Les Marches sahariennes - Autour de Figuig ; Igli, Le Touât
De la petite oasis de Zoubia, ou plutôt du champ de cailloux noircis et comme brûlés par les ardeurs du soleil saharien, où vient actuellement s’arrêter le chemin de fer du Sud-oranais, si l’on monte jusqu’au sommet du Kas-ed-Dib, « la tête du Chacal, » on domine de quelque cent cinquante mètres le plateau où est installé notre camp de Duveyrier et la vue embrasse au loin, vers l’ouest et vers le sud, la vaste et morne étendue d’une steppe noirâtre, à peine parsemée de quelques touffes de ces plantes au feuillage grisâtre et aromatique qui sont toute la végétation du désert. Au pied même de la butte, se dessine un petit enclos en pierres sèches où quelques dalles blanches s’alignent symétriquement : ce sont des tombes françaises, car nos morts, déjà, ont pris possession de ce sol désolé. Un peu plus loin, vers le sud, une enceinte plus vaste enferme des rangées de tentes blanches et quelques baraques en pisé ; au haut d’un mât flotte le drapeau tricolore : c’est le camp de Duveyrier, auprès duquel le petit train du chemin de fer d’Aïn-Sefra, arrivé au terme de sa course, semble sommeiller dans la chaleur du jour. Vers l’occident, enfin, par-delà de grandes étendues pierreuses, ces taches vert sombre qui rayent la monotonie du désert, ce sont les palmeraies de Figuig. A moins de vingt kilomètres, au pied des montagnes qui ferment l’horizon et que la merveilleuse lumière saharienne colore d’un bleu d’opale, l’on distingue très bien, à l’aide d’une jumelle, le minaret d’une mosquée, les murailles de l’un des ksour, et même une ligne grise qui estompe légèrement le bord de la forêt de palmiers, et qui est la rangée des tentes de notre ennemi de 1882, le marabout Mohammed-ben-el-Arbi, Bou-Amama.
Ici, sur le plateau de Duveyrier et dans la vallée de l’oued Dermel, c’est terre algérienne ; mais, là-bas, cette Figuig, que l’on voit distinctement, nous est fermée ; elle est, par la vertu des traités, domaine de « l’empereur du Maroc ; » et nous ne pouvons que contempler de loin les vertes palmeraies arrosées de sources vives qui font de ces belles oasis le centre naturel de toute la région. Aucune ligue frontière, cependant, ne coupe en deux la plaine grise, mais le traité de 1845 nomme Figuig parmi les ksour qui dépendent du Maroc, et, respectueux de nos engagemens, nous contournons les oasis sans y pénétrer et l’on dirait que nous montons autour d’elles une garde vigilante : n’avons-nous pas, en effet, un camp à Duveyrier, un autre à 21 kilomètres plus au sud-ouest, à Djenan-ed-Dar, où prochainement arrivera la locomotive, enfin, plus au nord, le long du chemin de fer, d’autres postes fortement occupés, Hadjerat-M’Guil, puis Djenien-bou-Reszg, et enfin Aïn-Sefra, avec tous ses établissemens militaires et sa nombreuse garnison ? — Ainsi nos postes s’égrènent en chapelet autour de Figuig, l’enserrent, tandis que notre chemin de fer la contourne ; mais le traité de Lalla-Marnia en éloigne notre ; drapeau. Le long des confins indécis de l’Algérie française et de l’empire chérifien, dans toute cette région d’Aïn-Sefra, de Figuig, d’Igli et du Touât, nous nous trouverons si souvent, au cours de ces pages, en face de ce traité et des façons diverses dont on en a entendu l’application, qu’il est nécessaire de nous y arrêter tout d’abord.
On sait dans quelles circonstances fut conclu le traité de 1845. C’était au moment critique de notre duel contre Abd-el-Kader ; l’émir, réfugié au Maroc, campait dans la région d’Oudjda, et, comme fruit de notre grande victoire d’Isly, nous tenions surtout à obtenir du sultan qu’il prononçât contre notre adversaire une sorte d’excommunication, de mise hors la loi, qui lui fermerait l’accès du Maghreb et amoindrirait son prestige religieux. La Chambre des députés, hostile à la politique algérienne de Louis-Philippe, demandait à grands cris la paix. D’ailleurs, presque personne ne songeait alors que notre ; domination pût un jour dépasser le Tell, s’enfoncer jusque dans le Sahara. Il fut spécifié que « les limites qui existaient autrefois entre le Maroc et la Turquie resteraient les mêmes entre l’Algérie et le Maroc. » Mais cette frontière, au cours des temps, s’était déplacée : nos négociateurs s’arrêtèrent malheureusement à celle de l’oued Kiss, qui n’était guère en usage que depuis vingt-cinq ans, au lieu de revendiquer celle de la Moulouïa, que la nature même indique et qu’une longue tradition avait consacrée, puisque déjà, au temps des Romains, elle séparait les deux Maurétanies et qu’elle avait, pendant plus d’un siècle et demi, délimité l’Algérie turque et le Maroc. De l’oued Kiss au col de Teniet-es-Sassi, les bornes des deux États furent soigneusement déterminées ; mais, plus au sud, la frontière resta indécise ; le texte du traité se contenta de nommer les principales tribus et les principaux ksour appartenant à chacun des deux États. Le fameux article 4, qui a été la source de tant de litiges, est ainsi conçu :
Dans le Sahara (désert), il n’y a pas de limites territoriales à établir entre les deux pays puisque la terre ne se laboure pas et qu’elle sert de pacage aux Arabes des deux empires qui viennent y camper pour y trouver les pâturages et les eaux qui leur sont nécessaires. Les deux souverains exerceront, de la manière qu’ils l’entendront, toute la plénitude de leurs droits sur leurs sujets respectifs dans le Sahara. Et, toutefois, si l’un des deux souverains avait à procéder contre ses sujets, au moment où ces derniers seraient mêlés avec ceux de l’autre État, il procédera comme il l’entendra sur les siens, mais il s’abstiendra envers les sujets de l’autre gouvernement.
Ceux des Arabes qui dépendent de l’empire du Maroc sont les M’beia (Mehaïa), les Beni- Guil, les Hamian-Djenba, les Eûmour-Sahra (Amour) et les Ouled-sidi-Cheikh-el-Gheraba.
Ceux des Arabes qui dépendent de l’Algérie sont : les Ouled-sidi-Cheikh-el-Cheraga et tous les Hamiau, excepté les Hamian-Djenba susnommés.
L’article 5 répartit les ksour :
Les ksour qui appartiennent au Maroc sont ceux de Ich et de Figuig.
Les ksour qui appartiennent à l’Algérie sont : Aïn-Sefra, S’fissifa, Assla, Tiout, Chellala, El-Abiad et Bou-Semghoune.
Tout a été dit, dès le temps même où il fut conclu, pour critiquer ce texte étrange. Regrettable sur la frontière du Tell, le traité était inexécutable sur les Hauts-Plateaux. Des tribus attribuées au sultan étaient incontestablement algériennes. Les Amour, classés comme Marocains, ont leurs magasins de provisions et leurs jardins dans des ksour désignés comme algériens. Sans conséquence tant que les Français n’eurent pas pénétré dans le pays, ces erreurs et ces omissions devinrent la source d’innombrables incidens dès qu’ils y furent installés. La meilleure politique eût consisté à châtier nous-mêmes, sur place, les auteurs d’agressions ou de razzias dont nos indigènes étaient à chaque instant victimes : au lieu de le faire, les autorités algériennes prirent l’habitude d’assaillir le gouvernement marocain, par l’intermédiaire de nos représentans à Tanger, de réclamations incessantes auxquelles il ne manquait jamais de répondre en alléguant son impuissance et le peu d’autorité réelle qu’il exerçait sur ces tribus excentriques. De fait, l’excuse était bonne ; mais nous insistions et le Maghzen, à la fin, payait une indemnité ; si bien que le sultan finit par apprendre de nous à tirer parti du traité de 1845, pour rendre effective la suzeraineté, assez vague, qu’il avait exercée jusque-là sur les tribus des régions frontières. C’est ainsi que, par une conception maladroite de notre politique africaine, nous avons fini par élever contre nous-mêmes des obstacles qu’il nous a fallu, plus tard, renverser à grand’peine ou qui gênent encore notre action dans le Sud-oranais.
Vues de Tanger, par nos diplomates, ou vues d’Algérie, par nos officiers ou nos administrateurs, les questions soulevées par l’interprétation du traité de 1845 dans le Sud-oranais changeaient d’aspect ; du ministère de l’Intérieur à celui des Affaires étrangères, les avis différaient profondément sur la meilleure manière de les résoudre. La plupart des généraux qui successivement commandèrent la division d’Oran et des gouverneurs de l’Algérie eux-mêmes, préoccupés de maintenir l’ordre et la tranquillité dans les cercles de Sebdou et d’Aïn-Sefra, insistèrent pour qu’une frontière définitive fût tracée de Teniet-es-Sassi aux environs de Figuig, et pour que l’on procédât à une nouvelle répartition des tribus. Dès 1849, à propos des Ouled-sidi-Gheikh-Gheraba, les autorités algériennes demandèrent que cette délimitation fût faite sans tarder. Mais comment, dans ces pays où « la terre ne se laboure pas, » où les tribus parcourent d’immenses espaces pour trouver les pâturages et les sources nécessaires à leurs troupeaux, aurait-on pu établir une démarcation précise, respectueuse de toutes ces traditions et de toutes ces coutumes des nomades, qui sont plus fortes que les conventions diplomatiques, parce qu’elles sont fondées sur la nature même et sur la nécessité primordiale de vivre ? Et d’ailleurs, déterminer une ligne frontière, n’était-ce pas renoncer au droit de suite, reconnu par le traité de 1845 et qui seul permet d’atteindre des dissidens ou des coupables en fuite à travers la steppe ? Dès cette époque, le représentant de la France à Tanger, M. Bourée, bien placé pour apercevoir les inconvéniens majeurs de la fixation d’une frontière, y était nettement opposé. « Une ligne frontière, écrivait-il en 1849, au-delà de laquelle commence cette chose sérieuse qu’on appelle une violation de territoire, éveille des idées dont la gravité et la rigueur ne sont probablement jamais entrées dans l’esprit d’un souverain maure ni de ses ministres… Si cela est vrai, avons-nous bien intérêt à établir entre le Maroc et nous quelque chose de précis qui engagerait notre respect pour la légalité et n’engagerait jamais aussi sérieusement nos voisins ?… » L’on ne pouvait mieux dire : une frontière n’eût été un obstacle que pour nous. « En règle générale, écrivait de son côté M. Waddington, en 1881, l’absence de limites officielles entre deux États est toujours au détriment du plus faible ; » et il insistait pour qu’on ne se luttât pas de préciser ce que les négociateurs de 1845 avaient heureusement laissé indéterminé. A un autre point de vue, « serait-il sage, comme l’écrivait, le 18 janvier 1886, le ministre de l’Intérieur, de reconnaître le droit absolu de l’empereur du Maroc sur des territoires où son autorité n’est que nominale et sur des tribus auprès desquelles une politique habile et persévérante peut nous permettre de développer les moyens d’action que nous créent nos rapports de voisinage ? » Ne fallait-il pas enfin considérer que tous ces incidens, survenus dans la zone mitoyenne, sont affaires de police intérieure où les puissances étrangères n’ont aucun prétexte pour s’immiscer : n’en aurait-il pas été tout autrement dès qu’une frontière fixe aurait été définitivement adoptée ? « Le traité de 1845, disait en 1850 M. Bourée, permet toujours d’établir pour des tiers que, quelque chose que nous fassions (en dehors de l’occupation de Figuig), nous restons dans le texte et l’esprit du traité. »
A maintes reprises, les événemens vinrent montrer combien l’abandon du droit de suite et l’existence d’une frontière auraient pu gêner notre action et compromettre gravement la sécurité même de l’Algérie. En 1870, les dissidens de nos provinces, les aventuriers de toute provenance, étaient devenus si nombreux dans les massifs montagneux qui avoisinent Figuig et notamment dans le Djebel-beni-Smir, les tribus voisines de la frontière, les Beni-Guil et les Doui-Menia, se faisaient si entreprenantes, que le général de Wimpffen, commandant la division d’Oran, obtint la permission d’aller les châtier sur leur propre territoire. Notre diplomatie avertit la cour chérifienne de l’expédition qui allait être entreprise, conformément aux droits que nous confère le traité de 1845, et le Maghzen répondit qu’il verrait avec plaisir la punition des coupables et seconderait notre action de tout son pouvoir. On sait que le général, un « Africain » d’une énergie et d’une expérience consommées, parcourut tout le pays autour de Figuig, descendit jusque dans la vallée de l’oued Guir, infligea de rudes leçons aux Beni-Guil et aux Doui-Menia auxquels il imposa un traité, dispersa les dissidens et parut jusque sous les murs du ksar d’Aïn-Chaïr, qu’il ne put enlever. Si la guerre, à ce moment même, n’eut éclaté sur le Rhin, cette marche audacieuse aurait peut-être placé définitivement toute cette région sous notre influence ; elle suffit du moins à assurer dans le Sud-oranais une tranquillité complète pendant tout le temps où nos malheurs nous obligèrent à appeler les troupes d’Afrique à la défense du sol national. L’insurrection kabyle de Mokrani ne trouva aucun écho parmi les nomades du sud. — Plus récemment, quand, en 1881-1882, la révolte de Bou-Amaina, la défection de Si-Kaddour et des Ouled-sidi-Cheikh, mit à feu et à sang toute la province d’Oran, nos colonnes, lancées à la poursuite des insurgés, purent pousser des pointes jusqu’au-delà de Figuig en usant des droits que nous reconnaît la convention de Lalla-Marnia.
Les négociateurs français du traité de 1845 eurent-ils la volonté de rester dans le vague pour sauvegarder, en vue d’un avenir encore insoupçonné, toute notre liberté d’action, ou bien restèrent-ils dans le vague tout simplement par impossibilité d’être plus précis, peu nous importe aujourd’hui ; mais il convient, somme toute, de ne pas être trop sévère envers eux ; leur imprécision fut heureuse puisque, si leur œuvre n’a pas empêché, si elle a, au contraire, favorisé la multiplication des incidens de frontière, du moins elle ne nous a pas lié les mains dans notre expansion nécessaire vers le sud[1].
Plus encore que les lacunes, volontaires ou non, du traité de Lalla-Marnia, plus même que la précision gênante de certains de ses articles, les tâtonnemens et les gaucheries de notre politique ont paralysé notre action dans le Sud-oranais : si Figuig est devenue, en quelque mesure, marocaine, il n’est pas exagéré de dire que c’est, plus qu’au texte de la convention, à notre manière de l’interpréter et de l’appliquer qu’il le faut attribuer.
Le méridien qui passe à Nemours, la dernière ville algérienne avant la frontière du Maroc, laisse beaucoup à l’est les oasis de Figuig. Le célèbre auteur de l’Histoire des Berbères, Ibn-Khaldoun, indique, comme limite du Maghreb-el-Aksa, la Moulonïa et l’oued Guir, c’est-à-dire une ligne située notablement à l’occident de Figuig. Avant l’arrivée des Français en Algérie, Figuig avait toujours vécu complètement indépendante ; jamais les Turcs n’y pénétrèrent ; et quant aux sultans du Maroc, l’on ne cite que deux expéditions envoyées par eux qui, par les cols de l’Atlas, y soient parvenues, sans d’ailleurs y laisser de traces ; en sorte qu’en 1845, au moment où l’acte de Lalla-Marnia le reconnaissait pour souverain de Figuig, jamais le sultan n’y avait établi d’autorité sérieuse et durable. Le traité constatait donc et légitimait un état de choses qui n’avait jamais existé. Figuig, centre berbère et où l’on ne parle guère que le berbère, était vraiment autonome et ne payait d’impôt à aucune autorité extérieure ; toute la région était hors du rayon d’action habituel des empereurs de Fez et de Marrakech.
Ce que ni le prestige religieux, ni la crainte des armes du grand chérif n’avaient pu faire, la crainte des roumis le réalisa : dès qu’ils connurent le traité de 1845, qui les faisait nos voisins, les nomades et les gens des ksour, craignant de voir bientôt les troupes françaises apparaître sous leurs murs, n’hésitèrent pas à faire acte de déférence vis-à-vis du sultan en lui envoyant une ambassade. A mesure de nos progrès vers le sud, les liens se resserrèrent entre la cour de Fez et les Djemaâ des oasis : c’est en 1883 seulement, après notre installation définitive à Aïn-Sefra, à 113 kilomètres de Figuig, qu’un caïd marocain vint résider dans le ksar d’El-Oudarir ; bien mieux, c’est à la demande de M. Féraud que cette mesure fut prise ; notre ministre à Tanger crut sans doute trouver là un moyen efficace de surveiller ce nid de réfugiés et de coupeurs de routes qui suscitaient à chaque instant des difficultés entre l’Algérie et le Maroc. L’autorité de ce caïd est d’ailleurs plus nominale qu’effective ; Zenaga, le plus grand ksar de l’oasis, a son caïd particulier ; et les ksouriens n’obéissent guère qu’à leurs djemaâ. Ainsi, même aujourd’hui, bien faible est dans toute la région l’autorité réelle de l’empereur du Maroc.
Très peu instruit, en général, des questions coloniales, le public français, parfois, pour des raisons mystérieuses, s’intéresse jusqu’à l’engouement à quelques points de notre empire. Figuig, comme Tombouctou, a eu cette fortune ; et l’on s’indigne encore volontiers, parmi ces « coloniaux, » si nombreux chez nous, qui ont plus de bonne volonté que de lumières, de n’avoir pas encore appris l’entrée de nos soldats à Figuig. Il s’en faut que l’oasis ail par elle-même toute la valeur qu’on lui prête si facilement ; tous les ksour réunis comptent moins de 2 000 maisons et ne peuvent pas armer 4 000 hommes, fantassins ou cavaliers ; des dattes, quelques figues, quelques légumes, un peu d’orge et de blé, qui ne suffisent même pas à la consommation des habitans, une industrie satisfaite de pourvoir aux besoins locaux, voilà à peu près toute la richesse de Figuig ; et en vérité notre domaine algérien est assez beau pour que nous nous consolions facilement de n’y pas ajouter quelques milliers de palmiers et quelques centaines d’habitans. Mais Figuig occupe, au débouché des principaux passages du Djebel-Amour, au point où les grands ouadi de la montagne se réunissent pour former cet oued Zousfana et, plus loin, cet oued Saoara dont le, lit trace la route la plus directe de la province d’Oran et du Maroc oriental vers le Touât et vers le Niger, une position qui la rend gênante pour notre expansion. Elle est le grand centre de la vie et du commerce du sud-ouest ; elle s’élève, comme un bastion, sur le flâne de la province d’Oran et, le jour où un adversaire bien organisé l’occuperait, notre domination sur les Hauts-Plateaux serait compromise et notre marche vers le sud menacée. A Figuig est le carrefour des routes du sud et de celles qui mènent, à l’ouest, vers l’oued Guir et, plus loin, vers le Tafilelt et le pays des Berâber, plus loin encore, vers Marrakech et les plaines atlantiques. Les fugitifs, les nomades en rupture de tribu, y accourent comme vers un asile sur ; les Doui-Menia et les Beni-Guil y ont des intérêts et viennent y trafiquer. Les principales confréries religieuses de l’Afrique du Nord-Ouest y comptent des adeptes, et de nombreux tolba étudient à la mosquée d’El-Maïz. En somme, Figuig, au sud de l’Atlas, est une importante place de commerce, un centre d’attraction ; elle tourne sa vie économique, politique et religieuse à la fois vers le Sahara, dont les routes s’ouvrent devant elle, et vers le Maroc, où les cols de l’Atlas conduisent ses négocians et ses pèlerins.
A maintes reprises les gouverneurs de l’Algérie et les généraux commandant la division d’Oran ou le 19e corps, justement préoccupés de voir toutes les insurrections qui ont troublé les Hauts-Plateaux fomentées et secondées par les gens de Figuig, ont proposé un coup de main sur les oasis. Le général Deligny, après l’insurrection de 1861, préconisait déjà ce plan : « Dans ma conviction, écrivait-il le 15 janvier 1867, l’opération est très bonne, sera fructueuse en résultats et pourra clore pour des années l’ère des insurrections. » Au point de vue algérien, le général et son supérieur, le maréchal de Mac-Mahon, gouverneur général, avaient pleinement raison ; mais l’Empereur et le maréchal Niel, responsables de l’ensemble de la politique française et inquiets des conséquences qu’aurait pu avoir une pareille expédition, soit au Maroc même, soit surtout hors du Maroc, n’eurent sans doute pas tort de rejeter leurs propositions. Les complications extérieures furent évitées, mais, comme l’avait prévu le général Deligny, « le mal passa à l’état chronique. »
Plusieurs fois, au cours des années qui suivirent, nos colonnes, lancées à la poursuite de rebelles ou de pillards, parurent dans l’oasis ; le colonel de Colomb y passa au printemps de 1866 ; le colonel Colonieu y campa pacifiquement le 1er avril 1868, mais ils ne pénétrèrent jamais dans les ksour ; en 1870, le général de Wimpffen ne fut autorisé à entreprendre son expédition vers l’oued Guir qu’à la condition expresse qu’il ne passerait pas à Figuig. L’insurrection de 1882 vint démontrer combien était mal assurée notre situation sur les Hauts-Plateaux et quels dangers le voisinage de Figuig et des tribus marocaines pouvait faire courir à nos colons jusque dans le Tell. La répression amena notre installation définitive à Méchéria et à Aïn-Sefra, qui maîtrise au nord l’entrée des passages du Djebel-Amour dont Figuig commande au sud les débouchés. Un jour même, l’une de nos colonnes, sous les ordres du commandant Manuel, s’efforçant d’atteindre des Amour dissidens, s’avança jusque près de Zenaga et, dit-on, quelques balles destinées aux fugitifs vinrent tomber dans les jardins du ksar ; les habitans sortirent aussitôt en armes et assaillirent nos troupes dans un défilé, dont elles durent tout d’abord sortir pour infliger ensuite à leurs agresseurs une rude leçon. Ces quelques coups de fusil, tirés près de Figuig, eurent un retentissement européen. Les ambassadeurs d’Espagne et d’Angleterre traduisirent auprès du gouvernement français cette émotion peu justifiée et le ministre de la Guerre, le général Billot, dut prescrire à nos officiers la plus grande circonspection. Cependant les événemens de 1881 et 1882, l’insurrection de Bou-Amama et de tout le Sud-oranais, avaient si bien démontré une fois de plus combien il était malaisé de maintenir l’ordre dans la zone frontière tant que Figuig servirait de place d’armes et de refuge aux insurgés et à tous les mécontens, que le général Saussier, commandant le 19e corps, écrivait, le 2 mai 1882, au ministre de la Guerre pour lui démontrer la nécessité d’occuper Figuig ou tout au moins d’y frapper un coup vigoureux. De son côté, le gouverneur général, M. Tirman, insistait pour que notre diplomatie nous mît en mesure de « nous installer temporairement à Figuig avec l’assentiment de l’empereur du Maroc. » Le gouvernement, une fois de plus, pensa que l’avantage d’occuper les oasis et d’assurer la tranquillité du Sud-oranais ne balançait pas le risque de provoquer des complications diplomatiques et d’amener une intervention au Maroc de nos rivaux d’influence. La proposition du général Saussier et de M. Tirman rejoignit dans les archives celles de leurs prédécesseurs.
Puisque l’on était décidé à respecter Figuig et que, d’autre part, il fallait, pour la sécurité de l’Algérie et l’avenir de notre expansion, que nous fussions maîtres des routes qui conduisent au Touât, une seule politique restait possible : tourner l’oasis, nous prémunir contre les incursions par une série de postes échelonnés dans le Djebel-Amour, et pousser vers le sud le chemin de fer qui atteignait déjà Aïn-Sefra. Ce fut désormais le programme adopté ; mais il ne fut exécuté qu’avec une lenteur et des hésitations qui plusieurs fois manquèrent d’en compromettre le succès. L’occupation, en 1885, de Djenien-bou-Reszg marqua notre volonté de franchir les montagnes et de rejoindre, par la vallée de l’oued Dermel, celle de l’oued Zousfana. Les gens des oasis, très émus à cette nouvelle, se plaignirent au sultan et la crainte de complications diplomatiques nous fit interrompre les travaux. En ces dernières années, heureusement, notre action dans le Sud-oranais a été plus énergique et moins décousue. Le 1er février 1900, M. Laferrière inaugurait la ligue d’Aïn-Sefra à Djenien-bou-Reszg, construite à travers les massifs du Djebel-Amour et les gorges sauvages de Moghrar ; nous avions mis huit ans pour achever 88 kilomètres de voie ferrée ! Mais enfin, un grand résultat était obtenu : l’Atlas saharien était franchi ; et, de cette station de Djenien-bou-Reszg qui, comme le disait le gouverneur général dans son discours d’inauguration, était « à la fois un terminus et une tête de ligne, » nos rails allaient pouvoir, peu de mois après, gagner facilement Duveyrier, d’où bientôt ils rejoindront la route naturelle de l’oued Zousfana. Il était démontré enfin que l’obstacle de Figuig n’arrêterait pas notre expansion.
Les gens de Figuig, dès qu’ils eurent compris que nous étions décidés à pousser vers le sud notre voie ferrée, commencèrent à s’apprivoiser, et bientôt quelques relations commerciales s’établirent entre nos postes et les oasis. En même temps, de discrètes avances, esquissées, pour se rapprocher de nous, par notre vieil adversaire de 1882, Bou-Amama, révélaient l’accroissement du prestige et de l’influence de la France dans la région. Réfugié d’abord à Figuig, après l’insurrection de 1882, puis à Deldoun, dans le Gourara, il est revenu de nouveau près de son lieu natal d’El-Hammam-Tahtani, l’un des ksour de Figuig : c’est de là qu’avec précautions et réticences, il chercha à s’aboucher avec les autorités françaises et qu’il fit parvenir, à plusieurs reprises, au gouvernement de l’Algérie, des demandes d’aman. En novembre 1899, il reçut, pour lui et sa tente, le pardon sollicité. Mais Bou-Amama n’est pas un Abd-el-Kader ou un Si-Sliman ; bien qu’issu de la grande tribu maraboutique des Ouled-Sidi-Cheikh, il n’est pas, par sa naissance et sa fortune, un personnage assez considérable pour servir avec éclat la France après l’avoir combattue avec bravoure ; il a dû ses premiers succès et sa réputation de sainteté aux adresses de jongleur et aux artifices de charlatan grâce auxquels il recruta ses premiers fidèles ; son influence actuelle lui vient surtout de ce qu’il a été le chef de la dernière guerre sainte ; s’il devenait ouvertement le serviteur de la France, ou seulement s’il faisait un acte ostensible de soumission, il serait abandonné des siens et perdrait son prestige, très grand encore à Figuig et dans toute la région, où il est l’arbitre des partis et l’homme le plus écouté des oasis ; il serait obligé de se séparer des gens sans aveu qui lui font cortège et qui ont associé leur fortune à la sienne. Le marabout sait d’ailleurs tirer de celle situation ambiguë un excellent parti pour ses intérêts personnels : habile et souple, hypocrite et peu scrupuleux, en rapports d’un côté avec le Maghzen, de l’autre avec les autorités algériennes, il joue avec aisance ce double personnage : dernièrement il a loué ses chameaux à un entrepreneur de Duveyrier pour le ravitaillement de nos troupes du Touât, et sa protection les a préservés des pillards ; tandis qu’en même temps, à ses fidèles, il montrait sans doute les bénéfices de cette lucrative opération et se vantait de son influence auprès des chefs des chrétiens. Ainsi se prolonge une situation quelque peu équivoque, mais dont, à coup sûr, Bou-Amama tire plus d’avantages que nous et dont il n’a pas intérêt à faire disparaître l’ambiguïté.
Comme les bonnes dispositions de Bou-Amama envers nous, le rayonnement de notre influence dans le Sud-Ouest est variable ; il est en rapport direct avec notre force et avec l’usage que nous savons en faire. Notre politique doit donc tendre à y accroître notre ascendant et le nombre de nos cliens, à prouver que nous sommes à la fois les plus loyaux et les plus forts. Les incidens qui peuvent surgir sur cette frontière ne sauraient, dans tous les cas, être que de mince importance ; ils ne s’envenimeront jamais si personne ne cherche à les exagérer et si nous avons toujours la force et l’énergie nécessaires pour faire respecter nos droits, dussions-nous pénétrer à main armée dans les ksour de Figuig, quitte à les évacuer le lendemain. En attendant l’époque où la « question du Maroc » sera réglée, si elle doit l’être jamais, nous avons intérêt à prolonger, dans le Sud-Ouest, un provisoire qui dure déjà depuis 1845. Sans doute les officiers et les soldats que la France est obligée d’avoir dans la région soutirent de leur inaction et de leur impuissance à mettre fin à des déprédations sans cesse renouvelées dont les auteurs partent des oasis ; campés sur la steppe brûlante, à Djenan-ed-Dar ou à Duveyrier, ils regardent de loin avec envie les ombrages de Figuig ; il faut cependant leur demander de prendre encore patience, de se sacrifier encore, comme ils l’ont toujours fait, avec cette abnégation dont nos troupes d’Afrique, et spécialement les officiers des bureaux arabes, auxquels nous sommes, en passant, heureux de rendre hommage, ont toujours donné tant de preuves. Comme l’a dit M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, dans sa déclaration au Sénat, le 5 juillet dernier : « Le monde entier est témoin que nous avons tenu la parole que nous nous étions donnée à nous-mêmes et que nous nous sommes obstinés à y rester fidèles en dépit des agressions répétées qui nous en avaient évidemment déliés. » Nous avons fait montre, en effet, d’une inlassable patience, peut-être même parfois d’une excessive patience : sachons du moins n’en pas perdre les fruits.
Quand notre domination eut décidément franchi le grand Atlas et engloba, au sud de la province d’Alger, Ghardaïa et le plateau du Mzab, il nous fut aisé de constater que ces régions ont des rapports économiques, religieux, politiques avec d’autres pays, perdus plus avant encore parmi les sables et les déserts de pierre du Sahara. Des partis de Touareg armés venaient de temps à autre, en suivant les pistes de l’Erg, attaquer nos postes avancés du Sud, ou razzier quelque douar de nos indigènes. Tous les ans nous voyions nos tribus organiser, dans les ksour au pied de l’Atlas, à El-Abiod-Sidi-Cheikh, à Brezina, à Moghrar, des caravanes qui portaient vers le sud des denrées de ravitaillement et en revenaient chargées de dattes. Enfin, quand, en 1886, Bou-Amama eut été chercher un refuge dans le Gourara, il nous fut facile de remarquer qu’il continuait à entretenir des relations avec les tribus du Sud-oranais et du Sud-Est marocain, et que ses mokaddem y travaillaient activement contre la France. Ainsi la force des choses et la fatalité de notre expansion nous mettaient peu à peu en contact avec un monde nouveau ; nous allions être entraînés nécessairement vers des contrées dont les habitans n’étaient ni des Marocains, ni des Algériens, mais à proprement parler des Sahariens indépendant que volontiers l’on confondait tous sous la dénomination de Touareg.
Les négociateurs français du traité de Lalla-Marnïa avaient probablement ignoré l’existence, au sud de l’Atlas, d’oasis relativement riches et populeuses. Sans doute ils s’en tenaient à l’expérience de Suetonius Paulinus, qui, au dire de Pline, racontait « qu’au-delà de l’Atlas, jusqu’à un fleuve qui porterait le nom de Ger (probablement l’oued Guir), on traverse des déserts couverts d’un sable noir, au milieu duquel s’élèvent d’intervalle en intervalle des rochers comme brûlés, que ces lieux sont inhabitables à cause de la chaleur, même en hiver, et qu’il l’a éprouvé ; » ils ne pensèrent pas qu’il y eût lieu de partager avec le sultan de pareilles contrées. « Quant au pays qui est au sud des ksour des deux gouvernemens, dit l’article 6 du traité, comme il n’y a pas d’eau, qu’il est inhabitable, et que c’est le désert proprement dit, la délimitation en serait superflue. » Que pareille délimitation fût superflue, ou, pour mieux dire, impossible, les rédacteurs du traité eurent raison de le dire, mais que ce fût un désert complètement inhabitable, c’est à quoi les explorations des voyageurs et, depuis peu, les conquêtes de nos soldats ont donné un démenti. Les grandes oasis du Gourara, du Touât et du Tidikelt, si elles ne sont pas les pays admirablement fertiles et très peuplés que, de loin, ou sur la foi des récits facilement hyperboliques des indigènes, l’on s’est plu parfois à imaginer, sont du moins la partie la moins stérile et la moins inhabitée de l’immense désert.
Dans tout le Maghreb, si l’on franchit le bourrelet montagneux de l’Atlas méridional et si l’on marche vers le sud, en suivant le large lit des fleuves intermittens qui descendent des hauteurs, l’on arrive sur un plateau, coupé çà et là par les larges dépressions que jadis les eaux y ont creusées, et qui s’étend en une longue bande au pied des chaînes de l’Atlas : c’est une région stérile, caillouteuse, parcourue seulement au printemps par les troupeaux des nomades et Ira versée, en suivant d’invariables pistes, par de rares caravanes ; les géologues la nomment « zone dépandage des grands ouadi, » parce que les eaux, qui, l’hiver et au printemps, dégringolent des hautes cimes et gonflent un moment les torrens, y disparaissent dans des nappes souterraines. Au-delà de cette zone, large de 200 à 400 kilomètres environ, commence un pays plus stérile et plus désert encore, où ne s’aventurent que de rares chasseurs et quelques chameliers : c’est le domaine de la désolation, le pays de la soif, c’est l’Erg avec ses dunes « couleur peau de lion, » faites de sables extrêmement ténus, fluides, et qui sont les restes des collines de grès qu’avec l’aide des siècles, le vent a usées, réduites en poussière, mobilisées, et qu’il transporte à travers l’espace, ensevelissant toute vie sous leur manteau. De l’Atlantique aux Syrtes, l’Erg étage ses dunes et interpose ses nappes de sable entre les régions de l’Atlas et les oasis du Sahara central. Heureusement, à travers ces masses, les cours d’eau d’autrefois ont tracé de larges sillons, ouvert des trouées où l’eau ne coule plus, mais où les puits la rencontrent sous les couches superficielles du sol et où, de temps immémorial, sont passés les explorateurs, les commerçans et les conquérans du Sahara.
Du Sud-oranais ou du Sud-algérien, partent, à travers l’Erg, plusieurs de ces voies naturelles. Par Ouargla, en piquant droit au sud dans la direction tracée par l’oued Igharghar, l’on parvient à Temassinin, et c’est le pays des Touareg, la route de la mission Foureau-Lamy, la direction du Tchad. Par Ouargla encore, en longeant le rebord nord-ouest du Grand-Erg par la vallée de l’oued Mya, l’on franchit le plateau de Tademayt et l’on descend sur In-Salah : c’est le Tidikelt. Parallèle à celle-ci, mais plus au nord-ouest, une autre route, par El-Goléa et Hassi-el-Homeur (Fort-Mac-Mahon), en suivant la dépression de l’oued Meguiden, conduit au Gourara et au Touât. Enfin, pour aller de la province d’Oran au Touât encore, la voie la plus directe, la mieux jalonnée de points d’eau et d’oasis habitées, c’est celle dont Figuig ou, si l’on veut, nos postes de l’oued Dermel, marquent la tête, et qui suit l’oued Zousfana et l’oued Saoura, par Igli. Ce n’est pas celle qu’ont suivies nos premières colonnes, mais c’est celle, en revanche, qu’utilisera notre chemin de fer.
Nous ne saurions, en ces quelques pages, entrer dans les détails d’une étude géographique sur la région du Touât[2]. Mais, comme des illusions qui résistent même à l’expérience persistent à la considérer comme très riche et capable de procurer un trafic considérable à une ligne de chemin de fer, il faut bien dire que cette richesse n’est que relative ; les ksour du Touât paraissent riches quand on les compare à l’Erg ou au plateau de Tademayt, ils sont en réalité pauvres et médiocrement peuplés. Comme il ne pleut, pour ainsi dire, jamais, toute la richesse du Touât est sous terre, dans ces nappes d’eau qui, çà et là, sourdent à la surface du sol et que, presque partout, un forage rencontre à une faible profondeur. Par l’oued Saoura et l’oued Meguiden, les eaux souterraines descendent au Touât, et, grâce aux travaux d’irrigation, permettent de faire pousser de nombreux palmiers et de beaux jardins. Sur cette terre, où l’on cite des sécheresses de vingt années, et où, même dans l’oued Saoura, les eaux coulant à la surface ne dépassent presque jamais la zaouia de Kerzaz, les habitans font des prières pour détourner l’averse malencontreuse qui viendrait gâter les fruits translucides et sucrés des dattiers ; c’est que la datte est à peu près la seule richesse, presque la seule nourriture des ksouriens. Aussi le nombre des habitans est-il faible relativement à l’étendue des oasis. On n’estimait guère autrefois leur nombre à moins de 300 000 ; les rapports des commandans de nos colonnes ont prouvé que la population ne dépasse pas beaucoup 100 000 habitans sédentaires, arabes, berbères, haratin, anciens esclaves noirs. Encore cette population est-elle misérable ; l’orge, le froment, qui poussent à l’ombre des palmeraies, sont loin de suffire aux besoins des habitans dont beaucoup ne mangent pas à leur faim ou se nourrissent presque exclusivement de dattes. De cette misère résultent deux conséquences intéressantes : d’abord, une forte émigration de gens du Touât vers l’Algérie plus riche, plus tranquille et plus heureuse ; ensuite, l’existence d’un important courant commercial entre nos tribus du Sud et les gens des oasis, les premiers apportant aux autres les vivres dont il ne peuvent se passer, la laine pour tisser leurs tapis et leur achetant, en échange, les dattes qu’ils expédient vers les ports de la côte : en sorte que, par ce double courant d’émigration et de commerce, le Touât est et a toujours été une dépendance économique de l’Algérie.
In-Salah, le principal ksar du Tidikelt, passe, dans la plupart de nos livres de géographie, pour le grand carrefour du commerce saharien, le caravansérail où s’échangent les produits du Soudan avec ceux du Nord et où se croisent des caravanes venues de Tombouctou et du Niger, du Tafilelt et du Maroc, de Ghadamès et du Fezzan ; et, à vrai dire, cela n’est point faux, mais qu’est-ce que tout le commerce du Sahara ? Les échanges avec Tombouctou (elle-même si déchue ! ) se bornent à quelques caravanes par an, surtout depuis que notre présence a arrêté le trafic des esclaves. Du Maroc, il vient encore des thés, quelques cotonnades et quelques fusils et, en sens inverse, il retournait, avant l’occupation française, 500 esclaves environ par an, un peu de poudre d’or, de plumes d’autruche et d’ivoire ; pour l’Algérie et la Tunisie, le commerce de transit est à peu près nul, et, bien que la route de Ghadamès et de la Tripolitaine soit plus fréquentée, le transit total d’In-Salah reste bien faible. La « paix française » sera-t-elle favorable à la prospérité du Ksar-el-Kebir ? Il semble bien qu’elle ne le deviendra réellement que quand tout le Sahara sera organisé, avec une bonne police indigène, et que les caravanes, trouvant partout les roumis, ne pourront plus se détourner des pays souillés par leur présence.
En dépit de l’optimisme de certaines illusions, le mirage de richesse que l’on a cru parfois voir flotter au-dessus de « l’archipel » touâtien n’aurait sans doute pas suffi à y entraîner nos explorateurs et, finalement, nos colonnes et notre drapeau, si l’occupation des oasis n’avait fini par s’imposer à nous comme une absolue nécessité et comme la condition de la tranquillité de l’Algérie. Comment cette nécessité a été depuis longtemps admise, et par suite de quelle série de malentendus et de tergiversations ce n’est qu’en décembre 1899 que nous avons fini, presque fortuitement, par entrer dans la période d’exécution, c’est ce qu’il est curieux de dire, maintenant que l’annexion du Touât est un fait accompli. Les annales de notre expansion coloniale sont pleines de cas analogues : faute de faire les choses à leur heure, d’oser prendre une détermination, nous attendons, pour nous décider à agir, d’être acculés à des difficultés sans issue ; nos entreprises finissent quand même par réussir, mais elles réussissent moins complètement et à plus de frais. C’est l’histoire de la conquête du Touât.
Vers 1845, au moment où le traité de Lalla-Marnia déclarait inhabité Je pays au sud des ksour, le Gourara, le Touât et le Tidikelt étaient complètement indépendans, sous la protection, qui équivalait à une demi-servitude, des Touareg Ahaggar. A de très rares intervalles, les sultans du Maroc avaient dirigé1 des expéditions vers le Touât : c’est ainsi qu’en 1581, les troupes de Abou-el-Abbas-Ahmed-el-Mansour réussirent, après une rude campagne, à soumettre toutes les oasis ; mais cette apparition des armées chérifiennes ne laissa pas de traces, et il faut arriver jusqu’à 1808 pour voir Moulai-Sliman obliger, pour quelque temps, les gens du Touât, de même que ceux de Figuig, à lui payer l’impôt. Ainsi, jusqu’à ces dernières années, jamais les sultans n’avaient établi une autorité durable sur les oasis ; ils n’y jouissaient que d’un prestige religieux qu’ils partageaient avec le chérif d’Ouazzan, avec les chefs des Ouled-Sidi-Cheikh et des principales confréries religieuses du Maghreb. « Géographiquement, écrivait, en 1809, l’illustre voyageur allemand Gerhardt Rohlfs, le Touât se trouve en dehors du Maroc. La position qu’il occupe en fait mie annexe de l’Algérie. »
Dès que la domination française fut solidement assise en Algérie, nos officiers et nos voyageurs, au courant des affaires du Sud, attirèrent l’attention du gouvernement sur la nécessité d’avoir une politique saharienne quand on est maître du Tell et des Hauts-Plateaux. En 1845, le général Daumas, dans son Sahara algérien ; en 1860, le colonel de Colomb, dans sa Notice sur les oasis du Sahara et les routes qui y conduisent, et, la même année, Henri Duveyrier, par ses belles études sur les Touareg du Nord, révélèrent au public la vie du désert. Mais ce fut surtout à partir de 1878 que la vogue des projets de chemin de fer transsaharien de l’ingénieur Duponchel mit à l’ordre du jour la pénétration dans les oasis. Pour atteindre la mystérieuse In-Salah, les missions se succédèrent, et beaucoup d’entre elles se terminèrent tragiquement. Les routes du Sahara virent tomber, victimes des gens d’In-Salah ou des Touareg, en 1881, le colonel Flatters et ses compagnons, massacrés à Bir-R’arama, la même année trois Pères Blancs, les PP. Richard, Morat et Pouplard ; en 1881, le lieutenant Palat périssait assassiné près d’In-Salah ; et, en 1889, Camille Douls avait le même sort dans le Sahara occidental. Ces attentats, qui chaque fois restaient impunis, démontraient de plus en plus la nécessité d’agir énergiquement dans le Sud ; en même temps, l’occupation du Mzab nous obligeait à nous établir aussi à Touggourt et à El-Oued, dans le Souf, et à affirmer notre autorité sur tout le pays jusqu’au Grand-Erg.
Depuis longtemps nous aurions pu, sans doute, établir notre suzeraineté sur « l’archipel » Touâtien en acceptant les offres qu’à maintes reprises, depuis 1857, d’importans personnages religieux firent aux autorités algériennes ; mais rien, pas même des attentats comme le massacre de la mission Flatters, ne parvenait à triompher de notre inaction. Une telle longanimité encourageait nos rivaux et, quand, en 1886, les gens d’In-Salah, inquiets des suites qu’aurait le meurtre du lieutenant Palat, envoyèrent auprès du sultan une délégation chargée de lui porter leur hommage et de lui demander sa protection, Moulai-el-Hassan n’hésita pas à leur écrire qu’il allait prendre des mesures pour les placer effectivement sous sa haute autorité. Diplomatiquement interrogé sur l’authenticité de cette lettre par M. Féraud, ministre de France à Tanger, le sultan s’empressa d’en renier la paternité ; mais les renseignemens recueillis dans le Sud par nos officiers des affaires indigènes ne permirent pas de douter qu’elle n’eût été écrite ; elle ne fut d’ailleurs que la préface des intrigues que les agens du Maghzen ne cessèrent plus d’ourdir dans les oasis. A partir de 1886, il ne se passa guère d’année sans échange clandestin de lettres ou de députations entre les notables des ksour et la cour chérifienne ; par crainte des chrétiens, toujours menaçans quoique toujours inactifs, les habitans des oasis se tournaient, sans répugnance, vers un maître d’autant moins redoutable qu’il était plus lointain et plus impuissant.
La convention du 5 août 1890 avec l’Angleterre, qui nous attribuait, comme notre part d’Afrique, le Sahara jusqu’à la fameuse ligne Say-Barroua, et qui nous assurait la possibilité théorique de réunir nos possessions du Niger avec l’Algérie, était un nouveau motif pour organiser sans délai la police du désert. A partir de 1890, nous entrons dans une nouvelle période, que l’on pourrait appeler celle des velléités. Chaque année presque, des projets de campagne au Touât sont préparés, des colonnes organisées, mais l’ordre de départ n’arrive jamais.
Pendant l’automne de 1890, sur l’invitation de M. de Freycinet, président du Conseil et ministre de la Guerre, le général de Miribel, chef d’état-major de l’armée, prépara un projet d’expédition. Il demandait 3500 hommes et 1200 000 francs et, d’accord avec M. Tirman, il préconisait la route d’Igli et de l’oued Saoura, qui, outre qu’elle est la plus directe, aurait l’avantage de couper, dès les premières marches, les communications des oasis avec le Maroc. Le Conseil des ministres ajourna la réalisation du plan proposé ; l’on se contenta de créer à El-Goléa un poste capable de devenir la base d’opérations futures.
Le gouvernement de M. Jules Cambon pourrait, en ce qui concerne les affaires du Touât, se résumer ainsi : insistance du gouverneur général pour une action décisive dans le Sud, et grande activité dans la limite de ses moyens ; de la part du gouvernement métropolitain, hésitations et demi-mesures, qui rendent la solution de la question de plus en plus compliquée ; entreprises, enfin, de plus en plus audacieuses, du sultan, qui, malgré sa faiblesse réelle, recueille le bénéfice d’intrigues habilement menées et patiemment continuées. A vrai dire, les ministres français pouvaient se retrancher, pour justifier leur demi-inaction, derrière des raisons spécieuses. Malgré sa volonté formelle, très heureusement exprimée, à la tribune du Sénat, par M. Ribot, en une formule qui a fait fortune, de considérer la question du Touât comme « une question de police algérienne[3] » et de n’y tolérer aucune intervention étrangère, malgré l’avis maintes fois formulé par nos ministres à Tanger de ne pas entrer en négociations avec la cour chéri tienne à propos des oasis, les susceptibilités jalouses de quelques puissances européennes rendaient, comme l’écrivait M. de Freycinet, la question du Touât « plus grave par la forme qu’elle avait revêtue dans les derniers temps et par l’importance qu’elle avait prise auprès de certaines puissances. » L’Italie et l’Espagne avaient fait lord Salisbury confident des inquiétudes que leur causait ce que l’on voulait appeler nos projets d’attentat contre l’intégrité de l’empire du Maroc ; et, à la suite de cette démarche, le ministre des Affaires étrangères marocain, Si-Feddoul-Gharnit, à l’instigation du gouvernement de Londres, remit à M. Souhart plusieurs notes relatives aux oasis ; notre ; ministre à Tanger, sur l’ordre de son département, se borna à déclarer qu’il n’était pas autorisé à entrer en conversation à ce sujet avec la cour de Fez et que la France gardait son entière liberté d’action.
Ainsi, peu à peu, les événemens, perfidement interprétés par les ennemis de notre expansion, menaçaient de faire naître, à propos du Touât, une « question marocaine, » que nous tenions avant tout à ne pas mettre en discussion ; quelques milliers de palmiers et quelques ksour du Sahara mettaient les chancelleries européennes en émoi ! Pour factice qu’elle ait été en grande partie, cette émotion ne laissait pas que de gêner notre action ; probablement, en tranchant dans le vif, nous aurions coupé court à toutes les intrigues et à toutes les difficultés ; mais il pouvait paraître plus sage de ne rien compromettre, pour un aussi mince bénéfice, de nos relations extérieures, et il fut décidé que l’on s’en tiendrait à des mesures de précaution et de préparation. Deux lois furent votées par le Parlement : l’une organisait des forces militaires sahariennes à El-Goléa, l’autre décidait la prolongation de la ligne d’Aïn-Sefra jusqu’à Djenien-bou-Reszg (30 décembre 1891 et 22 février 1892). En même temps, nous cherchions à augmenter notre influence en négociant avec le cheikh d’In-Salah, Si-el-Madhi-ben-Badjouda, et nous déterminions à un voyage dans le Sud notre protégé, le chérif d’Ouazzan, Moulai-Abdesselarn, qui, parti d’Algérie escorté par les Arabes de nos tribus, montra dans les oasis sa haute autorité religieuse et ses bons sentimens à l’égard de la France. Peu après, M. Cambon, accompagné du général Thomassin, parlait pour El-Goléa afin de se rendre compte par lui-même de l’organisation de notre nouveau poste et de prouver aux populations que l’Algérie était décidée à ne jamais se désintéresser des affaires du Sahara.
Du ce voyage, le gouverneur général revint plus que jamais convaincu de la nécessité d’en finir avec cette question du Touât, qui devenait irritante et qui faisait douter de notre influence même par nos amis les plus dévoués ; il se demandait avec inquiétude, et il demandait au gouvernement, si les routes du Sahara n’allaient pas se trouver complètement fermées devant nous, puisque nous avions reconnu la suzeraineté de la Turquie sur (ihàt et Ghadamès et que nous étions menacés de voir le Maroc nous fermer le chemin du Touât ; gêné par la prudence, peut-être nécessaire, du gouvernement, tantôt il proposait d’établir notre autorité sur l<>6 oasis en utilisant uniquement nos indigènes, les Ouled-Sidi-Cheikh, dont l’influence religieuse est considérable dans tout le Sud et dont le chef Si-Kaddour, paraissait alors entrer complètement dans les vues du gouverneur[4] ; tantôt il s’en tenait à un plan d’approches consistant à établir, sur les routes de Ghadamès et du Touât, des bordj fortifiés qui nous en assureraient l’accès et finiraient par faire tomber les oasis, sans coup férir, entre nos mains.
Les années, cependant, s’écoulaient et Moulai-el-Hassan, profitant habilement de notre abstention, accroissait de plus en plus son prestige religieux et même politique dans « l’archipel ; » habile à se servir des institutions locales, il investissait en son nom les chefs des ksour ; Igli elle-même acceptait un caïd. M. Cambon, alarmé de cette politique envahissante, écrivait, en avril 1893 : « L’action du Maroc sur notre frontière et au Touât se continue avec une persévérance et, j’ajoute, avec une intelligence remarquable des conditions dans lesquelles nous nous trouvons à son égard, et il n’est pas douteux pour moi qu’elle est dirigée par des représentans des puissances européennes… » Sur ces entrefaites, à la fin de juin 1893, le sultan, sous le pieux prétexte d’aller prier sur le tombeau de son ancêtre Moulai-Ali-Chérif, fondateur de la dynastie filalienne, se rendait au Tafilelt avec une forte armée. Les tribus du Sud, émues de voir le sultan se rapprocher d’elles et encouragées par sa présence, lui envoyèrent des députations et lui prodiguèrent les marques de respect et de soumission. Si-Kaddour lui-même se risqua à lui écrire une lettre où il lui offrait son hommage. Moulai-el-Hassan, rappelé inopinément à Marrakech par les événemens de Mélilla et l’ambassade du maréchal Martinez Campos, dut quitter brusquement le Tafilelt et repasser l’Atlas ; mais l’effet moral et religieux de son voyage resta considérable ; ni sa mort, qui suivit de près, ni l’établissement du bordj de Hassi-Inifel et des forts Mac-Mahon et Miribel, pour commander les routes d’El-Goléa au Touât, ni, de l’autre côté du désert, l’occupation de Tombouctou par les Français, ne parvinrent à en effacer le souvenir, ni à en détruire l’effet. L’audace des tribus marocaines, ne rencontrant pas d’obstacles, devenait extrême ; un parti de cavaliers, sous prétexte de venger le meurtre de deux caïds qui, en se rendant à Marrakech, avaient été assassinés par les Rénanema, vint saccager dix ksour le long de l’oued Saoura et installer à Timimoun même un caïd, escorté de 25 cavaliers, qui se donna le titre et s’attribua les fonctions de pacha. En même temps, à Tanger, le représentant du sultan ne craignait pas de se plaindre à notre chargé d’affaires, M. Colin de Plancy, comme d’une violation de territoire, que des officiers français eussent étudié, à 90 kilomètres au nord-est de Timimoun, l’emplacement d’un nouveau fort ! Il ne fut naturellement tenu aucun compte de pareilles observations, mais le fait crue l’on avait osé les formuler montrait à quels excès notre inaction poussait le gouvernement chérifien.
Les années qui suivirent, occupées par l’expédition de Madagascar et d’autres affaires coloniales, ne permirent pas de résoudre la question des oasis, que l’on avait si déplorablement laissée s’embrouiller. Des missions d’études, comme celle du commandant Godron au Gourara, celle de M. Flamand, pour étudier le régime des eaux dans la région comprise entre les montagnes du Sud-oranais et l’Erg, des négociations destinées à nous créer des amis dans les oasis, ce fut tout ce que les circonstances générales de la politique permirent de faire.
Telle était, au moment où enfin la solution allait intervenir, la façon dont se posait la question du Touât. Il ne s’agissait à l’origine que de savoir quand et par quels moyens, proportionnés à la valeur restreinte du résultat à obtenir, l’une des routes du Sahara et quelques oasis médiocrement riches tomberaient définitivement au pouvoir de la France ; peu à peu, pour n’avoir pas pris au bon moment une décision énergique immédiatement suivie d’effet, l’affaire des oasis s’était transformée ; il s’agissait de savoir maintenant si notre puissance aurait été impunément mise en doute, presque tenue en échec, par une poignée de gens sans ressources et à peine armés, si les routes du Sahara nous seraient ou non ouvertes, si, enfin, le litige n’allait pas, de saharien et d’algérien qu’il était, devenir européen et compliquer la politique générale de la France. Nous avions toujours tenu à respecter pleinement le traité de 1845 et l’intégrité du Maroc ; nous avions même fait, pour éviter jusqu’à l’apparence d’oublier ce ferme propos, de véritables sacrifices ; et voilà que maintenant, si nous ne nous hâtions pas de mettre le holà et de couper court aux légendes qui s’accréditaient, « la question marocaine » menaçait de se trouver impliquée dans le sort de quelques bicoques au milieu du Sahara. Il devenait indispensable de parler ferme et d’agir vite.
Le hasard, — un de ces hasards qu’une politique prévoyante sait faire naître à propos, — précipita, dans les derniers jours de l’année 1899, la solution depuis longtemps reculée, « fit tomber le fruit déjà trop mûr[5], » et, en engageant le drapeau, dissipa les dernières hésitations. Ces événemens sont encore si récens qu’on ne les a pas oubliés ; nous ne chercherons donc pas ici à en rappeler le détail, mais seulement à indiquer dans quelle mesure les erreurs du passé ont pesé sur eux pour les compliquer. Les liens factices qui avaient fini par s’établir entre la question du Touât et les affaires marocaines avaient pris une telle consistance qu’il ne pouvait pas être facile, bien qu’il fût absolument nécessaire, de les trancher d’un seul coup.
On sait comment un savant géologue d’Alger, déjà connu par des missions fructueuses dans le Sahara septentrional, M. G. B. M. Flamand, chargé par le ministère de l’Instruction publique d’une exploration scientifique du plateau de Tademayt et du Tidikelt[6], partit d’Ouargla, le 28 novembre 1899, et, en suivant l’oued Mya et l’oued Insokki, parvint à Iguesten, l’oasis la plus orientale du Tidikelt, où il fut attaqué, le 27 décembre, par une troupe de 1 200 guerriers d’In-Salah. L’escorte de la mission, une centaine de goumiers, commandés par le capitaine Pein, officier énergique et rompu aux affaires sahariennes, repoussa les assaillans, et, poursuivant les fuyards, pénétra dans le fameux Ksar-el-Kébir, le plus important des ksour d’In-Salah et s’y établit défensivement. Cette vaillante avant-garde fut rejointe le lendemain matin par M. Flamand lui-même et par l’escadron des spahis sahariens du capitaine Germain. Revenus à la charge le 5 janvier, les gens des oasis perdaient, au combat de Deramcha, 150 tués et 200 blessés. Ainsi, en quelques jours, presque sans pertes de notre côté, In-Salah, depuis si longtemps le repaire des Touareg et le centre de la résistance à notre expansion, In-Salah, d’où partaient des mots d’ordre qui avaient leur répercussion dans tout le Sahara, tombait entre les mains de deux capitaines escortant un géologue, d’un goum de cent cavaliers et d’un escadron de méharistes. Ben-Badjouda, le caïd redouté des oasis d’In-Salah, dont la famille, depuis des siècles, dominait le Tidikelt et à qui le sultan du Maroc avait conféré une sorte d’investiture, était pris, grièvement blessé, dès le premier combat. Ainsi s’évanouissait le fantôme de puissance qui semblait depuis longtemps planer sur le désert.
En France, si la presse et l’opinion accueillirent avec joie la fin du cauchemar saharien, il semble bien que le gouvernement en ait été moins satisfait ; il aurait même, s’il faut en croire certains bruits, penché d’abord pour une évacuation, en tout cas, pour une action restreinte. Plus tard, devant la commission du budget, M. Waldeck-Rousseau reconnaissait « qu’au moment du premier combat, aucun projet d’extension de l’expédition n’était encore conçu. » Malgré tout, l’impossibilité de reculer encore une fois était si manifeste que, le 9 janvier, le Conseil des ministres décida de maintenir l’occupation d’In-Salah et approuva M. Laferrière, qui avait, sans tarder, prescrit l’envoi à In-Salah de la colonne légère d’El-Goléa ; mais il refusa de diriger des colonnes sur Igli et sur le Gourara. La nécessité de ces précautions militaires ne pouvait échapper cependant à qui a va il quelque connaissance des affaires sahariennes. Comment, en effet, ravitailler et renforcer les troupes occupant « l’archipel, » si l’on n’est pas maître des routes qui y conduisent, de celle de l’oued Saoura, en particulier, la plus directe et la plus facile ? Comment dominer le pays en toute sécurité, si l’on ne sépare les oasis des tribus du Tafilelt et du Maroc méridional, si l’on ne surveille le fossé occidental du Touât ? Comment encore occuper le Tidikelt sans le Touât qui y confine, sans le Gourara qui en est l’avenue ? Le gouvernement général de l’Algérie avait, dès l’occupation d’In-Salah, demandé que nos colonnes fussent autorisées à occuper tout le Tidikelt et à remonter ensuite par le Touât vers le Gourara. Le groupe colonial de la Chambre, présidé par M. Etienne, avait, lui aussi, réclamé nettement une marche sur Igli et le Gourara ; l’expérience, — une expérience coûteuse, — allait bientôt démontrer combien il voyait juste ; et cependant, quand les affaires du Touât vinrent en discussion devant la Chambre, il se trouva un député, M. André Berthelot, pour dire qu’ « entre l’occupation du Touât et celle d’Igli, il n’existe pas de lien nécessaire, pas même de connexion logique ! » Encore une fois dans l’histoire de notre expansion coloniale, nous allions être conduits par les événemens plutôt que nous n’allions les diriger.
Etablies à In-Salah, nos troupes trouvèrent quelques ressources en vivres et en reçurent de nos postes du Nord ; mais il fallut chercher pour les chameaux et les bêtes de somme des pâturages que l’on ne trouve que dans l’Aoulef, à l’ouest d’In-Salah ; le 24 janvier, le commandant Baumgarten conduisit une reconnaissance dans cette direction, mais il dut, pendant trois jours, escarmoucher contre des forces importantes et revenir au Ksar-el-Kebir ; il y apprenait en même temps que, dans l’Aoulef et au Touât, une grande effervescence commençait à se manifester ; à la stupeur des premiers jours, dont il eût été si facile de profiter, succédait une agitation inquiétante. El-Driss-ben-Naïmi, qui se faisait saluer du titre de pacha, se donnait comme gouverneur du Gourara au nom du sultan, et qui déjà, après l’entrée de la mission à In-Salah, avait envoyé à son chef une insolente sommation, rassuré du côté du nord par notre inaction, était venu s’enfermer dans In-rar avec 3 000 hommes bien armés. Il fallut, avant d’aller l’y attaquer, attendre de longues semaines que l’on eût la permission et les moyens de forcer le Ksar-Lekhal (In-Rar). Le 19 mars, après un rude combat et un assaut meurtrier, In-Rar tombait entre les mains du lieutenant-colonel d’Eu et du commandant Baumgarten : 000 de nos ennemis restaient sur le champ de bataille et nous perdions 9 tués. Ben-Naïmi, grièvement atteint, tombait entre nos mains. Cette fois le Tidikelt tout entier était à nous, la colonne d’Eu le parcourait en tous sens, mais elle ne se portait pas vers le Touât et, le 10 mai, elle était rentrée à El-Goléa, en laissant des garnisons à In-Salah, In-Rar et Tit.
En même temps, d’autres colonnes descendaient enfin du Nord vers le Gourara. Le colonel Bertrand, avec 2 000 fusils et de l’artillerie, quittait Duveyrier, le 24 mars, et descendait le long de l’oued Zousfana jusqu’à Igli, qu’il occupait le 5 avril sans autre combat que quelques coups de fusil échangés avec des maraudeurs. Parti plus tard encore de Fort Mac-Mahon, le colonel Ménestrel descendait par l’oued Meguiden sur Timimoun ; le 21 mai seulement, c’est-à-dire à une époque où la chaleur est déjà intolérable et les pâturages desséchés, il faisait sa jonction, au sud de Tabelkosa, avec le commandant Letulle, qui arrivait de Géryville, après une traversée de l’Erg qui restera une des belles pages de nos fastes militaires sahariens ; il marchait avec lui sur Timimoun, qui se soumettait sans combat, et parcourait la plupart des oasis du Gourara. Quand, au mois d’août, le général Servière vint faire sa tournée d’inspection générale, il put aisément traverser, avec quelques goumiers, tout ce Touât que nos colonnes n’avaient pu obtenir l’ordre d’occuper complètement.
Ainsi, l’opération, heureusement engagée, mais trop lentement continuée, semblait se terminer bien ; mais, si elle coûtait peu d’hommes, les dépenses en argent avaient été « extrêmement considérables[7]. » L’époque tardive, où la plupart des colonnes avaient été mises en route, avait augmenté dans de grandes proportions les frais de transport ; 19000 chameaux avaient péri avant la fin de juin et, sur les 13 millions et demi que le gouvernement demandait au Parlement[8], dix étaient le prix des transports.
Quant aux puissances européennes, nous étions si manifestement dans notre droit et dans notre rôle, qu’elles n’élevèrent aucune protestation, et vraiment la Westminster Gazette résumait bien l’opinion des États nos voisins, celle en particulier de l’Angleterre, en parlant, comme « d’un acte parfaitement naturel et légitime, » d’une question « qui a été le sujet de tant de discussions inutiles. » Aucun écho, en Europe, ne répondit à la plainte, d’ailleurs assez platonique, du gouvernement marocain. Jamais, du reste, en face de nos diplomates, les sultans n avaient revendiqué avec insistance leurs droits sur le Touât ; jamais, surtout, nous n’avions admis la discussion des nôtres. Le gouvernement chérifien, habitué à profiter de toutes les discordes et à insinuer son autorité plutôt qu’à l’imposer, s’était simplement servi de la crainte que l’approche des chrétiens inspirait aux tribus du Sud pour leur faire accepter un semblant de suzeraineté ; il avait su également bien utiliser les rivalités et les jalousies européennes. Tout fut fini du jour où nous fûmes décidés à agir énergiquement au Touât et à y faire la loi ; le Maghzen ne demanda plus qu’une chose : que l’ordre fût bientôt rétabli dans le Sud et que nous lui fissions part de l’étendue de nos revendications.
Au milieu de l’été de 1900, la conquête paraissait donc achevée, la pacification assurée, les complications évitées. Quelques semaines plus tard, tout allait être à refaire et les difficultés allaient commencer.
L’on ne met pas le pied sur un nid de pillards, l’on ne trouble pas dans leur possession des populations habituées à l’indépendance, sans exciter des haines et provoquer des résistances. A coup sûr, ces rancunes et ces désirs de vengeance existaient dans « l’archipel » du Touât ; mais sans doute les passions se seraient calmées d’elles-mêmes, si elles n’avaient trouvé au dehors un élément d’espérance et un appui.
De Figuig au Tafilelt, sur les pentes méridionales de l’Atlas et le long des ouadi qui en descendent, vivent des tribus nombreuses et guerrières : les principales sont les Doui-Menia et les Berâber.
Le domaine de parcours des Doui-Menia s’étend dans tout le triangle compris entre l’oued Zousfana et l’oued Guir ; ils ont leurs cultures et leurs silos dans la plaine de Kechaab, fertilisée chaque hiver par les crues de l’oued Guir, qui, descendu du grand Atlas où il a ses sources non loin de celles de la Moulouïa, recouvre périodiquement les campagnes d’aval ; l’hiver, pour les semailles, l’été, pour la moisson, ils demeurent dans cette vallée favorisée ; le reste du temps, ils se dispersent pour aller à la recherche des pâturages, ou pour se rendre, à l’automne, les uns dans les ksour des Beni-Gourni, le long de l’oued Zousfana, les autres au Tafilelt, dans le district de R’orfa, pour faire la récolte de leurs dattes. Dans les mêmes parages vit la tribu des Ouled-Djerir, fraction séparée des Ilamian, étroitement alliée avec les Doui-Menia et englobée dans leur rayon d’action. Les Doui-Menia sont une confédération de cinq tribus, presque toujours très unies entre elles ; si la djemaa a décidé la guerre, toutes doivent se lever, et elles peuvent alors mettre en ligne 5 000 fantassins et 1 500 cavaliers, plus le contingent des Ouled-Djerir. Nominalement, ces tribus sont soumises au sultan, et, de fait, elles lui obéissent pourvu que cela ne les gêne en rien ; elles lui paient un léger impôt de un mouton par cinq chameaux ou par cent moutons : mais la plus haute autorité de la contrée, c’est celle du marabout de la zaouia de Kenadsa, chef de l’ordre des Ziania ; tous les nomades lui paient un impôt, s’inclinent devant son autorité religieuse et acceptent ses décisions. Battus, en 1870, par le général de Wimpffen, les Doui-Menia ont signé avec lui le traité d’Oran, par lequel ils s’engagent à faire cause commune avec la France ; en 1881, ils ont envoyé quelques contingens à l’insurrection, mais, depuis, ils ont de nouveau et à maintes reprises demandé noire protection, qui ne leur a pas été accordée ; rebutés, ils se sont rapprochés du sultan à l’époque du voyage de Moulai-el-Hassan au Tafilelt, et notre inaction les a peu à peu habitués à douter de notre puissance.
Tout le long de l’oued Guir s’étend, à l’ouest, une grande hamada absolument stérile, large de cent kilomètres, presque impossible à traverser à cause des cailloux pointus qui en hérissent le sol, si ce n’est en suivant les rares pistes que le pied des hommes et des bêtes a fini, à force de siècles, par y tracer. De l’autre côté de ce plateau, qui les domine de 800 mètres, s’échelonnent les belles oasis du Tafilelt : c’est le centre du domaine des Berâber. Les Berâber sont, dit De Foucauld, « une grande tribu, la plus puissante du Maroc ; » quand les deux fractions de la confédération ne sont pas en lutte, ce qui est rare, elles peuvent mettre en ligne plus de 20 000 fusils. Les Berâber sont volontiers pillards ; souvent une harka (bande d’un millier de guerriers environ) part du Tafilelt et s’en va au loin opérer quelque coup fructueux. Les pistes qui mènent au Touât leur sont familières ; en 1835, notamment, une bande de Berâber enleva Timimoun, saccagea tout, massacra les habitans, coupa les palmiers. Comme on l’a très bien dit, Je Touât est pour les nomades une table ouverte ; les Berâber, comme les Touareg, cherchent à profiter du festin. Ainsi se sont établies, entre eux et les gens des oasis, des relations, tantôt d’hostilité, tantôt de commerce, tantôt de protection.
L’arrivée des Français au Touât changeait complètement la situation. Sur la Zousfana, nous occupions les ksour des Beni-Goumi où les Doui-Menia ont des propriétés ; à Igli et à Beni-Abbès, nous coupions le chemin habituel des Berâber vers l’est ; dans les oasis enfin, notre présence gênait les coups de main ou les opérations commerciales des nomades. C’en était assez pour provoquer, parmi eux, une grande effervescence ; en outre, il ne manquait pas, au Touât, de mécontens qui demandaient secrètement le secours des Berâber et leur offraient de l’argent ; au Tafilelt, la puissante confrérie religieuse des Derkaoua travaillait contre nous. Enfin, le bruit courait que le sultan encourageait la guerre sainte pour chasser les roumis, et, sans doute, cette rumeur n’était pas sans quelque fondement, puisqu’un important personnage marocain, le caïd El-Glaoui, campait avec quelques troupes au Tafilelt. Tous les voyageurs savent d’ailleurs qu’au désert ou dans la brousse, les nouvelles se propagent et s’amplifient avec une stupéfiante rapidité ; les Berâber, à l’annonce de notre entrée au Gourara, se crurent directement menacés, et, jusqu’aux environs de Marrakech, l’on s’attendit à voir les troupes françaises déboucher par le sud et franchir l’Atlas.
Comme toujours, l’audace des nomades s’accrut de notre timidité. Le colonel Bertrand, dans sa marche sur Igli, n’avait-il pas reçu comme instruction de route de ne pas dépasser d’un centimètre le lit de l’oued Zousfana, comme s’il était possible d’occuper le fond d’un fossé sans être maître des deux revers. A Igli, notre colonne ne fut pas autorisée à se garder, par des postes avancés, soit vers l’ouest, sur les pistes de la hamada, soit au nord, sur l’oued Cuir. Ainsi, par ces excès de prudence, qui devenaient une suprême imprudence, nous semblions admettre qu’il existe entre le Maroc et l’Algérie une frontière et que cette frontière est marquée précisément par l’oued Zousfana. M. Waldeck-Rousseau, dans son discours à la Chambre, ne parlait-il pas, comme on parlerait de la rive gauche du Rhin, de « la rive gauche de l’oued Zousfana » que nous ne dépasserions pas !
Les effets de l’agitation des Doui-Menia et surtout des Berâber, les conséquences aussi de notre excessive prudence et des défiances que le ministère semblait avoir à l’endroit de nos chefs militaires, n’allaient pas tarder à se faire sentir ; en août, la compagnie montée du 2e régiment étranger, escortant un convoi de ravitaillement, fut attaquée à Moungar, sur l’oued Zousfana, par les Doui-Menia, et perdit huit hommes ; vers la même époque, un autre parti de Doui-Menia enlevait, entre l’Erg et El-Abiod-Sidi-Cheikh, un petit convoi. En même temps les Berâber entraient en scène ; le 30 août et le a septembre, les capitaines Falconetti et Pein, sortis avec deux petites troupes, l’un de Timimoun, l’autre d’Adrar, étaient attaqués par des Berâber mêlés à des gens des oasis ; nous perdions 15 tués dont deux officiers. C’étaient les plus sanglantes affaires que nous eussions eues jusqu’alors au Touât ; il fut décidé qu’à la fin de l’automne, des colonnes parcourraient tout « l’archipel » et en achèveraient la pacification. En février, en effet, le général Servière arrivait de la province d’Alger au Gourara et soumettait les ksour qui n’avaient pas encore reçu la visite de nos troupes. Il était temps : le 18 février, le poste de Timimoun était attaqué à l’improviste par une harka de 1 200 Berâber qui, évitant Igli, et se glissant à travers les dunes, avaient franchi l’oued Saoura à Ouled-Raffa et, renseignés par les gens du pays, arrivaient sans avoir été découverts devant le bordj, qu’ils furent un instant sur le point d’enlever ; les assaillans ne furent repousses qu’après trois heures d’un rude combat où ils perdirent 100 hommes, et nous 9 tués et 21 blessés dont plusieurs officiers. Les troupes du général Servière accoururent pour donner la chasse à cette bande, l’atteignirent, le 27 au soir, près de Charouin, et lui infligèrent un échec ; le lendemain matin, la compagnie saharienne du capitaine Ramillon se trouva à l’improviste au milieu des ennemis ; elle leur résista victorieusement, mais perdit 25 tués, 20 blessés ; tous ses officiers étaient atteints ; le capitaine Ramillon et le lieutenant de la Hélerie, tués, restèrent sur le champ de bataille et l’on retrouva plus tard, dans les dunes, leurs cadavres mutilés. Nos pertes étaient cruelles, mais la victoire nous restait, et les Berâber découragés regagnaient le Tafilelt ; le général Servière, en mars, achevait de soumettre les oasis du Gourara et remontait au printemps vers l’Algérie. Le général Bisbourg, en même temps, intimidait les Doui-Menia en descendant de nouveau jusqu’à Igli et jusqu’à la zaouia de Kerzaz dont le marabout, très influent, est favorable à notre cause, et rentrait à Duveyrier sans avoir rencontré d’ennemis.
Les événemens qui venaient de s’accomplir étaient graves : ils l’étaient en eux-mêmes d’abord, parce qu’ils nous avaient causé des pertes sérieuses en hommes, parce qu’ils exigeaient de nouvelles colonnes et par conséquent de nouveaux frais. Nous apprenions à nos dépens que, pour être maîtres du Touât, le plus difficile n’est pas de le conquérir, mais d’y organiser une police capable d’y maintenir à peu de frais l’ordre et la sécurité. L’attaque des Berâber était un indice sérieux : elle prouvait que nous trouverions toujours devant nous des nomades et des pillards, que les dunes et les areg sont comme le maquis du désert, d’où le brigand est toujours prêt à sortir inopinément et où il se retire comme dans un fort, et qu’il fallait recourir à l’organisation méthodique d’une Sainte-Hermandad saharienne. Mais, surtout, le fait que des Berâber, qui appartiennent bien certainement à une tribu marocaine, étaient venus attaquer notre nouvelle conquête, pouvait entraîner les plus déplorables conséquences ; non pas, nous le savions très bien, que le sultan ait le pouvoir d’empêcher une harka de Berâber d’aller piller où il lui plaît, mais parce que, si les Berâber venaient en masse nous attaquer sur la Zousfana, ou si nous étions obligés d’aller les châtier chez eux, les puissances étrangères pouvaient y chercher un prétexte pour ouvrir malgré nous cette « question marocaine, » que nous avions tant fait pour séparer bien nettement de celle du Touât.
Bou-Amama, au printemps dernier, — c’est du moins ce que l’on racontait alors dans le Sud, — aurait dit à un Algérien qui se trouvait à Figuig : « Quand les Français seront las de semer des cadavres sur les routes du Touât, il faudra qu’ils s’en aillent. » Le marabout se trompait : nous ne nous en irons pas ; là où notre drapeau est planté, il reste ; mais il est certain que nous sommes las de sacrifier des hommes et de dépenser des millions pour la possession de territoires que nous aurions pu acquérir à bien moindres frais. L’alternative se pose donc très nettement : ou quitter les oasis du Touât, ou les organiser, et assurer leur sécurité avec le minimum de dépenses possible et de façon qu’aucune complication, dans le reste du monde, ne puisse jamais sortir de cette « opération de police algérienne. » D’évacuation, il ne pouvait en être question. L’œuvre d’organisation et de pacification a été, en ces derniers mois, poursuivie avec méthode et elle est en bonne voie d’achèvement : l’honneur et le mérite en reviennent surtout, il serait injuste de ne pas le dire, à l’homme d’intelligence et de volonté qui, successivement à Tanger, à Paris et à, Alger, a pris à cœur la liquidation définitive de « la question du Sud, » M. Paul Revoil.
Pacifier le Sud-Ouest algérien et le Touât en organisant les tribus et les territoires mitoyens, — nous ne disons pas en traçant une frontière, — et en obtenant le concours du gouvernement marocain, dans la limite de ses forces, pour contenir les Berâber, c’était la première et la plus délicate partie de l’œuvre à accomplir. Une ambassade marocaine est venue dernièrement à Paris : l’un des buts de son voyage, et l’un de ses résultats, a été le règlement, dans un esprit de concorde et de bonne volonté réciproque, des questions pendantes dans le nord du Sahara. Le traité de 1845, consacré par un long usage, ne pouvait être ni discuté ni modifié dans ses dispositions essentielles ; mais, depuis le temps de la bataille d’Isly, la France s’est avancée très loin dans le Sud ; des circonstances nouvelles, des contacts nouveaux sur des points plus nombreux exigeaient des éclaircissemens complémentaires et des stipulations additionnelles pour rendre plus facile l’application d’un texte insuffisamment explicite à des cas qu’il ne pouvait prévoir.
C’est pour cette raison et dans cet esprit qu’un protocole explicatif du traité de 1845 fut discuté et conclu (20 juillet 1901). Le sultan, aux prises, dans l’intérieur même du Maroc, avec de grands embarras et de fréquentes guerres, désire avant tout vivre en paix et en bonne intelligence avec sa voisine l’Algérie : jamais, sauf peut-être à certains momens du règne de Moulai-el-Hassan, il n’a eu l’illusion, ni même le désir, de dominer effectivement les oasis du Touât, lui dont l’autorité est si faible à Figuig ou chez les Berâber ; il a fallu notre extraordinaire inaction pour favoriser dans les oasis quelques intrigues marocaines sans grandes conséquences pratiques. L’occupation du Touât par la France, loin d’être un attentat aux droits du sultan, terminait une longue série de difficultés dont, tout le premier, il souhaitait voir la fin. Aussi le gouvernement marocain a-t-il de très bonne grâce reconnu notre domination sur le Touât, le Gourara, le Tidikelt, le cours de l’oued Saoura et de l’oued Zousfana.
Dès lors, l’entente sur les meilleurs moyens de garantir la sécurité des régions mitoyennes devenait facile. Il fallait d’abord assurer l’ordre chez les Doui-Menia ; le gouvernement marocain était hors d’état d’empêcher leurs incursions et de nous garantir leur tranquillité ; d’autre part, le traité d’Oran les rattache, par un lien que rien n’est venu rendre caduc, à l’Algérie française ; il était donc naturel que le sultan consentît à nous laisser la charge de maîtriser les Doui-Menia et les Ouled-Djerir. Nos postes permanens ne dépasseront pas la vallée de la Zousfana, ceux des Marocains ne dépasseront pas l’oued Guir, mais nous aurons la responsabilité de la police sur les territoires des deux tribus, et dans tout le triangle compris entre l’oued Guir et l’oued Zousfana, le long duquel va descendre notre chemin de fer. Quant aux ksour de la région, ils pourront être, selon leur volonté, français ou marocains. Déjà, pendant le voyage qu’il vient de faire jusqu’à Djenan-ed-Dar, M. Revoil a recueilli la soumission des principaux ksour, de presque tous les Ouled-Djerir et de plusieurs fractions des Doui-Alenia. Il est à croire que les tentes encore dissidentes ne tarderont pas à suivre cet exemple, surtout si nous nous y prenons bien et si nous savons employer certains argumens auxquels le nomade ne résiste guère. Si le besoin en était démontré, nous ne devrions pas hésiter à envoyer une petite colonne pour décider les récalcitrans. Il importe, en tout cas, d’agir vite et d’en finir promptement.
Une mission marocaine, conduite par Si-Mohammed-el-Guebbas, qui faisait partie de la récente ambassade chérifienne à Paris, est en ce moment en Algérie pour faire sur place, d’accord avec les autorités françaises, l’application du protocole signé au mois de juillet dernier. Si, dans l’avenir, un litige de frontière survient, un commissaire français et un commissaire marocain pour le Nord, deux autres pour le Sud, seront chargés de le régler dans un esprit d’équité et de bonne entente. A cet effet, les commissaires français pourront aller librement et séjourner l’un à Oudjda, l’autre à Figuig, tandis que les commissaires marocains pourront aller librement à Lalla-Marnia et à Djenien-bou-Reszg. Le gouvernement chérifien est, en outre, autorisé par nous à établir dans la région mitoyenne, du col de Teniet-es-Sassi à Figuig, des postes militaires dont remplacement devra être déterminé d’accord avec les autorités algériennes. Ainsi disparaîtront ces continuelles difficultés de frontière, minimes, mais irritantes par leur constante répétition, ces réclamations pécuniaires qui compromettaient à chaque instant nos bonnes relations avec le Maroc et auxquelles il semble que nous soyons décidés à ne plus recourir ; et il y a lieu d’espérer que désormais les relations de bon voisinage et de commerce iront s’améliorant de plus en plus entre nos Algériens et les sujets du sultan. Bien entendu, le traité de 1845, n’étant pas modifié dans ses clauses essentielles, le droit de suite réciproque subsiste ; nous pourrons toujours, si les Berâber devenaient trop gênans et si l’autorité du sultan était impuissante à les contenir, aller les frapper jusqu’au Tafilelt, de même que nous pourrons poursuivre des dissidens jusque dans les ksour de Figuig. C’est la méthode que nous avons suivie au temps où le gouvernement lançait l’expédition Wimpffen pour frapper un coup retentissant sur les nomades et obtenait la collaboration du gouvernement marocain ; nous ferons bien, le cas échéant, de ne pas oublier cet exemple.
Figuig restera marocaine et continuera à s’avancer comme une enclave au milieu de nos possessions ; mais que nous importe une oasis de plus ou de moins, du moment que nous sommes sûrs de pouvoir tenir en respect les nomades qui l’entourent et qu’elle ne deviendra plus, comme jadis, un refuge pour tous les mécontens d’Algérie et un foyer d’intrigues antifrançaises ? Quand nous aurons achevé d’organiser les Doui-Menia, quand ils seront devenus, sous notre surveillance, un maghzen chargé de faire la police des régions mitoyennes, nous aurons mieux qu’une frontière indiquée par des bornes et des poteaux, nous aurons, dans la mesure du possible, une limite naturelle : ce sera, à l’ouest, la grande hamada qui sépare l’oued Guir du Tafilelt, et au nord, le Djebel-Grouz et le Djebel-Zelmou. Et, si ces bornes elles-mêmes ne doivent pas, dans l’avenir, rester celles de l’Afrique française, elles sont du moins, pour le moment, les seules que nous puissions trouver et qui puissent assurer au Maroc et au Sud-oranais la tranquillité et la paix dont ils ont, l’un comme l’autre, besoin.
Il fallait, en outre, doter nos conquêtes nouvelles d’une organisation intérieure capable d’assurer leur sécurité et leur développement économique avec le moins de frais possible, et en proportionnant les dépenses à la valeur du but. Le Gourara, le Touât et le Tidikelt vont recevoir une organisation nouvelle. Un projet actuellement soumis à la Chambre propose de donner à tout le sud l’autonomie administrative et financière, sous la haute autorité du Gouvernement général de l’Algérie. La police y serait faite par des compagnies de milices sahariennes de formation nouvelle, recrutées autant que possible dans la région même. L’on pourra, en outre, pour la défense des oasis, tirer un bon parti des cavaliers indigènes, organisés en magkzen, et des goums du pays.
Le nombre des troupes européennes sera, autant que possible, diminué à mesure que la sécurité sera plus complète. L’effort de la défense sera reporté sur la ligne de l’oued Zousfana, à Beni-Abbès surtout, et les troupes qui en resteront chargées, considérées comme troupes de couverture du chemin de fer, ne seront plus inscrites au budget ordinaire du Touât. Dans ces conditions, le gouvernement ne demande, cette année, au Parlement, pour les frais d’occupation et de défense, que trois millions et demi, et ce chiffre diminuera encore à mesure que disparaîtront les restes de l’ancienne organisation[9]. En outre, les forts Mac-Mahon, Miribel et Hassi-Inifel, qui coûtaient 1)00 000 francs par an, les postes de Aïn-ben-Khelil et de El-Aricha, sont devenus inutiles et seront sans doute abandonnés, et la garnison d’El-Goléa sera considérablement réduite, sinon supprimée. Il semble bien, en résumé, que l’on ait adopté la vraie méthode : faire, dans la mesure du possible, défendre, surveiller et administrer le Sahara par des Sahariens, sous la direction de nos officiers des affaires indigènes, habitués à la vie du Sud et rompus au gouvernement des nomades.
Ce n’est pas assez de réduire les dépenses à de justes proportions : il faut faire tous nos efforts pour que, d’ici à peu d’années, le Touât paie ses frais d’administration et de défense. Partout, dans le sous-sol, l’eau est abondante : et l’eau, dans le Sahara, c’est la richesse ; tout le long de l’oued Saoura, la forêt de palmiers est ininterrompue. Nul doute que « la paix française » ne permette aux ksours, ruinés par les nomades, de se relever, et qu’une sage administration, informée des coutumes locales pour la répartition des eaux, ne puisse multiplier, comme nous l’avons fait dans l’oued Rhir, le nombre des palmiers et surtout remplacer partout les variétés médiocres par les meilleures. Déjà, comme avant la conquête, les caravanes que nos tribus du Sud-oranais conduisent chaque hiver à In-Salah, ont repris, le mois dernier, leur route séculaire vers les oasis. — Enfin, il faut souhaiter que, dans le plus bref délai possible, le chemin de fer de Duveyrier parvienne au Gourara. Du moment que nous sommes décidés à, rester au Touât, le chemin de fer doit y arriver, ne fut-ce que pour économiser une fois pour toutes les frais des transports à des de chameaux. Le Parlement a voté les fonds : 14 millions, mais malheureusement répartis par annuités de 2 500 000 francs, système qui semble donner une prime à la lenteur. Or, pour atteindre Igli, l’on compte 820 kilomètres, heureusement presque sans obstacles et sans travaux d’art. Puisque nous faisons le chemin de fer, nous avons intérêt à aller très vite pour économiser des transports. L’hiver dernier, rien n’a été fait ; mais dès son arrivée à Alger, le nouveau gouverneur général a immédiatement fait reprendre et pousser activement les travaux ; la locomotive atteindra incessamment Djenan-ed-Dar.
Enfin, le Touât n’est qu’un carrefour et une étape ; nous aurions pu souhaiter de faire une œuvre coloniale moins ingrate, plus rémunératrice que la police et l’organisation du Sahara ; mais, puisque la fatalité de notre expansion nous y oblige, acceptons la tâche de bon cœur et faisons-la du mieux que nous pourrons. Nous n’avons pas, quant à nous, grande confiance dans l’avenir de ce que l’on a appelé « la liaison de nos colonies africaines à travers le Sahara ; » mais il n’en est pas moins vrai que nous devons avoir une politique saharienne, appliquée avec les mêmes méthodes sur le Niger et dans le Sud-algérien, au nord du Tchad et au nord du Sénégal. Il serait utile de créer des troupes sahariennes, une police saharienne ; d’avoir aussi une politique économique saharienne comportant l’ouverture, le long de notre chemin de fer, de « ports francs » où les nomades viendraient s’approvisionner. Deux mesures viennent d’être prises qui seront des acheminemens à la réalisation de ces vœux. Un récent décret subordonne, pour toutes les affaires de frontières et du Sud, le général commandant le 19e corps au gouverneur général de l’Algérie. C’est assez, en effet, pour occuper l’activité d’un chef, des fonctions d’un de nos commandans de corps d’armée et de la préparation à la grande guerre, à laquelle, le cas échéant, le 19ecorps participerait comme les autres. Toutes les affaires purement algériennes seront, au contraire, du domaine du gouvernement général. Il est à espérer que bientôt cette mesure sera suivie de la création d’un commandement général du Sud ; n’est-il pas de toute évidence, en effet, qu’il faut à une besogne toute spéciale des hommes spéciaux, comme le sont nos officiers des affaires indigènes ? — L’on s’est plaint souvent, et avec raison, du décousu de notre action africaine et du manque d’entente entre nos di lie rentes colonies. Une commission interministérielle vient d’être créée à Paris, qui comblera une vraie lacune de notre organisation. Les gouverneurs de l’Algérie, de l’Afrique occidentale française, le résident général à Tunis, le ministre de France an Maroc y siégeront de droit. Ainsi sera assurée à notre politique africaine et à la mise en valeur de nos domaines l’unité de direction qui leur a fait si longtemps défaut.
Souhaitons aussi que ce comité nouveau nous aide à donner à chaque question la place qui lui convient dans notre politique générale, et à la traiter selon sa valeur propre et son importance relative. C’est ainsi que la question du Touât, qui a pesé si longtemps sur notre politique algérienne et qui vient de recevoir une solution définitive, n’est qu’une petite question ; mais son histoire depuis trente ans est caractéristique : elle enseigne combien une affaire minime, mal conduite, négligée, compliquée comme à plaisir, peut causer de tracas et coûter de peines. L’on a été un moment sur le point de confondre la question du Touât, qui, en elle-même, est presque insignifiante, avec celle du Maroc, qui est considérable ! Quand il s’agit de notre expansion, la vraie méthode est de sérier les questions, de les isoler pour les résoudre une à une ; et ce n’est pas un des moins heureux résultats de notre intervention au Touât que d’avoir, autour du Maroc, déblayé le terrain. Si quelque jour, proche ou éloigné, doit se poser la « question marocaine, » ce ne sera pas pour nous un médiocre avantage d’en avoir dégagé les avenues, d’en avoir éliminé tout ce qui l’obscurcissait et d’avoir, en un mot, réservé l’avenir.
RENE PINON.
- ↑ Disons ici une fois pour toutes que nous avons largement utilisé, au cours de cet article, les quatre volumes de Documens pour servir à l’étude du Nord-Ouest africain, réunis et rédigés par ordre de M. Jules Cambon, gouverneur général de l’Algérie, par MM. H. M. P. de la Martinière et le capitaine Lacroix. — L’excellent petit Historique de la pénétration saharienne, de MM. Augustin Bernard et le capitaine Lacroix (Alger-Mustapha, 1900), nous a été également un précieux guide.
- ↑ Voyez II. Schirmer, Le Touât, dans les Annales de géographie, tome I, p. 404. — Cf., du même auteur, le Sahara (Hachette, 1896, 1 vol. in-8o).
- ↑ Voici le texte de l’importante déclaration fuite par M. Ribot : « Je puis dire que le gouvernement français n’a pas hésité à signifier au Maroc, de la façon la plus catégorique, qu’il ne tolérerait de sa part aucun acte de souveraineté sur ces territoires, qui rentrent dans la zone naturelle de l’influence française. Cette question n’est pas une question européenne, ni même une question marocaine : c’est une question de police au sud de notre Algérie. »
- ↑ . M. Cambon avait même nommé, au Tidikelt, un amel français, de la tribu des Ouled-Moktar.
- ↑ Discours de M. Laferrière, le 3 avril 1900, au déjeuner des Questions diplomatiques et coloniales.
- ↑ M. Flamand était en outre chargé, par le ministère des Colonies, d’une reconnaissance des routes commerciales de Tombouctou au Touât et en Algérie, et enfin, par l’autorité militaire, sous la protection des troupes sahariennes, d’étudier les puits artésiens de la région parcourue.
- ↑ Déclaration de M. Waldeck-Rousseau devant la commission du budget, 25 juin 1900.
- ↑ La Chambre, le 2 juillet 1900. vota les crédits par 458 voix contre 60, après avoir entendu de vives critiques de M. André Berthelot, un discours de M. Eugène Etienne, et une défense du président du Conseil, timide et embarrassée, qui, à certains momens, sembla presque prendre le ton d’un désaveu.
- ↑ Le chiffre global des dépenses pour les exercices 1900 et 1901 a été de plus de 28 millions ; elles étaient encore, dans l’été de l’année dernière, d’environ un million par mois.