Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/8

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 27-31).


VIII


Un billet de madame de Civray, que je remis le soir même à mon maître, le rendit à toutes les agitations d’un sentiment dont la tendresse de sa mère avait bien pu le distraire, mais non le guérir.

— Suis-je assez malheureux ! dit-il après l’avoir lu ; sa présence était l’unique soutien de mon courage, et la voilà qui veut me fuir ! mais elle ne sait pas tout ce que cette résolution peut lui coûter. D’abord, je la suivrai partout.

— Pauvre femme, dis-je tout bas.

— Quoi ! c’est elle que tu plains ? reprit Gustave avec indignation, toi qui vois ce que je souffre pour elle, ma sotte condescendance à ses moindres volontés, et la manière dont elle m’en récompense ? je te supposais plus d’intérêt pour moi.

Je n’étais pas embarrassé de répondre à cet injuste reproche ; mais, quand j’essayai de prouver que l’ingratitude dont il accusait Lydie n’était pas plus réelle que la mienne, Gustave s’emporta si vivement qu’il me réduisit au silence.

— Me fuir, répétait-il sans cesse, aller s’établir à quatre lieues d’ici chez une vieille parente de son mari qu’elle connaît à peine ; et cela dans la noble intention de m’oublier ! Ce dernier trait m’accable, et je veux la remercier de l’avoir imaginé pour combler tous mes maux.

Alors il se mit à écrire, et je me retirai.

Il y a dans les sentiments vrais quelque chose de si touchant, qu’on ne peut y rester étranger ; et, bien que ma raison voulût traiter d’enfantillage le désespoir de mon maître, l’idée qu’il y serait livré toute la nuit m’empêcha de fermer l’œil ; j’allai plusieurs fois à sa porte, dans l’intention de lui offrir mes services si j’entendais du bruit ; mais tout était tranquille ; je voyais seulement de la lumière à travers la serrure, ce qui m’annonçait qu’il ne dormait pas. N’osant lui parler, dans la crainte de lui déplaire, et ne pouvant me décider à quitter sa porte, je m’assis à côté ; et la fatigue surmontant mon inquiétude, je m’endormis profondément.

Il était près de six heures du matin lorsque je fus réveillé par une voix de femme, qui disait :

— C’est Victor ; aurait-il passé la nuit là ?

— Mais à peu près, madame, répondis-je, en reconnaissant madame de Révanne.

— Mon fils a donc été bien malade ; pourquoi n’être pas venu m’avertir ? reprit-elle avec l’air inquiet.

En ce moment Gustave parut, habillé des mêmes vêtements qu’il portait la veille, et le visage dans une altération qui démontrait assez qu’il n’avait seulement pas essayé de prendre un instant de repos. À la surprise qu’il témoigna de voir sa mère levée de si grand matin, elle lui dit qu’ayant vu toute la nuit ses fenêtres éclairées, elle avait envoyé sa femme de chambre chez moi pour s’informer de ses nouvelles, et que ne me trouvant pas dans ma chambre, on avait présumé que je veillais près de mon maître. Cette idée lui causait beaucoup d’inquiétude, elle s’était levée pour venir le soigner. Gustave, désolé de la peine de sa mère, allait me gronder d’en être cause, lorsqu’elle lui fit sentir tout ce qu’il y aurait d’injuste à me reprocher un excès de zèle qui méritait plutôt sa reconnaissance.

— Mais c’est à moi à l’en récompenser, ajouta-t-elle, en me regardant avec bonté.

À ces mots elle entra chez son fils. Je sus bientôt après le sujet de leur entretien.

— Je vois, dit-elle, en jetant les yeux sur la table où se trouvait une lettre toute cachetée, et à l’adresse de madame de Civray, je vois que Lydie vous a prévenu ainsi que moi de sa prochaine absence.

— Ah ! ma mère, s’écria Gustave, n’y consentez pas, ou j’en mourrai.

— C’est mettre mon courage à une grande épreuve, reprit la marquise, d’un ton ferme et affectueux ; mais quelle que soit l’étendue du sacrifice, il faut s’y soumettre dès que l’honneur l’exige. Tu ne doutes pas que ton existence, ton bonheur, ne composent ma vie ; eh bien, je renoncerais à tous deux plutôt qu’à ton estime ; réfléchis à ma situation, et juge toi-même des devoirs qu’elle m’impose. Par suite des malheurs qui exilent la moitié de notre famille, je me trouve le seul guide de mon fils et l’unique appui d’une jeune femme confiée à mes soins par son mari et sa mère. Faut-il qu’au mépris de tant d’engagements sacrés, je livre cette pauvre Lydie à tous les regrets d’un amour coupable, dont les conséquences font frémir, et cela dans la seule vue de satisfaire les désirs d’un jeune homme que tant d’autres objets peuvent distraire.

— Ne le croyez pas, interrompit Gustave ; si j’avais pu triompher de cette malheureuse passion, elle n’aurait jamais troublé son repos ni le vôtre.

« Longtemps je me suis flatté d’y parvenir, et cela peut vous expliquer le silence que j’en ai gardé près de la meilleure des mères : car je ne me ferai pas un titre de mon inexpérience pour excuser mes torts, sans prévoir les tourments que je me préparais en adorant Lydie ; tout m’avertit du danger de lui plaire. D’abord je me promis de lui cacher ce que sa présence me faisait éprouver ; mais ayant cru m’apercevoir qu’elle avait deviné mon secret sans en être émue, et fort de sa prétendue indifférence, je me livrai sans scrupule au sentiment que Lydie m’inspirait. Elle remplaça l’objet idéal qui enflammait déjà mon imagination. Ce culte si pur ne pouvait l’offenser ; j’y consacrai ma vie. Loin de vouloir affliger la sienne par le récit de mes souffrances, je les dévorai secrètement, et c’est lorsque j’y succombe que l’ingrate m’abandonne, et que vous approuvez sa barbarie !

— Dites plutôt son courage. Vous savez aussi bien que moi, Gustave, ce que ce départ lui coûte ; mais vous feignez d’en douter pour provoquer une nouvelle preuve de sa faiblesse. Je voulais vous épargner cette ruse indigne de votre caractère ; mais, puisque la passion vous aveugle au point de mépriser mes conseils, punissez-moi d’avoir trop compté sur votre délicatesse, en pensant que vous protégeriez contre vous-même la femme intéressante qui vous confie sa destinée. Puisque rien ne saurait vous arrêter, suivez-la dans la retraite qu’elle choisit pour cacher ses larmes ; joignez au tort de la séduire l’infamie de la compromettre ; et vous me direz alors si vous êtes plus heureux qu’aujourd’hui. Mais c’est déjà trop de m’être rendue complice de sa perte par mon imprudence, je ne le serai point de votre triomphe, et vous trouverez tout simple que ma maison n’en soit pas le témoin. Partez, puisque je ne suis plus rien pour vous, et tâchez d’oublier la douleur où vous laissez votre mère.

En finissant ces mots, madame de Révanne se leva, et sortit précipitamment de la chambre. Gustave resta quelques moments anéanti sous le poids d’un arrêt qui semblait l’exiler de la maison paternelle ; puis, revenant à lui, il s’écria sans penser qu’elle ne pouvait plus l’entendre :

— Ma mère ! et vous aussi, vous m’abandonnez !

L’accent déchirant de cette exclamation parvint jusqu’à moi, j’accourus aussitôt, et je trouvai mon maître dans un accès de désespoir impossible à décrire.

— Viens, me dit-il, traîne-moi chez ma mère.

Mais en parlant ainsi, un tremblement affreux l’empêchait de se soutenir ; il tomba sur un siége : je le conjurai de se calmer par pitié pour sa mère, qui mourrait de chagrin en le voyant dans un accès aussi violent.

— Eh bien, me dit-il, si tu veux que je respire, va lui peindre l’état où me plonge la seule pensée d’avoir mérité sa colère ; dis-lui que Lydie parte, mais qu’elle me laisse la pleurer près d’elle. Je veux, je sens que je puis lui obéir ; mais qu’elle me pardonne, ou je meurs.

Je m’acquittai de cette commission avec tout le zèle d’un ami, et j’eus le bonheur d’en rapporter la plus douce réponse, le pardon d’une mère.