Les Manufactures de Tabac : les établissemens du Gros-Caillou et de Reuilly


Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Manufactures de Tabac (Maxime Du Camp).

Les Manufactures de Tabac : les établissemens du Gros-Caillou et de Reuilly
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 709-741).
LES
MANUFACTURES DE TABAC

LES ETABLISSEMENS DU GROS-CAILLOU ET DE REUILLY

Lorsque, le 8 octobre 1492, Christophe Colomb découvrit l’île de Guanahani, qu’il nomma San-Salvador, il envoya deux Espagnols parcourir l’intérieur des terres. Les messagers revinrent et racontèrent qu’ils avaient rencontré plusieurs naturels qui tenaient en main un petit tison d’herbes dont ils aspiraient la fumée. L’herbe ainsi brûlée se nommait cohiba et le tison était appelé tabaco ; on a pris la partie pour le tout, et ce dernier mot seul a prévalu, en Europe du moins, car à la Havane on dit encore probar un tabaco, pour fumer un cigare. Ce fut Jean Nicot, ambassadeur de France à Lisbonne, qui apporta dans notre pays le tabac, déjà connu en Espagne et en Portugal. Le nom scientifique de nicotiana tabacum consacre ce souvenir. Catherine de Médicis adopta la plante nouvelle, qui, passant pour guérir tous les maux imaginables, devint l’herbe à la reine, l’herbe Médicée, l’herbe sainte. La mode s’en empara, l’usage s’étendit peu à peu, et finit par entrer dans les mœurs ; mais ce ne fut pas sans protestation de la part de quelques souverains. Amurath IV faisait piler les priseurs dans un mortier, le shah de Perse Abbas se contentait de leur faire couper le nez ; Innocent VIII les vouait aux peines éternelles, et Jacques Ier d’Angleterre écrivait contre eux des livres pleins de sages sentences. Rien n’y fit : le tabac devait vaincre ses adversaires, triompher des obstacles et devenir une sorte d’aliment baroque, d’une utilité très contestable, mais correspondant à des besoins impérieux, et que la tyrannie de l’habitude rend indispensable à une grande partie de la population. Jadis le commerce du tabac était sévèrement circonscrit, les apothicaires seuls avaient droit d’en vendre, et sur une ordonnance motivée du médecin. Aujourd’hui, loin de vouloir restreindre la consommation de l’herbe de Nicot, l’état s’est emparé des opérations qui doivent en rendre l’usage plus agréable et plus sain : les débits, surveillés par l’autorité, pullulent dans nos villes ; le tabac est absorbé sous toutes les formes possibles, on s’ingénie à en trouver de nouvelles et à satisfaire la passion de certains gourmets qui apprécient un bon cigare comme d’autres savent goûter un verre de vin vieux ; de plus, l’exploitation monopolisée rapporte au fisc des revenus considérables qui augmentent chaque année, et qui déjà représentent le dixième de la fortune de la France. Le cigare a succédé aux boîtes à priser de nos grands-pères, il a droit de cité partout, dans les jardins publics, dans les cafés, dans les cercles, dans bien des salons ; encore un peu, et il entrera peut-être dans les théâtres, comme en Hollande. Si, comme le prétendent quelques médecins, le tabac est un poison, il faut avouer que les Indiens nous ont fait un triste cadeau ; mais, nous leur avons donné l’eau-de-vie, et nous sommes quittes.


I

Dès que l’usage de la nicotiane tendit à se généraliser sérieusement, on se préoccupa d’en tirer bon parti au point de vue de l’impôt, et en 1621 le tabac fut frappé d’une taxe dont la perception fut attribuée à la ferme générale. C’était l’époque où la fabrication embryonnaire n’avait pas encore réussi à pulvériser mécaniquement les feuilles importées d’Amérique ; chacun alors portait sa carotte et sa râpe. Cela dura longtemps, et Molière s’est moqué des jeunes seigneurs qui arrivaient à la cour le nez barbouillé et le jabot parsemé de poudre de tabac. En quarante ans, le produit du nouvel impôt avait presque décuplé, car la ferme des tabacs, qui en 1680 rapportait simplement 500,000 livres, donnait un revenu net de 4,200,000 livres en 1720. De 1723 à 1747, la compagnie des Indes, qui, après avoir fait concevoir tant de magnifiques espérances, devait mourir si misérablement, posséda les tabacs, qui ensuite entrèrent dans le mécanisme des droits réunis. Ils y restèrent jusqu’au décret du 20 mars 1791, qui reconnaissait à tous les Français le droit de cultiver, de fabriquer et vendre du tabac. Deux ans plus tard, une restriction fiscale modifia cette liberté absolue, et les négocians en tabac furent astreints à payer une licence. Par les sophistications que les marchands de comestibles font aujourd’hui encore subir à leurs denrées malgré l’étroite surveillance dont ils sont l’objet, on imaginera facilement ce que pouvait être ce commerce spécial dans ce temps-là. Sous le nom de tabac, on fumait toutes les herbes de la Saint-Jean, des feuilles de choux, des feuilles de noyer, du varech, du foin ; on prisait du tan, du poussier de mottes, des racines de lichen d’Islande porphyrisées et bien d’autres choses. Les vrais amateurs faisaient à grands frais venir leur tabac de la Hollande, qui du moins fournissait des produits sincères de Varinas et de Virginie à la marque des trois rois. Cette situation se prolongea jusqu’au milieu de la période impériale. Une anecdote caractéristique amena, dit-on, le régime du monopole exclusif, qui dure encore et ne paraît pas près de prendre fin. Au commencement de l’hiver de 1810, à un bal donné au palais des Tuileries, l’empereur vit passer devant lui et remarqua une femme couverte de diamans. Il demanda quelle était la personne qui était assez riche pour étaler une telle profusion de pierreries. On lui répondit que c’était Mme R., dont le mari était fabricant de tabacs. Ce renseignement ne fut pas perdu pour l’empereur, et dès le 29 décembre de la même année un décret, complété par un autre du 11 janvier 1811, décidait que dorénavant la fabrication et la vente des tabacs appartiendraient exclusivement à l’état. Comme l’expérience manquait et qu’on craignait de faire des écoles onéreuses, on employa les anciens fabricans ; mais on avait appris à se défier de leurs façons de procéder, et, pour les soumettre à une surveillance rigoureuse, on les plaça sous la direction immédiate des droits réunis, qui plus tard sont devenus nos contributions indirectes. C’est donc en réalité de 1811 que date l’organisation régulière des manufactures de tabac en France. Le monopole, renouvelé tous les dix ans, a été prorogé jusqu’au 1er janvier 1873 par la loi du 23 mai 1862.

La régie des tabacs a été soumise aux contributions indirectes jusqu’en 1831. À cette époque, elle devint une direction relevant du ministère des finances. En 1848, le ministre, ne se rendant pas sans doute un compte bien net de ce que pouvait être cette administration compliquée, qui touche en même temps à l’agriculture, à l’industrie et au commerce, remit les choses sur l’ancien pied ; les contributions redevinrent maîtresses absolues du monopole, qui ne fut plus considéré que comme une affaire fiscale. Les inconvéniens d’une telle organisation, qui enlevait au service de l’exploitation du monopole des tabacs un conseil spécial dans lequel tous les perfectionnemens et tous les. procédés de fabrication étaient discutés et approfondis à un point de vue d’ensemble, ne tardèrent pas à frapper les yeux les moins clairvoyans, et un décret du 12 mars 1860 nomma un directeur-général des manufactures de tabac. La mesure était excellente, on put le reconnaître promptement en voyant la nouvelle administration s’efforcer de donner satisfaction aux goûts du public et réaliser d’importantes économies dans l’emploi des matières premières ainsi que dans les frais de manutention. A l’origine du monopole, la fabrication des tabacs était empirique ; de vieux contre-maîtres, ayant précieusement conservé la tradition des ateliers, indiquaient les procédés, les faisaient mettre en œuvre, et restaient bouche béante devant tout cas anormal qui se présentait, ne sachant comment résoudre un problème imprévu. Chaque fabrique avait ses habitudes et n’en voulait changer ; les mêmes espèces, traitées de différentes manières, produisaient des résultats opposés ; on n’était jamais certain de retrouver les qualités qu’on recherchait : bon aujourd’hui, le tabac était exécrable huit jours après, quoiqu’il sortît de la même manufacture et fût composé des mêmes élémens. À cette heure, il n’en est plus ainsi, et tout ce qui concerne la production du tabac, depuis le semis des graines jusqu’à l’emballage de la poudre ou du scaferlati[1], est conduit scientifiquement.

L’état a un intérêt puissant à ne fournir que des produits de premier ordre qui, excitant à la consommation, accroissent le revenu de l’impôt ; d’autre part, il a compris qu’il avait charge d’âmes, et que son devoir était, en assurant à ces mêmes produits une sincérité irréprochable et une innocuité presque complète, de sauvegarder la santé des populations. L’état fabricant, disposant de ressources supérieures à celles de tout autre industriel, ne doit laisser sortir de ses ateliers que des objets se rapprochant le plus possible de la perfection. Pour arriver à ce résultat, il ne suffisait pas de remanier l’institution elle-même ; il fallait changer le personnel chargé de la faire mouvoir : c’est ce que l’on fit, et les agens supérieurs des manufactures de tabacs sont aujourd’hui choisis parmi les élèves les plus distingués de l’École polytechnique. Cette innovation date de 1831, mais depuis une vingtaine d’années seulement elle a pris un développement sérieux, et grâce à elle la science s’est emparée d’une industrie à laquelle elle a fait faire d’inconcevables progrès. Tout vieux fumeur conviendra qu’il n’y a plus aucun rapport entre les acres tabacs qu’on nous fournissait jadis et ceux que nous fumons aujourd’hui. La prise de possession des manufactures par les anciens élèves de l’École polytechnique et surtout l’installation de la direction-générale ont eu immédiatement un triple résultat qu’il est juste de signaler : amélioration des produits, accroissement de la fabrication, remplacement de la main-d’œuvre par des procédés mécaniques perfectionnés. On sait maintenant le pourquoi de toutes choses, on peut facilement prévoir les accidens, les empêcher de se manifester. Dès qu’un problème se présente, il est étudié scientifiquement, expérimenté et résolu. On est arrivé à déterminer exactement les mystères de la fermentation, à préciser. les dosages, à combiner les mélanges, à débarrasser la plante des principes malsains qu’elle contient, tout en lui conservant une saveur recherchée ; on a délivré les hommes de travaux rebutans et pénibles ; les chevaux aveuglés qui tournaient le manège sont remplacés par les machines à vapeur ; enfin l’analyse chimique a découvert les principes nutritifs particuliers que le tabac demandait à la terre. On marche donc sans tâtonnemens, éclairé par des théories que la pratique a vérifiées, et l’on est dans une voie d’amélioration qui ne paraît pas encore près de trouver un terme.

Il ne faut pas croire que les polytechniciens soient aptes à rendre beaucoup de services aux manufactures lorsqu’ils sortent de l’école. Dans ce dernier établissement, ils ont surtout appris à apprendre, ils ont acquis un instrument de travail général qui a besoin d’être développé et spécialisé. De même qu’il faut passer deux années à l’École des ponts et chaussées avant de pouvoir construire un pont, il faut, avant d’être admis au grade d’ingénieur aux tabacs, rester pendant deux années à l’École d’application ou, comme on dit, au laboratoire. Il suffira de rappeler que Gay-Lussac a dirigé ce laboratoire pour faire comprendre à quels hommes élevés dans la hiérarchie des sciences on le confie généralement. L’École d’application pour les tabacs est fort modestement installée dans le bâtiment qui jadis contenait la pompe à feu du Gros-Caillou. Les dépenses qu’elle exige sont peu considérables, et ne sont guère en rapport avec les 180 millions que les tabacs rapportent annuellement. Le matériel et le personnel grèvent notre budget d’une somme de 17,200 francs. Une partie de l’installation néanmoins paraît suffisante ; le laboratoire, où tous les fourneaux sont alimentés par le gaz, est très grand, outillé d’une façon convenable, et a vu distiller plus de poisons que les Exili et les Borgia n’en rêvèrent jamais. Parfois dans cette large salle, où les murs en carreaux de faïence blanche renvoient une lumière douce et puissante, on amène un lapin trop confiant ou un chat lâchement attiré par un morceau de mou. Une baguette de verre trempée dans de la nicotine et appliquée sur la glande lacrymale du lapin le foudroie presque immédiatement ; la même opération faite dans la gueule du chat détermine chez ce dernier un état nerveux indescriptible. Il s’arrache littéralement la langue à coups de griffe pour se débarrasser de cette saveur odieuse et brûlante, puis les convulsions le prennent, le secouent par bonds prodigieux et le tuent dans une attaque de tétanos. Du reste ce supplice n’est pas long, et en moins de deux minutes la vie, si particulièrement persistante chez les félins, est éteinte. Ce sont là, on peut le croire, des expériences exceptionnelles ; ordinairement le laboratoire est fort calme. Un homme sérieux et réfléchi est penché au-dessus d’un matras et surveille attentivement un mélange bouillonnant que n’auraient point répudié les antiques sorcières de la Campanie ; de jeunes hommes vêtus de longues blouses blanches s’occupent autour de quelque cornue de forme baroque ; par les fenêtres ouvertes, on entend les oiseaux qui chantent sur les arbres du quai d’Orsay ; il y a de la poussière partout, et les araignées, que nul ne dérange, filent paisiblement leurs toiles à l’angle des plafonds.

Dans toute école, il faut un amphithéâtre. Celui de la manufacture du Gros-Caillou est un objet de curiosité. Jamais école primaire d’un hameau perdu dans les Cévennes ou sur les landes de la Basse-Bretagne n’eut mine plus pauvre et plus piteuse. La chaire du professeur est figurée par un fourneau derrière lequel il s’installe sur une chaise de paille ; les élèves se juchent comme ils peuvent sur deux ou trois planches qui représentent les gradins, et où les bocaux, les ballons, les bassines, les thermomètres, leur disputent la place. C’est là qu’on fait aux élèves les cours techniques de chimie, de physique et de comptabilité administrative qui donnent lieu chaque année à des examens sévères. Le cours de mécanique, un des plus importans sans contredit, et auquel d’incessantes découvertes donnent un intérêt majeur, est professé dans une salle qui contient les modèles réduits de toutes les machines employées à la fabrication du tabac. On pourrait croire que, pour rendre cette étude attrayante et lui imprimer un caractère réellement pratique, une machine à vapeur, si modeste qu’elle soit, communique le mouvement à tous ces rouages. Nullement ; mais étudier des machines immobiles, c’est faire de l’anatomie sur des mannequins ; aussi on a imaginé un arbre moteur qu’on met en branle à l’aide d’une manivelle tournée à la main. De cette façon, ce n’est plus la mort, mais ce n’est pas encore la vie. Dans la cour qui précède le laboratoire s’étend le jardin botanique. Les élémens du sol et la culture entrent pour une part énorme dans les qualités constitutives du tabac, il est naturel que les élèves puissent faire sur nature des études sérieuses et souvent renouvelées. Un jardin botanique spécial destiné aux expérimentations était indispensable. L’administration compétente l’a compris, et elle a accordé à l’École d’application sept ou huit vieilles caisses absolument hors de service provenant des envois d’outre-mer, et dans lesquelles on a pu mettre un spécimen de différens terrains, les traiter à l’aide de certains gaz ou de certains sels, piquer des plants de tabacs divers et essayer, faute de mieux, de ce genre de culture à domicile. C’est plus grand que « le jardin de Jenny l’ouvrière, » mais pas beaucoup plus.

On ne se contente pas de faire des cours théoriques aux élèves, on leur donne toutes les notions pratiques qui peuvent leur être nécessaires, et l’on a poussé cela si loin, qu’on leur apprend à faire eux-mêmes des cigares, afin qu’ils puissent plus tard surveiller cette branche de la fabrication en parfaite connaissance de cause. Entre la première et la seconde année d’études, chaque élève est envoyé en mission dans une manufacture, et doit rendre compte des faits qu’il a observés sur la fabrication locale et sur les procédés de culture dont leur jardin botanique, on a pu s’en convaincre, ne leur donne qu’une idée fort incomplète. La culture est en effet un objet de la plus haute importance : c’est d’elle que dépend l’abondance de la production. Or, comme il faut toujours être en mesure de satisfaire aux exigences du public, il importe que nous trouvions chez nous, sur nos terrains mêmes, une assez grande quantité de tabacs pour subvenir à nos besoins, car sans cela nous serions obligés de nous fournir à l’étranger, où nous rencontrons des qualités inférieures et des prix très élevés. L’analyse chimique a démontré que la faculté combustible des feuilles de tabac était spécialement due à des sels de potasse ; tout tabac qui en est dénué, celui d’Algérie par exemple, brûle mal, ou, pour parler le langage technique, brûle noir. Rien n’est plus facile que d’ajouter pendant la manutention de la potasse au tabac qui en manque ; mais le principe de l’administration actuelle est que ses produits, quelle qu’en soit la provenance, doivent être soustraits à toute addition de corps étrangers et rester absolument purs. Il a donc fallu que ce fût la culture elle-même qui fournît au tabac la potasse qui lui est indispensable pour être plus tard d’une combustion facile. L’étude des engrais a permis d’arriver à ce résultat et d’utiliser ainsi des quantités énormes de matières qui sans cela n’auraient été bonnes qu’à laisser pourrir sur pied. Chaque terre réservée aux tabacs est donc expérimentée ; on en reconnaît les élémens constitutifs, et l’on peut déterminer ainsi de quel genre de fumure elle a particulièrement besoin. La culture du tabac n’est pas libre en France ; elle était autrefois limitée à huit départemens, mais les progrès de la consommation sont tels, qu’il a fallu étendre les zones autorisées, et qu’aujourd’hui dix-neuf départemens fournissent notre tabac indigène[2], qui provient en majeure partie de semences apportées originairement de l’Amérique du Nord et ensuite de La Havane. Cette culture donne lieu à une surveillance qu’on n’imagine guère et à une comptabilité des plus détaillées. On enregistre non-seulement le nombre de pieds de tabac poussés dans un champ dont la contenance est exactement connue, mais encore le nombre de feuilles de chaque tige. Elles sont l’objet de soins tout particuliers, et jamais orchidée rare fleurissant dans la serre d’un millionnaire n’a été entourée de précautions plus minutieuses. On les visite le jour et la nuit pour en écarter les chenilles, les loches et les colimaçons. Une à une, selon le degré de maturité qu’elles présentent, elles sont cueillies, puis suspendues dans des séchoirs largement aérés, où elles se dessèchent lentement sous l’influence de l’air ambiant. Les cultivateurs ne peuvent employer les graines de leur choix ; chaque année, on leur remet ce qui est nécessaire aux semis, car l’étude et l’expérience ont prouvé que certains tabacs prospèrent dans tel terrain et dépérissent dans tel autre. Il faut environ dix-huit mois pour qu’une récolte rentrée, séchée, pliée, soit mise en balles et expédiée dans un des magasins qui sont disséminés sur notre territoire à portée des centres producteurs. Là ils sont gardés dans des conditions atmosphériques qu’on a reconnues propres à n’enlever au tabac aucune qualité essentielle. Les agens chargés de surveiller la culture et de diriger le travail des magasins sont au nombre de 524. Les magasins conservent les tabacs bruts et les expédient aux manufactures selon les besoins de ces dernières. Quand le tabac a été fabriqué, il est envoyé à des entrepôts ou les débitans au détail vont s’approvisionner. La culture, les magasins, les manufactures, appartiennent à la direction-générale, les entrepôts et les débits dépendent des contributions indirectes. Il y a en France 31 magasins, 17 manufactures[3], 357 entrepôts et 38,831 débits[4]. La recette de 1867 s’est élevée à 248,652,000 francs, dont il faut retrancher environ 60 millions de dépenses générales. Paris, qui l’an dernier a prisé, fumé, mâché pour 40,717,269 francs de tabacs, possède pour sa part 808 débits, Il entrepôts et 2 manufactures. Ce sont ces dernières que nous étudierons avec quelque détail afin de voir par quelle série d’opérations le tabac doit passer avant d’être livré à la consommation.


II

La manufacture du Gros-Caillou est située sur le quai d’Orsay, dans cette île aux Cygnes qu’on ne savait comment utiliser au siècle dernier, où il fut un instant question de bâtir l’Hôtel-Dieu après l’incendie de 1772, et qui fut réunie à la terre ferme en 1780. C’est l’ancienne fabrique d’un M. Robillard, qui fit là une grosse fortune avant l’établissement du monopole. Elle s’étend sans aucune symétrie sur une superficie de deux hectares et demi qui, par la seule plus-value des terrains, donneraient amplement, s’ils étaient vendus aujourd’hui, de quoi élever vers Grenelle ou vers la Santé une manufacture modèle vraiment en rapport avec une exploitation si considérable. C’était jadis un amoncellement de masures auxquelles on ajouta en 1827 les bâtimens d’habitation qui lui servent de façade. Telle qu’elle est, cette manufacture n’est point belle. Les constructions semblent en avoir été bâties sans plan déterminé, selon les exigences du moment ; les services, au lieu d’être groupés sous la même main, ont été forcément disséminés dans de vastes salles que réunissent des escaliers incommodes, souvent étroits, toujours pénibles à gravir. Les cours, exposées au soleil, sont égayées par quelques arbres qui se détachent sur les hautes murailles blanches et mornes. Deux immenses cheminées en brique garnies de paratonnerres semblent inutiles, car jamais nul panache de fumée ne les couronne. On entend cependant le bruit régulier des machines à vapeur et le ronflement des foyers qui dévorent le charbon. Dès qu’on a franchi la porte, on ne peut s’y méprendre, on est bien dans une manufacture de tabacs ; on n’a encore rien vu que déjà un parfum chaud et comme acidulé vous enveloppe, s’attache à vous, imprègne vos vêtemens, vous accompagne partout, et vous suit longtemps encore après qu’on est sorti. On entre, on éternue ; le portier sourit, il a reconnu un novice.

On croit assez généralement qu’il suffit de pulvériser, de rouler, de hacher une feuille de tabac pour pouvoir priser, fumer ou chiquer, et l’on se trompe. Les préparations sont multiples, lentes, et exigent des précautions très variées. Pour obtenir le tabac sous les quatre formes principales qui sont chères aux consommateurs, sous forme de râpé, c’est-à-dire de poudre, de scaferlati, de rôles (tabac à mâcher) et de cigares, ce n’est pas trop de tout ce que l’on sait aujourd’hui de chimie et de mécanique. La manufacture possède un magasin de matières premières qu’elle fait remplir et qu’elle vide sans cesse. Il est immense et double, car il est situé en partie rue Nicot et en partie dans l’enceinte même de l’établissement ; mais, si grand qu’il soit, quand il est bourré du plancher aux solives, il contient les matériaux nécessaires à la consommation de Paris pendant quatre mois seulement. C’est là qu’on empile, en ayant soin de séparer les espèces différentes, les balles renfermant les tabacs indigènes, les sacs en laine de chameau venus d’Orient, les larges caffas en sparterie apportés des bords du Danube, les boucaux de Virginie, les peaux de bœuf arrivées de Guatemala. A l’abri de l’humidité et du soleil, ces tabacs de toute provenance attendent que l’heure soit venue pour eux d’être transportés aux ateliers. L’odeur qui en émane, toute pénétrante qu’elle soit, ne paraît pas trop déplaire aux souris, qui trottent menu à travers les boucaux gerbes, et font souvent une trouée dans les balles afin d’y établir leur nichée.

Selon la forme que l’on veut donner au tabac, on demande au garde-magasin des espèces désignées dont le choix a été déterminé par l’expérience. Sauf pour les cigares de La Havane, on peut affirmer que tout tabac, si l’on veut qu’il soit agréable au goût, doit être mélangé avec d’autres dans certaines proportions qui ont été l’objet d’études approfondies. Notre râpé ordinaire, dont la célébrité est telle qu’il s’en expédie maintenant aux quatre coins du monde, est composé de huit espèces de tabacs[5] qui, se corrigeant, se modifiant, se développant l’une l’autre, arrivent à acquérir cet arôme particulier qu’un connaisseur devine au premier flair. Un employé, humant une prise avec délices, me disait : « Ah ! que de tâtonne. mens il a fallu pour arriver à un pareil résultat ! » La manufacture du Gros-Caillou, qui produit chaque année environ 2 millions de kilogrammes de tabac en poudre, est très fière de son râpé. C’est donc du tabac en poudre qu’il convient de parler d’abord.

Les balles sorties du magasin sont éventrées ; on en retire le tabac, qui y est déposé en manoques, c’est-à-dire en bouquets de vingt à vingt-cinq feuilles dont les caboches, les têtes, sont rattachées par une feuille grossièrement tordue. Tous ces faisceaux, secoués avec soin, déliés, sont examinés, et l’on en retire les feuilles qui ont subi quelques avaries. Lorsque ce premier travail d’épuration est terminé, travail assez pénible, car il soulève un nuage d’acre poussière qui pénètre dans la gorge et provoque la toux, les feuilles sont portées dans une salle dallée pour y subir la mouiîlade. Méthodiquement répandues, empilées, elles sont aspergées d’eau contenant 10 pour 100 de sel marin. L’eau versée sur la face externe descend peu à peu par infiltration jusqu’aux couches inférieures, s’écoule déjà brunie dans une rigole qui la conduit à une large cuve où les ouvriers la reprennent pour la jeter de nouveau sur les feuilles. Elles restent là vingt-quatre heures sous l’influence d’une humidité persévérante qui finit par les imprégner complètement, leur donne une souplesse analogue à celle du linge mouillé, et permet qu’on les développe avec facilité sans risquer de les briser. Le sel qui entre dans le liquide de la mouillade a pour but de mettre obstacle à toute fermentation putride qui se produirait infailliblement par le contact prolongé de l’eau pure avec une matière végétale. Lorsque les feuilles ont atteint le degré d’humidité et de flexibilité voulu, on les transporte dans la salle du hachage. Les hachoirs pour le tabac râpé ont une action tellement rapide que deux suffisent aux besoins de la manufacture, et encore ne sont-ils en œuvre que pendant une partie de la journée. Les feuilles, prises en paquet, sont entassées et poussées par un ouvrier dans une auge aboutissant à un cylindre dentelé qui les saisit et les fait glisser en quantités à peu près égales vers un tambour armé de six lames obliques. Ces lames très tranchantes, dans le mouvement de rotation imprimé au tambour par la vapeur, viennent cent vingt fois par minute raser le cylindre et y rencontrer les feuilles, qu’elles coupent régulièrement en lanières larges d’un centimètre. Le tambour, par l’agilité des évolutions giratoires, fait l’office de van et chasse dans un sac accroché à l’orifice antérieur de l’appareil toutes tes parcelles de tabac qui s’accumulent à vue d’œil et voltigent dans le coffre de la machine comme des brins de paille entraînés par l’orage. Cet outil très bruyant et d’une force irrésistible taille facilement 1,200 kilogrammes de tabac en une heure. Parfois, lorsque les longs rubans de tabac encore humide, s’accumulant entre les parois internes de la boîte et le tambour emporté par la rotation, ne tombent plus avec régularité dans le sac ouvert qui les attend, un ouvrier passe son bras dans cette formidable machine et ramène d’un seul geste toutes les feuilles paresseuses. Il est impossible de voir cela sans trembler, car il suffirait d’un écart insignifiant pour que le bras, saisi dans la roue armée, retombât en lambeaux.

Du premier étage, où travaillent les hachoirs en gros, le tabac est ramené au rez-de-chaussée dans une salle tout en bois. C’est là qu’on établit les masses. Ce sont de véritables meules pareilles à celles que les paysans construisent dans les champs avec les foins et les tiges de céréales. Chaque masse contient en moyenne 40 ou 50,000 kilogrammes. Dans un tel amoncellement de matières végétales humides, la fermentation ne tarde pas à se déclarer ; les diverses espèces de tabacs, pénétrées l’une l’autre par les émanations, acquièrent peu à peu une saveur égale qu’on dirait empruntée à la même essence. La chaleur augmente de jour en jour, gagnant du centre à la circonférence, et atteint bientôt 75 et 80 degrés. Un thermomètre très attentivement surveillé et plongeant au cœur même des masses indique le développement du calorique. Dès qu’on peut soupçonner qu’il va dépasser le point scientifiquement déterminé, on fait des tranchées à coups de pioche, on donne de l’air à cet amas de matières fermentescibles par excellence, on éteint, pour ainsi dire, le feu qui les menace, et l’on évite la combustion spontanée, qui, sans cette précaution, ne manquerait pas de se produire. Des rideaux en forte toile grise garnissent les fenêtres et empêchent la lumière d’entrer trop vivement, ce qui pourrait donner à la fermentation une activité dangereuse. Une atmosphère énervante et lourde plane dans cette immense chambre, dont le parquet, les poutres, les lambris, sont recouverts d’une teinte brune caractéristique. Le tabac reste en masse pendant six mois ; il ne faut pas moins de temps pour que les résultats cherchés soient obtenus. Cette lente opération débarrasse le tabac d’une partie de la nicotine qu’il contient à l’état de nature et provoque une fermentation acétique qui, détruisant les acides, ne laisse subsister que des matières dont l’innocuité a été reconnue. Lorsqu’on démolit les masses, on voit flotter au-dessus d’elles un brouillard bleuâtre et léger semblable à ces vapeurs qui dans les jours d’automne courent sur le bord des rivières aux heures du soleil levant. Les ouvriers qui accomplissent cette besogne sont en sueur, comme s’ils travaillaient dans une étuve ; les lanières de tabac collées ensemble forment de larges paquets agglomérés dont la configuration irrégulière et rugueuse rappelle celle du marc de raisin pressé. On les désagrège à coups de hoyau comme des mottes de terre. A la sortie de l’atelier des masses, le tabac, mis en sacs, est transporté au troisième étage du bâtiment. C’est là que sont les engins de râpage, c’est-à-dire un moulin à l’anglaise installé selon tous les progrès de la minoterie moderne.

Ce fut dans la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’on substitua les moulins pulvérisateurs au vieux système de râpe qui avait dominé jusqu’alors. Une telle amélioration ne se fit pas sans peine : les ouvriers des manufactures de la ferme se révoltèrent, acceptèrent, repoussèrent les nouveaux engins, et après bien des luttes ne furent réduits que par un arrêt du conseil daté de 1786. C’étaient des moulins à bras, comme on peut s’en convaincre en visitant la manufacture du Gros-Caillou, car on y a conservé quelques-uns de ces instrumens antédiluviens, qui ressemblent exactement, quoique dans de plus fortes proportions, à ces moulins à café portatifs dont nos ménagères font usage. Ce travail, qui, il y a peu d’années encore, exigeait un labeur extrêmement pénible, coûtait fort cher et employait un nombre considérable d’ouvriers, est exécuté aujourd’hui par de très ingénieuses machines que quatre ou cinq hommes suffisent amplement à conduire et à surveiller.

Le râpage nécessite trois systèmes mécaniques superposés qui occupent chacun un étage. Au troisième, le tabac, sortant des masses, est versé dans des trous munis d’une manche en toile qui le fait glisser au second dans les moulins. Chacun de ces derniers est formé d’une cloche renversée dont la face interne est garnie de lames fixées dans des plans verticaux ; au milieu de cette sorte de mortier, un pilon conique en fonte, armé d’ailerettes hélicoïdales, pivote à demi par un mouvement alternatif. Le tabac passe entre les lames fixes de la cuvette et les lames du pilon mobile ; il est froissé, pressé, écrasé, et sous cette action continue il finit par être pulvérisé. Ces mortiers ou ces moulins, qui sont au nombre de vingt-six dans la même salle, se meuvent sans bruit et avec une douceur apparente qui cache une force sans égale. A l’aide d’une ouverture placée à la partie inférieure, ils communiquent tous séparément avec une trémie longitudinale. Une vis d’Archimède, vis sans fin, qui tourne rapidement et ressemble à une immense tarière faite pour Hercule ou Briarée, entraîne le tabac vers un conduit en bois par où il descend au premier étage dans une sorte de vaste coffre haut et fermé qui figure assez bien une armoire. Ce coffre contient une noria, c’est-à-dire une drague composée d’une chaîne sans fin munie de godets qui ramassent le tabac, le remontent au troisième étage, et le versent sur des tamis métalliques automatiquement agités d’un va-et-vient perpétuel. La poudre arrivée à l’état normal traverse les mailles du tamis et glisse vers des sacs qui la reçoivent ; celle au contraire qui est trop grosse encore est rejetée vers une trémie également balayée par une vis d’Archimède qui renvoie le tabac dans les moulins. C’est un circulus. La matière brute versée au troisième étage y remonte à l’état de mélange de grains suffisamment fins et de grains encore imparfaits, mais les tamis qui effectuent la séparation savent, pour ainsi dire, choisir eux-mêmes et accepter exclusivement les produits parvenus au degré de fabrication exigée. Seulement, si un grain de tabac poursuivi par un mauvais sort passe sur une portion de tamis déjà oblitérée et ne trouve pas une maille favorable, il peut, comme une âme en peine, tourner dans les trémies, être trituré par les moulins, monter dans la noria pendant des années entières. On calcule qu’en général il faut qu’un fragment de tabac fasse dix fois le voyage complet du haut en bas de la maison et subisse dix fois la morsure des moulins avant d’être accepté par les tamis. Dans cet atelier, comme dans tous ceux où le tabac se présente sous forme de poudre ou de feuilles volantes, les ouvriers sont chaussés de longues bottes de toile rattachées au genou, qui leur permettent d’aller et de venir sans maculer, sans détruire, sans emporter sous leurs pieds des parcelles qui peuvent être utilisées pour la fabrication.

Le tabac étant porphyrisé, on peut croire qu’il n’y a plus qu’à le mettre dans des boîtes et à chanter : J’ai du bon tabac dans ma tabatière. Patience, nous n’en sommes pas encore là. Il prend dès lors le nom de râpé sec et est enfermé, à l’abri de la lumière, dans de fortes cases en bois de chêne. Là il reste deux mois, et fait une sorte de stage comme pour se reposer des manipulations qu’il a subies et se préparer à celles qui l’attendent bientôt. Il participe à la température extérieure ; mais, comme il est parfaitement desséché, on n’a pas à craindre qu’il soit atteint par une fermentation intempestive. Au bout de huit ou dix semaines, il est enlevé du réduit où il était enfermé et jeté à la pelle dans une cuve carrée qui peut contenir 2,000 kilogrammes de poudre. Là il reçoit une mouillade, effectuée à raison de 18 pour 100 d’eau contenant elle-même 15 pour 100 de sel marin, de sorte que par cette seconde mouillade 5 kilogrammes de chlorure de sodium sont incorporés à 100 kilogrammes de tabac à priser. Devenu ainsi du râpé humide, il est de nouveau remis en cases par masses compactes de 25 à 30,000 kilogrammes. C’est là qu’il doit éprouver la seconde fermentation. Pour activer cette dernière, on prend dans une case où déjà le ferment est en travail une portion de tabac échauffé qu’on met dans la poudre récemment mouillée, absolument comme les boulangers mêlent un fragment de pâte fermentée qu’ils appellent le pâton à la farine trempée qu’ils veulent faire lever. L’énorme armoire est alors hermétiquement fermée, et sur la porte on attache une pancarte qui relate la date de la fabrication, de la mouillade, les élémens qui composent la poudre et le jour de la mise en case. La température s’élève peu à peu, et au bout de deux ou trois mois elle atteint environ 45 degrés. De temps en temps, on visite les cases, on en vérifie la chaleur. Au bout de trois mois, on en retire tout le tabac, qu’on remet immédiatement dans une autre, en ayant soin auparavant de le mêler, de façon que chaque partie soit atteinte par.une fermentation égale, qu’il perde l’excès de nicotine et l’acide malique qu’il renfermait encore, et qu’il développe cette saveur légèrement ammoniacale qu’on nomme le montant, et qui, taquinant la membrane pituitaire, produit cette irritation si précieuse aux priseurs. Au bout d’un an, le râpé humide est enfin devenu râpé parfait.

Toutes les cases qui datent d’une même époque et dont le contenu offre un aspect satisfaisant sont vidées à tour de rôle et rapidement. Ce genre de travail est assez pénible pour les débutans ; ce n’est pas impunément que les premières fois ils remuent ces masses chaudes d’où s’échappent des émanations ammoniacales assez vives ; cela pique les yeux, provoque des éternumens répétés, et amène dans quelques cas des maux de tête violens. On s’y habitue cependant, plus vite même qu’on ne pourrait le croire, et bientôt l’on n’y pense plus. Néanmoins les ouvriers spécialement chargés de cette besogne ont le teint d’une pâleur mate et grisâtre. C’est là une simple décoloration du derme, et non point un indice de faiblesse, car on peut les voir enlever et manœuvrer sans trop de gêne des sacs pesant 80 kilogrammes. Tout le tabac sorti des casés est réuni dans la salle des mélanges, où 400,000 kilogr. de poudre à priser peuvent trouver place. Là tous les tas séparés sont jetés les uns sur les autres et mêlés de façon à donner de l’homogénéité à ce qu’on appelle une fabrication. Dans cette masse, lorsque les élémens des cases différentes sont absolument confondus ensemble, un échantillon est prélevé au hasard et porté au laboratoire, où l’on s’assure qu’il présente toutes les qualités requises. Quand l’expérience a prononcé, et qu’elle est favorable, le tabac est emballé après avoir été tamisé de nouveau, afin qu’on puisse pulvériser les parties grumeleuses qui se sont formées pendant la période de fermentation. Le râpé est mis dans des tonneaux où, comme le raisin dans une cuve de vendange, il est foulé par un homme qui le piétine et le tasse à l’aide d’un pilon de fer. Est-ce enfin terminé et va-t-on pouvoir le livrer au commerce ? Pas encore, il faut qu’il séjourne deux mois entre les douves, qui, le pressant de toutes parts, permettent aux molécules d’acquérir le plus haut degré de saveur possible. En nous résumant, si nous nous rappelons que la feuille récoltée reste dix-huit mois dans les magasins, que, coupée en gros, elle a été six mois aux masses, que, pulvérisée, elle a eu deux mois de cases comme râpé sec, un an comme râpé humide, et qu’elle demeure en tonneau deux mois comme râpé parfait, nous voyons qu’il ne faut pas moins de trois ans et quatre mois pour faire une prise de tabac.

Ce qui donne à la fabrication régie par l’état une supériorité incontestable en cette matière, c’est qu’il opère sur des quantités énormes, dont l’amoncellement seul, en dehors des excellens procédés mis en œuvre, amène une fermentation égale, largement développée, et qui procure un arôme qu’on ne trouve en réalité aujourd’hui que dans les tabacs à priser français ; mais il est des gourmets difficiles à qui notre râpé ordinaire ne suffit pas. Semblables à ces buveurs dont le palais perverti n’est plus chatouillé que par des vins factices composés de trois ou quatre crus différens, ils n’aiment à priser que des mélanges arbitraires où la fantaisie a la plus grande part. La manufacture est bonne princesse, et se soumet à ces sortes de caprices. Dans un coin s’ouvre une sorte de cabinet mystérieux. Lorsqu’on y pénètre, on aperçoit une rangée de dames-jeannes en grès bouchées avec des couvercles de bois. Elles renferment des échantillons de tous les tabacs à priser connus. Un employé qui tient entre ses mains le secret des priseurs émérites de Paris procède avec un sérieux sacerdotal aux triturations qu’on lui demande. Il y a des combinaisons célèbres qui portent le nom de ceux qui les ont inventées. Les mélanges Humann, Planard, Grammont, sont assez recherchés ; celui de Mme de Chabannes fait fureur. Un répertoire sur lequel j’ai pu jeter un coup d’œil indiscret, et qui contient de fort grands noms, entre autres celui de sa majesté le roi Charles X, renferme la nomenclature des cliens habituels, et le détail de la composition particulière réclamée par chacun d’eux. Dans les proportions indiquées, on mêle au tabac ordinaire tant de parties de Virginie haut-goût, d’Amersfort, de Macouba qui sent la rose, de Portugal qui sent l’iris, d’Espagne qui sent mauvais ; puis tout est enfermé dans un flacon de verre sur lequel on colle une étiquette : mélange n° 932, M. N… Si j’en crois le petit registre, beaucoup d’ecclésiastiques sont en correspondance assidue avec l’employé chargé de composer ces poudres à priser qui, au dire des connaisseurs, ne valent pas un tabac franc et net.

Selon les espèces, les tabacs ont des destinations particulières et déterminées d’avance. Si les tabacs de Virginie et du Kentuky entrent pour une portion notable dans le râpé, il n’en est pas de même des feuilles venues de Hongrie, d’Algérie, du Maryland, qui presque toutes sont réservées à la fabrication du scaferlati. Le tabac haché, le tabac de caporal, qui paraît aux vrais fumeurs supérieur à tous les tabacs du monde, est moins long à préparer que la poudre ; mais il exige néanmoins, avant de parvenir à l’état parfait, bien des opérations qui ne manquent point d’importance. Après que toutes les manoques ont été secouées, elles sont écabochées, c’est-à-dire qu’à l’aide d’un large tranchoir manœuvrant sur charnière on en coupe le sommet au-dessous du lien qui les rattache. Ces caboches sont plus tard utilisées pour la poudre à priser. Les feuilles subissent une mouillade de vingt-quatre heures, et, suffisamment amollies, sont envoyées à la salle des hachoirs. Ceux qui taillent le scaferlati n’ont rien de commun avec ceux qui coupent en gros les matières destinées à faire les masses du râpé. Cet instrument, très actif et très précis, est sinistre à voir, car, en le regardant fonctionner, il est impossible de ne point penser à la guillotine. C’en est une en effet, de petite proportion, et dont le coutelas se lève et s’abaisse 420 fois par minute. La lame, inclinée à 45 degrés environ, est maintenue à l’aide de forts écrous sur un châssis qui glisse dans les rainures d’un cadre formant la partie antérieure de la machine. Une toile sans fin, manœuvrant par un mouvement continu sur deux rouleaux, reçoit le tabac, qui est amené progressivement sous un linteau de fer qui le comprime. Une roue dentelée et régularisée tourne sous l’influence de la vapeur, et à chaque mouvement du couteau fait avancer le tabac d’un millimètre, de façon qu’il se trouve précisément sous le couteau. Ce dernier s’abaisse avec une force que double la rapidité, et tout le tabac, tranché d’un seul coup à la limite que détermine une vis régulatrice, tombe dans une large manne disposée pour le recevoir. Marchant sans interruption, un hachoir coupe facilement 100 kilogrammes de scaferlati en une heure ; mais à ce métier-là les lames s’émoussent vite : aussi on les remplace toutes les vingt minutes ; celles qui sont détachées sont portées au rémouleur, qui les aiguise sur une meule à vapeur. Ce n’est pas une petite affaire que de rendre le tranchant à ces couteaux ; la force d’un homme y suffit à peine, et il faut qu’il arc-boute contre son épaule une sorte de béquille en bois qui, prenant un point d’appui sur la lame, la maintient violemment contre la roue de grès, d’où jaillissent d’innombrables étincelles. L’acier, choisi parmi les meilleurs, est tiré de l’usine de MM. Petin et Gaudet, qui bientôt fera oublier les fonderies d’Essen, dont la Prusse est si fîère. Cependant ces lames ne résistent pas toujours, et souvent elles rencontrent un obstacle qui les mène à mal. Parfois le hachoir est pris d’une oscillation subite, il a l’air de trébucher, le châssis bondit hors des coulisses, et le couteau se sépare en deux comme un verre brisé ; c’est que par inadvertance on a laissé glisser dans le tabac un clou, un objet en fer quelconque, et que l’acier, d’autant plus fragile qu’il est mieux trempé, s’est rompu par la violence du choc.

Lorsque le tabac sort des hachoirs, il est plat, mouillé, sans consistance et comme affaibli. Il renferme 25 pour 100 d’humidité, de plus il contient beaucoup d’albumine, matière fermentescible par excellence : il est donc très apte à s’échauffer et à prendre cette fièvre, c’est le mot, dont les râpés sont atteints dans les masses et dans les cases ; mais ce qui donne de la saveur au tabac en poudre nuirait singulièrement au tabac haché, qui doit être à tout prix soustrait à la fermentation. Afin d’obtenir ce résultat, il faut le soumettre à une température assez élevée pour tuer le ferment et assez modérée cependant pour ne laisser à la combustion aucune chance de se produire ; on s’est arrêté à 95 degrés. Autrefois cette opération était très dure et très dangereuse pour les hommes qui en étaient chargés. On faisait chauffer le tabac dans de grandes bassines en cuivre posées sur des fourneaux, à peu près comme l’on fait cuire les marrons. Des ouvriers demi-nus, ruisselans de sueur, tournant autour des charbons allumés, aspiraient à pleins poumons les vapeurs chargées de nicotine qui se dégageaient de ces masses qu’on desséchait trop rapidement et surtout trop irrégulièrement. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi ; une simple machine inventée par M. Eugène Rolland, l’habile ingénieur qui depuis 1844 a si puissamment contribué à la transformation de tout l’outillage de nos manufactures, se fait un jeu de mettre le scaferlati hors d’état de fermenter jamais. Un torréfacteur fait à lui seul le service de vingt ouvriers, et procure une économie annuelle de 25,000 francs.

L’aspect n’en est pas beau : sur un fourneau de brique repose un énorme cylindre qui ressemble à une locomotive sans tuyau. Le cylindre apparent n’est, pour ainsi dire, que le toit de la maison ; il abrite, il cache, il enveloppe de tous côtés un autre cylindre mobile, pivotant sur lui-même, dont il est séparé par un espacé libre dans lequel circule un courant d’air chaud alimenté par le foyer. Le tabac pénètre automatiquement dans le second cylindre, dont l’intérieur est muni de lames hélicoïdales armées de griffes de fer qui ressemblent aux dents d’une fourche. Ces dernières divisent le tabac, qui, humide encore, a une tendance à se pelotonner, pendant que les lames le forcent à suivre le mouvement de rotation auquel l’instrument obéit. Le scaferlati, chauffé à 95 degrés par les nappes d’air presque brûlant qui le caressent sur toutes les surfaces, perd en un quart d’heure l’humidité dont il était imbibé, et les fermens d’albumine qui risquaient d’en compromettre la conservation sont anéantis ; mais cela n’est rien encore. Cette machine se dirige toute seule, il suffit qu’on lui jette de temps en temps quelques pelletées de combustible pour la nourrir, elle ne demande rien de plus. Grâce à un petit appareil établi dans un coin de la muraille du fourneau, elle semble douée d’une intelligence, j’allais dire d’une âme particulière ; elle sait se régler et se maintenir rigoureusement à la température fixée d’avance. A la voir se réchauffer ou se refroidir selon qu’il en est besoin, l’on croirait qu’elle obéit à un mot d’ordre. Un mécanisme dont la découverte est un trait de génie oblitère et dégage la seule prise d’air qui alimente le foyer. Si la température descend à 92 degrés, et par conséquent devient trop faible, cet appareil, qui figure à peu près une balance, soulève son plateau, et laisse l’oxygène entrer en plus grande quantité ; si au contraire la température monte à 97°, il abaisse le même plateau, intercepte le courant d’air, et par le fait diminue l’intensité du feu sans cependant lui permettre de s’éteindre. C’est merveilleux, et il est difficile de ne pas être saisi d’admiration en présence d’un pareil chef-d’œuvre ; il peut servir non-seulement à la torréfaction du tabac, mais encore à toute industrie qui a besoin pour s’exercer convenablement d’une température quelconque, maintenue à une moyenne toujours constante.

Quand le tabac a subi le degré de chaleur voulu, et qu’il s’accumule contre les parois postérieures du cylindre, celui-ci s’ouvre de lui-même par une valvule qui laisse échapper le trop-plein, mais dont le jeu est tellement rapide et si bien combiné, que la proportion d’air froid introduite est insignifiante. Lorsque le scaferlati vient de subir un pareil coup de feu, il est, quoique humide encore, fort sec en apparence et tout frisottant ; il faut le refroidir et du même coup le débarrasser des poussières qu’il contient. Pour cela on le soumet pendant quelques instans à un fort courant d’air produit par un ventilateur dans un cylindre à rotation qui fait, comme le torréfacteur, circuler le tabac au moyen de lames disposées en hélices, et ne lui laisse pas un moment de repos. Cette ventilation puissante rejette toutes les poussières dans une chambre spéciale, pénètre le scaferlati, et suffit pour lui donner de la consistance, comme l’eau froide donne la trempe à l’acier rougi. Toutes les opérations essentielles sont alors terminées ; le tabac, qui offre une certaine ressemblance avec des cheveux coupés et crespelés, est réuni en masse dans une chambre aérée. Il reste là six semaines environ ; puis on le visite lestement pour enlever les côtes trop grosses qui, ayant glissé sous le hachoir, ressemblent à des bouts d’allumettes, les fragmens de fer, de cuir, de bois, qui ont pu s’y introduire ; on le purge, en un mot, dans les limites du possible, de toute matière étrangère, puis on le pèse et on en fait des paquets fermés, scellés d’une étiquette qui relate le poids, la qualité, la date du décret d’autorisation et le timbre des contributions indirectes. Cette étiquette est aux tabacs ce que le poinçon de garantie est aux ouvrages d’or et d’argent. On devrait aussi indiquer la date de la fabrication, ce qui permettrait aux amateurs de tabac frais, et ils sont nombreux, de ne pas acheter dans les débits des paquets dont le contenu se pulvérise dès qu’on les ouvre. Il est aussi une amélioration que bien des personnes voudraient voir apporter dans la fabrication du scaferlati, et qui concorderait avec les efforts dont l’administration n’est pas avare pour nous procurer des cigares de premier choix. Pourquoi ne fait-on pas un tabac de caporal de luxe qui serait vendu 2 ou 3 francs de plus par kilogramme, mais dans la composition duquel il n’entrerait que des feuilles absolument dépouillées de ces côtes si désagréables à rencontrer, à fumer, qui oblitèrent les pipes et déchirent le papier à cigarette ? Rien ne serait plus facile cependant, on donnerait satisfaction à bien du monde, et de même qu’on fabrique un tabac de cantine coûtant 1 franc 50 centimes le kilogramme destiné aux soldats, on peut parfaitement faire un scaferlati de premier choix destiné à ceux qui voudraient bien le payer. Nos manufactures sont outillées de façon à répondre presque immédiatement aux exigences de la consommation ; le devoir du monopole est de prévenir tous les besoins et même toutes les fantaisies ; la dépense qu’entraînerait la main-d’œuvre serait promptement couverte par l’augmentation du prix, et la régie ne pourrait qu’y gagner.

La mode, qui autrefois faisait en quelque sorte une obligation de priser, s’est depuis longtemps déjà tournée du côté du tabac à fumer ; mais voilà qu’aujourd’hui les chiffres officiels constatent que la consommation du tabac à mâcher augmente dans des proportions considérables. La vente des rôles (du mot rouler, c’est le nom poli de ce qu’on appelle trop vulgairement la chique), qui en 1861 était de 533,918 kilogrammes, s’est élevée jusqu’à 634,669 en 1865 ; depuis cette époque, le mouvement ascensionnel ne s’est point ralenti. Est-ce à l’infiltration des mœurs américaines que nous devons cette laide habitude ? Les rôles de France ont, à ce qu’il paraît, un goût fort apprécié, et ils remplacent avantageusement ces tablettes en tabac de Virginie imbibé de réglisse et de vins d’Espagne qu’on vendait jadis sous main et fort cher. C’est une partie importante de la fabrication du Gros-Caillou, et plusieurs ateliers y sont occupés. Toute personne qui a vu un cordier faire une corde à la manivelle sait comment on prépare les rôles, qui sont de deux espèces : les menus filés et les rôles ordinaires. Les feuilles, préalablement bien mouillées et êcôtées, sont amorcées sur un rouet tournant avec une extrême facilité ; ou file menu, et la corde en tabac est coupée à une certaine longueur qui représente un poids déterminé ; pour en augmenter la saveur et la défendre contre une dessiccation trop rapide, on la plonge dans un baquet plein de jus de tabac concentré. Les cordes sont alors pelotonnées en paquets qu’on expose à l’action d’une presse hydraulique, afin de leur donner une forme régulière et de n’y laisser que la quantité de jus nécessaire. Chaque paquet est ensuite méthodiquement ficelé et enfermé pendant quelques jours dans un séchoir à température moyenne. Les rôles ordinaires, plus gros, semblables à de petits cordages et mélangés de feuilles de Virginie, sont tournés de la même manière, seulement avec plus d’activité à l’aide d’un rouet mécanique obéissant à la vapeur.

La manufacture est toujours en mouvement, et les 1753 ouvriers qu’elle occupe ne chôment guère. En 1867, elle a produit 2,970,000 kilogrammes de scaferlati, 1,841,000 de râpé et 219,000 de rôles. À cette fabrication, il faut ajouter 50,775,000 cigares à 10 et à 5 centimes, dont les premiers sont composés de feuilles du Brésil, du Mexique, de La Havane et de France, et dont les seconds, enveloppés de feuilles de Kentuky, contiennent du tabac indigène mêlé à du tabac de Hongrie[6]. Pour donner un goût uniforme à ces feuilles de provenances diverses, on les réunit et on les place pendant vingt-quatre heures dans des cages à claire-voie où elles plongent complètement au milieu d’un liquide coloré par une forte proportion de jus de tabac en suspension ; puis elles sont soumises à la presse hydraulique, et obtiennent ainsi une saveur qui semble être produite par une seule et même espèce de tabac. Les cigares à 5 centimes, ceux que la malice populaire, jouant sur les pompeuses dénominations espagnoles données aux cigares de La Havane, appelle volontiers des soutellas et des infectados, paraissent fort recherchés par la population, car en 1865 la France en a fumé 687,434,750. On fait aussi des cigarettes au Gros-Caillou, mais en petite quantité et de qualité médiocre. Il y a en Allemagne de simples épiciers qui excellent à ce genre de fabrication, où jusqu’à présent nous n’avons point réussi. Le papier qu’on emploie ici est trop cotonneux, le tabac se désagrège immédiatement et par grumeaux, la colle est trop brutalement étalée, l’ensemble est défectueux et ne donne pas de bons résultats. C’est une étude à faire. Les Russes ont importé à Paris l’habitude du tabac turc, il a fallu pouvoir les satisfaire, et on a autorisé un Arménien à fabriquer des cigarettes spéciales ; mais il ne peut les confectionner que dans l’enceinte de la manufacture, où on lui a réservé un atelier sous les combles. Trois ouvriers grecs, qui vous disent kaliméra lorsque l’on entre, coupent les feuilles à l’aide d’un hachoir primitif manœuvré à la main ; ainsi taillé et presque humide encore, le tabac est confié à des ouvriers qui l’enferment dans de minces feuilles de papier et le roulent pour lui donner la forme consacrée. Il faut croire que l’affaire n’est pas mauvaise, car l’an dernier le débit de ce genre de cigarettes s’est élevé, pour Paris seulement, à une somme qui dépasse 300,000 francs. Au Gros-Caillou, on ne fabrique à peu près que des cigares communs ; les cigares de choix, faits en pur tabac de La Havane, sont réservés exclusivement à la manufacture de Reuilly.


III

La manufacture de Reuilly était située jadis hors barrière ; mais l’annexion de la banlieue l’a fait entrer dans l’enceinte de Paris. De grands arbres, de vastes terrains verdoyans, l’entourent et lui donnent l’aspect joyeux d’une usine de campagne. Elle est de création récente et ne date que de 1857. À cette époque, la consommation des millares (cigares à 15 centimes) avait pris des proportions telles qu’il n’était presque plus possible de répondre aux demandes, et que les négocians de La Havane, voyant notre embarras, menaçaient d’augmenter leurs prix. On eut l’idée alors d’acheter des tabacs en feuille dans les meilleurs vegas (plantations) de Cuba, de les expédier à Paris et de les confectionner en cigares. Une mission confiée à M. Rey, ingénieur des tabacs, réussit parfaitement ; on établit la manufacture de Reuilly, on forma des ouvrières, et les résultats qu’on a obtenus prouvent que nous pouvons lutter sans trop de désavantage contre la fabrication exotique. C’est là un point capital qui permet de livrer au public des cigares accessibles à bien des bourses et d’en retirer un bénéfice considérable. Ce premier succès a été un encouragement dont on a profité, et Reuilly fournit maintenant des cigares de luxe, tels que londres, trabucos, regalias de la reina, depuis 25 jusqu’à 50 centimes, qui, sans tromper les vrais connaisseurs, parviennent du moins à les satisfaire. La manufacture emploie aujourd’hui 748 personnes, dont 700 femmes. Si les ouvriers ne lui manquaient pas, elle pourrait s’étendre sur les terrains voisins, qui lui appartiennent, et doubler sa production, ce qui permettrait de garder les cigares en magasin jusqu’à ce qu’ils aient atteint le degré de maturité parfaite.

Chaque année, 5,000 balles renfermant environ 240,000 kilog. de tabac récolté dans les vegas légitimes, c’est-à-dire célèbres, de l’île de Cuba arrivent à Reuilly, et sont précieusement conservées dans de vastes caves peu éclairées et de température toujours égale. Lorsque l’on a décousu l’enveloppe en forte toile, on en trouve une seconde formée de larges et résistantes feuilles arrachées au palmier royal (oreodoxa regia) ; cette dernière renferme les manoques de tabac liées au sommet et composant une poupée. Ces poupées sont, malgré le long voyage qu’elles ont accompli, encore imprégnées d’une certaine humidité, reste de la fermentation préalable qu’elles ont subie après avoir été rassemblées et empaquetées. Pour obtenir cette fermentation, qu’ils considèrent comme indispensable à la bonne santé future du tabac, les planteurs jettent dans une tonne pleine d’eau tous les détritus de feuilles, les côtes, les résidus du balayage des ateliers qu’ils peuvent réunir. Au bout de huit jours de macération, ce liquide, qu’on nomme betun[7], dégage une insupportable odeur d’urate d’ammoniaque. On en asperge les feuilles préalablement isolées et étendues, puis on confectionne les poupées et ensuite les tercios ou balles qui, la fièvre du ferment étant passée, exhalent, lorsqu’on les ouvre à Paris, un parfum tiède et légèrement vineux. Les manoques sont enlevées avec précaution, dénouées, secouées, trempées dans de l’eau pure et égouttées. Lorsque les feuilles sont redevenues flexibles, on les fait parvenir à l’atelier d’époulardage, où de vieilles ouvrières, choisies parmi les plus habiles, sont chargées de les déployer complètement, de les examiner, de les écôter, et de les classer selon la finesse, la couleur, la conservation du tissu. Ce sont ces femmes qui, en vertu d’une expérience lentement acquise, décident si telle portion de tabac doit se trouver à l’intérieur ou à l’extérieur du cigare, et de plus à quel genre de fabrication il convient de réserver telle ou telle feuille. Silencieuses et courbées au-dessus des mannes, elles étudient par l’odorat, la vue et le toucher chaque feuille séparément, avec la minutieuse attention d’un changeur appréciant une pièce de monnaie douteuse. Les fragmens de choix, ceux qui n’offrent ni épiderme trop dur, ni nervures trop saillantes, ni déchirures, sont roulés ensemble les uns par-dessus les autres à l’aide d’une machine composée de deux rouleaux mis en mouvement par un drap sans fin qui, saisissant la feuille, la fixe sur un mandrin de bois. Ce mandrin, semblable à un gros bâton de sucre de pomme, conserve ainsi toutes les feuilles réservées à la robe des cigares ; mais la préparation de la tripe présentait une difficulté qu’il a fallu résoudre. Il n’est pas douteux que le climat de La Havane, à la fois chaud et humide, n’ait une influence directe sur le tabac, et ne lui communique des qualités particulières. On a donc cherché à placer les feuilles destinées aux intérieurs de cigares dans un milieu analogue à celui qu’elles auraient eu à Cuba. On les enferme dans une salle où elles sont disposées dans des armoires ; chaque tas séparé, posé sur un tiroir à claire-voie, est muni d’un thermomètre. La température est invariablement fixée de 25 à 30 degrés ; de plus un jet de vapeur qu’on modère à volonté donne la quantité précise d’humidité nécessaire. Il faut une lampe pour se diriger dans cette chambre, tant l’obscurité y est profonde, car on a reconnu que la lumière du jour est nuisible au tabac, et que celle, du soleil lui est presque mortelle. Quand cette sorte de fermentation havanaise est accomplie, les feuilles sont livrées selon les besoins du service aux ateliers de consommation.

Lorsque l’on entre dans ces derniers, deux cents femmes tournent la tête, chuchotent, et, sous le regard du contre-maître, se remettent vite à leur besogne. Chaque ouvrière a devant elle un rouleau, des débris de tabac, un petit pot de colle, un tranchet en forme de roue et une plaque de zinc trouée dont l’ouverture représente la forme exacte que le cigare doit avoir ; ce dernier outil s’appelle le calibre ou le gabarit. L’ouvrière choisit les morceaux de tabac qui doivent former l’intérieur (la tripe), les assemble sur une planchette en caoutchouc vulcanisé, les étire, les dispose de façon qu’ils n’offrent aucun pli, aucun point saillant ; d’un seul coup de la paume de la main à la fois rapide et précis, elle les roule dans une feuille d’assez bonne apparence qui est la souscape ; c’est déjà presque un cigare, mais un cigare écorché auquel il manque l’épi-derme. Une des feuilles de première qualité est alors enlevée au rouleau, et par deux coups de tranchet taillée en lanière large de 4 à 5 centimètres, c’est la robe, on en revêt avec mille précautions la tripe et la souscape, et l’on colle légèrement l’extrémité afin que le cigare, parfaitement maintenu et emprisonné, offre assez de résistance pour ne point se défaire ; puis, à l’aide d’un instrument, fort ingénieux qui donne à tous les cigares d’une même espèce une longueur égale, on coupe le bout, et l’opération est finie. Une bonne ouvrière, ne perdant point de temps et travaillant dix heures, peut faire de 90 à 150 cigares de choix dans sa journée. A la manufacture du Gros-Caillou, on en obtient facilement 300 à 5 centimes dans le même laps de temps. La fabrication dont j’ai succinctement raconté les différentes phases est réservée aux cigares de luxe (londres, trabucos, etc.). Pour les mill/ires, on prend autant de soin, mais on va plus vite, grâce à un moule en bois dans lequel on forme la partie interne et la souscape, qu’on n’a plus alors qu’à rouler dans la robe. Comme les ouvrières travaillent à l’entreprise, on peut croire qu’elles se hâtent ; elles sont bien payées, mais je doute qu’elles soient heureuses,. car le silence est de rigueur dans les ateliers. Que l’administration soit parvenue à faire fabriquer des cigares qui font concurrence à ceux de La Havane, c’est fort beau ; mais qu’elle ait pu réussir à empêcher deux ou trois cents femmes réunies de parler, c’est miraculeux. Aussi elles se dédommagent lorsque la cloche annonce enfin l’heure de la sortie, et ce quartier lointain, si calme d’habitude, a là un moment d’animation sans pareille.

Les cigares, avant d’être soumis à la dessiccation, sont examinés un à un, — au calibre, pour voir s’ils ont les dimensions prescrites, au toucher, pour s’assurer s’ils sont bien faits, à la balance, par masse de 250, pour reconnaître s’ils renferment la quantité de matières indiquée. Ensuite on les enferme dans le séchoir semi-obscur où ils doivent, perdant peu à peu l’humidité dont ils sont pénétrés, arriver progressivement à un état qui les rende propres à la consommation. Ils restent là six mois environ ; si ce stage durait une année, cela n’en vaudrait que mieux, et le public n’aurait pas à s’en plaindre. Lorsqu’ils sortent du séchoir, ils sont triés, divisés selon la nuance de la robe en claros et en colorados, puis attachés en paquets séparés, mis en boîtes fermées, scellées, étiquetées, livrées aux entrepôts où les débitans iront les acheter. Les millares seuls sont sèches et gardés à la manufacture de Reuilly, les cigares de luxe sont expédiés au Gros-Caillou dans des boîtes en bois de cèdre. Une scierie mécanique est occupée à couper en lames minces les troncs odorans apportés des Antilles et de l’Amérique du Sud. Le parfum en est doux, et l’on a cru reconnaître qu’il n’était pas sans influence sur les cigares.

Malgré l’habileté de nos ouvrières, malgré les tabacs achetés à Cuba, nos manufactures ne peuvent fournir ces cigares de grands crus qu’on ne trouve qu’à La Havane. Autrefois l’administration s’arrangeait avec le commerce libre. On choisissait un type de forme et de saveur, puis l’on passait un contrat avec des négocians qui, à leurs risques et périls, devaient faire venir la quantité de cigares demandés semblables aux modèles et en état de conservation parfaite. Malgré toutes les précautions prises, on était trompé bien souvent, les rebuts étaient extrêmement nombreux, et les prix de revient allaient sans cesse en augmentant : un tel état de choses devenait compromettant, et il fallut y mettre fin. Le directeur-général n’hésita pas : voyant d’une part les demandes incessantes de cigares exceptionnels dont il était assailli, de l’autre la fraude qui chaque jour gagnait du terrain et menaçait de le déborder, sentant en outre qu’un monopole, pour être respecté, doit offrir des produits variés et d’une qualité absolument supérieure, il proposa au ministre des finances d’installer à Cuba une mission composée d’hommes spéciaux qui seraient chargés d’acheter pour le compte de l’administration les meilleurs cigares de la fabrication havanaise. L’affaire était scabreuse, et exigeait non-seulement une connaissance approfondie de la matière, mais une probité à toute épreuve, puisque ce genre de négociations allait entraîner chaque année un roulement de plusieurs millions de francs. Le ministre hésitait. — Quels agens assez sûrs me donnerez-vous pour manier de pareilles sommes et rester insensibles à la tentation ? — Des ingénieurs sortant de l’École polytechnique. — Le ministre s’inclina : — Avec ceux-là, il n’y a rien à craindre, — et il signa l’ordonnance.

Le commerce se plaignit, on n’en tint compte ; la mission partit, s’organisa à demeure, et fit les envois qui ont motivé l’ouverture du bureau du Grand-Hôtel (août 1862). Deux chiffres constatent l’importance du résultat obtenu : en 1861, la vente des cigares dits extra s’élevait par an à 7,495,000 francs ; en 1867, elle a dépassé 11,700,000 francs ; les deux boutiques spéciales de Paris ont, l’année dernière, vendu à elles seules pour 2,445,516 fr. de cigares. Le débit du boulevard de la Madeleine ne suffit pas aux demandes, la vente augmente tous les jours, et le local où il est installé est devenu si manifestement trop étroit, qu’il faut le changer ou l’agrandir au plus vite. Les cigares achetés tout faits à la Havane et provenant exclusivement des vegas de la vuelta de abajo, qui est aux tabacs ce que la terre du Clos-Vougeot est aux raisins, sont expédiés directement à la manufacture du Gros-Caillou pour y être conservés jusqu’au moment de la vente, et aussi pour y être dégustés. Cette opération peut sembler étrange à première vue, mais elle est rationnelle. Pendant la traversée en effet, quoique ces cigares soient enfermés dans des boîtes séparées contenues toutes dans une caisse de zinc revêtue d’un coffre en bois, quelques avaries ont pu les atteindre, et ils ne sont plus alors dans les conditions normales que représentait le prix d’achat. Le public n’y trouverait pas son compte, et serait en droit de se plaindre. Toute partie de cigares de la même provenance et de la même espèce est déballée et répandue sur une grande table. Trois ingénieurs, dont l’un a le titre de directeur de l’expertise, après les avoir examinés au point de vue de l’apparence et de la conservation extérieure, en prennent une vingtaine au hasard et les fument. Ce travail doit s’accomplir sur les 350 espèces de cigares, gros ou petits, forts ou faibles, depuis les damas, qu’on sent à peine, jusqu’aux vegueros, qui emportent la bouche, chaque jour et sans désemparer : c’est à dégoûter du tabac pour la vie entière. On arrive, paraît-il, à une telle délicatesse d’organe, qu’on peut reconnaître non-seulement le cru d’un cigare, l’origine de la fabrication, mais encore, c’est à en douter, si la feuille a été cueillie au commencement ou à la fin de la récolte. Ce travail, c’en est un et des plus pénibles, s’accomplit au dernier étage de la manufacture, dans une immense salle où de larges fenêtres versent l’air et emportent les nuages de fumée.

Lorsque les experts ont reconnu qu’une sorte de cigares avait perdu pendant le voyage quelque finesse de saveur, ils en baissent le prix ; si l’altération est trop grave, il les font réexpédier à l’étranger pour être vendus au profit de qui de droit. Il est juste de dire que les précautions prises par l’administration sont souvent vaines, et que ces cigares refusés sont rentrés en France par contrebande, apportés à Paris et offerts pour des prix exorbitans à des consommateurs naïfs qui les fument avec délices et disent : Si au moins la régie nous vendait de pareils cigares ! Quant à ceux qui arrivent intacts sous tous les rapports, ils sont enfermés dans des armoires construites le long de chambres obscures à doubles cloisons, à doubles plafonds, à double plancher, où ils restent dix-huit mois ou deux ans au milieu d’une atmosphère qu’on rend, comme à la manufacturé de Reuilly, aussi semblable que possible à la température de Cuba. Grâce à ce service si parfaitement organisé et dont les différens détails sont entourés à La Havane et à Paris de précautions sans nombre, les cigares de luxe sont en France supérieurs comme qualité et comme bon marché à tout ce qu’on fume en Angleterre et en Allemagne, où cependant le commerce est libre ; mais cette liberté amène des fraudes multiples, fraudes telles qu’un commerçant anglais donne du tabac de Virginie à 3 shillings la livre, lorsque la livre du tabac de Virginie est frappée d’un droit d’entrée de 3 shillings. On peut imaginer d’après cela quelles herbes cueillies au hasard, détrempées dans une décoction de nicotine, on livre au public sous le nom de tabac. Chez nous du moins, il n’y a jamais rien de semblable à redouter, et les produits, quels qu’en soient les élémens et l’origine, sont toujours purs et d’une sincérité sérieuse. Aussi la réputation de nos manufactures est établie ; malheureusement les marques en sont imitées partout. Il y a telle ville d’outre-Rhin qui a des fabriques de scaferlati et de râpé français. Cette imitation, souvent grossière et à peine déguisée, tend à s’accroître ; les expositions universelles, en constatant la supériorité indiscutable de notre fabrication, ont donné à la contrefaçon une impulsion rapide. Ne pourrait-on porter remède à cet état de choses déplorable, même un peu compromettant pour nous, en établissant dans les grands centres de consommation extérieurs, Berlin, Vienne, Saint-Pétersbourg, Baden-Baden, Hombourg, Florence, des dépôts réguliers, constatés, où l’on serait certain de trouver ces tabacs que le monde nous envie et que l’on remplace, au grand détriment des consommateurs et de notre réputation, par des produits sans valeur et sans bonne foi ?

Cette probité, cette envie de bien faire qui dans les choses matérielles distingue la direction-générale, se retrouvent aussi dans la partie morale de son œuvre. Loin de considérer les ouvriers comme des machines intelligentes qu’on paie en raison du travail accompli et envers qui on se trouve quitte, les employés supérieurs ont fait les plus louables efforts pour amener le nombreux personnel dont ils sont responsables aux idées d’association, aux sociétés de secours mutuels, aux caisses de retraite. Dans cette voie où la seule force du raisonnement est mise en action, les progrès s’effectuent avec lenteur ; mais la marche est constante. L’administration du reste ne s’épargne pas. Chaque jour, un médecin fait la visite gratuite des malades, qui au besoin reçoivent les médicamens ordonnés. De plus, on a établi des crèches pour les enfans des ouvriers et des classes d’adultes où ces ingénieurs, ces savans sortis aux premiers rangs de la plus célèbre école du monde ne dédaignent pas de donner sur toutes choses des notions élémentaires et pratiques aux humbles travailleurs dont la direction leur est confiée.


IV

Il y a autant de différence entre les tabacs qu’entre les vins, et le caporal de cantine, vendu 1 fr. 50 le kilo., peut être comparé au vin de Suresne, comme certains cigares de La Havane qui coûtent 355 francs le kilogramme sont naturellement assimilés aux grands vins produits par la Bourgogne et la terre de Médoc. Si le monopole a pour but d’enrichir l’état, il a pour devoir de satisfaire à toutes les exigences de la consommation, et c’est ce qu’il essaie de faire depuis sept ou huit ans avec une persévérance à la fois digne d’éloges et très habile. Il est en effet de son intérêt de se placer si bien au-dessus de toute concurrence que celle-ci ne soit plus possible. L’introduction des tabacs n’étant point interdite en France et tout le monde pouvant en faire venir à la condition d’acquitter un droit de 24 francs par kilogramme de cigares et de 10 francs par kilogramme de tabac fabriqué, la direction verrait diminuer promptement le débit des cigares de luxe, si les siens n’étaient supérieurs à tous ceux qu’on peut se procurer, même en s’adressant aux producteurs de Cuba. Quant aux cigares sortis de nos manufactures, s’ils ne sont point irréprochables, ils offrent du moins des qualités qui paraissent du goût du public, car la consommation en a augmenté d’une façon prodigieuse, — un peu plus de 200 millions en 4852, 761,625,000 en 1867. C’est pour l’état un bénéfice régulier au premier chef. En effet, l’impôt qui frappe les tabacs est un impôt absolument volontaire qui n’atteint aucune denrée de nécessité indispensable. C’est là le caractère particulier et excellent de cette taxe. L’Allemagne, où ce genre de commerce est libre, nous envie notre système, elle l’a mis à l’étude, et il est fort probable que d’ici à très peu de temps elle l’adoptera. Il suffit de voir ce que le monopole a produit depuis qu’il existe chez nous pour en comprendre immédiatement l’utilité. Depuis le 1er juillet 1811 jusqu’au 31 décembre 1867, les recettes générales de l’exploitation ont été de 6,389,119,855 fr. et les dépenses de 1,982,995,739 fr. 98 centimes : bénéfice net, près de 4 milliards et demi. Cela vaut la peine qu’on alimente avec soin une si bonne vache à lait.

Ces bénéfices déjà si importans, et qui sont, quand on les examine de près, un allégement notable pour la nation, sont-ils encore susceptibles d’une augmentation qui, en se produisant, permettrait peut-être de diminuer d’autres charges ? Sans aucun doute ; mais, pour obtenir ce résultat, convient-il, comme on l’a fort imprudemment demandé, de supprimer une seconde fois la direction-générale ? Nullement. Ce serait une trop singulière anomalie que de subordonner une exploitation purement technique à une administration exclusivement fiscale. Si l’on veut modifier la situation actuelle de ce service, il y a mieux à faire que de le décapiter de nouveau et de tourner toujours dans le même cercle. Le caractère dominant pour ne pas dire absolu de ce monopole est industriel, de plus il se rattache au commerce par des achats directs de matières premières dont la valeur dépasse annuellement 42 millions de francs, à l’agriculture par la surveillance de plantations qui produisent chaque année 22 millions de kilogrammes de tabacs indigènes. La vraie place de la direction des tabacs nous semble devoir être au ministère de l’agriculture et du commerce, auquel elle appartient de droit par la nature de ses attributions. Si c’est en raison de l’impôt dont ils sont l’objet qu’on maintient les tabacs dans une situation anormale au ministère des finances, pourquoi les canaux n’iraient-ils pas les rejoindre, puisqu’on y acquitte un droit de parcours, les chemins de fer, puisqu’ils sont atteints par l’impôt du dixième, et les lycées, les facultés, les écoles militaires, puisque les élèves y versent une somme qui rentre au trésor public ? La situation, telle qu’elle est déterminée aujourd’hui, est irrégulière, et de plus elle n’est pas sans quelque danger. Bien souvent en effet l’esprit inventif des ingénieurs vient se briser contre les réserves exagérées du fisc. Les employés supérieurs des finances sont à coup sûr des hommes éminens, mais ils manquent pour la plupart des connaissances techniques qui sont indispensables pour diriger, même de très haut et d’un peu loin, une industrie qui donne 200 millions de bénéfices par an. Au lieu de surveiller trop mesquinement cette poule aux œufs d’or et de compter les grains de blé qu’elle picore, il faut élargir son nid, lui jeter les grains à poignée, et lui donner ainsi une force de production qui quintuplera ses couvées. Toute dépense qui a pour but une amélioration dans la mécanique, dans la main-d’œuvre, dans l’aménagement, dans la matière première, est une plus-value au bout de très peu de temps. En veut-on la preuve ? Le torréfacteur Rolland solde son prix de lui-même en moins d’une année par l’économie qu’il apporte dans la manutention ; le râpage à bras coûtait 12 fr. 50 cent, par 100 kilogrammes ; certes les moulins qui l’ont remplaceront dû être payés fort cher, mais ils ont produit dix fois la valeur qu’ils représentent, puisque pour 50 centimes ils pulvérisent la même quantité de tabac. Il en est de tout ainsi : les achats par larges masses, l’agrandissement des manufactures, l’augmentation du personnel ouvrier, permettront de donner au public des produits qui, étant plus soignés, seront mieux accueillis et par conséquent apporteront chaque année quelques millions de plus à notre budget. Le fait est important et vaut qu’on s’en préoccupe. Il est à regretter qu’en 1860, lorsqu’on a rétabli la direction, on ne l’ait pas du même coup placée dans les conditions normales où elle devrait être pour échapper à certains malaises qui l’atteignent et acquérir le développement qu’elle comporte. La consommation augmente d’elle-même dans des proportions dont il faut tenir compte ; elle ne pourrait que s’accroître encore, si le soin de la satisfaire était remis à un ministre que ses fonctions rompent forcément à toutes les difficultés, à toutes les ressources, à toutes les exigences de l’industrie, de l’agriculture et du commerce.

Les chiffres que nous avons cités dans le courant de cette étude prouvent que le tabac a de nombreux amateurs ; mais en revanche il a des adversaires déclarés qui lui font une guerre à outrance. Bien des médecins qui ne partagent pas l’opinion de Sganarelle entreprennent de temps en temps des croisades en règle, et nous prédisent que si nous continuons à fumer nous tomberons inévitablement « dans la bradypepsie, de la bradypepsie dans la dyspepsie, de la dyspepsie dans l’apepsie, de l’apepsie dans la lientérie, de la lientérie dans la dyssenterie, de la dyssenterie dans l’hydropisie et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où nous aura conduits notre folie ! » Le diable n’est peut-être pas aussi noir qu’il en a l’air. Il est certain que l’habitude du tabac est inutile, souvent désagréable, et qu’il vaut mieux ne pas l’avoir ; mais entre cela et les conséquences qu’on veut en tirer il y a un abîme. L’abus de sa nature est pernicieux en toute matière. Il est certain que, si l’on fume incessamment dans des pipes de terre sales et trop courtes, on peut être attaqué par de petits cancers à la langue ; mais. c’est à peu près à ce seul effet que se bornent les constatations de la science. Sans partager l’opinion de Pauli, le docteur italien, qui disait sérieusement que le crâne des fumeurs devient noir, il est facile encore aujourd’hui de soutenir que le tabac est mortel. C’est un thème comme un autre, et on peut acquérir quelque importance en s’en faisant l’auteur ; mais il ne faut pas pousser les choses à l’extrême, sous peine de n’être plus écouté.

Un procès criminel qui eut un grand retentissement en 1851 attira tout à coup l’attention du public sur la nicotine, alcali organique composé de carbone, d’hydrogène et d’azote, découvert en 1829 par Reimann et Posselt, et qui est un poison des plus violens. Or, nul ne l’ignore, la nicotine est fournie par les feuilles de tabac. Rien ne serait plus aisé que d’établir une proportion qui, sous une apparence de réalité, cacherait une conclusion absolument fausse. Il est positif qu’un cigare, un londres par exemple, contient une quantité de nicotine qui, extraite et traitée chimiquement, peut produire la mort d’un homme. On pourrait donc dire : Tout homme qui fume un cigare risque d’être empoisonné et de passer de vie à trépas ; mais on peut affirmer aussi qu’une livre d’amandes renferme assez d’acide prussique pour foudroyer un colosse. C’est là une démonstration par l’absurde de l’innocuité presque absolue du tabac que nous consommons. Tout autre chose est d’avaler un corps pur, chimiquement isolé, ou de l’absorber mêlé à des matières étrangères qui lui enlèvent toute propriété malfaisante. Le tabac fabriqué n’est plus au reste ce qu’il est à l’état de nature. 300 kilogrammes de tabac destinés au scaferlati, au râpé, aux cigares communs, arrivant des magasins à la manufacture du Gros-Caillou, contiennent 12 kilogrammes 25 grammes de nicotine ; lorsqu’ils en sortent, ils n’en ont plus que 5 kilogr. 85 grammes. La manufacture du quai d’Orsay, par les lavages, la fermentation, l’évaporation des tabacs, par les réactions de toute sorte qu’elle leur impose, détruit chaque année 94,290 kilogrammes de nicotine, c’est-à-dire de quoi tuer instantanément la population entière de la France. La nicotine, dont on n’a pu débarrasser le tabac et qui reste forcément dans les produits livrés au commerce entre-t-elle dans l’économie animale ? Pour une si petite quantité qu’il est superflu d’en parler. Les fumeurs la brûlent, les priseurs la mouchent, les autres la crachent, et personne n’en meurt.

A en croire un membre de l’Académie de médecine qui a écrit sur ce sujet de fort curieux opuscules, l’aliénation mentale a fait en France des progrès absolument en rapport avec ceux de la consommation, du tabac. Dans une table dressée avec soin, on peut voir la progression : en 1838, la régie gagne 30 millions, 10,000 aliénés ; — en 1842, 80 millions, 15,000 aliénés ; — en 1852,120 millions, 22,000 aliénés ; — en 1862, 180 millions, 44,000 aliénés. Un tel calcul, présenté avec habileté, n’est que spécieux. De ces chiffres, dont l’importance est douloureuse, il faut retrancher les femmes, qui, dans les cas de folie, sont de 47 pour 100 ; de plus il faut admettre, car le fait est trop éclatant pour pouvoir être nié, que depuis une vingtaine d’années la France est envahie par une maladie dont la Suède, la Norvège et l’Angleterre semblaient avoir le triste privilège : je veux parler de l’alcoolisme, que notre armée d’Afrique nous a apporté avec l’absinthe. Là bien plus qu’ailleurs il faut chercher la vraie cause de l’accroissement des maladies mentales ; là est le réel poison, dans cette liqueur verte, violente, qui contient 72 degrés d’alcool, qui brûle, détruit, désagrège si bien l’organisme, que M. Renard, médecin militaire à Batna, a reconnu sur le crâne des buveurs d’absinthe des traces d’exfoliation et de dépression transparentes ; c’est ce vert-de-gris fluide qui pousse aux méningites, à l’abrutissement, à la fureur maniaque, à toutes les altérations du cerveau, et non le tabac, qui, après tout et tel qu’on le prépare, n’est qu’un narcotique adouci, auquel on s’habitue facilement, dont l’usage modéré est sans péril, et où l’on trouve l’adoucissement à bien des ennuis. Il appartient à la grande famille des solanées, des consolatrices. Pour se convaincre qu’il ne mérite pas tant d’anathèmes et qu’il ne détruit ni la raison ni la santé, il suffit de voir ce qui se passe dans la marine et dans les manufactures de la régie.

Il est certain que le rôle est la forme de tabac qui donne le plus de nicotine, puisqu’il est mâché et qu’il pénètre ainsi plus ou moins dans les voies digestives. Les marins ont toujours du tabac dans la bouche, car il leur est défendu de fumer dans les entre-ponts et pendant la durée du service. Le personnel de notre flotte est aujourd’hui environ de 30,000 hommes qui offrent exactement, malgré les voyages et le séjour dans les pays tropicaux, lia proportion normale pour les cas de folie. Il y a plus, notre littoral est divisé en cinq arrondissemens maritimes ayant pour chefs-lieux Brest, Cherbourg, Rochefort, Lorient et Toulon. Or le premier donne un nombre de fous égal à celui des quatre autres. Est-ce au tabac qu’il faut attribuer un résultat pareil ? Non, mais plutôt aux boissons alcooliques dont les matelots bretons font une consommation que nulle société de tempérance ne parviendrait à modérer. Quant aux ouvriers des manufactures, à ceux qui vivent du matin au soir dans les émanations du tabac, qui plongent pour ainsi dire dans des vapeurs de nicotine, nulle maladie spéciale ne les atteint. Dans les cas d’épidémie, ils courent simplement les chances du quartier qu’ils habitent ; on a fait à cet égard, pendant les dernières périodes du choléra, des expériences multipliées dont la conclusion est évidente. Les ouvriers et les ouvrières qui sont chargés de la fabrication des rôles filent le tabac humide, trempent leurs mains dans des baquets pleins de jus concentré, et ne s’en portent pas plus mal. Parfois ils ont la peau des doigts légèrement excoriée par les sels de potasse ; mais c’est là tout. Il y a au Gros-Caillou un vieux bonhomme entré en 1811 à la manufacture, et qui pose encore assez gaillardement sur le coin de l’oreille un bonnet de police, en souvenir des grenadiers de la garde impériale, parmi lesquels il a servi. Il est employé à façonner les rôles en paquets ; il a les mains noires et pénétrées par l’humidité qui en découle. Il est sourd comme un dieu, mais le tabac n’y est pour rien, et ses quatre-vingts ans y sont pour beaucoup. Je lui ai crié quelques questions ; il y a répondu fort nettement, et m’a affirmé qu’il n’avait jamais été malade. Les rapports des médecins attachés aux manufactures semblent cependant prouver qu’il y a une affection particulière dont les ouvriers en tabacs souffrent souvent ; mais cette affection est accidentelle : c’est la conjonctivite. Une personne qui a les doigts imprégnés de tabac et qui se frotte l’œil enflamme la sclérotique, et naturellement est atteinte d’une légère ophthalmie qui dure un jour ou deux, et cède invariablement à l’usage des collyres les moins compliqués.

Du reste, il est un moyen bien simple de neutraliser l’effet du tabac, l’espèce d’engourdissement qu’il procure lorsqu’on en abuse, le malaise qu’il cause aux débutans maladroits : il suffit de boire une tasse de café noir. Le tannin, que le café renferme en quantité fort appréciable, est le contre-poison de la nicotine. Les directeurs de l’expertise, forcés de fumer outre mesure, lorsqu’ils ont le sens du goût émoussé par le nombre de cigares qu’ils ont dégustés, prennent du café, et retrouvent immédiatement une sûreté d’appréciation qui leur permet de continuer efficacement leur travail. En cela, les Turcs sont nos maîtres ; ils ont trouvé du premier coup et à leur insu le moyen de fumer toujours avec plaisir et sans fatigue : après chaque pipe, une tasse de café dont le marc sert plus tard à nettoyer le long tuyau de leurs tchiboucs. Lorsque la nicotiane a été importée en France, on l’a considérée comme une sorte de panacée universelle, et les médecins voyaient en elle le remède à toutes nos misères ; aujourd’hui la boîte aux cigares est comme le coffret de Pandore : tous les maux s’en échappent. La seconde opinion est presque aussi exagérée que la première ; mais comme nulle loi ne nous forcera user du tabac, que, si l’habitude est mauvaise, nous ne la devons qu’à nous-mêmes à qui seuls elle fait tort, que l’état trouve dans cette industrie un bénéfice légitime et considérable, que les produits qu’on nous vend tendent chaque jour à devenir meilleurs, que la science n’a pas encore sérieusement constaté les dangers dont elle cherche à nous effrayer, il faut laisser parler en paix les docteurs moralistes, et attendre avec confiance qu’ils aient changé d’opinion.


MAXIME DU CAMP.


  1. Scaferlati est le nom technique et administratif du tabac à fumer. D’où vient ce nom ? Selon les uns, c’est la dénomination que les Levantins donnaient à une sorte de tabac qu’on expédiait de Turquie ; selon d’autres, c’est le nom d’un ouvrier italien qui, travaillant à la ferme dans la première moitié du XVIIIe siècle, inventa un nouveau procédé pour hacher le tabac. On prétend encore que scaferlati est la corruption du mot italien scarpelletti, qui signifie petits ciseaux.
  2. Alpes-Maritimes, Var, Bouches-du-Rhône, Ille-et-Vilaine, Gironde, Lot, Lot-et-Garonne, Meurthe, Moselle, Nord, Pas-de-Calais, Hautes-Pyrénées, Landes, Bas-Rhin, Haut-Rhin, Haute-Saône, Haute-Savoie, Savoie.
  3. Bordeaux, Châteauroux, Dieppe, Le Havre, Lille, Lyon, Marseille, Metz, Morlaix, Nancy, Nantes, Nice, Paris-Gros-Caillou, Paris-Reuilly, Strasbourg, Tonneins et Toulouse.
  4. La remise totale faite en 1867 aux débitans a été de 27,672,851 fr. 50 cent. ; soit 712 fr. 64 cent, par tête.
  5. Sur cent parties, le râpé ordinaire renferme : Virginie 25, Kentuky 5, Nord 8, Ille-et-Vilaine 5, Lot-et-Garonne 12, Lot 18, coupures de Kentuky 5, côtes et rejets d’autres fabrications 22.
  6. Cigares à 10 centimes : Brésil, Mexique, 60 ; Havane, 20 ; Gironde, Dordogne, 20 ; Cigares à 5 centimes : Kentuky, 30 ; Hongrie, 12 ; Pas-de-Calais, 3 ; Lot-et-Garonne, 10 ; Bas-Rhin, 10 ; Haut-Rhin, Haute-Saône, 3 ; Meuuhe, Moselle, Savoie, 10 ; Gironde, Dordogne, 20 ; Algérie, 1.
  7. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, une corruption du vieux mot petun, qui est encore resté dans le bas-breton sous forme de butun, et dans le turc sous celle de tutun ; betun signifie cirage, ce qui indique quelle est l’apparence du liquide employé pour provoquer la fermentation.