Les Marines comparées de la France et de l’Angleterre depuis 1815/04

Les Marines comparées de la France et de l’Angleterre depuis 1815
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 415-454).
◄  03
LES MARINES
DE LA FRANCE ET DE L’ANGLETERRE
DEPUIS 1815

IV.
DES CONDITIONS DE LA PUISSANCE MARITIME.


I. — PRINCIPES GENERAUX.

Nous avons essayé de résumer les principaux traits qui caractérisent l’histoire des marines militaires de la France et de l’Angleterre depuis 1815[1]. La part qui revient à notre pays dans ce travail de comparaison est faite pour nous inspirer la satisfaction la plus légitime : elle prouve surabondamment que le génie de la mer, qui nous a été parfois dénié, ne nous manque pas plus qu’à d’autres; mais nous n’aurions pas atteint le but que nous nous étions proposé, si nous ne cherchions pas à compléter l’enseignement que contient cette histoire par quelques vues d’ensemble sur la puissance relative des deux peuples.

Nous avons obtenu pendant cette longue période de brillans et de persévérans succès : ils sont la preuve des ressources que nous pouvons trouver dans le mérite et dans la valeur de nos compatriotes, mais ils n’indiquent pas la somme des forces que nous pourrions développer en cas de besoin, d’autant plus que pendant tout ce temps nous n’avons pas eu, même en 1854 et 1855, de véritable guerre maritime à soutenir. C’est une considération qu’il faut avoir sans cesse présente à l’esprit, comme en pensant à l’Angleterre il ne faut pas oublier qu’elle non plus, pendant ce demi-siècle, elle n’a pas donné la mesure de ce qu’elle pourrait faire dans une grande occasion, et que la faiblesse des résultats obtenus par l’amirauté en retour des sommes immenses qu’elle a dépensées représente seulement une infirmité qui lui est particulière, mais ne permet de rien préjuger sur les forces latentes de la nation.

N’ayant eu à traiter que de la marine militaire, nous avons dû nous occuper exclusivement de ce qui s’est fait chez nous par l’agence du ministère de la marine, — en Angleterre par les mains de l’amirauté. Ce serait néanmoins se tromper étrangement que de prendre les termes produits par ce travail de comparaison comme les exposans de la puissance maritime de l’un ou de l’autre des deux peuples. De même qu’en géométrie il faut trois points pour déterminer un plan, de même la puissance maritime se détermine par trois choses, qui, chacune pour sa part, sont aussi indispensables à la vitalité de cette puissance que chacun des points à la détermination du plan. Ces trois choses sont l’argent, une industrie déjà forte, puis une population de marins qui n’est elle-même qu’une résultante proportionnelle à l’importance de la marine commerciale de chaque peuple. La puissance maritime est en raison du produit de ces trois termes multipliés l’un par l’autre, et si l’un fait absolument défaut, tout l’ensemble reste boiteux, invalide, quelle que soit l’importance des deux autres; il en arriverait comme en géométrie, où la suppression de l’un des trois points du plan ne laisse plus au pouvoir des deux autres que la détermination d’une ligne sans largeur, sans épaisseur, sans profondeur, sans surface et sans solidité. Aussi, quand les affaires d’un pays seront sagement menées, le verrez-vous d’un côté faire tous ses efforts pour développer ces trois élémens de sa puissance, et de l’autre ne pas chercher en temps ordinaire à dépasser les proportions qu’ils lui imposent. L’histoire à la main, on pourrait sans doute démontrer que si dans la guerre par terre les peuples ont parfois réussi en risquant même ce qui semblait être l’impossible, dans la guerre par mer ils n’ont jamais fait que compromettre leur fortune et leur gloire en voulant obtenir plus qu’ils n’étaient autorisés à espérer de leurs ressources normales. En marine, on peut arriver à des résultats très considérables quand on sait ne compter que sur ce que l’on possède réellement, alors qu’on sait l’employer judicieusement : l’histoire de la guerre soutenue en 1812 par les États-Unis contre l’Angleterre, et si bien racontée ici même par l’amiral Jurien de La Gravière[2], démontre victorieusement cette vérité; mais en marine aussi on se ruine toujours quand on cherche à paraître plus qu’on n’est dans la réalité. Qu’est-il arrivé de la marine de Louis XIV, lorsqu’il en est venu à développer les armemens au-delà de ses moyens? Quel rôle ont joué les quatre-vingts vaisseaux de ligne que possédait l’empereur Napoléon? A quoi donc a servi à l’Espagne de Charles IV d’avoir l’air d’entretenir une armée navale qui n’était plus en rapport avec ses ressources? A quoi donc a servi à la Russie la flotte qu’elle s’était donné tant de peine à créer, et qui semble avoir disparu dans la guerre de 1854-56 sans avoir eu l’honneur de tirer un coup de canon?

L’argent, a-t-on dit, est le nerf de la guerre, et il n’est pas besoin de chercher à prouver que cela est aussi, vrai des armées navales que des autres. Il est cependant quelques données de la question qu’il peut être bon de mettre sous les yeux du lecteur pour achever de le convaincre que sur mer, bien moins qu’ailleurs, l’argent ne saurait être suppléé par l’énergie des hommes ou par l’enthousiasme des populations. Les procédés révolutionnaires, auxquels certaines gens croient encore, n’y peuvent pas davantage. L’importance des prix auxquels reviennent maintenant les engins perfectionnés et indispensables de la marine contemporaine, les dépenses qu’entraînent ce que nous regardons aujourd’hui comme les plus simples de ses opérations, serviront aussi à faire ressortir les distances que la force des choses a créées entre les divers pavillons, et les chances que chacun peut avoir de changer à son bénéfice l’ordre des préséances actuelles. Ainsi au commencement du siècle, du temps de Nelson, les Anglais, en divisant le chiffre des dépenses de la flotte par le nombre des canons dont elle était armée, calculaient que chaque canon, considéré comme l’expression de la puissance militaire, revenait à 25,000 francs. Avec le vaisseau à vapeur, cette somme variait entre 125,000 et 150,000 francs; elle est aujourd’hui de plus de 250,000 fr. par pièce en batterie sur la frégate cuirassée le Warrior, qui, d’après la déclaration faite en chambre des communes par le secrétaire de l’amirauté, lord Clarence Paget, a coûté 9,175,000 francs[3]. Dans un grand nombre d’états, le budget total de la marine n’est pas aussi considérable que les sommes exigées pour la construction d’un seul de ces bâtimens. Ajoutez que le moins qu’il faille compter pour amortissement, entretien, réparations, etc., c’est 20 pour 100 du prix de revient. Comptez encore que le Warrior ne peut pas naviguer, même en beau temps, sans coûter, pour le charbon seulement, 35 ou 40 francs par lieue parcourue. Or, les bâtimens cuirassés étant devenus les navires de bataille, combien de marines secondaires, qui ont joué autrefois un rôle honorable, glorieux même, se trouvent aujourd’hui distancées par la seule question de finances! En prenant les choses par l’autre bout, on arrivera à un résultat analogue, mais bien plus désavantageux encore pour les puissances de second ordre. Au commencement du siècle, il fallut que l’Angleterre armât une grande flotte pour réduire Copenhague; aujourd’hui combien faudrait-il de frégates cuirassées pour produire tout autant d’effet que la grande flotte de Nelson et de Hyde Parker[4] ? Ne serait-ce pas assez de deux et trop peut-être de trois? Et qu’on ne croie pas qu’en consacrant tout l’argent qu’il dépense pour sa marine à construire, lui aussi, des bâtimens cuirassés, le Danemark pourrait au moins se maintenir dans les anciennes proportions. Cela ne serait pas exact. D’abord les fortifications qui, en 1807, contribuèrent à sa défense ont perdu presque toute leur efficacité contre les bâtimens à cuirasse de fer; ensuite le Danemark n’est pas libre de convertir toutes les ressources de son budget de la marine en bâtimens de ce genre : il faut qu’il fasse la police de ses côtes et de ses eaux, qu’il protège son commerce, qu’il entretienne des rapports avec ses colonies, qu’il montre son pavillon sur les mers. Il lui faut être présent sur un trop grand nombre de points à la fois pour qu’avec ce qu’il pourrait construire et entretenir de bâtimens cuirassés, il pût suffire aux besoins du service même de paix. Ce qui est vrai du Danemark l’est aussi de beaucoup d’autres pays.

On n’est pas une puissance maritime, si l’on ne dispose pas d’un gros budget, si l’on n’est point capable à un moment donné de se procurer des capitaux très considérables. C’est une condition essentielle, mais elle ne suffit pas à résoudre le problème. On n’est pas non plus une puissance maritime, si l’on n’a pas encore à son service le concours d’une grande industrie. Autrefois, et c’est un passé qui n’est pas bien loin de nous, car il y a de cela trente ou quarante ans au plus, la force d’une marine pouvait, jusqu’à un certain point, se calculer sur les moyens de production qu’elle avait su concentrer dans les magasins et dans les ateliers de ses arsenaux. Il y avait à ce fait beaucoup de raisons : c’était d’abord l’exiguïté des moyens de transport et l’imperfection correspondante des voies de communication. Sans être un vieillard, on peut se rappeler les doléances que poussèrent les Belges, qui pouvaient cependant déjà se vanter d’avoir des routes mieux entretenues que celles de la plupart des autres pays de l’Europe, lorsqu’en 1832 il fallut acheminer par leur territoire le matériel nécessaire à l’armée française qui fit le siège d’Anvers. Leurs attelages étaient épuisés, leurs routes étaient défoncées, et, si l’on s’en souvient, le fameux mortier monstre du général Paixhans était accusé d’avoir à lui seul causé de très sérieux dégâts. S’il en était ainsi de l’effet produit par le transport du matériel d’une armée qui n’emploie en général que des objets dont les unités représentent seulement des poids très peu considérables et peuvent se diviser presque à l’infini pour augmenter la facilité des transports, que devait-ce être lorsqu’il fallait assurer les approvisionnemens des arsenaux, où il s’emploie tant d’objets encombrans et pesans qui ne peuvent pas être divisés? Il y avait même de ces objets, comme les mâtures, les vergues, les courbes, les canons de gros calibre, les grandes ancres, les caisses à eau, etc., qui ne pouvaient être transportés en quantités utiles que par mer, par la voie fluviale ou par les canaux. On se rappelle sans doute que l’exécution des canaux de Bretagne fut ordonnée par l’empereur Napoléon surtout en vue d’assurer les approvisionnemens du port de Brest, qu’il était devenu presque impossible de ravitailler et d’entretenir par la voie de terre. Tout cela est fort changé maintenant : les chemins de fer, qui couvrent toute l’Europe de leur réseau, n’ont pas seulement agrandi le rayon dans lequel les arsenaux peuvent trouver un marché pour se pourvoir, mais ils ont aussi économisé les frais de travail et d’argent que la marine avait à faire autrefois de ce chef. Ainsi par exemple, avec les chemins de fer, qui vont aujourd’hui par une ligne continue de Saint-Pétersbourg à Toulon, à Rochefort, à Cherbourg, qui l’année prochaine iront à Lorient et à Brest, il serait infiniment plus simple et beaucoup moins coûteux de demander des bois de mâture en Pologne ou en Russie qu’il ne l’était sous l’empire d’aller en prendre en Suisse ou dans les Vosges, quoique la Suisse et les Vosges parussent avoir presque à portée, pour faire descendre leurs produits sur le bord de la mer, les vallées de la Saône, du Rhône et de la Loire. En ce temps-là, il était assez juste d’estimer les ressources matérielles d’une marine sur les ressources qui étaient emmagasinées dans ses arsenaux ; l’apport éventuel des autres était chose trop incertaine et trop difficile à assurer, comme aussi il était assez raisonnable de calculer la puissance de production des arsenaux sur l’importance de leurs ateliers et sur le nombre des ouvriers qu’ils employaient. C’était le temps où le vaisseau de ligne à voiles régnait sur les océans non-seulement à raison de la force militaire qu’il représentait, mais aussi à raison de la grandeur tout à fait exceptionnelle de ses dimensions, de la taille des pièces de bois ou de fer qui entraient dans sa construction, des engins qui composaient son armement. Il y a trente ans, un navire marchand de 5 ou de 600 tonneaux était encore montré presque comme une merveille dans les ports de commerce, ce qui revenait à dire que ni les travailleurs ni les ateliers de l’industrie privée n’étaient suffisamment approvisionnés, outillés ou expérimentés pour fournir un concours puissant à la marine militaire. Dans la vie ordinaire, on n’était pas en meilleure position pour lui venir en aide : ni le charpentier ni le métallurgiste n’employaient ou ne fabriquaient rien qui les mît en mesure de fournir aux ports de guerre les esparres, les canons, les fameuses ancres dites de miséricorde qui faisaient l’étonnement de nos pères. La marine militaire conservait le monopole de l’approvisionnement et de la fabrication des objets qu’elle seule consommait. C’était une conséquence naturelle de la situation, et partant il était assez juste de mesurer la puissance d’une marine à la puissance de ses ateliers.

Aujourd’hui tout cela est très modifié. Le développement merveilleux des échanges entre les peuples, en augmentant les espérances de fret, en permettant aux armateurs de s’assurer des cargaisons importantes, a fait que l’industrie privée construit des navires aussi grands que les plus grands bâtimens de guerre, et d’un tonnage plus considérable que ceux que l’on appelait des colosses au commencement du siècle. Il n’y avait peut-être pas alors une marine de guerre qui n’eût un vaisseau de ligne baptisé de ce nom orgueilleux, et pas un de ces vaisseaux sans doute n’était de plus de 2,000 tonneaux. Le Victory, vaisseau à trois ponts de 120 canons, qui portait à Trafalgar le pavillon de Nelson, dépasse à peine ce chiffre. Maintenant, et même sans compter les paquebots chargés d’un service postal, c’est par centaines que les marines commerciales de l’Angleterre et des États-Unis ont construit des navires d’un tonnage supérieur. Les progrès gigantesques qu’a faits la métallurgie et l’emploi de plus en plus général de la vapeur n’ont pas moins contribué à changer l’ancien état de choses et à faire en sorte que la marine militaire puisse trouver en dehors d’elle des auxiliaires qui jadis n’existaient pas. Autrefois elle était seule à fabriquer de certains engins, aujourd’hui sa fabrication n’est plus qu’un détail dans l’ensemble du travail national. Indret, que le gouvernement acheta en 1831 pour y construire des machines de 160 chevaux que personne alors en France n’était capable de produire, Indret le cède aujourd’hui comme importance aux forges et chantiers de la Méditerranée, au Creuzot, à la Ciotat et à d’autres établissemens qui construisent tout autant et tout aussi bien des machines de 500, de 800, de 1,000 chevaux de force, et qui en livreraient de plus puissantes même, si on les leur demandait. En Angleterre, c’est encore mieux : la marine militaire, qui a commandé jusqu’à 18,000 chevaux de vapeur en une seule année, ne possède que des ateliers de réparation ; elle n’a pas fabriqué elle-même une seule des machines qu’elle emploie sur sa flotte. Or ce qu’il faut avoir présent à l’esprit, c’est que les usines qui produisent ces admirables engins sont capables de produire tout ce que la marine militaire consomme d’objets de métal. Qui peut le plus peut le moins. Pour les ateliers qui fondent les cylindres, qui forgent les arbres de couche des machines de 1,000 chevaux ou les plaques des frégates cuirassées, ce serait presque un jeu de fondre et de forer les canons de tous les calibres, de forger les plus grosses ancres, etc. Ces travaux seraient presque indignes des intelligences qui dirigent ces grands ateliers et de l’outillage dont elles disposent; ce ne serait en réalité pour elles que des détails, mais des détails qu’elles produiraient en quantités immenses, et avec une rapidité dont une grande guerre pourrait seule donner la mesure.

Le mouvement qui entraîne à augmenter sans cesse l’emploi du fer dans la marine, à tel point déjà que l’on peut prévoir l’époque où les coques de presque tous les navires seront en fer, ce mouvement aide à l’évolution qui s’accomplit en créant chaque jour des rapports de plus en plus étroits entre la marine militaire et l’industrie, entre ce qui était jadis un monde à part et ce qui est aujourd’hui le monde ordinaire, entre la force guerrière et la force productrice des ateliers où se cultivent de préférence les arts de la paix. Tous, ou presque tous, ils pourraient devenir des machines de guerre d’une puissance incalculable; comme la laborieuse abeille qui est armée d’un dard acéré pour défendre son miel, ils se retourneraient avec une effrayante énergie contre celui qui viendrait les troubler dans la paix de leurs travaux. Les Russes en ont fait l’épreuve en 1855, et cependant ils n’étaient encore qu’au début de ce qui se préparait contre eux, lorsque déjà ils étaient forcés d’accepter les conditions de leurs adversaires. Malgré le nombre et la vaillance de leurs troupes, qui combattaient pourtant sur le sol national, ils ont été accablés par l’immensité du matériel que les ateliers de la France et de l’Angleterre se sont mis à vomir si vite et si loin contre eux. Il leur est arrivé ce qui arrive aux États-Unis. Non moins braves que leurs ennemis, peut-être même ayant un esprit militaire plus distingué et se battant chez eux pour leurs foyers, les confédérés sont forcés de reculer partout devant les armées du nord, devant ses canonnières, devant la supériorité de son armement, devant les conséquences du blocus qui prive les états du sud de tout moyen de ravitaillement. Ils apprennent par l’expérience qu’on peut être un pays riche et se trouver sans force lorsqu’on n’a pas derrière soi une industrie capable d’armer, d’équiper, d’habiller et de nourrir ses soldats.

Aussi, quand on essaie de faire des calculs de proportions sur la puissance des états, sur celle de leurs marines surtout, ne faut-il pas se contenter de savoir ce qu’ils peuvent dépenser, ce qui figure de vaisseaux et de frégates dans les dénombremens officiels, ce qui se trouve dans les magasins des ports, ce que peut représenter le travail des arsenaux : ce sont des termes dont, sans aucun doute, il faut tenir compte; mais on s’exposerait à se tromper aussi beaucoup, si l’on ne faisait pas entrer dans ses calculs le contingent que fournirait au noyau des forces déjà régulièrement organisées l’ensemble du travail national. Aujourd’hui, dans le cas d’une grande lutte, ce contingent deviendrait presque le principal, au lieu de rester l’accessoire, comme cela est en temps de paix, et il se ferait sentir avec une rapidité telle que celui qui de son côté ne serait pas pourvu à l’avance d’une façon semblable n’aurait pendant la guerre aucune chance de pouvoir, même au prix des plus grands sacrifices, racheter les suites nécessaires de son imprévoyance.

Si par malheur une grande guerre venait à éclater aujourd’hui, le trait caractéristique qu’elle présenterait sans doute entre tous, ce serait l’inépuisable fécondité avec laquelle l’industrie produirait du matériel de guerre pour les belligérans, la puissance et la presque soudaineté des coups qu’aidés par l’industrie ils pourraient se porter dès le début des hostilités. D’ailleurs nous en avons déjà fait l’expérience. Un gentilhomme russe qui, dans l’état-major du prince Gortchakof, a pris part à la défense de Sébastopol nous disait que bien souvent il arrivait aux Russes d’apprendre par le télégraphe l’arrivée dans le port de Kamiesch de navires chargés d’un matériel qui n’avait pas même été commandé (ils le savaient par les intelligences qu’ils avaient conservées en Europe), lorsque des convois chargés de munitions et expédiés de Toula ou d’ailleurs, avec des semaines et des mois d’avance, n’étaient pas encore arrivés en Crimée. Et dans quel état arrivaient-ils? Des centaines de charrettes que l’on avait mises en route en épuisant tous les moyens des provinces, quelque vingtaine parvenait; le reste, hommes, animaux et chargement, avait péri dans la neige ou dans la boue des steppes, et le pays était impuissant à les remplacer. La campagne d’Italie n’est pas moins instructive. La déclaration de guerre est du 26 avril, le combat de Montebello est du 20 mai, la bataille de Magenta du 4 juin, et le 24 du même mois se livrait celle de Solferino, qui mit fin à la guerre en coûtant aux trois armées engagées dans cette sanglante journée plus de soixante-dix mille hommes tués ou blessés. Un si effroyable massacre nous fait frémir d’horreur, mais il montre aussi quels sont les coups que l’on peut aujourd’hui se porter, et il explique la résignation de l’empereur François-Joseph, dont l’intérêt semblait être de prolonger la guerre. L’Autriche fut presque désarmée par cette catastrophe, et après tout ne vaut-il peut-être pas mieux résoudre ainsi ces horribles difficultés que de tuer un plus grand nombre d’hommes en détail et dans une campagne plus longue? Cela ne vaut-il pas mieux que de faire périr plus de monde encore par les fatigues ou par les maladies, dans l’obscure et navrante misère des hôpitaux? Ce sont là de tristes problèmes à discuter; mais ce qui n’est plus douteux, c’est la rapidité inouïe des opérations, c’est la puissance gigantesque des résultats qu’elles peuvent produire en si peu de temps, quand elles sont aidées par des chemins de fer, par des locomotives, par des manufactures où se tissent les habits des soldats, par des usines où se fabriquent leurs armes, par tout ce que donne en un mot une industrie puissante. Les États-Unis nous fournissent un exemple analogue. Il y a un an à peine, c’était un pays dont l’armée régulière se composait de 18,000 hommes, répandus sur un territoire plus grand que l’Europe. Aujourd’hui, entre le Potomac et le Mississipi, ils ont plus d’un million de soldats en campagne, ayant improvisé ces armées, et l’immense matériel qu’elles traînent après elles, et les innombrables navires qu’elles emploient sur les fleuves ou sur les mers, dans la circonférence si étendue de leurs opérations, avec une rapidité qui doit faire réfléchir l’Europe. Les États-Unis cependant auraient-ils pu nous donner le spectacle de ce déploiement de forces, s’ils n’avaient pas eu à leur disposition les usines et les moyens industriels de la Nouvelle-Angleterre?

Or ces instrumens de puissance ne se créent point par enchantement. Ni la volonté des despotes, ni la terreur que répandent les comités de salut public ne peuvent leur donner une vitalité comparable à celle qu’ils puisent dans la paix, dans le développement régulier des transactions, dans l’heureuse situation des pays où le régime social et politique assure à chaque citoyen la liberté de son génie et de son travail. Non moins que de l’argent, il faut du temps pour créer les industries. Si l’on attendait la guerre pour vouloir les acclimater chez soi et dans des circonstances critiques comme celles du temps de guerre, ce serait impossible; eût-on même la libre disposition des capitaux sur lesquels elles s’édifient, on se ferait battre aujourd’hui, avant d’avoir eu le temps de dépenser ces capitaux, par l’adversaire qui n’aurait pas attendu la guerre pour sentir le besoin d’avoir des ateliers. L’empereur Nicolas affichait le plus profond mépris pour les industriels, qu’il regardait comme une classe de gens infectés de libéralisme, et qui mériteront toujours en effet ce reproche, parce que sans liberté ils n’ont ni raison, ni moyen d’être; il parlait des épiciers et des bourgeois avec un dédain sans pareil : ces gens-là, ces perruquiers, comme il affectait souvent de dire, ont contribué pour une part énorme à le battre, et l’amertume de ses réflexions devait être cruelle lorsqu’aux heures de sa douloureuse agonie il comparait ce qui sortait de leurs ruches bourdonnantes à l’impuissance des ateliers et des magasins impériaux où il s’était flatté, pendant les erreurs d’un long règne, d’avoir préparé les ressources nécessaires à la conquête de l’Orient.

On ne saurait donc pas aujourd’hui être une puissance militaire ni surtout une puissance maritime sans argent et sans industrie, on ne le saurait pas être non plus sans avoir à son service une population maritime pour y recruter le personnel de son armée navale. Autrement dit, il n’y a pas de marine sans marins. Il semble qu’il serait presque humiliant pour le sens commun d’insister sur cet aphorisme, que reconnaît d’ailleurs instinctivement le bon sens du genre humain. Les États-Unis, qui n’ont jamais eu quatre-vingts bâtimens de guerre armés ou même en mesure d’être armés, ont toujours passé pour être une grande puissance maritime, parce qu’on savait cependant qu’ils avaient de l’argent, de l’industrie et des matelots. La guerre de 1812 et celle qu’ils font aujourd’hui ont donné ou donnent entièrement gain de cause à cette manière de voir. Il peut être juste de croire que le matériel naval qui sert aujourd’hui à leurs opérations ne pourrait pas soutenir la comparaison avec celui que possèdent la France et l’Angleterre ; mais ce n’est peut-être pas ainsi qu’il convient de considérer les choses. Ce matériel, quel qu’il soit, suffit à atteindre le but pour lequel il a été préparé ; c’est là le point important, et la rapidité avec laquelle il a été improvisé est une preuve de plus de la puissance des États-Unis. Une autre preuve, c’est la facilité avec laquelle il a été armé au personnel, ce que l’on n’aurait pas pu faire si l’on n’avait eu par devers soi une population de marins où puiser, et Dieu sait où en seraient les chances de la guerre civile, si les états du nord avaient eu à faire l’éducation de leurs matelots pour déclarer le blocus et surtout pour le maintenir ! Où en seraient-ils sans les canonnières et les remorqueurs qui ont transporté leurs troupes, qui les ont nourries, qui les ont sauvées, à la bataille de Pittsburg-Landing par exemple, qui ont forcé les confédérés à évacuer sans combat les lignes d’Yorktown ? C’est encore un exemple à citer de l’immensité des avantages que le commerce et l’industrie procurent pendant la guerre. Les états du sud sont presque exclusivement agricoles, le nord est commerçant, industriel et marin.

Par contre, est-il personne qui ait jamais compté la Russie parmi les puissances maritimes ? Même pendant la paix, même en étant le pays de production par excellence de la plupart des matières qui pendant longtemps ont été les matières premières des constructions navales, même avec un gros budget et des finances en assez bon ordre, même avec des arsenaux qui ne le cédaient pas à ceux des autres nations, les Russes, ni sous Pierre le Grand, ni sous Catherine II, ni sous l’empereur Nicolas, qui s’était donné tant de peine pour avoir une flotte, n’ont jamais passé pour être une puissance maritime. A eux-mêmes l’amour-propre national ne pouvait pas persuader qu’il en fût ainsi. C’est une chose curieuse à remarquer dans les notes du comte de Nesselrode que, parlant en 1853-54 de la France et de l’Angleterre, il les appelle presque le plus souvent les puissances maritimes, à l’exclusion de la Russie, qui, au moment où l’affaire des lieux saints finit par prendre une tournure menaçante, se vantait cependant d’avoir quarante-deux vaisseaux de ligne armés, c’est-à-dire une dizaine de plus que la France et l’Angleterre ensemble. Le comte de Nesselrode avait raison avec tout le monde. Cette flotte, on n’a pu par aucun moyen, par aucun appât, la décider à montrer son pavillon au large, même en lui offrant les conditions de combat les plus avantageuses. Les gens qui la montaient n’étaient pas des marins, car il n’y en a pour ainsi dire pas en Russie ; néanmoins c’étaient de braves gens. Ils nous l’ont montré à Sébastopol, où ils ont été l’âme de la défense. Il en a été d’eux comme de la marine impériale de Napoléon : les marins de la garde contribuaient à gagner les batailles de Lutzen et de Bautzen, ils se couvraient de gloire dans les campagnes d’Allemagne et de France en 1813 et en 1814, mais en thèse générale ils n’allaient pas à la mer. La France possédait quatre-vingts vaisseaux de ligne du temps du premier empire, mais elle n’était pas une puissance maritime, parce que sa population maritime avait été détruite ou dispersée par la guerre. La Russie en 1854 n’était pas, malgré le nombre de ses vaisseaux, une puissance maritime, parce qu’elle n’avait pas de marins. Il n’y a pas de marine sans marins.

C’est une vérité que personne aujourd’hui ne songe plus à contester ouvertement, et cependant presque tous les jours on lit, et avec une certaine complaisance, on écrit et on imprime des choses qui sont en contradiction avec cette vérité, et qui sont aussi la source de beaucoup d’erreurs. Ne dit-on pas encore quelquefois que la machine à vapeur a rétabli ou rétablira l’équilibre et l’égalité sur les océans ? La vapeur cependant a tourné d’une manière incontestable à l’avantage de la prépondérance anglaise, c’est un résultat trop évident pour qu’il dut être nécessaire d’en rechercher et d’en discuter les causes. Le fait certain, c’est la diminution d’importance qu’ont subie les marines des puissances de second ordre depuis que la machine à vapeur est devenue une machine de guerre. La Hollande pourrait-elle aujourd’hui livrer une seconde bataille de Camperdown ? Les Hollandais, toujours vaillans, toujours habiles navigateurs, toujours dignes de leurs glorieuses traditions, pourraient-ils faire des armemens qui fussent aux arméniens anglais ce que la flotte du brave et malheureux amiral de Winter était à la flotte de l’amiral Duncan ? Les Hollandais ne possèdent ni un seul vaisseau de ligne à vapeur, ni une seule frégate cuirassée, et dans la situation ils n’ont sans doute pas tort de ne pas songer à se procurer quelqu’une de ces coûteuses machines : qu’en feraient-ils? Ce qui est vrai de la Hollande est vrai de bien d’autres, à tel point que, le 11 mars 1861, le secrétaire de l’amirauté, lord Clarence Paget, pouvait dire à la chambre des communes en lui proposant le budget de l’exercice 1862 : «Nous avons 67 vaisseaux de ligne à hélice à flot ou en construction; la France en a 37, l’Espagne 3, la Russie 9 et l’Italie 1 : total, 50. » À ce moment-là, on considérait encore en Angleterre le vaisseau de ligne à hélice comme l’unité militaire et le navire de bataille par excellence; l’Angleterre en accusait 17 de plus pour elle seule que pour le reste du monde réuni, et encore lord Clarence Paget ne comptait-il pas à son actif les 9 vaisseaux du service des gardes-côtes, qui sont armés! Depuis, le vaisseau de ligne a perdu aux yeux des marins sa valeur de combat; c’est la frégate cuirassée qui est devenue la grande machine de guerre, et il est vrai qu’à cette heure même, nous qui avons commencé à construire des bâtimens de cette espèce trois ans plus tôt que les Anglais, nous conservons encore l’égalité numérique avec nos voisins; mais qui peut douter que les causes qui avaient produit une si grande disproportion dans le nombre des vaisseaux de ligne n’agiront pas avec tout autant de force pour amener bientôt les mêmes résultats en matière de bâtimens cuirassés ?

Ceux qui n’osent plus nous annoncer bien haut que la vapeur rétablira l’égalité sur les mers nous disent parfois cependant qu’avec des instrumens aussi parfaits que ceux dont on dispose aujourd’hui il n’est plus nécessaire pour les armer d’hommes aussi expérimentés, aussi rompus à la vie exceptionnelle du bord qu’il en fallait pour donner la vie aux vaisseaux à voiles du temps jadis. C’est une erreur tout aussi grande et non moins dangereuse que l’autre. N’ayant pour ainsi dire plus de mâture, puisque les nouveaux navires se présenteront désormais au combat ras comme des pontons, il est incontestable que nous n’avons plus autant besoin que nos prédécesseurs de ces hommes d’élite, de ces gabiers qui étaient le type du matelot d’autrefois ; mais, en amoindrissant le rôle de cette spécialité, nous en avons créé d’autres : mécaniciens, chauffeurs, soutiers, etc., qui, pour remplir leurs fonctions, doivent avoir pour le moins tout autant de vigueur, d’adresse, de courage, d’expérience et surtout de savoir que les plus accomplis des anciens gabiers. Faire son quart dans une hune, c’était une grande douceur comparativement à le passer dans l’enfer des fourneaux ou dans les ténèbres suffocantes des soutes. Pour courir dans la mâture, pour larguer une bonnette ou pour aller prendre une empointure au bout d’une vergue, même en mauvais temps, il ne fallait pas être plus agile que pour circuler au milieu des inflexibles et redoutables organes de la machine, comme, pour la diriger, pour l’entretenir et pour la réparer, il faut plus d’instruction, plus de force, et prendre plus de peine que pour entretenir et réparer les fourrures ou les détails d’un gréement. Il en est de même pour les autres fonctions du bord. L’emploi de la machine à vapeur et les progrès de l’artillerie imposent aux matelots et aux canonniers des efforts plus considérables qu’autrefois, et les hommes ne peuvent suffire à ces efforts que grâce aux améliorations qui ont été introduites dans la discipline, dans l’hygiène, dans les aménagemens, dans les procédés de conservation des vivres, etc. A moins de l’avoir vu faire sous ses yeux, on ne peut imaginer combien est pénible et rebutant le service nouveau du charbon, qui se renouvelle bien souvent cependant, car nous ne construisons pas de navire qui en prenne dans ses soutes pour une consommation de plus de douze jours. Dieu sait ce qu’il en coûte de fatigue aux hommes lorsqu’il faut renouveler cet indispensable approvisionnement, et ce qu’il en coûte de travail encore lorsqu’il faut effacer toutes les traces de saleté que laisse nécessairement après lui l’embarquement de plusieurs centaines de tonnes de combustible : 675 tonnes sur la Gloire, 900 sur la Couronne! Laver, nettoyer, briquer, fourbir, polir, astiquer, c’est à ces soins que se passe en grande partie la vie du marin, mais avec cette différence, pour les gens du temps présent comparé au temps passé, que d’un côté nous avons augmenté les dimensions de nos navires, et que de l’autre nous avons réduit le nombre des hommes d’équipage. Nos anciens vaisseaux à trois ponts portaient plus de douze cents hommes; nos frégates cuirassées d’aujourd’hui, qui présentent une capacité presque double, n’ont pas cependant un personnel qui soit en nombre la moitié de celui qui revenait au Montebello ou à la Ville-de-Paris. Le travail a ainsi beaucoup augmenté, et il doit aller sans dire que, pour fournir plus de travail, il faut des hommes plus vigoureux et plus expérimentés. Et au lieu de considérer les choses en général, si nous descendions dans les détails, nous verrions que chacun de ces détails exige de la part des hommes une instruction de plus en plus grande. Qu’y avait-il sur nos anciens vaisseaux qui demandât autant de vigilance et de pratique pour être entretenu en bon état qu’en demandent les engins qui donnent le mouvement aux frégates d’aujourd’hui? Quelle différence entre le service du canonnier d’autrefois et celui du chef de pièce qui doit prendre soin d’une bouche à feu rayée, pourvue d’un appareil de chargement par la culasse, armée de projectiles et d’apparaux dont le maniement et la conservation sont devenus chose très délicate!

Le service ordinaire du bord, d’où dépendra la valeur du navire au moment critique, impose aux hommes des conditions d’aptitude plus rigoureuses que jamais; il en est de même pour la plus simple action. Considérée à un point de vue général, la fonction principale du matelot, c’est de déplacer des poids; or les poids de tous les objets ont augmenté, de ceux qui se manient par un seul homme comme de ceux qui ne peuvent se manœuvrer que par un travail d’ensemble. Prenez le service qui semble demander le moins d’instruction ou d’intelligence, celui du passage des poudres par exemple, auquel on emploie tout ce qu’il y a de plus faible ou de moins instruit à bord, et vous retrouverez toujours les mêmes conditions. Autrefois un tir de deux coups par cinq minutes était regardé comme très nourri; aujourd’hui on en est arrivé à tirer deux coups par minute et à augmenter par conséquent dans une proportion correspondante la rapidité avec laquelle il faut fournir à la consommation des pièces. Aujourd’hui encore l’on tend à augmenter les charges de poudre comme poids et comme volume ; jadis on avait ramené les projectiles au calibre presque uniforme de 15 kilogrammes, les nouveaux projectiles sont du poids de 30 et de 45 kilogrammes. Même pour être employé au passage des poudres, il faut plus d’activité, plus de force et plus d’habitude que par le passé. Voulez-vous prendre pour exemple des fonctions plus relevées, vous verrez que le canonnier doit faire un feu presque cinq fois plus rapide que jadis, que sa vigueur, son adresse et son coup-d’œil ne doivent pas s’être développés dans une moindre proportion. Il manie des instrumens plus lourds, et la distance normale de combat, qui était autrefois fixée réglementairement à 1,200 mètres, s’étend aujourd’hui on ne sait plus où, avec des pièces qui lancent leurs projectiles à 6,000 et à 8,000 mètres. Le but sur lequel il devait tirer était soumis aux mêmes conditions de manœuvre et de mouvement que le navire sur lequel il était lui-même porté; il a maintenant affaire à un ennemi qui peut marcher dans tous les sens, avec une indépendance complète de la position des vents, avec une vitesse de 25 ou de 26 kilomètres à l’heure!

Cette puissance et cette sécurité de manœuvre est bien souvent invoquée comme la preuve que les marins d’aujourd’hui peuvent être dispensés des qualités qui étaient nécessaires à leurs devanciers. C’est encore une idée des plus erronées. Ceux qui font ce beau raisonnement ne tiennent pas compte en effet que les exigences du métier ont naturellement augmenté avec les moyens d’y satisfaire. Nous ne sommes plus au temps où il n’y avait qu’un seul ordre de bataille connu, la ligne étant formée au plus près du fit du vent, tribord ou bâbord amures. Aujourd’hui toutes les formations et tous les ordres sont possibles pour une flotte, et ce n’est plus en gardant une distance d’une encâblure (200 mètres) entre les navires qui la composent qu’elle se présentera au combat, mais en sentant les flancs ou les coudes à gauche et à droite, comme les soldats de l’infanterie. Nous ne sommes plus au temps où l’on n’appareillait, où l’on ne mouillait que de nuit, où les blocus se levaient aux premiers symptômes du mauvais temps, où l’officier que l’on chargeait d’une mission rendait compte de tout en arguant de l’inconstance des flots et des vents. Aujourd’hui l’on quitte et l’on prend un mouillage de nuit comme de jour, on maintient un blocus sans perdre de vue la côte observée, et à l’officier que l’on envoie même à mille lieues de distance, on fixe le jour et presque l’heure où il devra arriver. Dans la liberté de ses mouvemens comme dans les manœuvres d’ensemble, on exige de lui, comme service courant, des choses que nos prédécesseurs eussent tout simplement écartées comme des impossibilités. Le brave amiral Hugon a laissé dans la marine une réputation exceptionnelle pour la hardiesse et l’habileté avec lesquelles il dirigeait en 1841 et 1842 les mouvemens de l’escadre de la Méditerranée; cependant, malgré toute sa hardiesse et tout son talent, il n’eût jamais songé à faire faire une foule de choses qu’on accomplit aujourd’hui en se jouant, mais qu’on ne peut accomplir ainsi que parce que nos officiers n’appliquent pas aux devoirs de leur profession moins de vigilance et d’activité, de savoir et d’expérience qu’en ont jamais eu leurs devanciers. Quoi qu’on fasse, la puissance des navires sera toujours en raison des qualités et des talens que posséderont comme gens de mer les hommes qui les montent.

Aussi l’empire de la mer appartiendra-t-il toujours aux marins. A ceux qui peuvent douter encore de la justesse absolue de cet axiome et qui ne seraient pas convaincus par les raisons que nous venons de donner, il en est une encore que nous pouvons invoquer, et qui, selon nous, devrait suffire à elle seule pour trancher la question. Les armées de mer, comme les autres, ne vivent pas seulement des chapitres du budget et des armes ou des approvisionnemens que les arsenaux mettent à leur disposition. Ce sont là les moyens matériels de leur existence, mais non pas l’âme qui leur donne la vie, qui en fait des personnes morales. L’esprit de corps, le sentiment marin, le principe d’ardeur et de passion qui résulte des traditions, des souvenirs, des instincts que développe la fréquentation de la mer, ne peuvent être ressentis, conservés, entretenus, animés que par les marins eux-mêmes. Admettez dans vos équipages une trop forte proportion d’hommes qui ne sont pas voués à la profession par état et par goût : vous aurez des corps officiels composés de gens qui remplissent une obligation légale, mais sans lien avec le passé et sans espérance d’avenir, sans précédens à soutenir ou à venger, et sans ambition pour eux-mêmes et pour leurs enfans; vous n’aurez pas une armée composée d’hommes qui ont mis depuis longtemps leurs sentimens et leurs habitudes en harmonie avec les circonstances où vous les placez, qui défendront la mer et ses libertés comme on défend sa chose. Il y a bien longtemps qu’on a dit, et l’histoire démontre la justesse de cette observation, que la garantie la plus réelle pour la défense d’un territoire ne réside pas autant dans l’armée qui le protège que dans la population qui l’occupe, attendu que le clocher ne recule pas, tandis que le régiment ne prend racine nulle part. Eh bien ! il en est de même pour la mer; elle est le domaine, le territoire des marins, et le pavillon est leur clocher. Eux seuls, ils l’aiment de cet amour qui enfante les dévouemens héroïques, parce qu’il n’est pas seulement le résultat de la réflexion, mais aussi de la passion instinctive. Plus que personne, ils sont capables de faire respecter le pavillon et de défendre la mer, comme les armées nationales sont seules capables de faire respecter et de défendre jusqu’aux dernières extrémités le sol sacré de la patrie.


II. — L’ANGLETERRE.

Si la puissance maritime de l’Angleterre n’avait pour raison d’être que les résultats produits depuis cinquante ans par l’administration de l’amirauté, l’Angleterre serait peut-être toujours une puissance du premier rang; mais elle ne serait pas ce qu’elle est réellement, capable de tenir tête, au moins pendant un certain temps, à toutes les marines du monde réunies contre elle.

Ce n’est certainement pas à l’amirauté qu’il faut faire honneur de cette situation, et bien qu’il soit recommandé par la sagesse autant que par le bon goût de ne juger qu’avec réserve les institutions des autres, nous croyons cependant pouvoir dire en toute sécurité de conscience que c’est une organisation administrative aussi peu rationnelle qu’il en existe en aucun pays. Les Anglais, chatouilleux sur ce point, comme tous les peuples d’ailleurs, vous font ordinairement observer que, leurs institutions et leurs lois étant des compromis perpétuels entre les traditions du passé le plus lointain et les besoins de l’avenir qui agitent une population aussi vivante et aussi active que celle des trois royaumes, il est extrêmement difficile à un étranger de se former des opinions éclairées sur ces compromis, et presque toujours les Anglais ont raison quand ils parlent ainsi, néanmoins, comme c’est en prenant pour base des faits acquis, incontestables, avoués par les Anglais eux-mêmes, que nous sommes arrivé à nos conclusions, nous imaginons n’être pas trop téméraire en persistant dans notre sentiment.

D’ailleurs, et c’est un point à noter, la constitution de l’amirauté n’est à peu près défendue par personne en Angleterre. Nous avons bien souvent causé de ce sujet avec des Anglais, et la seule raison qu’on nous ait jamais donnée pour expliquer l’organisation de l’amirauté telle qu’elle existe aujourd’hui est une raison d’ordre, de gouvernement, de politique intérieure, mais non pas d’efficacité et de services rendus. La marine, c’est la vie même de l’Angleterre. Ce n’est pas seulement la condition d’existence de son empire colonial, la cause de la prospérité de son commerce, la source principale de ses richesses et de sa gloire militaire; c’est encore au dedans le bouclier qui l’a protégée depuis huit siècles contre toute tentative d’invasion, le rempart à l’abri duquel s’est développée sa liberté; c’est encore à l’extérieur l’intermédiaire par lequel elle communique avec le reste du genre humain. Aussi, et à cause même de l’immensité des intérêts qu’elle représente, on ne croit pas qu’il serait prudent de confier à une seule main le pouvoir suprême sur un organe aussi important de la vie nationale. Il existe bien parmi les dignités qui dépendent de la couronne une charge de lord high admiral (lord grand-amiral), haut fonctionnaire qui devrait concentrer sous sa direction toutes les branches de l’administration maritime; mais depuis la révolution de 1688 cette charge n’a été remplie qu’une seule fois, et encore très passagèrement : le reste du temps, elle a été, comme on dit en Angleterre, mise en commission, et c’est cette commission que l’on appelle le bureau d’amirauté ou, plus simplement encore, l’amirauté.

Depuis le règne de Jacques II, il n’y a eu qu’un lord grand-amiral en Angleterre, sous le règne de George III. L’un des fils de ce prince, le duc de Clarence, exerça cette charge pendant quelques mois. Il avait servi dans la marine et y avait laissé de très honorables souvenirs, il devait lui-même occuper le trône sous le nom de Guillaume IV, et avec le surnom populaire de king sailor (le roi-matelot); malgré tout, il ne resta pas longtemps en place. L’histoire raconte qu’en 1827, et lorsqu’il était au pouvoir, ayant à signer les instructions que le gouvernement adressait à l’amiral Codrington qui commandait l’escadre du Levant, le duc de Clarence ajouta, aux longues considérations où se déployaient à l’aise toute la prudence et toute la prévoyance ministérielles, un post-scriptum ainsi conçu : Go on, my dear, and burn those damned rascals; « allez de l’avant, mon cher, et brûlez-moi ces maudits coquins. » L’amiral Codrington, convaincu que, pour venir de son chef direct et pour être tracé par une main royale, ce post-scriptum ne devait pas moins qu’à l’ordinaire être considéré comme donnant la clé de toute la correspondance, livra, au reçu du paquet, la bataille de Navarin. Il en coûta sa charge au duc de Clarence. La nouvelle de la bataille, qui excita de si vifs transports de joie en Europe, fut très mal accueillie en Angleterre par le gouvernement d’alors, qui la qualifia, à l’ouverture de la session suivante, on se le rappelle sans doute, de untoward event (événement malencontreux). Aussi, lorsque l’amiral Codrington, sommé de s’expliquer sur les motifs qui avaient déterminé sa conduite, eut allégué les conseils du prince, on contraignit celui-ci à se démettre de la position qu’il occupait. Dans les traditions des hommes d’état de la Grande-Bretagne, ce petit épisode est resté comme la preuve qu’il ne saurait être prudent de confier à une seule volonté tous les pouvoirs sur la marine. Par la force des choses, cette volonté pourrait avoir trop d’action et sur les affaires les plus importantes du pays et sur un trop grand nombre d’intérêts. Depuis lors, la charge de grand-amiral est restée en commission.

Nous ne condamnons pas absolument cette manière de voir, ni cette jalousie qui conduit un peuple aussi passionnément amoureux de sa liberté et de son self government à prendre toutes ses précautions pour faire en sorte qu’il ne soit confié à personne des pouvoirs qui pourraient devenir dangereux pour la chose publique. C’est un sentiment honorable et juste au fond, et qui, en retour des grands biens qu’il conserve, a sans doute le droit de se satisfaire au prix de quelques anomalies administratives; néanmoins cela ne prouve point que le bureau d’amirauté n’est pas, en tant que gouvernement de la marine, une des institutions les plus singulières de ce monde et le plus fatalement condamnées à consommer des ressources immenses pour arriver à des résultats comparativement médiocres.

Le grand Frédéric disait un jour qu’il y avait pour une armée quelque chose de pire qu’un mauvais général, c’étaient deux bons généraux. Il avait parfaitement raison, et ce qu’il appliquait à une armée peut s’appliquer au gouvernement de toutes choses : plus même elles sont considérables, et plus cela est vrai. Le pouvoir exécutif, dans quelque ordre de faits que ce soit, ne saurait être exercé utilement que par une seule intelligence ou par une seule volonté. Autrement il flotte dans l’impuissance, et il s’endort dans l’incurie, dans l’indolence où l’entretient le défaut absolu de responsabilité. C’est l’histoire de tous les siècles et de tous les peuples, de toutes les institutions où la puissance d’agir est partagée entre plusieurs mains. Notre époque a fourni à cet égard des enseignemens et des exemples plus instructifs qu’aucune autre. Je ne parle pas seulement du déplorable gouvernement du directoire ou de l’éphémère pentarchie qui nous mena en 1848 aux journées de juin. Notre temps a vu naître en effet, par toutes les contrées de l’Europe et de l’Amérique du Nord, une multitude de sociétés industrielles, financières ou commerciales, de compagnies de chemins de fer, de canaux, de navigation, de crédit public, etc., qui ont débuté toujours en s’organisant par les soins d’un conseil d’administration, et qui pour la plupart déjà ont fini par se donner un directeur, un administrateur délégué, un président, un gouverneur chargé des attributions réelles du pouvoir exécutif. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est que le plus souvent la chose s’est faite, non pas sous la pression des actionnaires, mais à la demande même des conseils d’administration. Qu’étaient-ce cependant que les administrateurs de ces compagnies? A coup sûr, ils étaient du nombre de ceux que le grand Frédéric appelait de bons généraux, des hommes éminens dans les affaires, dans la finance ou dans l’industrie, des hommes capai)les, et qui n’avaient certainement aucun désir de voir diminuer leur position, car nous voyons que, dans ce qu’on appelle la féodalité industrielle de nos jours, on recherche le titre d’administrateur de telle ou telle compagnie avec autant d’ardeur que les titres de l’aristocratie nobiliaire d’autrefois. Qu’est-ce donc qui les a poussés ou qui les pousse dans cette voie, si ce n’est la conviction de l’impuissance d’un conseil comme directeur de l’action, et aussi le sentiment de la responsabilité qui pesait indirectement sur eux? Les faits sont là pour prouver que leur responsabilité légale est à peu près nulle; mais ils avaient presque tous une portion de leur fortune engagée dans l’entreprise à laquelle ils s’étaient associés; puis les capitaux sur lesquels ils pouvaient compter pour réaliser leur œuvre étaient limités, et enfin leur crédit était compromis, si l’affaire qu’ils avaient contribué à créer venait à tourner à mal.

Aucun de ces contre-poids qui ont ramené les conseils d’administration des grandes compagnies aux vrais principes n’existe dans la constitution actuelle du bureau de l’amirauté anglaise. On y entre en vertu du degré d’influence que l’on possède dans le parti politique auquel on appartient, on en sort parce que ce même parti a été battu sur telle ou telle question de finance, de politique étrangère ou de législation pénale; mais on ne sort du bureau de l’amirauté qu’avec une position agrandie. L’honneur d’en avoir fait partie suffit pour vous y faire rentrer, ou pour vous obtenir quelque commandement lucratif et important. C’est l’indemnité gracieuse que les vainqueurs des luttes parlementaires paient en général aux vaincus. De responsabilité, il n’en est d’aucune sorte, et, comme si tout conspirait pour qu’il n’en puisse pas exister, les opérations du bureau se liquident avec purge complète d’année en année sur les ressources d’un budget dont on n’a pas plus de souci une fois qu’il est consommé que s’il était tombé du ciel, au lieu d’être sorti des poches des contribuables. Les contribuables, c’est tout le monde, ou, pour mieux dire, ce n’est personne. Et qui donc s’embarrasse de savoir si le shilling qu’il porte au percepteur sera dépensé par la marine ou par l’armée, par la magistrature ou par la diplomatie? D’ailleurs, comme la moyenne d’existence des bureaux d’amirauté ne dépasse guère deux ans, on peut toujours dire, et l’on ne s’en fait pas faute, que, sur les deux budgets dont on devrait être responsable, il en est un qui était déjà compromis, engagé quand on est arrivé au pouvoir, et ce sont les autres qui ont à s’expliquer sur celui qu’on avait proposé soi-même.

Lorsque l’on cause de ce sujet avec les Anglais, ils vous disent souvent que sur les six personnages qui sont qualifiés de lords de l’amirauté, il en est un désigné sous le nom de premier lord, qui a officiellement autorité sur les autres, et qui est responsable devant le parlement. Même en théorie, cela n’est exact que jusqu’à un certain point, car il faut la présence de trois membres pour constituer un bureau autorisé à prendre des décisions, et cela ne peut pas du tout être vrai dans la pratique. Le premier lord, puisque premier lord il y a, est un personnage politique qui n’appartient jamais lui-même à la marine, et qui est par conséquent presque toujours fort peu compétent sur les questions qu’il est censé avoir à décider. Le voyez-vous assis en conseil autour du tapis vert avec ses collègues, qui, à l’exception d’un seul, sont tous gens du métier, et qui l’accablent sous un déluge d’objections techniques, si par hasard il veut s’aviser de faire ce qui ne leur convient pas? Ils le mènent, comme on dit vulgairement, ou bien ils le réduisent à l’impuissance; puis, quand ils ont produit ce beau travail sur l’esprit du premier lord, à quoi voulez-vous qu’ils aboutissent eux-mêmes? Connaissez-vous quatre médecins qui soient d’accord sur la manière de traiter une maladie, quatre théologiens sur une matière philosophique, quatre ingénieurs sur le problème de la distribution des eaux dans la ville de Paris? pourquoi espérer que quatre capitaines de vaisseau seront d’accord sur une question de discipline, d’administration, d’hygiène, d’armement, de construction? On lève donc la séance, on renvoie la discussion à un autre jour, et, en attendant la solution qui ne vient pas, la routine des subalternes continue à dépenser en souveraine l’argent que fournit le public, les sommes énormes que de temps à autre on est obligé de lui demander lorsque, après avoir longtemps sommeillé, on s’aperçoit qu’il faut reconstruire la marine, ou regagner au prix des efforts les plus coûteux l’avance que l’on a laissé prendre aux autres.

Par une bizarrerie qui n’est pas moins grande que le reste, en même temps que l’on donnait plusieurs chefs à une institution militaire, on s’arrangeait de telle sorte que ces chers étaient pris exclusivement dans une seule des nombreuses spécialités dont l’ensemble constitue l’établissement naval. Sur les six personnes qui composent le bureau, deux sont membres du parlement et n’appartiennent pas à la marine; les quatre autres sont exclusivement des officiers de vaisseau, des officiers à épaulettes, comme nous dirions. Ils ont la majorité dans le bureau ; de fait, ils y règnent en maîtres. Administration proprement dite, travaux hydrauliques, construction navale, artillerie, santé, tous les autres services en sont rigoureusement exclus. Non seulement ils en sont exclus, mais la jalousie des officiers militaires à leur égard a su se donner si large satisfaction qu’ils n’existent pas à l’état de corps. Il y a des individus qui remplissent telle ou telle fonction, mais dans l’exercice de leurs fonctions ils ne sont hiérarchisés entre eux que par la différence de leur solde ou par les nécessités absolues du service; ils ne forment pas de corps organisés, doués d’une vie propre, et possédant des emplois qui ne peuvent être occupés que par leurs membres. En tout et pour tout, ils sont sous la dépendance rigoureuse des officiers militaires, qui d’ailleurs fournissent la plupart des candidats aux places vacantes dans les bureaux, dans les ports ou dans les administrations. Autrefois il existait un corps d’ingénieurs des constructions navales qui avait été fondé par la reine Elisabeth; il a été complètement détruit par les officiers de vaisseau. On sait qu’en tout pays il existe toujours de grandes causes de rivalité et de discussion entre ces deux branches de la marine; en Angleterre, l’une a pu supprimer l’autre. Pour qu’il ne restât en quelque sorte aucune trace du vaincu, la bibliothèque même qu’il possédait à Deptford a été systématiquement dispersée dans tous les ports. Afin qu’il ne puisse pas renaître, la direction des constructions navales est toujours confiée à un officier militaire, mais à titre provisoire seulement et sans cesser d’appartenir au grand corps. Sir Robert Seppings, sir William Symonds, sir Baldwin Walker étaient des marins comme l’amiral Robinson, qui occupe aujourd’hui ce poste. D’ailleurs, comme si l’on eût craint que malgré toutes ces précautions l’ennemi vînt à ressusciter, il n’y a pas encore longtemps que le directeur des constructions navales, le surveyor, aujourd’hui le comptroller of the navy, n’avait pas le droit d’entretenir des rapports directs avec les ateliers des ports ; ses communications devaient toujours passer par l’intermédiaire de l’amirauté, qui ne recevait de lui que des pièces qualifiées officiellement de « requêtes. » Quant aux constructeurs mêmes des ports, si on ne leur marchandait pas trop l’argent, on les tenait vis-à-vis des officiers de vaisseau dans une position d’infériorité indigne du talent et des services de beaucoup d’entre eux. Aussi en est-il un certain nombre, et parmi les plus distingués, qui n’ont pas pu tenir dans la situation qui leur était faite. Citons par exemple M. Reed. dont le nom a souvent occupé le public dans ces derniers temps, et qui, après avoir été attaché au port de Portsmouth, est aujourd’hui le directeur du Mechanic’s Magazine, un des recueils les plus estimés de l’Angleterre, le secrétaire de la société des Naval architects, l’auteur d’un projet de navires cuirassés que l’amirauté vient d’être contrainte par la force de l’opinion de prendre en considération très sérieuse. Ce projet aurait-il même pu voir le jour, si l’auteur eût encore été l’un des masters-shipwrights de Portsmouth? Nous en avons dit assez sans doute pour faire voir comment l’amirauté, en dépit du mérite des hommes qui composent son bureau, est un corps indolent, inerte, doué d’une force de consommation désordonnée et d’une puissance de production relativement petite, condamné par sa constitution même à l’imprévoyance et aux surprises, très peu capable en somme de maintenir l’ordre dans ses affaires. Un fait considérable à citer parmi tant d’autres qui pourraient motiver cette appréciation, c’est qu’avec un budget qui souvent est double du nôtre, la marine anglaise, gouvernée comme elle l’est par l’amirauté, n’a pas donné depuis cinquante ans seulement, comme produit matériel de ses efforts, des résultats très supérieurs à ceux qu’a obtenus chez nous le ministère de la marine. Le nombre brut de ses créations, comme navires, travaux hydrauliques, constructions de tout genre, est bien loin d’être en rapport avec la différence des ressources qui appartiennent à chacun des deux budgets. Au lieu du nombre, si nous prenons la valeur des études, le mérite des inventions, la part contributive de chacune des deux administrations aux progrès généraux de l’arme, la supériorité nous appartiendrait incontestablement, car nous avons beaucoup fait, et il nous serait difficile de citer ce que depuis un demi-siècle on doit à l’amirauté. Sa prévoyance, nous la trouvons sans cesse en défaut ; elle ne se tient pas même au courant de ce qui se fait à côté d’elle. Il y avait sept ans que nous avions abandonné la construction des vaisseaux à voiles, lorsqu’en 1851 la chambre des communes la força d’y renoncer à son tour. Il y avait quatre ans déjà que le parti était pris chez nous de ne plus mettre de vaisseaux à vapeur en chantier, lorsque tout à coup, mais un peu tard, l’amirauté, s’apercevant que nous en possédions cependant presque autant qu’elle, fit décider en 1859 ce que le discours de la reine, à l’ouverture du parlement, appelait la reconstruction de la flotte. Le moment était certes bien choisi, lorsqu’il était patent que depuis 1855 nous ne construisions plus de vaisseaux à vapeur, et que depuis un an déjà la Gloire était en vue sous sa cale de Toulon ! Encore a-t-il fallu attendre jusqu’en 1862, une autre période de sept ans, pour que l’amirauté, vaincue cette fois comme toujours par la chambre des communes, renonçât à son tour à construire des vaisseaux à vapeur ! Si ce n’est pas de l’imprévoyance et de l’incurie, il n’en est pas sur la terre. Pour ce qui est de l’ordre dans l’administration, nous rappellerons qu’en 1859 lord Clarence Paget démontrait à la chambre des communes qu’il disparaissait tous les ans dans les mains de l’amirauté plus d’un million de livres sterling, plus de 25 millions de francs, de l’emploi desquels il était absolument impossible de rendre compte, ou de trouver quelque part que ce fut la contre-valeur. Et tandis que lord Clarence Paget parlait ainsi, une commission, qui ne pouvait être accusée d’aucun mauvais vouloir par le gouvernement, car elle avait été nommée par lui pour informer sur l’état des arsenaux, proclamait dans son rapport qu’ayant fait examiner la comptabilité de l’un des principaux ports de l’Angleterre pendant huit mois, elle y avait relevé plus de huit mille erreurs. Enfin, pour ce qui touche à l’ordre moral, si important à maintenir toujours, et surtout dans un corps militaire, on n’a sans doute pas oublié les exemples d’indiscipline flagrante qui signalèrent la campagne de 1840, ni ceux que l’on put observer dans la Mer-Noire en 1854, ni ce que disait sir Charles Napier de la flotte qu’il commandait dans la Baltique, ni les actes d’insubordination collective qui se sont manifestés plus récemment parmi les équipages du vaisseau le Princess Royal, de la frégate le Liffey, du vaisseau-amiral le Marlborough, etc.

Nous aurions beaucoup à dire encore sur cette question, mais on trouvera peut-être que nous avons déjà trop longuement insisté, et que s’il convient aux Anglais de voir les affaires de leur marine gouvernées de cette façon, nous devrions les laisser faire. C’est ainsi que sans doute on pense dans l’école dont M. le marquis de Boissy s’est fait au sénat l’infatigable organe ; mais ceux qui croient que le maintien des bons rapports entre la France et l’Angleterre est un devoir pour les deux pays, un bienfait pour le genre humain tout entier, doivent considérer les choses d’un autre point de vue. Les défaillances perpétuelles de l’amirauté peuvent souvent leur inspirer des regrets, parce qu’en Angleterre elles contribuent à provoquer indirectement contre nous des sentimens de défiance qui nuisent au développement de la bonne intelligence, parce qu’en France elles sont la cause d’erreurs dangereuses. Il n’est pas dans la nature humaine de convenir volontairement de ses fautes. Aussi, lorsque l’amirauté éprouve quelque déconvenue nouvelle, lorsqu’elle se voit manifestement devancée par quelque progrès qui a reçu chez nous la consécration de la pratique, elle emploie, pour se tirer de peine, un procédé qui lui a toujours réussi jusqu’à ce jour, mais qui n’est pas fait pour entretenir la sympathie réciproque : c’e la plus grande preuve d’habileté qu’elle ait fournie, mais c’est une preuve d’habileté détestable. Au lieu de convenir loyalement de ses fautes, elle pousse des cris contre l’ambition de la France, elle nous accuse de conspiration et de projets d’invasion que rien ne justifie, elle agite l’esprit de la nation contre nous, et alors, en même temps qu’elle obtient des centaines de millions destinés à réparer le passé, nous entendons les discours où lord Palmerston nous enseigne cette singulière théorie, que pour maintenir la paix entre ces deux grands peuples il convient de pousser jusqu’à la limite extrême les dépenses improductives de leurs armemens ! Quel est l’intérêt avouable qui gagnera quoi que ce soit à une pareille manière d’être? Ne vaudrait-il pas mieux pour nous-mêmes que l’amirauté ne se fût jamais trouvée dans cette position ridicule et dangereuse à la fois ?

D’un autre côté, lorsque nous voyons l’amirauté aux prises avec quelqu’une de ces déconvenues où elle s’embarrasse presque périodiquement, nous voyons aussi en France la foule des gens honnêtes, mais peu éclairés, pour qui le patriotisme suprême consiste à dénigrer ses voisins ou ses adversaires possibles, s’empresser de tirer d’une situation qu’ils ne sont pas capables de bien apprécier les conclusions les plus erronées. Jugeant de ce qui est chez les autres par ce qui est chez eux, ils prennent l’amirauté pour l’expression vivante de la puissance maritime de l’Angleterre, ils croient à la décadence et à la faiblesse, ils conçoivent les idées les plus extravagantes.

La vérité cependant, c’est que l’Angleterre est toujours la plus grande puissance maritime du monde; c’est qu’il est absurde de vouloir estimer le degré de cette puissance sur les faits et gestes de l’amirauté, attendu que l’amirauté, telle qu’elle est aujourd’hui, n’est pas en Angleterre plus qu’un détail, plus qu’une fraction du budget, plus qu’un premier enjeu, plus qu’un cadre ou que l’avant-garde d’une armée qui, en cas de lutte sérieuse, trouverait dans la nation d’inépuisables ressources, s’il en est d’inépuisables sur la terre. En France, l’administration de la marine représente la beaucoup plus grande partie de ce que nous possédons de vaillant pour établir nos titres à être une puissance maritime; en Angleterre, la marine, ce n’est pas l’amirauté, c’est la nation presque tout entière.

Nous avons dit quelles sont les bases sur lesquelles repose la réalité de la puissance maritime; si nous appliquons ces principes à l’Angleterre, que trouverons-nous?

En matière de budget et d’argent, l’Angleterre possède les meilleures et les plus florissantes finances du monde. Nous n’en sommes plus sans doute à l’époque où l’on s’amusait à prédire chaque jour qu’écrasée sous le poids de sa dette, elle serait en banqueroute le lendemain. Probablement personne aujourd’hui ne partage plus cette erreur. Les faits en démontrent la fausseté d’une manière trop éclatante; ils prouvent trop que l’Angleterre est de tous les pays celui qui supporte le plus aisément la charge de sa dette publique. Nous avons vu ses consolidés, son 3 pour 100 atteindre et dépasser quelquefois le pair, et il se tient en moyenne au cours de 90 à 92. Notre 3 pour 100 ne s’est jamais élevé au-dessus de 86; pendant plusieurs années du gouvernement parlementaire, on l’a vu flotter aux environs de 80; aujourd’hui il se tient le plus ordinairement entre 68 et 70. Ce sont des faits qui n’ont pas besoin de commentaires.

Il n’est pas non plus besoin de dire que l’Angleterre est aussi une très grande puissance industrielle, ni qu’elle est surtout très puissante dans les branches de l’industrie qui intéressent le plus spécialement la marine. Au lieu de discuter ce point ou de nous livrer sur ce sujet à des considérations théoriques, nous préférons citer un fait qui date presque d’hier, et qui vaudra mieux comme enseignement que tout ce que nous pourrions dire.

En 1855, après la prise de Malakof, les Anglais, étant eux-mêmes peu satisfaits du rôle qu’ils avaient joué en Crimée, se proposaient de prendre une revanche dans la Baltique, si la guerre avait continué. Ils voulaient détruire Cronstadt, qu’ils avaient eu le loisir d’étudier pendant les deux campagnes précédentes; le moyen fût-il bon ou mauvais, cela n’est pas en discussion ici, ils avaient imaginé de l’écraser et de l’incendier sous une pluie de projectiles lancés par de petits navires, canonnières et bombardes, qui étaient à construire pour ce service spécial. On s’adressa, pour la création de ces petits bâtimens, à l’industrie privée, et entre autres au célèbre constructeur M. Laird, aujourd’hui membre du parlement pour la ville de Birkenhead, où ses chantiers sont situés sur la Mersey, en face de Liverpool. Ce fut le 25 octobre que les plans de la première canonnière arrivèrent à M. Laird, et que par conséquent il put commencer ses travaux. Le 11 novembre suivant, la canonnière tout armée, moins sa machine, entrait à la voile dans la rade de Portsmouth. Nous ne savons pas quel était le tonnage de ce navire; mais, pour l’édification du lecteur, nous rappellerons qu’il fut construit à cette époque des canonnières de plusieurs classes, depuis 212 jusqu’à 868 tonneaux de capacité. C’était donc un navire de plus de 200 tonneaux. Après avoir fourni cette preuve d’activité, M. Laird signa avec le gouvernement un marché en vertu duquel il était autorisé à construire, sur des plans et sur des prix convenus, autant de canonnières qu’il lui serait possible jusqu’au jour où le contrat serait dénoncé, le gouvernement s’engageant à prendre pour son compte, et jusqu’à entier achèvement, tout ce qui serait alors en chantier. Partant de cette base, M. Laird organisa ses ateliers, où l’on travaillait de jour et de nuit, sur un pied de telle puissance de production que lorsqu’il reçut l’ordre de s’arrêter il livrait au gouvernement un navire par jour. Des marchés semblables ayant été passés avec d’autres maisons, la marine anglaise se trouva enrichie, lorsque la paix fut signée à Paris, c’est-à-dire en moins de cinq mois, de plus de 200 canonnières et d’une centaine de bombardes, armées, en armement ou en construction.

Le gouvernement fit pour les machines comme il faisait pour les coques des navires, et les résultats ne furent pas moins significatifs. Pour n’en citer qu’un exemple, nous dirons ce qu’il obtint de la seule maison Penn et fils, de Greenwich. Au mois de décembre 1855, il conclut avec cette maison un traité par lequel elle s’engageait à avoir fourni au 1er avril 1856 quatre-vingts machines à vapeur de la force de 60 chevaux chacune, c’est-à-dire à peu près une machine par jour. Le traité fut exécuté dans toute sa teneur, et si bien exécuté qu’à la date convenue les machines n’avaient pas seulement été livrées, mais qu’encore elles étaient montées à bord des navires qu’elles devaient armer. Ce sont des faits qui ont eu l’univers pour témoin. Le 24 avril 1856, nous assistions, nous aussi, à la revue que la reine passa de sa flotte dans la rade de Spithead, et nous y trouvions cinquante bombardes toutes prêtes à entrer en campagne; nous y voyions défiler cent quarante canonnières à vapeur, complètement armées, équipées, pourvues, marchant, manœuvrant, tirant le canon sous les yeux de plus de cent mille spectateurs. C’était la création des mois d’hiver qui venaient de s’écouler, c’était l’avant-garde d’une armée qui comptait déjà d’imposantes réserves, et qui aurait pu facilement être doublée dans l’année; c’était aussi un grand enseignement donné au monde, et que lord Palmerston résumait dans cette phrase significative lorsque, le 8 mai suivant, il disait à la chambre des communes : « Nous avons commencé la guerre (février 1854) avec 212 navires armés, nous en avions 590 quand elle a fini (30 mars 1856). »

Ce remarquable exemple doit suffire à prouver la justesse de ce que nous disions : d’abord que l’amirauté n’est en Angleterre qu’un détail, car elle n’eut pour ainsi dire aucune part à l’improvisation de ce redoutable armement; ensuite que l’industrie anglaise et ses ateliers renferment dans leurs flancs des trésors de puissance dont le secret est encore à donner, et qui éclateraient avec une merveilleuse fécondité le jour où l’Angleterre serait engagée contre un adversaire plus considérable que la marine russe, où elle ne songerait pas seulement à relever au loin l’éclat de son prestige, mais où elle croirait avoir à combattre pour son existence même.

A l’égard du personnel marin dont elle pourrait disposer, la puissance de l’Angleterre se manifeste par des chiffres non moins éloquens que ceux que nous venons de citer. Elle ne possède pas des statistiques aussi bien faites et aussi précises que les nôtres; cependant tout le monde s’accorde à reconnaître que, sans compter les 80,000 hommes que la marine militaire entretient sous le pavillon, la marine commerciale de l’Angleterre emploie 230,000 hommes au moins à ce que nous appelons la navigation de long cours et le grand cabotage, et que si on appliquait à la population qui vit de la marine les règlemens que nous pratiquons en fait d’inscription maritime, on arriverait très probablement, en y comprenant, comme chez nous, le petit cabotage, la pêche, la batellerie, les ouvriers des chantiers de l’industrie privée et des arsenaux, au chiffre de 700,000 ou même de 800,000 hommes. Ce serait tout dire, s’il n’était juste d’ajouter encore que dans cette population la qualité correspond à la quantité. Que les erreurs de l’amirauté ne nous fassent pas croire que le génie de la mer a abandonné les Anglais. Ils l’exploitent aujourd’hui avec une énergie et avec des talens qui n’ont rien à envier aux temps passés et qui se sont même développés de nos jours avec plus de grandeur qu’à aucune époque peut-être. Laissons de côté pour un moment les défaillances de l’amirauté et voyons ce que la marine commerciale de l’Angleterre, à vapeur ou à voiles, a su faire[5]. Il serait bien difficile de dire en quoi elle n’a pas accompli de remarquables progrès, son matériel flottant est à la fois le plus considérable et le plus beau qui soit au monde. Les navires que MM. Green, Dunbar, M’Key et autres envoient à l’autre bout de la terre sont des œuvres admirables de construction et d’aménagement. Dans la pratique, ils ont résolu des problèmes à la solution desquels nos devanciers n’auraient peut-être jamais cru. En perfectionnant leurs dimensions et leur armement, en étudiant surtout les routes que la nature a préparées sur les océans, ils ont réussi à diminuer les traversées dans des proportions notables. Les voyages entre l’Inde et l’Europe, qui étaient, il y a trente ans encore, de cent cinquante et cent soixante jours, ne sont plus aujourd’hui que de quatre-vingt-dix jours en moyenne pour une foule de navires. Mettre plus de cent jours pour aller en Chine ou pour en revenir, c’est être un pauvre marcheur. Une campagne en Australie, qui demandait autrefois des années, s’accomplit maintenant, aller et retour, relâches comprises, en neuf ou dix mois, et cela en faisant le tour du monde, en passant, à l’aller, par le cap de Bonne-Espérance, au retour par le cap Horn.

Le développement qu’a pris la navigation a permis de créer des spécialités qui constituent des progrès immenses sur le passé. Au lieu du navire qui devait être propre à tous les services, il y a le charbonnier ta voiles ou à vapeur, la barque destinée au transport des bois, le cotton-ship des mers de l’Inde, le trois-mâts qui va chercher les thés de Shang-haï, le clipper qui rapporte l’or de Port-Melbourne, comme il y avait naguère encore, entre Calcutta, Bombay et Hong-kong, ces clippers qui, pour l’activité, pour la vitesse et pour l’audace de leur navigation, en remontraient aux bâtimens de guerre de tous les pavillons. Les clippers qui fendaient si rapidement les mers de l’Inde et de la Chine sont remplacés par des navires à vapeur, cette autre gloire de l’Angleterre commerciale et maritime. Elle n’a pas inventé la machine à vapeur, elle n’a pas été la première à l’appliquer comme moyen de propulsion; mais il n’est que juste de reconnaître qu’elle a fait, à elle seule, plus que toutes les autres nations ensemble pour perfectionner la machine ou pour en généraliser l’emploi, et cela en passant par tous les degrés de l’échelle, depuis les élégans, rapides et petits watermen ou citizen, qui fourmillent sur les flots de la Tamise, qui circulent avec une si admirable aisance au milieu des multitudes de navires dont elle est perpétuellement encombrée, jusqu’au gigantesque Great-Eastern. Pour la navigation à vapeur, les constructeurs, les armateurs et les marins de l’Angleterre ont déployé l’esprit d’invention le plus infatigable et l’activité la plus féconde. Le public lui-même s’est attaché à l’œuvre avec une ardeur et une générosité qui lui font honneur, et qui montrent combien profondément la question a pénétré dans les entrailles de la nation. On l’a vu lorsqu’il s’agit d’établir des communications régulières avec l’Amérique, lorsqu’il fallut trouver des fonds pour expérimenter l’hélice, lorsqu’il fallut fournir des millions pour construire le Great-Eastern. Entre les milliers de souscripteurs qui ont donné leur argent pour cette entreprise, n’est-ce pas la presque totalité qui n’y a vu qu’une grande et belle expérience à faire, sans espoir de rentrer dans ses capitaux? Aussi les Anglais sont-ils les véritables créateurs de ces innombrables services de navigation à vapeur qui lient entre eux tous les peuples jusqu’à leurs antipodes, et qui sont une des merveilles de notre âge. L’amirauté a pu rester stérile ou ne produire que des œuvres contestables; les flottes des compagnies qui font le service de la poste dans les quatre parties du monde, et qui emploient aujourd’hui beaucoup plus de 100,000 chevaux de vapeur, sont des créations admirables, et que l’on serait presque tenté de regarder comme parfaites, si l’on ne voyait les hommes éminens qui les dirigent, les ingénieurs qui construisent et les habiles marins qui conduisent leurs paquebots, leur faire faire tous les jours de nouveaux progrès.

La marine est par excellence l’affaire nationale des Anglais. C’est le foyer vers lequel convergent les ardeurs d’un patriotisme que vivifie l’air pur et sain de la liberté. Ce n’est pas la moindre raison de sa puissance. La supériorité que l’Angleterre possède déjà au point de vue des finances, des moyens de la production matérielle et du chiffre de sa population maritime, n’est encore à nos yeux qu’assez peu de chose, comparativement à la force morale qui lui est acquise comme au peuple le plus libre et le plus uni de la terre. D’autres ont la centralisation administrative, l’uniformité légale et politique; elle a, elle, l’union des cœurs et des sentimens, qui est une bien autre source de vigueur et de confiance dans l’avenir. Cette affirmation peut paraître contestable à ceux qui, jugeant les choses d’un point de vue superficiel, croient avoir tout dit quand ils ont reproché à l’Angleterre d’être une société aristocratique. Ils comprennent par cette qualification ce qui a pu être autrefois dans certains pays de l’Europe continentale, mais ce qui n’a jamais été et ce qui surtout n’est pas en Angleterre. Par aristocratie, ils entendent une superposition de classes ou de castes exclusives, revêtues de privilèges iniques et absurdes, qui se jalousent, qui s’exploitent, qui s’oppriment réciproquement à tous les degrés de l’échelle sociale. Rien n’est moins exact. Les Anglais savent et doivent vivre sans morgue vis-à-vis de leurs inférieurs, sans envie à l’égard de ceux qui sont au-dessus d’eux. Chacun peut désirer et désire en effet énergiquement monter, mais personne n’est admis à se plaindre de la position qu’il occupe. De pareilles plaintes seraient ridicules et exciteraient la pitié pour celui qui oserait les proférer hautement, parce que nul ne peut dire que les institutions sociales, les mœurs ou les lois l’empêchent d’atteindre là où ses vertus, son travail et son mérite devraient le porter. Sous ce rapport, la société anglaise est en réalité la moins exclusive qui soit au monde, celle qui fait la meilleure part, et de la meilleure grâce, à tous les services et à tous les talens. Son aristocratie est la seule qui ait toujours su accueillir avec une cordialité loyale, on pourrait presque dire avec déférence, tous ceux qui se distinguaient assez parmi leurs concitoyens pour conquérir une place dans ses rangs. Cela est si vrai et de l’aristocratie anglaise et du peuple anglais tout entier, que, comme on l’a fait remarquer, il n’existe pas de mot dans la langue pour rendre l’idée que nous exprimons par le terme de parvenu; c’est une idée qui n’est pas anglaise. Quiconque parvient est salué comme un vainqueur heureux et méritant, comme aussi les fils qui ne savent pas continuer à mériter sont certains de retomber dans la foule, d’où leur père était sorti. Les lois et les institutions y forcent, et le droit de primogéniture, qui excite tant d’antipathies chez nous, y contribue particulièrement en forçant les cadets au travail pour maintenir leur rang et leur situation dans le monde. Aussi a-t-il raison, cet écrivain anglais qui nous représente dans une riante campagne un duc et un laboureur, l’un promenant avec satisfaction ses regards sur ses vastes domaines, mais se disant que ses fils descendront au niveau de l’homme qu’il aperçoit là-bas, employé aux plus humbles fonctions, s’ils ne savent pas être dignes de leurs aînés; l’autre, le laboureur, essuie la sueur de son front en contemplant avec admiration le manoir seigneurial, et il se dit que la journée est rude, mais que ses fils pourront, eux aussi, être des ducs ou des marquis, s’il a lui-même assez de bon sens, d’ordre et d’industrie pour les faire élever convenablement, et si, eux, ils sont capables de se faire leur place au soleil. La scène est tout à fait anglaise, comme la devise : Help yourself, sir; « aidez-vous vous-même, monsieur. » On sous-entend le complément nécessaire de la phrase, qui doit être : « car vous avez la liberté de le faire. » C’est chose trop évidente pour qu’il soit nécessaire de l’énoncer. Les faits surabondent pour le démontrer. Nous n’en citerons qu’un seul, mais qui aura sans doute sa valeur, même aux yeux les plus prévenus : c’est que, bien que l’Angleterre n’ait pas écrit dans sa charte l’article sacramentel qui figure dans tant d’autres constitutions, pour garantir aux citoyens qu’ils sont tous admissibles aux fonctions publiques, l’Angleterre est aujourd’hui le pays de l’Europe et du monde qui met au concours le plus grand nombre de places ou d’emplois. Le concours n’est pas encore la loi d’entrée dans tous les corps militaires, quoiqu’il soit adopté déjà pour l’artillerie, pour le génie, pour l’état-major; mais il s’applique à toutes les carrières de l’ordre civil qui peuvent se prêter à ce mode de recrutement de leur personnel.

Ceux qui ne veulent pas reconnaître que la société anglaise est probablement dans l’infinie variété de ses manifestations la société la plus unie sous le rapport moral qui existe aujourd’hui ne s’aperçoivent pas que pour soutenir leur manière de voir ils sont obligés d’admettre une prémisse assez étrange, à savoir que la liberté, qui est la meilleure preuve comme elle est la plus forte garantie de cette union, n’existe pas en Angleterre. En effet, ou il faut nier résolument l’existence de cette liberté, ce qui peut passer pour un paradoxe plus que hardi, ou bien il faut confesser que, s’il était dans ce pays des causes de désunion, des opprimés ou seulement des gens ayant des griefs sérieux à faire valoir contre les principes sur lesquels repose l’ordre social et politique, les symptômes de cette situation ne sauraient manquer de se manifester, grâce à la liberté de parole et d’action qui est le privilège de chaque citoyen, car dans ce pays on appelle privilèges des choses et des droits qui appartiennent à tout le monde. Or il ne se révèle aucun de ces symptômes. Sans doute il y a des partis en Angleterre; mais ils ne ressemblent en rien à ce que l’on connaît ailleurs sous le même nom. Sur le continent, les partis sont des agglomérations d’individus, ou, ce qui est plus dangereux encore, des classes qui ont chacune des manières différentes et souvent très opposées de concevoir les principes du gouvernement et de l’ordre social. Ils sont représentés par des hommes, parce qu’il faut bien que les choses humaines prennent un corps ; mais ce qu’ils représentent surtout eux-mêmes, ce sont des causes de désunion pour la société au milieu de laquelle ils existent, et, quand ils ont une vitalité réelle, des aspirations de la nature humaine qui, ne trouvant pas leur satisfaction légitime dans le milieu où ils vivent, protestent contre la façon dont il est ordonné. C’est au moins ce que doivent confesser tous ceux qui prétendent appartenir à l’opinion libérale. En Angleterre, rien de pareil : whigs, tories, radicaux et autres sont, malgré leurs noms, d’accord sur tous les principes ; ils ne diffèrent que sur l’application, et encore arrive-t-il quelquefois qu’ils sont d’accord sur le fond de certaines questions avant que la nation elle-même consente à s’en occuper. Ainsi en est-il en ce moment de la réforme électorale, qui n’est pas un principe, mais qui pourrait être une question importante. Cependant ni lord John Russell, lorsqu’il apporte tous les ans son bill sur la réforme, ni M. Disraeli, quand il a proposé le sien, ni l’amiral Berkeley, quand il demande le scrutin secret, ni M. Bright, quand il prêche le manhood suffrage ou suffrage universel, ne parviennent à faire discuter sérieusement leurs projets dans la presse, à obtenir l’attention du parlement, à faire agiter la question autre part que dans d’obscurs meetings. Évidemment les grandes et magnifiques réformes qui ont signalé la première moitié de ce siècle, et que l’Angleterre a conquises par la liberté, sans qu’il lui en coûtât, comme ailleurs, aucune révolution : l’émancipation des catholiques, les concessions faites aux dissidens et aux Israélites, la réforme parlementaire, celle de la taxe des pauvres et des corporations municipales, l’abolition des droits sur les céréales, le free trade, le rappel des droits de navigation, et tant d’autres mesures bienfaisantes, en même temps qu’elles donnaient un essor inouï à la prospérité du pays, assainissaient aussi l’esprit public et désarmaient les passions contraires à l’ordre social. Depuis tantôt trente ans et plus, on n’a vu de procès politiques qu’en Irlande, et encore qu’étaient-ils, comparés, soit pour le nombre, soit pour l’importance, avec ce qu’on a vu ailleurs ? La liberté de parole et d’action qui prépare la solution de tous les problèmes d’intérêt public est une des causes comme elle est aussi une conséquence de cette union dont l’Angleterre nous fournit aujourd’hui deux nobles preuves. Si l’on souffre en Europe des suites de la crise américaine, les souffrances qui en résultent ne sont rien comparativement à ce qu’elles sont en Angleterre qui consomme à elle seule quatre fois autant de coton que le continent tout entier. La faim, la faim, mauvaise conseillère, se fait cruellement sentir dans les districts manufacturiers qui sont voués à cette industrie, qu’arrive-t-il cependant ? A-t-il encore éclaté aucun désordre ? Non, nous voyons seulement une population qui se résigne avec un mâle courage, des meetings librement convoqués, auxquels tout le monde vient prendre part pour discuter, avec la plus louable confiance les uns dans les autres, les moyens à prendre pour combattre cette calamité nationale. Les riches, les propriétaires, les directeurs des travaux qui sont arrêtés, apportent non pas leur aumône, ce n’est pas le mot, mais le concours de leurs fortunes, de leurs lumières et de leurs sympathies pour les victimes; les ouvriers exposent leur situation, discutent ou formulent à leur tour des projets de soulagement, avec un talent réel souvent, avec convenance et modération toujours. Est-il beaucoup de pays où de pareilles épreuves pourraient être supportées sans scandale et sans danger pour la paix publique en laissant aux citoyens une aussi grande liberté d’action? Et en même temps que les choses se passent ainsi à Manchester ou dans le Lancashire, ce qu’on a appelé le mouvement des volontaires poursuit son développement régulier. Les motifs qui ont déterminé cette prise d’armes nationale ne nous paraissent pas fondés, ce sont à nos yeux des alarmes imaginaires; il n’en est pas moins vrai qu’on doit être touché de la sincérité et de l’ardeur de ce patriotisme qui s’arme même à propos de chimères. Les volontaires n’auront peut-être jamais d’ennemis à combattre, mais ils auront donné au monde un grand enseignement. Lorsqu’on voit les ombrages qu’ont excités ailleurs des organisations aussi inoffensives que la franc-maçonnerie ou la société de Saint-Vincent-de-Paul, on doit être très frappé de la confiance en soi et dans les siens d’un pays où il peut être permis à une armée de 170,000 hommes de se lever et de s’organiser spontanément, de provoquer des réunions tantôt sur un point du territoire, et tantôt sur l’autre, de 25 ou 30,000 hommes armés et pourvus de cartouches sans que le gouvernement ou les pouvoirs publics en conçoivent aucun souci. Bien loin de là, ils applaudissent au mouvement, ils le favorisent de toutes les manières, et leur sécurité est si grande que non-seulement ils fournissent les armes et les munitions, mais que de plus ils ont décliné toutes les occasions qui leur ont été offertes de s’ingérer dans l’administration des volontaires et d’en prendre la direction. Est-il beaucoup de pays où il serait possible de laisser vivre une pareille institution sans qu’elle devînt bientôt une cause certaine de désordre, d’anarchie et de guerre civile?

L’Angleterre possède la supériorité financière et industrielle; en fait de marine, elle possède la supériorité du nombre, et ces élémens de puissance, vivifiés par la liberté qui permet à chaque citoyen de fournir le maximum de sa valeur, vivifiés par l’union qui fait la force, produiraient en un jour de crise des résultats qu’il serait impossible aujourd’hui d’estimer avec quelque certitude. Il ne faut pas juger de ce que peut l’Angleterre par ce qu’elle a fait depuis 1815, car depuis lors elle n’a été soumise à aucune épreuve véritable. Les moyens qui lui servirent il y a un demi-siècle à établir sa prépondérance sur les océans, ces moyens ne lui restent pas seulement tout entiers : ils ont encore été développés par la paix, par la prospérité intérieure, par les progrès de son état politique, social ou économique. Les modifications qui ont été introduites dans le matériel des armées navales ont même tourné au profit de l’Angleterre, par cela seul qu’elles exigent des finances et un emploi du fer et de la vapeur plus considérables que jamais. De même la nonchalance et les fausses manœuvres de l’amirauté n’ont amoindri en rien les forces vitales de la nation, elles ont complètement échappé à son influence, et aux yeux des gens sages l’amirauté n’est toujours qu’une avant-garde derrière laquelle vit, s’agite, s’enrichit et se fortifie dans sa liberté tout un peuple de marins.


III. LA FRANCE.

La France ne possède pas tous ces avantages.

Les faits que nous avons exposés dans cette longue étude tendent à prouver qu’en tant qu’organisation la machine administrative de la marine militaire est instituée en France sur des bases plus sages et plus pratiques que chez nos voisins. Nos ministres ne sont pas tous des Colbert, peut-être même en est-il dans le nombre qui, pour valoir mieux que les excellens lords de l’amirauté, n’ont pas eu d’autre raison à produire que celle qui faisait attribuer par le grand Frédéric à un général d’une certaine catégorie la supériorité sur deux bons généraux. Nos ministres ont pour eux l’unité du commandement et la responsabilité directe et personnelle soit envers le pays, soit envers le chef de l’état. À tous les égards, c’est une très bonne chose et qui, entre tous ses mérites, a celui de forcer les gens à avoir une volonté, la qualité la plus rare à rencontrer chez ceux qui gouvernent. Ensuite les attributions des services qui fonctionnent sous les ordres des ministres sont sans doute mieux réparties et mieux définies chez nous que de l’autre côté de la Manche. Les conseils qui sont institués à côté de chacun de ces services, et qui n’existent pas en Angleterre, sont restés jusqu’ici bien circonscrits dans la sphère qui leur appartient ; ils donnent des avis, mais ils n’agissent pas, et le pouvoir exécutif n’a rien à craindre de leur ingérence dans ses attributions. Il faut dire encore que les agens de ces services sont constitués en corps spéciaux doués d’une vie propre et d’une force de résistance qui, en empêchant qu’aucun d’eux soit sacrifié aux autres et en créant une salutaire émulation entre tous, maintient l’harmonie dans l’ensemble. Commissariat, infanterie, artillerie, hydrographie, santé, pharmacie même, sont des personnes morales capables de se défendre, avec qui il faut compter non moins qu’avec les officiers militaires, les ingénieurs des constructions navales ou les officiers des travaux hydrauliques que la marine emprunte à la puissante administration des ponts et chaussées. Enfin, et ce qui ne vaut pas moins que le reste, l’entrée dans le service de la marine ne dépend pas uniquement du caprice de l’administration supérieure ou du patronage des gens puissans. Tandis que chez nos voisins l’avancement même jusqu’au grade de capitaine de vaisseau appartient exclusivement au choix de l’autorité, l’entrée dans tous les corps de la marine française est réglée presque uniquement par des concours publics qui assurent un recrutement distingué, et l’avancement dans l’intérieur des corps est entouré de garanties qui réussissent le plus souvent à protéger les officiers méritans contre les effets désordonnés du favoritisme.

A égalité de valeur personnelle dans les individus qui composent les deux administrations rivales, la supériorité de l’organisation devait produire en France des résultats supérieurs. C’est ce qui est arrivé. Nous nous plaignons souvent de l’élévation du chiffre auquel parvient le budget de notre marine; mais il n’y a pas grande justice dans ces plaintes. Le budget est élevé parce que la marine est une chose chère, mais non pas parce qu’elle est mal administrée chez nous. Il s’y commet des erreurs sans doute; mais comparativement à ce qui se fait ailleurs nous devrions nous dire que nous en avons pour notre argent encore plus que les autres. Il y a économie relative, et les cris qui se poussent périodiquement en Angleterre contre le développement que prennent nos constructions ou nos arméniens, contre l’égalité que parfois ils semblent atteindre, devraient nous convaincre qu’après tout il est fait bon usage des deniers publics, car en moyenne notre budget n’est bien souvent pas égal à la moitié du budget de la marine anglaise. Ce serait bien autre chose si nous voulions faire la comparaison avec ce qui se passe en Amérique. Non-seulement il y a modération certaine dans le chiffre des dépenses, mais il y a une supériorité de vie, d’invention, de zèle qui s’est manifestée depuis quarante ans par une activité vraiment remarquable, si l’on met en regard nos ressources avec ce que nous avons fait, par tous les progrès que nous avons fait faire à l’organisation des armées navales, par toutes les révolutions que nous avons introduites dans la composition des flottes, dans la construction des navires et dans tous les détails de l’armement. A ce point de vue, nous avons produit plus que personne, et nous pouvons même dire sans infatuation que nous avons produit plus que tous les autres ensemble. Nos modèles, nos installations, nos armes, nos procédés sont universellement copiés et imités. Dans les petites comme dans les grandes choses, l’inspiration, l’exemple vient presque toujours de nous, qu’il s’agisse du canon, du vaisseau à vapeur, de la frégate cuirassée, ou du cabestan, ou du four à cuire le pain. Il y a plus, et ceci doit toucher profondément les cœurs honnêtes et les esprits sensés, ce grand mouvement de renaissance et de progrès qui emporte depuis un demi-siècle bientôt la marine militaire de la France dans des accès d’activité presque fébrile a été signalé aussi par l’établissement d’une discipline aussi excellente peut-être que le comporte l’imperfection-humaine. Cela est vrai dans les grades élevés et dans les équipages, dans la grand’ chambre ou dans le carré comme sur le gaillard d’avant. La discipline est exacte, mais elle est aussi douce et paternelle, comme est d’ailleurs l’esprit qui anime l’administration de la marine tout entière. On en peut juger dans les ports par la confiance avec laquelle les marins, leurs femmes et leurs enfans s’adressent pour leurs affaires à tous les agens du département; on en peut juger sur les vaisseaux par la facilité des rapports entre les officiers de tous les grades, depuis l’aspirant jusqu’à l’amiral, par le ton de déférence sans embarras et d’autorité affectueuse qui règne dans les relations des matelots avec les états-majors, et particulièrement par la position que les sous-officiers, voire le capitaine d’armes, occupent sans gêne au milieu des, équipages. L’harmonie et la concorde, la sympathie et le dévouement réciproques unissent tous les membres de la grande famille des marins.

C’est une famille, mais ce n’est pas un peuple, et c’est là le revers de cette médaille si brillante. L’édifice est admirablement construit, il faut le reconnaître; mais la base sur laquelle il repose moralement a le défaut de lui créer une position exclusive, isolée, au milieu de la nation. Au lieu d’être, comme en Angleterre, un cadre dans lequel entrerait, en un jour de crise, tout un peuple de marins, il représente la marine de la France tout entière. Même à l’état de paix, il en consomme, il en absorbe presque toutes les ressources, il en contrarie le développement normal, car il n’est pas fondé sur le principe, vrai cependant, que pour être fort dans les grandes épreuves il lui faudrait ménager plus qu’il ne le fait en temps ordinaire la liberté, l’industrie, l’activité et la force de chacun, qui est sa force; il n’a pas de réserves, et les lois rigoureusement exceptionnelles qui le régissent le laissent presque sans lien avec le reste de la société.

On dira que depuis cinquante ans, depuis trente ans surtout, le sentiment public s’est montré presque toujours très sympathique à la marine. Il y a du vrai dans cette observation: mais ce qui est vrai aussi, c’est qu’en vertu de son organisation, la marine est chez nous une institution tellement isolée au milieu de la nation, tellement ignorée, que cette sympathie a produit peu d’effets réels. Ordinairement elle s’est manifestée par des votes d’argent au budget; mais encore doit-on ajouter que, dans les circonstances difficiles, c’est toujours ce budget que l’on met en cause le premier, et que l’on diminue dans les proportions les plus considérables, jusqu’à lui enlever des crédits déjà votés. Après les désastres du premier empire, la marine s’est trouvée tout d’abord réduite presque à rien. Après la catastrophe du 24 février, l’une des premières mesures financières que prit l’assemblée constituante fut de supprimer l’annuité du crédit de 90 millions que la chambre des députés avait voté d’enthousiasme en des temps plus heureux. La sympathie du public pour la marine est sincère, mais elle n’est pas toujours effective, même seulement en matière d’argent. Aussi, quand nous entreprenons de comparer notre marine à celle de l’Angleterre, devons-nous nous dire, entre autres choses, que non-seulement la nôtre ne puise pas dans un budget aussi riche que sa rivale, mais que de plus, au cas d’une grande lutte, la nôtre n’aurait pas, selon toute probabilité, la chance de voir augmenter ses ressources financières dans des proportions très importantes, tandis que l’on prodiguerait à l’autre tous les trésors d’un échiquier dont les fonds se soutiennent déjà sur le marché général du monde avec un écart à leur avantage de 20 à 22 pour 100 sur les fonds français.

Pour ce qui est de l’industrie, cette autre nécessité de la puissance maritime, l’écart est moins considérable. C’est seulement comme richesse de moyens de production que l’Angleterre nous est encore supérieure; pour la qualité des produits, nous pouvons sans présomption réclamer l’égalité. En ce qui concerne les bâtimens de guerre, il n’est pas besoin d’insister, non plus que pour aucun des détails d’armement. Sur la question si importante des machines, bien des gens compétens affirment qu’à l’user la machine française n’a sous aucun rapport à craindre la concurrence, et que, même en tenant compte des services rendus, elle ne demande pas beaucoup de temps pour prendre des avantages certains. On va jusqu’à dire que, même comme premier prix d’achat, nous pouvons aujourd’hui lutter sans défaveur. On oppose au prix qu’a coûté la machine de 1,250 chevaux du Warrior celui auquel est revenu la machine de 900 chevaux de la Gloire. On assure en effet, mais nous ne connaissons aucun moyen de prouver officiellement la chose, que l’unité du cheval nominal serait revenue dans la machine anglaise à 60 livres sterling, soit 1,650 francs. S’il en est ainsi, elle a coûté réellement plus cher que la machine française, car cette même unité n’a été payée à la Compagnie des forges et chantiers de la Méditerranée que 1,380 francs; ceci, nous le savons de science certaine. Il est vrai que le constructeur anglais avait à fournir l’hélice de la frégate, tandis que chez nous c’était le gouvernement qui se chargeait de ce soin; il est vrai encore que, d’après les conditions des marchés, la machine anglaise devait pouvoir déployer aux essais une force quintuple de l’exposant nominal, et la machine française une puissance triple seulement; mais néanmoins ce ne sont pas des conditions desquelles il puisse résulter que la machine française a coûté aussi cher que l’autre. Au reste, la réputation de nos machines se fait dans le monde ; nous commençons à en fournir à l’étranger, notamment cette même Compagnie des forges et chantiers dont nous parlions plus haut, et qui a fourni des paquebots et des frégates à la Russie, à l’Espagne, à l’Italie, etc. C’est elle aussi qui, en 1860, a construit en trois mois les vingt petites canonnières à vapeur qui ont été expédiées en Chine dans des caisses et qui ont rendu de si bons services tant au Peï-ho qu’en Cochinchine, où elles combattent toujours. Nous ne serions sans doute pas encore en état de faire ce que les Anglais ont fait pendant l’hiver de 1855-56, mais nous y marchons. Les progrès si remarquables et si rapides que l’industrie métallurgique a faits chez nous depuis si peu d’années, le développement de nos voies de communications, qui contribue dans une proportion si considérable à réduire les frais de toutes les productions, et enfin les pas que nous avons faits dans la voie d’une politique commerciale plus sage nous sont de sûrs garans que notre pays regagnera la distance qui le sépare de ses voisins.

Il dépend en grande partie de l’administration de la marine de hâter ce mouvement pour toutes les industries qui peuvent contribuer à sa puissance. Qu’elle se livre avec plus de résolution qu’elle ne le fait encore à la tendance du siècle, qui la conduit bon gré, mal gré, à associer de plus en plus l’activité nationale à tous ses travaux : elle a beaucoup à faire encore à cet égard, quoique nous reconnaissions qu’elle a déjà grandement modifié ses traditions. Néanmoins elle conserve toujours des établissemens où elle fabrique une foule d’objets qu’elle devrait aujourd’hui prendre sur le marché général; elle confectionne encore dans ses arsenaux, transformés bien souvent en véritables ateliers de charité, beaucoup de choses qu’il serait avantageux pour elle de demander à l’industrie privée. Quoi qu’elle fasse, elle ne travaillera jamais à des prix qui ne soient pas plus élevés que ceux auxquels sait travailler l’intérêt individuel stimulé par la concurrence. Elle n’est pas, elle ne peut pas être un établissement commercial; elle produira toujours plus chèrement que le commerce. Et ce n’est là que le petit côté de la question, le point important pour elle serait de se créer des liens avec toutes les forces productives du pays, de développer, d’entretenir autour d’elle le plus grand nombre qu’il serait possible d’ateliers, qui viendraient en temps de crise ajouter toute leur puissance à la sienne. Aujourd’hui elle recherche la perfection dans ses travaux, elle semble être à la poursuite du beau idéal, et c’est très louable assurément; mais nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’il est un autre point de vue dont une institution militaire ne doit pas être moins préoccupée : la nécessité de multiplier ses racines dans le sol national en pensant aux jours de tempête qui peuvent survenir.

Toutefois c’est le chiffre du personnel qui accuse réellement le point faible de notre marine. Ici la disproportion est énorme, car, d’après ce que disait l’année dernière au sénat M. l’amiral Romain-Desfossés, la France ne compterait en tout et pour tout que 62,000 marins capables du service de guerre, en regard des 80,000 hommes que l’Angleterre entretient en temps de paix sous le pavillon, en regard des 230,000 hommes qu’elle emploie à sa navigation du long cours et du grand cabotage seulement. Après cinquante ans de liberté des océans, en être arrivé là, c’est, il faut l’avouer, humiliant pour un pays qui possède dans les mers de l’Europe six ou sept cents lieues de côtes, qui figure au second rang dans le monde pour la richesse de ses finances et pour l’importance de son commerce extérieur, qui compte une population de presque quarante millions d’habitans! Quand on étudie les proportions dans lesquelles s’est multiplié le personnel de toutes les autres industries, c’est presque à n’y pas croire. Il faut qu’il y ait là un vice radical, et si la chose peut être expliquée pour nous, ce n’est pas, après tous les faits que nous venons d’exposer, que les Français n’aient point le goût de la mer, mais c’est assurément que nos institutions font aux gens de mer un sort impossible. Le vice, il est dans ces lois que M. l’amiral Romain-Desfossés qualifiait ajuste titre de draconiennes, mais que tout son talent ne saurait justifier à nos yeux. Aussi longtemps que, conformément à la loi, mais en violation directe de tous les principes sur lesquels reposent notre état social et notre constitution politique, il sera interdit aux Français d’exercer aucune des industries qui se rattachent à la marine sous peine de rester depuis l’âge de dix-huit ans jusqu’à celui de cinquante à la disposition du ministre ou d’un décret qui peut les envoyer au premier jour faire des campagnes de trois, de quatre, de cinq ans même, — les exemples n’en sont pas rares, — aux Marquises, à la Nouvelle-Calédonie ou en Cochinchine, il ne faut pas espérer de voir augmenter d’une manière un peu sensible le nombre de nos marins. Il y aura toujours sans doute des vocations et des nécessités irrésistibles qui pousseront sur les abîmes de l’Océan un certain nombre d’hommes entraînés comme par un vertige, mais toujours aussi ce nombre restera faible. En thèse générale, le Français qui pourra le faire ne manquera pas à se dérober à ce servage, comme on a encore appelé, et malheureusement avec trop de raison, notre régime de l’inscription maritime. Loin de la nier, nous constatons avec une véritable reconnaissance la sincérité des efforts que l’administration a faits dans ces derniers temps pour améliorer la condition des gens de mer; mais, nous le croyons aussi, tous ces efforts n’agiront que comme des palliatifs presque impuissans. Ils soulageront des souffrances individuelles, ils n’auront pas, du moins nous le craignons, la vertu de faire entrer un plus grand nombre d’hommes dans les cadres de l’inscription. C’est la base fondamentale du système lui-même qui a besoin d’être réformée et mise en harmonie avec ces principes de 89 qui, appliqués à toutes les autres classes de la population, à toutes les autres branches de l’activité humaine, ont produit de si admirables résultats pour tout le monde, pour les individus et pour l’état. Pourquoi ne pas renoncer à cette dure exception?

L’état en effet ne saurait rien gagner à maintenir le servage des gens de mer. On lui dit le contraire, et c’est au nom de son intérêt qu’on lui conseille de ne pas se dessaisir de son pouvoir. Les fruits si chétifs qu’a produits cette institution après deux siècles d’existence devraient cependant le convaincre, et ne plus lui permettre de douter que le plus souvent le pouvoir qu’il possède sur la liberté et sur les intérêts des individus, il ne le conserve qu’au détriment de sa grandeur, de sa richesse et de sa véritable puissance. Cela n’est pas moins vrai dans l’ordre des choses maritimes que dans tout autre, et j’en puis citer un exemple qui me paraît concluant. Je veux parler de la mesure qui fit passer en 1851, des mains de l’état dans celles de la compagnie des Messageries impériales, le service des paquebots de la Méditerranée, que l’administration des postes dirigeait depuis 1838. Il nous en coûta (j’étais de ceux qui poussaient à la roue), il nous en coûta presque trois années d’efforts pour atteindre le but que nous poursuivions; c’est dire que la discussion fut longue. Et quel était l’argument qui nous était toujours opposé dans toutes les commissions parlementaires ou administratives devant lesquelles nous eûmes à comparaître"? C’était l’intérêt de l’état que l’on invoquait et celui de sa marine, déjà si pauvre, disait-on, et qu’il ne fallait pas appauvrir encore. La chose s’est faite cependant, et qu’est-il arrivé ? Au lieu des quatorze paquebots qui naviguaient sous le pavillon de la poste et qui faisaient quatre-vingt-dix mille lieues par an, la compagnie des Messageries impériales en emploie aujourd’hui cinquante-huit, qui fournissent un parcours annuel de quatre cent trente-quatre mille quatre cent soixante-deux lieues; au lieu de 2,700 chevaux de vapeur, il s’en emploie maintenant 16,240; au lieu d’être réduit à un rôle subalterne dans la Méditerranée, le pavillon de notre marine à vapeur a pris dans cette mer une prépondérance réelle, il s’est élancé à travers l’Océan jusqu’au Brésil, où il soutient avec un avantage manifeste la concurrence contre le pavillon anglais, et au moment même où nous parlons, il va se montrer à côté de nos rivaux dans les mers de l’Inde et de la Chine. Au lieu de 8 ou de 900 hommes qui étaient occupés sur les navires de la poste, il y en a presque 4,000 sur les paquebots de la compagnie. Au lieu d’un trafic presque nul, 32,000 voyageurs et 10,700 tonnes de marchandises en 1851-52, il se fait un trafic très considérable et qui rapporte des millions au trésor, 120,676 voyageurs et 120,000 tonnes de marchandises en 1861. Sous quel rapport l’état a-t-il donc perdu, ou, pour mieux dire, n’a-t-il pas gagné à ce changement? Sa puissance militaire même en a ressenti les plus heureux effets, lorsqu’en 1854, 1855, 1856, les paquebots de la compagnie transportaient 292,941 passagers militaires et 37,065 tonnes de matériel de guerre entre l’Algérie, la France et la Crimée, lorsqu’en 1859, pour la courte campagne d’Italie, ils transportaient encore 125,939 passagers militaires et 13,446 tonnes de matériel de guerre. Pour être ce qu’elle pourrait et ce qu’elle devrait être, la marine de la France a, elle aussi, besoin d’air et de liberté.

C’est peut-être l’enseignement le plus solide qui devra ressortir de cette étude, car elle a suffisamment prouvé, je pense, que sous tous les autres rapports : talent, courage, activité, dévouement, il n’est rien que nous ne puissions attendre de nos marins. Ayant vécu au milieu d’eux, ayant passé à bord de leurs navires et sous leur pavillon bien-aimé des années dont le souvenir me restera toujours cher, je me tiendrais pour heureux si, après avoir exposé les titres que possède à la reconnaissance nationale cette race si vaillante, si généreuse et si éprouvée, je réussissais à faire croire à d’autres, comme je le crois moi-même, que si la puissance maritime de la France n’est pas aussi grande encore que nous le désirons, ce n’est pas à nos marins qu’il serait juste de nous en prendre.


XAVIER RAYMOND.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juin, et du 1er juillet.
  2. Voyez la série sur la dernière guerre maritime et notamment la Revue du 1er et du 15 novembre 1846.
  3. La frégate la Gloire a coûté 4,700,000 francs seulement, mais il est juste d’ajouter qu’elle ne porte que trente-six canons au lieu de quarante, que sa machine est de 900 chevaux au lieu de 1,250.
  4. La flotte de l’amiral Parker se composait de cinquante-trois voiles, dont vingt vaisseaux de ligne, deux à trois ponts, onze de 74 canons, cinq de 64 et deux de 50.
  5. Qu’il nous soit permis à cette occasion de citer le propos d’un amiral de nos amis, qui tout récemment encore a visité l’Angleterre. C’est de la conversation familière, mais par cela même qu’elle n’était pas destinée au public, elle n’en aura qu’un mérite plus grand de sincérité. A un interlocuteur qui s’opiniâtrait à lui rappeler les erreurs de l’amirauté, notre amiral disait avec un accent aussi animé que convaincu : « Ah ! monsieur, laissons là, je vous prie, l’amirauté. C’est une vieille commère qui est en arrière de deux cents ans sur le plus modeste constructeur de son pays. Ce n’est pas à elle qu’il faut demander la clé de la puissance maritime de l’Angleterre. En France, la marine est dans l’administration; en Angleterre, elle est dans la nation. Cela fait une différence énorme, et dont nous ne saurions pas être trop jaloux. »