Les Mangeurs de viande

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plaisirs cruelsCharpentier (p. 45-127).


LES MANGEURS DE VIANDE


I


Dans tous les actes de sa vie, l’homme doit apporter un esprit de méthode sans lequel le but qu’il poursuit ne saurait être atteint. Cela est vrai, qu’il s’agisse des choses matérielles ou immatérielles. De même qu’il sera impossible au boulanger de faire du pain, s’il n’a ni pétri sa pâte, ni chauffé son four, de même l’homme qui tendra vers une vie morale, ne pourra réussir qu’autant qu’il aura su acquérir les diverses qualités, dont l’ensemble fait qu’on peut dire de celui qui les possède : « C’est un homme d’une vie morale irréprochable. » Il faudra en outre que dans l’acquisition de ces qualités, il suive une marche logique, ordonnée ; qu’il commence par les vertus fondamentales et qu’il gravisse petit à petit, les échelons qui le mèneront au but qu’il poursuit.

Dans toutes les doctrines morales, il existe une échelle, laquelle, comme dit la sagesse chinoise, va de la terre au ciel et dont l’ascension ne peut s’accomplir autrement qu’en commençant par l’échelon le plus bas. Cette règle est prescrite aussi bien par les bramines et les bouddhistes que par les partisans de Confucius, on la retrouve également dans les doctrines des sages de la Grèce.

Tous les moralistes, aussi bien déistes que matérialistes, reconnaissent la nécessité d’une succession définie et méthodique dans l’assimilation des vertus sans lesquelles il n’y a pas de vie morale possible. Cette nécessité découle de l’essence même des choses ; il semblerait par conséquent, qu’elle dût être acceptée par tous. Mais, chose étrange ! depuis que le christianisme est devenu synonyme d’Église, la conscience de cette nécessité tend à disparaître de plus en plus et elle n’existe plus guère que chez les ascètes et les moines.

Parmi les chrétiens laïques, il est parfaitement admis qu’un homme puisse posséder des vertus supérieures sans avoir commencé par acquérir celles qui, normalement, auraient dû l’y conduire ; certains vont même plus loin et prétendent que l’existence de vices parfaitement déterminés chez un individu, ne l’empêche en aucune façon de posséder parallèlement de très hautes vertus.

Il est résulté de cela, qu’aujourd’hui, chez les laïques, la notion de la vie morale est, sinon perdue, tout au moins fort embrouillée.


II


Cela est arrivé, à mon avis, de la façon suivante.

Le christianisme, en remplaçant le paganisme, a posé en principe une morale plus exigeante ; mais cette morale, comme celle du paganisme, ne pouvait être atteinte qu’après avoir suivi tous les degrés de l’échelle des vertus.

D’après Platon, l’abstinence était la première qualité qu’il importait d’acquérir. Venaient ensuite : le courage, la sagesse et enfin la justice qui, d’après sa doctrine, était la vertu la plus haute qu’un homme pût posséder. La doctrine du Christ enseignait une autre progression : le sacrifice, la fidélité à la volonté divine et au-dessus de tout : l’amour.

Les hommes qui se sont sérieusement convertis au christianisme et qui ont cherché à mener une vie morale chrétienne n’en ont pas moins commencé par adopter le premier principe de la doctrine païenne en s’abstenant du superflu.

Qu’on n’aille pas croire que le christianisme ne faisait, dans ce cas, que s’approprier ce que le paganisme avait érigé avant lui. Qu’on ne me fasse pas ce reproche que j’abaisse le christianisme en ravalant sa haute doctrine jusqu’au bas niveau païen. Cela serait injuste ; je reconnais la doctrine chrétienne comme la plus haute qui soit et je ne la compare en rien au paganisme.

C’est justement parce que la doctrine chrétienne est supérieure à celle des païens qu’elle l’a supplantée ; mais il n’en faut pas moins reconnaître que l’une et l’autre acheminent l’homme vers la vérité et le bien, et, comme ces deux choses sont immuables, au fond la voie qui y conduit doit être unique. C’est pourquoi les premiers pas dans cette voie doivent nécessairement être les mêmes, qu’il s’agisse des chrétiens ou des païens. Qu’est-ce qui différencie donc ces deux doctrines ? C’est que, à l’encontre de la doctrine païenne qui a été établie d’une façon bornée, la doctrine chrétienne est une tendance continuelle vers la perfection.

Platon, par exemple, établit comme modèle de perfection : la justice ; le Christ choisit la perfection indéfinie : l’amour : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »

D’après le paganisme, avant d’arriver à la plus haute vertu, les degrés qu’on franchit ont leur importance relative : plus hauts ils sont, et plus il faut de vertu. Il résulte de là qu’au point de vue païen, on peut être plus ou moins vertueux ou plus ou moins vicieux.

D’après la doctrine chrétienne, il n’en saurait être ainsi : on est vertueux ou on ne l’est pas. On le devient plus ou moins vite ; mais on n’est réputé tel qu’autant que tous les éléments ont été acquis.

Je m’explique. Au point de vue païen, l’homme sage est vertueux ; mais celui qui, à la sagesse, ajoute le courage, l’est plus que l’autre et si, à ces deux qualités vient s’ajouter le sentiment de la justice, la perfection est atteinte. Le chrétien au contraire ne saurait être supérieur ou inférieur à un autre au point de vue moral ; mais il est d’autant plus chrétien qu’il se meut plus rapidement sur la voie de la perfection, quel que soit le degré sur lequel il se trouve à un moment donné, de sorte que la vertu stationnaire d’un pharisien est moins chrétienne que celle du larron dont l’âme est en plein mouvement vers l’idéal et qui se repent sur sa croix.

Telle est la différence entre les deux doctrines. Le paganisme considère l’abstinence comme une vertu alors que le christianisme ne l’admet que comme un moyen d’acheminement vers le sacrifice, condition première d’une vie morale.

Cependant tous les hommes ne considèrent pas la doctrine du Christ comme une tendance continuelle vers la perfection ; la majorité l’a comprise comme une doctrine rédemptrice : le rachat du péché par la grâce divine transmise par l’Église chez les catholiques et les orthodoxes et la croyance en la rédemption chez les protestants et les calvinistes. C’est cette doctrine qui a fait disparaître la sincérité et le sérieux de l’attitude des hommes vis-à-vis de la morale chrétienne. Les représentants de ces organes pourront prêcher à satiété que ces moyens de salut n’empêchent pas l’homme de tendre vers une vie morale, mais y concourent au contraire ; certaines situations engendrent en elles-mêmes certaines conclusions, et aucun argument ne pourra empêcher les hommes de les accepter.

C’est pourquoi l’homme qui est imbu de cette croyance de rédemption n’aura plus l’énergie suffisante pour assurer son salut au moyen de ses propres efforts ; il trouvera bien plus simple d’accepter le dogme qui lui est enseigné et d’attendre de la grâce divine le rachat des fautes qu’il aura pu commettre.

C’est ce qui est arrivé à la majorité des adeptes du christianisme.


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III


Telle est la cause principale de ce relâchement dans les mœurs. Pourquoi s’astreindre à certaines coutumes ? Pourquoi se priver de telle ou telle chose puisque le résultat sera le même ? Pourquoi rompre avec des habitudes agréables en somme, puisque la récompense viendra quand même ?

Tout récemment a paru l’encyclique du pape sur le socialisme. Dans ce document, le chef de l’Église, après une prétendue réfutation de la doctrine socialiste sur l’illégitimité de la propriété, dit expressément que « nul assurément n’est tenu de soulager le prochain en prenant sur son nécessaire ou sur celui de sa famille ou en retranchant quoique ce soit de ce qu’exigent les convenances mondaines. Personne, en effet, ne doit vivre contrairement aux convenances. » (Cela est emprunté à saint Thomas : Nullus enim inconvenienter debet vivere.) « Mais, après avoir satisfait aux besoins et aux convenances extérieures, dit plus loin l’encyclique, le devoir de chacun est de donner le superflu aux pauvres. »

Ainsi prêche le chef de l’Église la plus répandue aujourd’hui ; ainsi prêchaient tous les Pères de l’Église qui reconnaissaient le salut par l’action insuffisant.

Et à côté de la prédication de cette doctrine égoïste, qui prescrit de donner au prochain ce dont on n’a pas besoin, on prêche l’amour dudit prochain et c’est toujours avec emphase qu’on cite les célèbres paroles prononcées par saint Paul dans le XIIIe chapitre de sa première épître aux Corinthiens.

Quoique la doctrine évangélique tout entière soit remplie d’appels à l’abnégation et enseigne que cette vertu est la première des conditions pour atteindre à la perfection chrétienne ; quoiqu’il y soit dit que « qui ne portera pas sa croix, qui ne reniera pas son père, sa mère, qui ne risquera pas sa vie… » ces hommes persuadent aux autres qu’il n’est pas nécessaire pour aimer son prochain de sacrifier ce à quoi on est habitué, mais qu’il suffit de donner ce qu’on juge convenable.

Ainsi parlent les Pères de l’Église et, conséquemment, ceux qui repoussent la doctrine de l’Église (en tant que manifestations extérieures du culte) pensent, parlent et écrivent de même manière que les libres-penseurs. Ces hommes se persuadent et persuadent aux autres que, sans qu’il soit besoin de réduire ses passions, on peut servir l’humanité et avoir une conduite morale.

Les hommes, après avoir rejeté les pratiques païennes, n’ont pas su s’assimiler la véritable doctrine chrétienne ; ils n’ont pas admis la marche progressive dans le chemin de la vertu, ils sont restés stationnaires.


IV


Dans le temps jadis, avant l’apparition du christianisme, tous les grands philosophes, en commençant par Socrate, furent d’avis que la première des vertus à acquérir était l’abstinence : ἐνγκρατείς ou σωφροσύνη, et que vouloir en acquérir d’autres, sans posséder celle-là, était impossible.

Il est évident, en effet, que l’homme qui ne sait pas se maîtriser devient la proie facile de tous les vices et se trouve dans l’impossibilité de mener une vie morale. Avant de penser à la générosité, à l’amour, au désintéressement, à la justice, il faut que l’homme apprenne à se bien posséder et qu’il soit assez fort, le cas échéant, pour refréner ses appétits.

À notre point de vue, tout cela est inutile ; nous avons la conviction que l’homme peut mener une existence absolument morale, alors même qu’il se laisse aller complètement à son penchant pour le luxe et les plaisirs.

Il semblerait, quel que soit le point de vue auquel on se place — utilitaire, païen ou chrétien — que l’homme qui exploite pour son propre plaisir le travail, et souvent le travail le plus pénible d’autrui, agisse mal, et que c’est là la première habitude avec laquelle il devrait rompre, s’il vise à mener l’existence propre à l’homme de bien.

Au point de vue utilitaire, c’est une mauvaise action, car, en forçant les autres à travailler pour soi, l’homme se trouve toujours dans une situation fâcheuse : il s’habitue à satisfaire ses passions et devient leur esclave, alors que les gens qu’il emploie ne travaillent pour lui qu’avec jalousie et mécontentement, et n’attendent qu’une occasion favorable pour s’affranchir de cette nécessité.

Par conséquent, l’homme se trouve toujours exposé à rester avec des habitudes invétérées, qu’à un moment donné il peut ne plus être en mesure de satisfaire.

Au point de vue de la justice, c’est encore une mauvaise action, parce qu’il est mal de bénéficier, pour son agrément, du travail d’individus qui, par le fait même de leur condition, ne peuvent pas se donner la centième partie des jouissances qu’ils concourent à procurer à celui qui les emploie.

Au point de vue de l’amour chrétien, il semble superflu de démontrer que l’homme qui aime réellement son prochain, loin de se servir du travail d’autrui pour son plaisir, donnera plutôt sa part d’activité pour aider au bien-être des autres.

Ces exigences de l’intérêt, de la justice et de l’amour, sont absolument dédaignées dans notre société. D’après la doctrine qui domine le plus aujourd’hui, l’augmentation des besoins est considérée, au contraire, comme une qualité désirable, comme un indice de développement intellectuel, de civilisation et de perfection.

Les hommes soi-disant instruits estiment que ces habitudes de confort, que cette tendance à l’effémination sont un indice certain d’une supériorité morale confinant à la vertu. Plus il y a de besoins, plus ils sont raffinés, et mieux cela vaut.

Rien ne vient aussi fortement à l’appui de cette assertion que la poésie descriptive et les romans de ce siècle et du siècle dernier. Comment sont peints les héros et les héroïnes qui représentent l’idéal de la vertu ? — Dans la plupart des cas, les hommes qui doivent représenter quelque chose de noble, d’élevé, en allant de Child-Harold aux derniers héros de Félier, de Trolop, de Maupassant, ne sont rien autre que des parasites qui dévorent, par leur luxe, le travail de milliers d’hommes, alors qu’eux-mêmes ne sont utiles à rien ni à personne.

Quant aux héroïnes, ce ne sont que des courtisanes qui procurent plus ou moins de plaisirs aux hommes et qui gaspillent le travail des autres au profit de leur luxe.

Je me souviens que, lorsque j’écrivais des romans, une difficulté inexplicable se présentait à moi ; j’ai lutté contre elle, de même que luttent encore contre elle, aujourd’hui, les romanciers qui ont conscience de ce qu’est la beauté morale réelle ; cette difficulté était de peindre le type de l’homme du grand monde idéalement beau et bon, et en même temps conforme à la réalité.

La description de l’homme et de la femme du grand monde ne sera vraie qu’autant que le personnage sera présenté dans son milieu habituel, c’est-à-dire dans le luxe et l’oisiveté. Au point de vue moral, ce personnage est certainement peu sympathique, et cependant il faut le présenter de telle façon qu’il le soit. C’est ce que les romanciers cherchent à faire, et c’est ce que j’ai cherché également. Pourquoi se donner autant de peine ? Les lecteurs habituels de ces romans ne sont-ils pas, au point de vue moral, à un niveau à peu près égal à celui du héros qu’on leur dépeint ? N’ont-ils pas, eux aussi, les mêmes penchants et les mêmes habitudes ? Pourquoi alors prendre tant de soucis pour leur rendre sympathiques des types tels que les Child-Harold, les Oneguine, les de Camors, qu’ils sont tout disposés à considérer comme de braves gens ?


V


La preuve indéniable que les hommes d’aujourd’hui ne considèrent pas l’abstinence païenne et l’abnégation chrétienne comme des qualités désirables et bonnes, se trouve dans le système d’éducation donnée aux enfants : au lieu de viser à les rendre forts et courageux, on les effémine et on leur donne l’habitude de l’oisiveté.

Il y a longtemps que je voulais écrire le conte suivant :

Une femme offensée par une autre et désirant se venger d’elle lui vole son unique enfant, se rend chez le sorcier et lui demande comment elle pourra le plus complètement et le plus cruellement tirer vengeance de son ennemie par le moyen de son fils. Le sorcier lui conseille de conduire l’enfant dans un endroit qu’il lui indique, et lui promet une terrible vengeance. La méchante femme suit ce conseil, mais ne perd pas de vue l’enfant ; à sa grande surprise, elle voit qu’il a été recueilli par un homme riche sans héritiers. Elle retourne chez le sorcier et l’accable de reproches ; il lui répond que l’heure n’est pas encore venue et qu’il lui faut attendre. Cependant l’enfant grandit dans le luxe et l’abondance ; la méchante femme est stupéfaite ; mais le sorcier lui dit d’attendre encore ; et, en effet, il arrive un moment où sa vengeance est tellement terrible qu’elle en vient à plaindre sa victime. L’enfant, qui a grandi dans le confort de la richesse, se ruine bientôt ; et c’est alors que commence une série de privations et de souffrances physiques auxquelles il est particulièrement sensible et contre lesquelles il est impuissant. D’un côté, de nobles aspirations le portent vers une vie régulière ; de l’autre, il ressent l’impuissance de sa chair émasculée, affaiblie et gâtée par le luxe et l’oisiveté.

C’est une lutte sans espoir, une chute continuelle, chaque jour plus profonde, puis l’ivrognerie comme moyen d’oubli ; puis enfin le crime, et la folie ou le suicide pour finir. En vérité, l’éducation de quelques enfants, à notre époque, est faite pour nous terrifier. Seuls, les plus impitoyables ennemis de ces enfants pourraient prendre autant de peine pour leur inculquer l’imbécillité et les vices ; qu’ils doivent à leurs parents et plus spécialement à leurs mères ; et notre horreur s’accroît quand nous contemplons les résultats de cette éducation et les ravages qu’elle produit dans l’âme d’enfants, si soigneusement ruinée par leurs parents. On leur donne des habitudes efféminées ; on ne leur apprend pas à maitriser leurs penchants. Il arrive alors que l’homme, loin d’être entraîné au travail, d’avoir l’amour de son œuvre, d’avoir conscience de ce qu’il a fait, est habitué au contraire à l’oisiveté, au mépris de tout travail productif et au gaspillage. Il perd la notion de la première vertu à acquérir avant toute autre : la sagesse ; et il entre dans la vie où l’on prêche et où l’on semble apprécier les hautes vertus de la justice, de l’amour et de la charité. Heureux encore, si le jeune homme est d’une nature faible moralement, s’il ne sait pas discerner la moralité des apparences de la moralité, s’il peut se contenter du mensonge qui est devenu la loi de la société. Si cela est ainsi, tout semble aller à souhait, et l’homme qui a le sens moral assoupi peut vivre heureux jusqu’à son dernier jour.

Mais cela n’est pas toujours ainsi, surtout en ces derniers temps, quand la conscience de l’immoralité d’une pareille existence est dans l’air et frappe malgre tout le cœur. Il arrive de plus en plus souvent que les principes de la véritable morale se font jour, et alors commence une pénible lutte intérieure, une souffrance qui finit rarement à l’avantage de la moralité.

L’homme sent que sa vie est mauvaise, qu’il faudrait la changer de fond en comble, et il essaye de le faire ; mais alors ceux qui ont subi déjà la même lutte et qui y ont succombé se jettent de toutes parts sur celui qui tend à changer son existence, et s’efforcent par tous les moyens de le persuader de l’inutilité de ses efforts, de lui prouver que la continence et l’abnégation ne sont nullement nécessaires pour être bon ; qu’on peut, tout en aimant la bonne chère, le luxe, l’oisiveté et même la luxure, être un homme absolument utile et droit. Cette lutte, généralement, a une fin lamentable, soit que, exténué, l’homme se soumette à l’avis genéral, cesse d’écouter la voix de sa conscience, ait recours a des subterfuges pour se justifier et continue sa vie de débauche en se persuadant qu’il la rachète, soit par sa foi en la rédemption et dans les sacrements, soit par le culte de la science, de l’art et de la patrie, ou bien qu’il lutte, souffre, devienne fou ou se suicide. Il est rare qu’au milieu de toutes les tentations qui entourent l’homme de notre société, il comprenne qu’il existe et qu’il a existé pendant des milliers d’années une vérité primitive pour tous les hommes sages ; que, pour arriver à une existence morale, il faut avant tout cesser d’avoir une mauvaise conduite et que, pour atteindre quelque haute vertu, il faut avant tout acquérir la vertu de l’abstinence et de la possession de soi-même comme l’ont définie les païens, ou la vertu de l’abnégation comme le prescrit le christianisme.


VI


Je viens de lire les lettres de notre très érudit M. Ogarev, l’exilé, à un autre érudit, M. Herzen. Dans ces lettres, M. Ogarev exprime ses pensées intimes, ses tendances les plus élevées, et tout de suite on s’aperçoit qu’il pose un peu devant son ami. Il parle de la perfection, de la sainte amitié, de l’amour, du culte de la science, de l’humanité, etc. Et à côté, avec le même ton, il écrit qu’il irrite souvent son ami avec lequel il habite, parce que, suivant ses propres expressions, « je rentre en état d’ébriété ou que je passe de longues heures avec un être déchu, mais charmant… »

Évidemment très sympathique, de grand talent, d’une très grande érudition, cet homme ne pouvait même pas s’imaginer qu’il y avait la moindre faute dans ce fait que lui, marié, attendant à chaque moment l’accouchement de sa femme (dans la lettre suivante il annonce sa délivrance), rentre chez lui ivre, après avoir passé son temps en compagnie d’une fille de joie. Il ne lui est même pas venu à l’idée que tant qu’il n’aurait pas commencé la lutte et maîtrisé, au moins dans une faible partie, ses tendances à l’ivrognerie et à la luxure, il n’aura pas le droit de penser à l’amitié, à l’amour et surtout au culte de quoi que ce soit.

Et non seulement il ne lutte pas contre ces vices, mais il les considère comme quelque chose de charmant qui n’empêche nullement sa tendance vers la perfection ; et, loin de les cacher à son ami, devant lequel il voulait se présenter sous le meilleur aspect, il en fait au contraire parade.

Ainsi se passaient les choses, il y a cinquante ans. J’ai connu encore ces hommes, j’ai connu Ogarev et Herzen eux-mêmes et les hommes de cette catégorie, éduqués suivant les mêmes traditions. Chez tous, il y avait une absence frappante d’esprit de suite ; il y avait chez eux un ardent désir du bien, et, à côté de cela, ils affichaient la licence la plus complète dans la débauche. Ils avaient cependant la conviction que cela ne pouvait empêcher une existence morale et qu’ils pouvaient accomplir malgré tout de bonnes et même de grandes actions.

Ils mettaient dans un four non chauffé de la pâte non pétrie et croyaient que le pain serait cuit. Et lorsque sur leurs vieux jours ils s’aperçurent que le pain ne cuisait pas, c’est-à-dire que leur existence n’avait eu aucun résultat utile, ils y virent un coup terrible du destin.

Cette destinée est en effet terrible. Cette situation tragique, comme elle était du temps de Herzen, Ogarev et autres, se répète encore aujourd’hui pour un grand nombre d’hommes, soi-disant instruits, qui ont conservé les mêmes opinions. L’homme tend aux bonnes mœurs ; mais la régularité, nécessaire à cet effet, n’existe pas dans la société actuelle. Comme Ogarev et Herzen, il y a cinquante ans, la majorité des hommes actuels est convaincue qu’une vie efféminée, une nourriture abondante et grasse, les plaisirs et la luxure, n’empêchent pas une existence morale. Mais il est probable qu’ils n’y réussissent pas, puisqu’ils sont envahis par le pessimisme et disent : « C’est là une situation tragique de l’homme. »

Ce qui surprend encore, c’est que ces hommes sachent que la distribution des plaisirs entre les hommes est inégale, qu’ils considèrent cette inégalité comme un mal, qu’ils veulent y porter remède et que, cependant, ils ne cessent pas de tendre à l’augmentation de ces plaisirs.

En agissant ainsi, ces hommes ressemblent à des gens qui, en entrant les premiers dans un jardin fruitier, se pressent d’y cueillir tous les fruits à la portée de leurs mains, tout en désirant établir une répartition plus équitable des fruits entre eux et ceux qui les ont suivis, et qui continuent cependant à s’emparer de tous les fruits.


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VII


L’erreur dont nous parlons est si incompréhensible que, j’en suis certain, les générations à venir ne comprendront pas ce que les hommes de notre époque entendaient par « vie morale », lorsqu’ils disaient que le glouton, l’émasculé, le débauché, l’oisif de nos classes riches avaient une vie morale.

En effet, il suffirait d’abandonner la manière ordinaire d’envisager la vie des classes riches, de la regarder — je ne dis pas en se plaçant au point de vue chrétien — mais païen, au point de vue de la justice la plus élémentaire, pour se convaincre que, devant cette violation des lois les plus simples, les plus primitives de la justice, lois que les enfants mêmes n’oseraient violer dans leurs jeux, et au milieu desquelles nous, les hommes de la classe opulente, nous vivons, il ne peut être question d’une existence morale quelconque. Que de fois nous nous servons, pour justifier notre mauvaise conduite, de l’affirmation qu’un acte qui irait à l’encontre de la vie ordinaire ne serait pas naturel, n’indiquerait que le désir de poser, et, par suite, serait une mauvaise action ! Cette argumentation semble être inventée pour que les hommes n’abandonnent jamais leur mauvaise conduite. Si notre vie était toujours juste, toute action conforme à cette vie serait forcément juste ; et si notre vie n’est qu’à moitié bonne, il y a autant de chances pour que toute action qui n’est pas conforme à l’avis général soit bonne ou mauvaise ; si enfin notre vie est mauvaise, comme celle des classes dirigeantes, il est impossible de faire une seule bonne action sans compromettre le train régulier de notre vie.

La moralité de la vie, d’après la doctrine païenne et, plus encore, d’après la doctrine chrétienne, ne peut être définie que par le rapport, dans le sens mathématique, de l’amour pour soi à l’amour pour le prochain. Moins on a d’amour pour soi-même, moins on exige de soins et de peines de la part des autres, et plus on a d’amour pour le prochain, de souci du bien d’autrui ; plus on travaille pour lui, plus la vie est morale.

Ainsi entendaient et entendent la bonne vie, tous les sages de l’humanité et tous les véritables chrétiens ; elle est comprise de même par tous les gens simples. Plus l’homme donne aux autres et exige moins pour lui, plus il est près de la perfection. Moins il donne aux autres et plus il exige pour lui, plus il s’éloigne de la perfection.

Si vous déplacez le centre de gravité d’un levier, en le rapprochant du bras le plus court, par ce fait, non seulement le bras long le deviendra encore davantage, mais le bras court deviendra encore plus court. De même si l’homme, ayant une certaine faculté d’aimer, a augmenté l’amour de lui-même et des soins égoïstes, il a par suite diminué la possibilité de l’amour et des soins à donner aux autres, non seulement de la quantité d’amour qu’il a accumulée sur lui, mais dans des proportions bien plus grandes. Au lieu de donner à manger aux autres, l’homme a mangé lui-même ce surplus, et par cela, non seulement il a diminué la possibilité de donner ce surplus, mais encore, s’étant gavé, il s’est mis dans l’impossibilité de penser aux autres.

Pour être capable d’aimer les autres, il faut ne pas s’aimer exclusivement. D’ordinaire, cela se passe ainsi : Nous pensons et nous nous persuadons que nous aimons les autres ; mais ce n’est qu’en paroles, non en fait. Nous oublierons de donner à manger aux autres, de les coucher : pour nous, jamais. Et voilà pourquoi, pour réellement aimer les autres, il faut apprendre à ne pas s’aimer en fait, apprendre à oublier de manger et de dormir, de même que nous le faisons à l’égard des autres.

Nous disons : « Un homme bon », et : « Il mène une conduite morale » d’un homme efféminé, habitué au luxe. Un pareil être peut avoir les meilleurs traits de caractère, mais ne peut pas avoir une conduite morale, de même qu’un couteau du meilleur travail et du meilleur acier ne peut pas couper s’il n’est aiguisé. Être bon et avoir de bonnes mœurs veut dire : donner aux autres plus qu’on n’en reçoit. L’homme habitué au luxe ne peut pas le faire, d’abord à cause de ses besoins nombreux qu’une longue habitude a consacrés, et ensuite parce qu’en consommant tout ce qu’il reçoit des autres, il s’affaiblit et se rend impropre à tout travail.

L’être humain (homme ou femme) couche sur un lit avec un sommier, deux matelas, deux draps bien blancs, des taies d’oreiller, des oreillers en duvet ; près du lit, il y a une carpette pour protéger ses pieds contre le froid, bien qu’il ait des pantoufles ; près de lui encore, les accessoires nécessaires pour qu’il n’ait pas besoin d’aller plus loin ; il peut satisfaire, sans se déranger, tous ses besoins : ce n’est rien, on l’emportera… Les fenêtres sont protégées par des rideaux pour que la lumière ne l’empêche pas de dormir, et il dort jusqu’à satiété. Toutes les mesures sont prises pour que l’hiver il ait chaud, l’été, frais ; pour qu’il ne soit pas troublé par le bruit, les mouches et autres insectes ; il dort, et à son réveil il trouvera de l’eau chaude et froide pour les besoins de sa toilette ; parfois pour le bain, parfois pour se raser. On prépare le thé ou le café, boissons excitantes qu’on boit aussitôt levé ; les bottes, les bottines, les caoutchoucs (plusieurs paires) qu’il a salis la veille sont déjà nettoyés et luisent comme du verre, sans qu’on y trouve un grain de poussière. On nettoie aussi les vêtements portés la veille et qui sont propres, non seulement à l’hiver et à l’été, mais encore au printemps, à l’automne, aux temps pluvieux, chauds, humides, etc. — On prépare du linge fraîchement lavé, empesé, repassé, avec des petits boutons, des boutonnières qui sont passées en revue par des gens préposés spécialement à ce soin. Si l’homme est actif, il se lève de bonne heure, c’est-à-dire à sept heures du matin, mais tout de même deux ou trois heures après ceux qui ont dû préparer tout cela pour lui. En outre des préparatifs des vêtements pour la journée et des couvertures pour la nuit, il y a encore le vêtement et les chaussures de petit lever : robe de chambre, pantoufles, et enfin on va se débarbouiller, se nettoyer, se peigner et, à cet effet, on emploie plusieurs sortes de brosses, de savons et une grande quantité d’eau (beaucoup d’Anglais et les femmes surtout sont fiers, je ne sais pourquoi, d’employer beaucoup de savon et d’user beaucoup d’eau). Ensuite, l’homme s’habille, se peigne devant une glace spéciale, en outre de celles qui sont suspendues dans presque toutes les chambres.

Il prend les choses qui lui sont nécessaires : des lunettes, un lorgnon, et met tout cela dans sa poche : un mouchoir propre pour se moucher, une montre avec la chaîne, quoique partout où il se trouvera il y ait une pendule ; il se munit d’argent de tout genre : menue monnaie (souvent dans un petit appareil spécial qui dispense de la peine de chercher ce qu’il faut), et de billets de banque, des cartes sur lesquelles est imprimé son nom, ce qui dispense de la peine de l’écrire, un carnet, un crayon, etc.

Pour la femme, la toilette est encore plus compliquée : le corset, la coiffure, des bijoux, des petits rubans, des petits cordons, des épingles à cheveux et ordinaires, des broches, etc.

Mais voilà que tout est fini, et la journée commence d’ordinaire par le manger : on prend le café, ou le thé, avec une grande quantité de sucre, on mange des petits pains, du pain de première qualité, avec du beurre et parfois du jambon. Les hommes, pour la plupart, fument des cigarettes ou des cigares, puis lisent leur journal tout frais apporté ; puis après avoir sali la chambre, on laisse aux autres le soin de la nettoyer ; on s’en va au bureau ou à ses affaires, on se promène en voiture ; puis on déjeune généralement d’animaux tués, d’oiseaux, de poissons ; puis le dîner, aussi substantiel : deux ou trois plats pour les plus réservés, les desserts, le café ; enfin les cartes, la musique, le théâtre, la lecture ou la conversation dans de moelleux fauteuils, à la lumière vive ou atténuée de la bougie, du gaz ou de l’électricité ; encore le thé, encore le manger, le souper, et de nouveau le lit, préparé, bassiné, avec du linge propre, le vase de nuit nettoyé. Telle est la journée de l’homme d’une vie rangée, dont on dit, s’il est d’un caractère doux : il n’a pas des habitudes désagréables ; c’est un homme qui est de bonnes mœurs.

Mais la vie morale est celle de l’homme qui fait du bien à son prochain ; et comment un homme habitué à une pareille existence peut-il faire du bien ? Avant de faire le bien, il doit cesser de faire le mal, et cependant comptez tout le mal qu’il fait aux hommes, parfois sans s’en apercevoir, et vous verrez qu’il est encore loin de toucher au but.

Il serait plus sain pour lui, physiquement et moralement, d’être couché par terre sur un manteau, à l’exemple de Marc-Aurèle. Que de travail et de peine il éviterait ainsi à tous ceux qui l’entourent ! Il pourrait se coucher plus tôt et se lever plus tôt ; par ce moyen, on n’aurait plus à s’occuper ni de l’éclairage pour le soir, ni des rideaux pour le matin. Il pourrait dormir dans la même chemise qu’il avait le jour, marcher pieds nus sur le parquet et dans la cour, se débarbouiller avec l’eau du puits, vivre, en un mot, comme vivent tous ceux qui font tout cela pour lui. Il sait cependant quelles peines occasionnent tous ces travaux. Et, alors, comment un homme pareil pourrait-il faire du bien sans abandonner sa vie de luxe ?

Je ne puis pas me dispenser de répéter toujours la même chose, malgré le silence froid et hostile que rencontrent ces paroles.

Un homme moral qui jouit de toutes les commodités, du confort, ou même l’homme de la classe moyenne — je ne parle pas de ceux du grand monde qui dépensent pour leurs caprices des centaines de journées de travail par vingt-quatre heures — ne peut pas vivre tranquille sachant que tout ce dont il jouit est le fruit du travail des générations ouvrières, écrasées sous le poids de l’existence sans éclaircie, mourant ignorants, ivrognes, débauchés, à demi sauvages, dans les mines, dans les fabriques, les usines, à la charrue, en produisant les objets qui servent à l’homme de condition supérieure. Moi, qui écris cela, et vous, qui me lirez, qui que vous soyez, vous, comme moi, nous avons une nourriture suffisante, souvent abondante, riche, l’air pur, les vêtements d’hiver et d’été, toute sorte de distractions, et surtout le loisir le jour et le repos complet la nuit ; et à côté de nous vit le peuple travailleur qui n’a ni nourriture, ni logement sain, ni vêtements suffisants, ni distractions ; et surtout, non seulement aucun loisir, mais souvent encore aucun repos : des vieillards, des enfants, des femmes exténués par le travail, par des nuits passées sans sommeil, par les maladies, sont pendant leur vie tout entière à travailler pour nous, à produire ce même objet de confort, de luxe, qu’ils ne possèdent pas, eux, et qui ne sont pour nous qu’un superflu et non une nécessité.

C’est pourquoi un homme de bien, je ne dis pas un chrétien, mais un ami de l’humanité ou même simplement de la justice, ne peut pas ne pas désirer changer sa vie et cesser de se servir des objets de luxe produits par des ouvriers dans de telles conditions.

Si l’homme a réellement pitié de ceux de ses semblables qui produisent le tabac, la première chose pour lui sera de cesser de fumer, car en persistant il encourage la production du tabac et compromet sa santé.

On peut en dire autant de tous les objets de luxe. Si l’homme ne peut pas se passer de pain, malgré le pénible travail que cela lui coûte, c’est parce que, tant que les conditions de travail n’auront pas changé, il ne peut pas le conquérir sans grand’peine. Mais quand il s’agit de choses inutiles et superflues, on ne peut faire autrement, si on a pitié du prochain qui produit ces objets, que de s’en déshabituer.

Mais les hommes de notre temps ne pensent pas ainsi ; ils trouvent toute sorte d’arguments, sauf celui qui se présente tout naturellement à tout homme simple. D’après eux, il est absolument inutile de se refuser le luxe ; on peut très bien compatir à l’état des ouvriers, prononcer des discours, écrire des ouvrages en leur faveur, et en même temps continuer à profiter du travail que nous considérons comme nuisible pour eux.

Il y a des gens qui disent qu’on peut se servir du travail meurtrier des ouvriers, parce que, s’ils n’en profitent pas, d’autres en profiteront. Cela rappelle cet argument qu’il faut boire le vin même nuisible, justement parce qu’il est nuisible, et que, si on ne le boit pas, d’autres le boiront.

D’autres disent que la jouissance du luxe produit par les ouvriers est même très utile pour ceux-ci, parce que nous leur donnons ainsi de l’argent, c’est-à-dire la possibilité d’exister ; comme si on ne pouvait pas leur procurer cette possibilité par rien autre que par la production des objets nuisibles pour eux et inutiles pour nous.

Enfin, d’après un troisième avis, le plus répandu, toute œuvre dont l’homme s’occupe : fonctionnaire, prêtre, cultivateur, fabricant, commerçant, est, en vertu de la division du travail, si utile, qu’elle rachète toutes les peines des ouvriers dont profitent ces soi-disant économistes.

L’un est au service de l’État, l’autre de l’Église, le troisième de la science, le quatrième de l’art, le cinquième à celui qui sert l’État, l’Église et l’art, et tous sont fermement convaincus que ce qu’ils donnent aux hommes rachète complètement ce qu’ils leur prennent.

Et cependant, si on écoute l’opinion de ces gens sur leurs vertus réciproques, on voit que chacun d’eux est loin de valoir ce qu’il consomme. Les fonctionnaires disent que les peines des propriétaires ne sont nullement en rapport avec ce qu’ils dépensent ; les propriétaires disent la même chose du négociant ; le négociant du fonctionnaire, etc. ; mais cela ne les déconcerte pas, et ils continuent à persuader aux autres que chacun d’eux profite du travail d’autrui juste autant qu’ils donnent eux-mêmes. Il s’ensuit que ce n’est pas d’après le travail qu’on détermine les salaires, mais d’après les salaires qu’on mesure le soi-disant travail. Voilà ce qu’ils prétendent, mais au fond ils savent très bien que ces justifications ne sont nullement probantes, qu’ils ne sont nullement utiles aux ouvriers et qu’ils se servent du travail de ces derniers, non pas d’après le principe de la division du travail, mais simplement parce qu’ils ne peuvent pas agir autrement, et sont en même temps si pervertis qu’ils ne peuvent pas s’en passer.

Tous cela provient de ce que les hommes croient qu’on peut mener une existence morale sans avoir acquis progressivement les facultés nécessaires à cette existence.

Cette première faculté est l’abstinence.





VIII


Sans l’abstinence, il n’est pas de vie morale possible. Pour atteindre cette vie, on doit posséder cette vertu.

Si, dans la doctrine chrétienne, l’abstinence est comprise dans la notion de l’abnégation, néanmoins la progression reste la même, et aucune vertu chrétienne n’est possible sans l’abstinence.

Mais cette vertu elle-même n’est jamais atteinte du premier coup ; il faut une progression.

L’abstinence est l’affranchissement de l’homme de la lubricité et sa soumission à la sagesse ; l’homme a de nombreuses passions, et pour qu’il lutte contre elles avec avantage, il doit commencer par les fondamentales, celles qui en engendrent d’autres plus compliquées, et non pas commencer par ces dernières, qui ne sont que la conséquence des premières.

Il y a des passions compliquées, comme celles des falbalas, du jeu, des plaisirs, du bavardage, de la curiosité, et il y en a d’autres fondamentales : la gloutonnerie, l’oisiveté, la luxure.

Dans la lutte contre les passions, il ne faut pas commencer par la fin, c’est-à-dire contre les passions compliquées ; il faut commencer par celles qui sont la source des autres, et encore dans une gradation définie par la nature même de ces passions et par la tradition de la sagesse.

L’homme gourmand est incapable de lutter contre la paresse, et celui qui est oisif et gourmand à la fois n’aura jamais la force de lutter contre la passion de la femme. C’est pourquoi, d’après toutes les doctrines, la tendance vers l’abstinence commence par la lutte contre la gourmandise, commence par le jeûne.

Dans notre société, la première vertu, l’abstinence, est absolument oubliée, de même qu’est méconnue la progression nécessaire pour acquérir cette vertu ; le jeûne est absolument abandonné ; on le considère comme une superstition stupide, absolument inutile.

Et cependant, de même que la première condition d’une vie morale est l’abstinence, la première condition de l’abstinence est le jeûne.

On peut désirer être bon, rêver de faire le bien sans jeûner ; mais, en réalité, c’est aussi impossible que de marcher sans être debout.

La gourmandise, au contraire, est le premier indice d’une vie débauchée et, malheureusement, cet indice est spécial, au plus haut degré, à la majorité des hommes de notre temps.

Regardez les visages et le corps des hommes de notre société et de notre époque : tous ces visages, avec des mentons et des joues pendants, les membres trop gras et l’abdomen proéminent, vous parlent éloquemment d’une vie pleine de débauche. Et comment pourraient-ils être autrement ? Demandez-vous quel est le mobile principal de leur vie ? Et si étrange que cela puisse nous paraître, à nous qui sommes habitués à cacher nos véritables intérêts, et qui, si volontiers, employons l’artifice, le principal mobile de la majorité des hommes de notre société et de notre époque est la satisfaction du palais, la satisfaction de manger, la voracité. En commençant par les plus pauvres jusqu’aux plus riches, la voracité, je pense, est le but principal, le plaisir primordial de notre vie. Le peuple travailleur ne constitue l’exception que dans la mesure où le besoin l’empêche de s’adonner à cette passion. Aussitôt qu’il a le temps et les moyens, à l’exemple des hautes classes, il se procure les mets les plus agréables, et il mange et boit autant qu’il peut.

Plus il peut manger, plus il se croit non seulement heureux, mais fort, mais bien portant. Et les hautes classes le confirment dans cette conviction, puisqu’elles envisagent ainsi la nourriture.

Voyez la vie de ces riches ; écoutez leurs conversations. Quels sujets élevés les intéressent ! Et la philosophie, et la science, et l’art et la poésie, et la question de la distribution de la richesse, et le bien-être du peuple, et l’éducation de la jeunesse. Mais, en réalité, tout cela n’est que mensonge pour la majorité. Cela les occupe en passant, entre leurs véritables occupations et les repas, quand l’estomac est encore plein et qu’on ne peut pas manger encore. L’unique, le véritable intérêt et des hommes et des femmes, c’est le manger, surtout après la première jeunesse. Comment manger ? Que manger ? Quand ? Où ?

Pas une solennité, pas une joie, pas une inauguration ne se passe sans banquet.

Voyez les voyageurs. On remarque cela encore mieux chez eux. » Les musées, les bibliothèques, le parlement, comme c’est intéressant ! Et où mangerons-nous ? Où mange-t-on le mieux ? » Et regardez les hommes quand ils se réunissent pour un dîner, parés, parfumés autour d’une table ornée de fleurs ; avec quelle joie ils se frottent les mains et sourient !

Si on regardait au fond de l’âme pour savoir ce que désire la majorité des hommes, on verrait que c’est l’appétit. En quoi consiste la punition la plus cruelle dès l’enfance ? Être condamné au pain et à l’eau ! Quel est le domestique le mieux rétribué ? — le cuisinier !

Quel est le principal souci de la maîtresse de la maison ? Sur quel sujet roule, dans la plupart des cas, la conversation entre ménagères de la classe moyenne ? Et si la conversation du grand monde ne roule pas sur ce sujet, ce n’est pas parce qu’ils sont plus instruits ou occupés d’intérêts plus élevés, mais simplement parce qu’ils ont un intendant dont c’est l’occupation exclusive. Mais essayez de les priver de cette commodité et vous verrez à quoi vont leurs soucis. Tout converge vers la question : nourriture ; sur le prix de la bécasse, sur le meilleur moyen de faire le café, des gâteaux sucrés, etc. Quelle que soit l’occasion pour laquelle les hommes se réunissent : soit le baptême, le mariage, l’enterrement, la consécration d’une église, la conduite faite au voyageur, la rencontre, la présentation du drapeau, la fête anniversaire, comme la mort ou la naissance d’un grand savant, d’un penseur, d’un moraliste, on dirait que les intérêts les plus élevés leur tiennent au cœur alors que tout, au contraire, n’est qu’un prétexte ; tout le monde sait qu’on mangera bien, qu’on boira, et que c’est cela qui les a réunis.

Déjà plusieurs jours avant cette fête on tue, on égorge des animaux, on apporte des paniers de comestibles, et les cuisiniers, les aides de cuisine, les marmitons, les garçons de cuisine, vêtus tout de blanc, « travaillent ». Des chefs qui reçoivent 500 roubles par mois et, plus encore, donnent des ordres ; les cuisiniers hachent, pétrissent, lavent, disposent, ornent. Les maîtres d’hôtel, solennels, calculent et examinent tout en véritables artistes. Le jardinier dispose ses fleurs ; les laveuses de vaisselle… toute une armée de gens travaille ; on dépense le produit de milliers de journées de labeur, et tout cela pour célébrer la mémoire d’un grand homme ou d’un ami défunt ou fêter l’union de deux jeunes gens.

Dans les classes moyennes ou inférieures, c’est la même chose. La gourmandise se substitue tellement au véritable objet de la réunion qu’en grec et en français, c’est le même mot « noce » qui sert à désigner et le mariage et la fête. Mais au moins, dans le monde ouvrier, on ne chercha pas à dissimuler ce sentiment. Chez les riches, au contraire, on affecte de ne considérer ces agapes que comme une satisfaction donnée à l’usage et aux convenances. Manger est pour eux une corvée ; mais qu’on essaye de leur donner au lieu de plats recherchés quelque chose de plus simple, du bouilli, par exemple, vous verrez quelle tempête cela provoquera ; c’est qu’en réalité ce qui prime tout chez eux, c’est la gloutonnerie.

La satisfaction du besoin a des limites, mais le plaisir n’en a pas. Pour satisfaire son estomac, il suffit de manger le pain, le gruau ou le riz ; tandis que, pour le plaisir, il n’y a pas de limites aux sauces et autres ingrédients.

Le pain est une nourriture nécessaire et suffisante ; et la preuve, c’est que des millions d’hommes forts, légers, bien portante, travaillant beaucoup, ne vivent que de pain.’ll vaut mieux manger le pain avec un autre aliment. Il vaut encore mieux tremper le pain dans un bouillon de viande ; il vaut encore mieux mettre dans ce bouillon des légumes de diverses sortes ; il est bon aussi de manger la ‘viandeet, la viande, non pas en bouilli, mais cuite à point avec du beurre et de°la moutarde, et arroser tout cela du vin rouge. On n’a plus faim : mais on peut encore manger du poisson avec de la sauce, et arroser cela de vin blanc. Il semble qu’on ne peut plus manger ni du gras ni des choses préparées, mais on peut manger des desserts : l’été, la glace ; l’hiver, la compote, la confiture, etc. Voilà, un diner modeste. Le plaisir de ce diner peut être encore augmenté beaucoup, et on ne s’en prive pas : des hors-d’oeuvre— qui excitent l'appétit, des entremets, toute sorte de combinaisons de mets agréables et, pour le plaisir des yeux et des oreilles, des fleurs, des ornements, de la musique. Et, chose singulière, les hommes qui dinent ainsi tous les jours, devant le dîner desquels le festin de Balthazar, qui a provoqué une menace divine, n’est rien, sont naïvement persuadés qu’i|s peuvent, malgre cela, mener une vie morale. IX

Le jeûne est la condition nécessaire d’une vie morale ; mais dans le jeûne, comme dans l'abstinence, on se demande par quoi commencer. Comment jeûner ? Que faut-il manger ? Quel intervalle mettre entre les repas ? Et de même qu’on ne peut pas sérieusement s’occuper d’un travail sans méthode, de même on ne peut pas jeùner sans savoir par où commencer l’abstinence. Cette pensée de jeûner avec méthode semble ridicule, stupide à la majorité.

Je me souviens avec quelle fierté me disait un évangéliste, opposé à l'ascétisme monastique : « Notre christianisme n’est pas dans le jeûne et les privations, mais dans le Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/113 Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/114 Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/115 Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/116 Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/117 Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/118 rouges, très grand, avec des voûtes et de hautes cheminées. Nous entrons par la porte cochère. À droite, une grande cour entourée d’une haie, environ un quart d’hectare ; c’est la place où deux jours par semaine on entasse le bétail vendu. A l’extrémité’de cette cour se trouve la cabane du concierge. À gauche

se trouvent deux hangars avec portes à ogivfes

le parquet est en asphalte formant dos d’une, et des appareils spéciaux sont installés pour suspendre l’animal tué.

Auprès de la cabane à droite étaient assis sur un banc six bouchers en tabliers maculés de sang, les manches également sanguinolentes retroussées sur leurs bras musclés. Leur travail est terminé depuis une demi heure, dr sorte que nous n’avons pu voir ce jour-là que le hangar vide. Malgré les portes ouvertes des deux cotés, on était pris à la gorge par une odeur fade de sang chaud ; ‘le

parquet était tout brun, luisant, et dans les ne remains causes caniveaux du parquet, du sang caillé ros- tait. Un des bouchers nous expliqua comment on abat et nous montra l’endroit où cette opération avait eu lieu. Je ne l'ai pas bien compris et je me suis fait une idée fausse, mais terrible de Pabatage; je pensais, comme cela arrive souvent, que la réalité produirait sur moi une moins grande impression que celle de mon imagination, mais c'était une · erreur. La fois suivante, je suis arrivé aux abat- toirs à temps; c’était le vendredi avant la Pentecôte, par une chaude journée de juin; ip l’odeur de colle forte, de sang, était encore plus accentuée qu’à ma premiere visite, le travail battait son plein; le petit parc pou- dreux était rempli de bestiaux, et d’autres animaux se trouvaient egalement dans les hangars voisins de la salle d’abatage. Dans la rue stationnaient des charrettes _ Lus mueuuns uu vmzuun un C T auxquelles des bœufs, des veaux, des vaches l Z étaient attachés. _ Des voitures attelees de bons chevaux, dans lesquelles étaient empilés des veaux vivants, la tete renversée, sfapproehaient et ; étaient décbargées. D’autres voitures avec É des bœufs abattus, les jambes faisant saillie et suivant le eahot de la voiture, avec leurs tetes inertes, les poumons rouges et le foie brun, sortaient de l’abattoir. Contre la haie se trouvaient les chevaux de selle appartenant · aux marchands de bestiaux. Ces marchands, dans leurs redingotes longues, le fouet a la · main, allaient et venaient dans la cour ou bien marquaient au goudron les betes qui leur appartenaient; ils débattaient les prix et sur- veillaient le transport des bestiaux du parc dans le hangar et du hangar dans la salle d’abatage. Tout ce monde était visiblement absorbé par les questions d’argent, et la pensée de us ‘ I‘L.\lSl|tS uuurzas savoir s‘il est bon ou mauvais de tuer ces animaux était aussi loin d’eux que celle de la composition chimique du sang qui coulait sur î le sol. Ã Ou n’apercevait aucun boucher dans la cour; ils étaient tous au travail. Ce jour·là cent bœufs environ furent abattus. .]’entrai dans la salle d’abatage et je m`ar·- E relai près de la porte; je m’y arrctai d·`abord, parce qu’à l’intérieur on était très a l’etroit, à cause des animaux qu’on déplaçait et aussi · . parce que le sang gouttait d’en haut. écla- boussant tous les bouchers qui s’y trouvaient. Si j’étais entre, j`en eusse été couvert aussi. . Il y avait une bete qn’on décrochait, une autre qn’on glissait sur le rail, une troisième, un bœuf abattu, était couchée, les jambes blanches en l’air, etlle boucher enlevait sa ' peau. Par la porte opposée à celle où je·me trouvais, on faisait passer en même temps un grand bœuf rouge` et gras; deux hommes Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/123 tu I•I..\Istt\s Clll'l€LS l bouchers avaient soin dese tenir à l’écart· Aussitôt que le bassin de métal fut rempli, le jeune garçon le mit sur sa tete et Pemporta a la fabrique d‘albumîne, pendant qu’un autre î ` enfant apportait un autre bassin qui com- mença de s'emplir a son tour; mais le bœuf É continuait à ruor désespérément. Des que le . sang cessa de couler, le boucher souleva la tete du bœuf et se mit à le dépouiller de sa î peau; l’animal se débattait toujours. La tete ` était mise à nu, devenue rouge avec des veines blanches, et prenait la position que lui · donnaient les bouchers. La peau pendait des deux cotés, le bœuf ne cessait de se debattre. 4 Un autre boucher saisit alors le bœuf par la jambe, la casse. et la lui trancha : sur le ventre et sur les autres jambes couraient encore des convulsions; puis on lui coupa les membres restants et on les jeta dans le tas où étaient les jambes des autres bœufs du même ^ propriétaire. Puis on trame l’anîmal abattu Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/125 ne ruusins cnums l’autre porte : le moyen par lequel on forçait les animaux à rentrer. Chaque fois qu’on prenait un bœuf dans le hangar et qu'on le tratnait à l’aide d'une corde attachee aux co1·nes,lebeeul`, sentant le sang, s'are-beutait parfois, mugissait et reculait; deux hommes n’auraicnt pas pu le trainer par la force; c’est pourquoi, chaque fois, l’un des bouchers s’approchait, prenait le bœuf par la queue et la tournait en lui cassant le cartilage; l’animal avançait. · Lorsqu’on eut fini Yabatage des bœufs d‘un propriétaire, on recommence la meme opéra- tion pour un autre. Le premier animal de cette nouvelle bande etait un taureau, beau, robuste, noir avec des taches blanches et les jambes complètement · blanches, un animal jeune, musclé, éner- gique. On tira la corde, il baissa la tète et` s’arrèta avec décision; mais le boucher qui marchait derrière, comme un Qmécanicien qui · mas muauuus ne xmxunu sr: î se saisit du manche du souttlet, saisit la É queue, la tourna, le cartilage eraqua et le taureau se jeta en avant, jetant par terre les gens qui le tenaient par la corde, et s‘arreta de nouveau regardant de cote, de son oeil noir plein de feu; mais de nouveau la queue craque; le taureau se jeta en avant et se trouva, cette fois—la, où il fallait; Pabatteur s’approcha, ajuste. et frappa; le coup mal ' porté, le taureau bondit, agita fortement lau tète, mugit, et tout en sang, s’arracha et se jeta en arriere. Tous ceux qui se trouvaient ii la porte s‘êcarterent vivement; mais les bouchers habitués, avec leur bravoure acquise ~ par le danger, saisirent vivement la corde, puis firent de nouveau marcher la queue, et de nouveau,le taureau se trouva dans la salle où on le traîna la tête sous la poutre d’equar· rissage ; il ne lui fut plus possible de s’éehap· per. L’abatteur ajusta rapidement Pendroit où les poils se séparent en rayons d’étoile et, ua i n·•..\•sins cumcns î malgré le sang, le trouva, frappa, et la jolie L bete pleine de vie s’abattit en se débattent de la tete, des jambes, pendant qu’0n le saiguait 2 et qu’on lui enlevait la peau. -—— Ali! c’est le diable pour tomber; il n’est meme pas tombé ou il fallait, — groguait le boucher en coupant la peau de la tete. î Cinq minutes après, la tete noire était i rouge, sans peau, les yeux vitreux, ees 'memes yeux qui brîllaient d’une si hello cou- leur il y avait cinq minutesù peine. · Puis je mo rendis a l'endroit où on abat le petit bélail;e’était une très grande pièce avec le sol en asphalte et des tables avec dossiers à sur lesquelles on égorge les moutons et les É veaux. Le travail était achevé ici dans la h longue pièce tout imprégnée d’odeur de sang; I seuls, deux bouchers s’y trouvaient. L’un souftlait dans la jambe d’un mouton tué et _ frottait de sa main le ventre gonflé de Pani- mal; l’autre, un jeune gars en tablier macnlé mas iuauoeuus ne viaauu ne g de sang, fumait une cigarette. Je fus suivi d’un homme qui paraissait un soldat en retraite et qui apportait un petit mouton d’un jour, noir, avec une marque au cou, les jambes nouees, et le plaça sur une table comme sur un lit. Le soldat qui, visiblement, etait familier de l’en¢lroit, souhaita le bonjour et lia conversation au sujet d'un congé et demander au patron. Le jeune garçon a la É cigarette s’approcha, le couteau a la main, l’a|l`ùta sur le bout de la table et répondit qu'on avait congé les jours de fete. Le mou- ton vivant restait aussi immobile que le mort s gontlê, avec cette ditlérence qu’il agitait vive- I ment sa courte queue et que ses flancs se soulevaient plus rapidement que d’ordinaire. Le soldat, sans elïort, appuya la tète du jeune animal contre la table. Le jeune bou- ‘ cher, tout en continuant à. parler, prit de sa main gauche la tete du mouton et lui tranche . la gorge. ` ` gro rusisms cuuans _

Le mouton s’agita, sa petite queue devint raide et cessa de remuer. Le boucher, pen- dant que le sang sortait, ralluma de nouveau î sa cigarette. Le sang coula et le mouton s`agita de nouveau; la conversation conti- nuait, sans s`interrompre un instant. lit les poules, de jeunes poulets qui, par· milliers, chaque jour dans les cuisines, les tetes coupées, inondés de sang, sursautent, e battent des ailes avec un comique terrible! Et cependant la dame au cœur sensible mange ce cadavre de volatile avec une com- plete assurance de son droit en affirmant · deux opinions qui se contredisent la pre- micro, qu’elle est si délicate, comme l’assure le docteur, qu’elle ne pourrait pas supporter T une nourriture exclusivement végétale, et qu’il faut à son faible organisme de la viande; la seconde, qu’elle est si sensible, qu’il lui est impossible non seulement à elle-mème de causer des souffrances à des animaux, mais qu’elle ne supporte même pas la vue de ces souffrances.

En réalité, cette pauvre dame est faible, précisément parce qu’on l’a habituée à se nourrir d’aliments contraires à la nature humaine ; et elle ne peut pas ne pas causer de souffrance aux animaux, par ce simple fait qu’elle les mange. lâù l'L.\l8ll\S CMIELS ` — P X Un ne peut pas feindre de ne pas le savoir, nous no Sommes pas des autruches; nous ne pouvons pas croire que si nous ne regardons pas,_il n’errivera pas ce que nous ne voulons pas voir. C'est encore plus impossible que do ne pas vouloir voir ce que nous man- goons. Et encore, si c’etait nécessaire, ou tout au moins utile; mais non, à rien'. Cela ne sert I. Que ceux qui en doutent lisent les livres nombreux composés par des savants et des médecins sur ce sujet, ou on prouve que la viande n'est pas nécessaire comme nourriture. Et qu'on n’écoute pas ces medecins du vieux temps qui préconisent la nécessité de la nourriture animale, par cette simple raison que cela a été reconnu longtemps par leurs prédécesseurs et par eux mêmes; car ils préconisent cela avec entêtement, avec animositè, comme on défend tout ce qui est vieillot, surannè. Les zuasuicuns un \’lANll|i ne que pour développer des sentiments bestiaux, la lubricité, laluxure, Pivrognerie. Cela est confirmé constamment par ce fait que les jeunes gens, bons, purs, surtout les femmes et les jeunes filles, sentent, sans se rendre compte comment l’un découle de l’autre, que la vertu ne s’accorde pas avec le bifteck, et qu’aussitôt qu’ils veulent devenir bons, ils abandonnent la nourriture animale. Que veux-je prouver? Serait·ce ce fait que les hommes, pourdevenir bons, doivent cesser - de manger de la viande? Nullement. Je veux seulement démontrer que, pour arriver à mener une vie morale, il est indis- pensable d’acquérir progre.s·sz'vement iles qualités nécessaires, et que, de toutes les É vertus, celle qu’il faudra conquérir avant toute autre, c’est la sobriété, la volonté de maîtriser ses passions. En tendant à Pabstinence, l’h0mme suivra nécessairement un certain ordre défini, et, dans cet ordre, la première · ass PLAISIRS Cannes vertu sera la sobriété dans la nourriture, le jeûne relatif. I Et s`il cherche sérieusement et sincerement la voie morale, la premiere dont l'hommo se privera sera la nourriture animale; ear, sans parler de Pincitation aux passions produites par cette nourriture, son usage est tout sim- plement itnmoral, car il exige une action contraire au sentiment de la moralité - Passassinat — et il n’est provoqué que par la gourmandise, la voracité. Et pourquoi la privation de la nourriture animale sera-t-elle la première étape vers la vie morale? ° Il y est excellemment repondu dans ce livre', et non pas par un seul homme, mais U 4. Cette étude a ete écrite en guise de préface à une . traduction russe d'un ouvrage anglais de llavard Wil· liams (the Ethies of Diet) qui contient un grand nombre de biographies et d’extraits des œuvres de ditïérents grands penseurs de toutes les époques qui s'élevaient contre l'usage par Fhomme de la nourriture animale. Page:Tolstoï - Plaisirs cruels.djvu/135 à passer de la nourriture animale au régime végétal, et ce mouvement se manifeste avec une force particuliere et consciente dans le végétarisme, qui prend de plus en plus d’extension. Chaque année, le nombre de livres et de revues traitant ce sujet s’accrott du plus en plus.

On rencontre de plus en plus souvent des hommes qui renoncent à la nourriture ani- F male, et, chaque année, surtout en Allemagne, en Angleterre et en Amérique, le nombre des hôtels et auberges végétariens augmente de plus en plus.

Ce mouvement doit particulièrement réjouir les hommes qui cherchent à. réaliser le royaume de Dieu sur la terre, non pas perce I i que le végétarisme par lui-même est un pas important vers ce royaume, mais parce qu’il _ est l`indice que la tendance vers la perfection morale de Phomme est sérieuse et sincère, car cette tendance implique un ordre invariable qui lui est propre et qui commence par la première étape.

On ne peut que s’en réjouir, et cette joie est comparable à celle que doivent éprouver des hommes qui, voulant atteindre l’étage le plus élevé d’un édifice, auraient songé tout d’abord à escalader le mur, et qui s’apercevraient enfin que le plus simple moyen est encore de commencer par la première marche de l’escalier.