dans la Revue les études des amiraux Jurien de La Gravière, Touchard, Aube.
  3. Mémoire sur les inconvéniens pour les trois compagnies française, anglaise et hollandaise, de leur mésintelligence dans l’Inde, etc.. 1752. (Archives de la marine.)