Les Marchands de Voluptés/13

Édition Prima (p. 79-84).

XIII

La guerre au foyer


Amande, toute réflexion faite, avait voulu prendre son parti de l’inanité amoureuse d’Adalbret.

C’était de sa part un louable effort, et très méritoire. Mais, peu à peu, les excitations quotidiennes de la vie élégante revinrent lui prouver qu’elle se conduisait en enfant et que tant de pudeur et de prudence étaient autant de sottises.

En effet, allait-elle au théâtre, ce n’étaient sur la scène que dialogues infinis sur les problèmes du sexe et de l’amour.

Courait-elle au concert ou au music-hall, et la hantise des seins, des croupes, des corps nus mettait visiblement tout le monde en état d’amour. Enfin, dans la rue, un suiveur parfois l’accostait, lui faisait des compliments qu’elle devinait sans foi et sans sincérité, mais qui suffisaient à l’émouvoir profondément.

L’atmosphère des grands magasins, avec cette tiédeur parfumée, ces faces tendues et lascives qui y errent sans cesse, l’espèce de surexcitation constante provoquée par la lumière, le mouvement, le bruit, les contacts, le passage autour de soi de tous ces corps à demi nus, lui enfonçait à travers la moelle une sorte d’aiguille douloureuse et voluptueuse.

Ainsi la vie quotidienne maintenait en cette jeune femme, désireuse de vivre simplement et selon des us moraux ordinaires, une sorte de fièvre érotique qui devait un jour ou l’autre demander son apaisement.

Ce, d’autant qu’Adalbret continuait à être un amoureux au-dessous du médiocre.

Ce n’était même pas par vide de tempérament qu’il devait être ainsi, mais par sottise, par une sorte d’incapacité absolue de comprendre la sensibilité de sa femme. Il lui fallait au vrai une femme bête, dénuée de sens, ou alors ayant des sens de rustre, et qui ne connaîtrait de l’acte amoureux que sa donnée la plus vulgaire…

Amande avait trop pensé à l’amour pour ne pas désirer le voir entouré d’un peu de galanterie et de gestes moins pratiques qu’inutiles, quoique délicieux. Ah ! dans son esprit, c’était sans doute la même chose en somme que pour Adalbret, Mais il y avait, entre leurs deux conceptions, un abîme comme il y en a entre la définition d’une ligne droite d’après le sens commun et d’après la géométrie relativiste. Bref, plus elle allait, plus Amande, ramenée à l’amour par mille contingences et forcée d’y penser constamment, s’en comprenait non seulement privée, mais même amputée…

Il faut que cela cesse, se dit-elle un jour.

Frissonnante, elle venait de quitter son mari, et cela lui laissait un vague sentiment de dégoût, comme si elle avait dû caresser une araignée-crabe.

Elle sentait d’ailleurs au fond de soi, pêle-mêle avec sa répugnance, une sorte de violente surexcitation nerveuse qui était le désir.

— Il faut que cela cesse.

Elle se mit ce matin-là à marcher dans le salon vide. Elle était nue sous un peignoir de soie rose, brodé de dragons dorés et noirs. Elle laissa choir le lourd tissu et s’irrita :

— Enfin, que faire ? Je ne puis tout de même pas m’offrir au premier venu, et d’ailleurs cela me refroidirait tout de suite. Je ne puis non plus rester ainsi…

Elle s’arrêta devant une estampe qui représentait Léda et son cygne. On y voyait la femme mythologique, la tête inclinée en arrière, manifester une sorte de joie absurde et raffinée. Et l’oiseau, avec son cou long comme une anguille, et tordu en volutes, se pressait sur le corps féminin avec enthousiasme. Un enthousiasme de volaille, bien entendu…

Amande regardait la scène avec un sourire.

— Ce que c’est que de croire aux songes amusants du paganisme galant. Dire qu’il y eut des millions d’êtres, fort intelligents, qui peignirent ou sculptèrent cette femme en proie à une sorte de canard à cou de girafe…

Cette ironie ne calmait pas le désir tapi dans sa chair, mais l’amusait, le transformait en délices esthétiques, le ramenait dans le monde des idées où il est plus facile à satisfaire ; cela, comme dit Freud, le «sublimait»…

À ce moment-là, on frappa à la porte.

— Entrez !

La servante passa une frimousse inquiétante et rusée :

— Monsieur fait demander Madame dans son cabinet.

— Dites-lui qu’il vienne ici.

Un rire stupide emplissait la face ancillaire, devant le sans-gêne d’Amande nue.

Adalbret entra.

— Ma chère amie, dit-il d’abord…

Puis il s’arrêta, ému devant la chair de sa femme, et un peu offensé devant tant de mépris à l’égard des usages du monde.

— Pourquoi, fit-il alors avec un rien de timidité, ne remettez-vous pas votre robe de chambre ?

Amande le regarda froidement et s’assit sur un fauteuil.

— Je me vêts selon mon gré, mon cher ami. Dites-moi plutôt ce que vous vouliez m’exposer en me demandant chez vous.

— C’est-à-dire, remarqua le mari un peu plus offusqué, que je voudrais vous voir moins déshabillée…

— Fermez les yeux si vous voulez. Je me trouve fort bien.

Décontenancé, l’époux reprit :

— Je ne veux rien vous dissimuler, j’ai reçu une lettre anonyme.

— Que peut me faire votre correspondance ?

— Cela vous concerne. On m’y dit que je…

— Que vous quoi ? Que vous êtes trompé ? Adalbret fit oui de la tête.

— Eh ! bien, vous n’avez qu’à brûler la lettre et à tenir celui ou celle qui vous l’envoie pour un imbécile.

— Bien sûr, reconnut Adalbret…

— Mais oui, « bien sûr »… vous n’espérez pas que je vais vous donner des explications et m’abaisser jusqu’à nier ?

— Non, Amande ! fit enfin le malheureux Adalbret, qui se voyait lancé sur une route fort ingrate, mais je serais désireux de vous voir moins…

— Moins quoi ?

— Moins donner prise à la calomnie.

Amande se mit debout, le visage pourpre.

— Mais, mon cher, vous êtes tout à fait idiot. Il ne vous suffit pas de vous conduire dans l’intimité comme si vous étiez un zéro, il ne vous suffit pas de tout ignorer du comportement convenable entre époux. Vous venez encore me tenir au courant des stupidités que des inconnus vous envoient… Et vous prétendriez que j’agisse même au gré de ces gens. Fichez-moi la paix, je vous prie, et laissez-moi !