Hachette (p. 19-26).


III

LA CHAUX


La petite Sophie n’était pas obéissante. Sa maman lui avait défendu d’aller seule dans la cour, où les maçons bâtissaient une maison pour les poules, les paons et les pintades. Sophie aimait beaucoup à regarder travailler les maçons ; quand sa maman y allait, elle l’emmenait toujours, mais elle lui ordonnait de rester près d’elle. Sophie, qui aurait voulu courir à droite et à gauche, lui demanda un jour :

« Maman, pourquoi ne voulez-vous pas que j’aille voir les maçons sans vous ? Et, quand vous y allez, pourquoi voulez-vous que je reste toujours auprès de vous ?

la maman.

Parce que les maçons lancent des pierres, des briques qui pourraient t’attraper, et puis parce qu’il y a du sable, de la chaux qui pourraient te faire glisser ou te faire mal.

sophie.

Oh ! maman, d’abord j’y ferais bien attention, et puis le sable et la chaux ne peuvent pas faire de mal.

la maman.

Tu crois cela, parce que tu es une petite fille ; mais, moi qui suis grande, je sais que la chaux brûle.

sophie.

Mais, maman…

la maman, l’interrompant.

Voyons, ne raisonne pas tant et tais-toi. Je sais mieux que toi ce qui peut te faire mal ou non. Je ne veux pas que tu ailles dans la cour sans moi. »

Sophie baissa la tête et ne dit plus rien ; mais elle prit un air maussade et se dit tout bas :

« J’irai tout de même ; cela m’amuse, et j’irai. »

Elle n’attendit pas longtemps l’occasion de désobéir. Une heure après, le jardinier vint chercher Mme de Réan pour choisir des géraniums qu’on apportait à vendre. Sophie resta donc seule : elle regarda de tous côtés si la bonne ou la femme de chambre ne pouvaient la voir, et, se sentant bien seule, elle courut à la porte, l’ouvrit et alla dans la cour ; les maçons travaillaient et ne songeaient pas à Sophie, qui s’amusait à les regarder et à tout voir, tout examiner. Elle se trouva près d’un grand
Les maçons travaillaient.
bassin à chaux tout plein, blanc et uni comme de la crème.

« Comme cette chaux est blanche et jolie ! se dit-elle, je ne l’avais jamais si bien vue ; maman ne m’en laisse jamais approcher. Comme c’est uni ! Ce


doit être doux et agréable sous les pieds. Je vais traverser tout le bassin en glissant dessus comme sur la glace. »

Et Sophie posa son pied sur la chaux, pensant que c’était solide comme la terre. Mais son pied enfonce ; pour ne pas tomber, elle pose l’autre pied, et elle enfonce jusqu’à mi-jambes. Elle crie ; un maçon accourt, l’enlève, la met par terre et lui dit :

« Enlevez vite vos souliers et vos bas, mam’zelle ; ils sont déjà tout brûlés ; si vous les gardez, la chaux va vous brûler les jambes. »

Sophie regarde ses jambes : malgré la chaux qui tenait encore, elle voit que ses souliers et ses bas sont noirs comme s’ils sortaient du feu. Elle crie plus fort, et d’autant plus qu’elle commence à sentir les picotements de la chaux, qui lui brûlait les jambes. La bonne n’était pas loin, heureusement ; elle accourt, voit sur-le-champ ce qui est arrivé, arrache les souliers et les bas de Sophie, lui essuie les pieds et les jambes avec son tablier, la prend dans ses bras et l’emporte à la maison. Au moment où Sophie était rapportée dans sa chambre, Mme de Réan rentrait pour payer le marchand de fleurs.

« Qu’y a-t-il donc ? demanda Mme de Réan avec inquiétude. T’es-tu fait mal ? Pourquoi es-tu nu-pieds ? »

Sophie, honteuse, ne répondait pas. La bonne raconta à la maman ce qui était arrivé, et comment Sophie avait manqué d’avoir les jambes brûlées par la chaux.

« Si je ne m’étais pas trouvée tout près de la cour et si je n’étais pas arrivée juste à temps, elle aurait eu les jambes dans le même état que mon tablier. Que madame voie comme il est brûlé par la chaux ; il est plein de trous. »

Mme de Réan vit en effet que le tablier de la bonne était perdu. Se tournant vers Sophie, elle lui dit :

« Mademoiselle, je devrais vous fouetter pour


votre désobéissance ; mais le bon Dieu vous a déjà punie par la frayeur que vous avez eue. Vous n’aurez donc d’autre punition que de me donner, pour racheter un tablier neuf à votre bonne, la pièce de cinq francs que vous avez dans votre bourse et que vous gardiez pour vous amuser à la fête du village. »

Sophie eut beau pleurer, demander grâce pour sa pièce de cinq francs, la maman la lui prit. Sophie se dit, tout en pleurant, qu’une autre fois elle écouterait sa maman, et n’irait plus où elle ne devait pas aller.