Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/59

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 290-296).


LIX


J’ai assisté à beaucoup de repas de corps ; mais aucun ne m’a offert un spectacle aussi imposant que celui de ce festin populaire. Cependant c’est le moins somptueux de tous ceux que j’ai vus. Représentez-vous un couvert de trois cents personnes dans une grande salle de cabaret. Un fauteuil placé au milieu de la table, et au-dessus duquel était suspendue par des rubans tricolores une couronne de lauriers ; ce fauteuil était occupé par un vieillard de soixante-quinze ans, vêtu d’un habit de gros drap couleur marron, qui, depuis vingt hivers, n’avait pris l’air que les dimanches ; et cet homme vénérable recevait en pleurant les hommages rendus par ses concitoyens au père d’un héros. De quel air fier il écoutait les refrains qui célébraient la valeur du vainqueur d’Arcole ; et que j’aimais à le voir trinquer d’une main tremblante avec les nobles compagnons de son fils ! j’en conviens, la table n’était couverte que de mets grossiers, le plus mauvais vin se versait à la ronde ; mais l’ivresse de la gloire animait les convives. Chacun se félicitait de voir ainsi la pauvreté honorée, et ce vieux père, couronné des lauriers de son fils, était pour tous un garant de la reconnaissance publique.

J’assistai quelques jours après à un dîner d’un autre genre, mais non moins amusant pour moi. C’était chez madame de Staël, chez cette femme incomparable qui, par son brillant génie, devint bientôt l’honneur de son sexe, de son pays et de son siècle. Elle revenait de son premier exil, et ne prévoyait pas alors que le héros libérateur de la France renouvellerait contre elle l’arrêt de la Convention nationale. Elle ne voyait en lui que le favori de la victoire, le soutien de la liberté ; et son imagination généreuse le parait de toutes les vertus des César et des Caton. Déjà célèbre par le piquant de son esprit et la profondeur de ses pensées, tous les gens distingués de cette époque s’honoraient d’être admis chez elle. Quelles que fussent ses opinions politiques, un homme de mérite était sûr d’y trouver un asile contre les persécutions de la sottise, et de pieux secours contre les fureurs de l’esprit de parti. Cette noble protection pour le malheur a fait de tous temps, comme elle le dit elle-même, de sa maison l’hôpital des partis vaincus. On y voyait la réunion des opinions et des talents les plus opposés. L’émigré s’y trouvait à côté du républicain ; l’ambassadeur auprès du journaliste ; le général patriote près d’un officier de la Vendée ; et tous ces intérêts, ces esprits ennemis, subjugués par la philosophie entraînante de cette femme supérieure, imitaient sa tolérance, et, loin de l’affliger par de vaines querelles, se réunissaient pour l’entendre et l’admirer.

Son livre sur l’influence des passions venait de paraître. Cet éloquent traité des maladies de l’âme, où chacun retrouve son infirmité, devait être apprécié par Gustave ; aussi ne se lassait-il point de le relire, de le citer. M. de Saumery, le voyant un jour si enthousiasmé de cet ouvrage, lui proposa de le présenter chez l’auteur.

— Moi ! dit Gustave, comme frappé d’une proposition téméraire, moi, indigne, me présenter devant un génie pareil ! Eh ! que deviendrais-je, mon Dieu ! si madame de Staël daignait m’adresser la parole ?

— Vous lui répondriez aussi facilement qu’à votre mère. Habitué, comme vous l’êtes, à la simplicité des gens d’esprit, pourquoi auriez-vous peur de l’esprit le plus bienveillant qui soit au monde ?

— Mais, pour compter sur cette bienveillance, il faudrait au moins que madame de Staël sût à quel point je l’admire.

— Cela n’est pas nécessaire. Sa bonté s’étend jusque sur les personnes qui ne sauraient la comprendre, et je ne lui connais de dédain que pour les gens affectés.

— L’embarras ressemble quelquefois à l’affectation.

— Ce n’est pas elle qui s’y trompe, reprit M. de Saumery ; et lors même que cet embarras vous ferait faire mille gaucheries, elle vous les pardonnerait plutôt qu’une froide exagération.

— Vraiment, j’aurai bien plutôt à me défendre du défaut contraire ; car je n’oserai jamais lui témoigner mon enthousiasme pour son talent, et, d’un autre côté, je ne saurais lui parler comme à une nouvelle connaissance. J’ai déjà causé, pleuré avec elle ; ce qu’elle dit de mes défauts, mes faiblesses, mes peines, me semble autant d’aveux échappés à mon cœur, recueillis par le sien. Elle est pour moi une mystérieuse amie qui me devine, me répond, me gronde et me console. Après m’être habitué à cette douce intimité, je sens que ses regards indifférents, sa froide politesse me blesseraient comme un caprice en amitié. Cependant, je n’ai rien de mieux à prétendre.

— Croyez-moi, résignez-vous à cette innocente injure, et vous verrez bientôt la politesse que vous redoutez se changer en affection. Le signal de ce changement sera, je vous en préviens, une vive querelle, puisqu’elle prétend, avec raison, qu’on ne peut se fâcher contre d’autres que ceux qu’on aime.

— Eh bien donc, reprit Gustave, je braverai son dédain pour arriver à sa colère.

Par suite de cet entretien, que M. de Saumery raconta probablement à madame de Staël, Gustave en fut accueilli de la manière la plus flatteuse, et il reçut, deux jours après, une invitation pour dîner chez elle avec M. de Saumery.

Les convives étaient au nombre de vingt. Leurs hommages se partageaient entre la maîtresse de la maison et une jeune femme dont la beauté rivalisait avec l’esprit de madame de Staël, si bien qu’en écoutant l’une et regardant l’autre, on pouvait s’enivrer doublement. N’ayant point entendu annoncer les différents personnages qui entouraient la table, j’en fus réduit à deviner leur rang, leur nom, et même leurs opinions, au plus ou moins de déférences ou d’épigrammes dont on les honorait. Les brusqueries, les mots piquants étaient pour les anciens amis, qui ne manquaient pas de mettre alors toute leur artillerie en campagne pour répondre à ces vives attaques. Les questions flatteuses, les saillies brillantes s’adressaient aux nouveaux élus, et les encourageaient à entrer dans la lice. Tous disaient librement leur avis sans crainte de contrarier celui de la maîtresse de la maison, enfin, sans aucun de ces égards que l’on croit devoir à la faiblesse.

J’en citerai pour exemple la réponse que lui fit M. Th. de L…, lorsqu’à propos des plus célèbres républicains, elle lui dit :

— Pour vous, j’en suis certaine, vous n’aimez pas Brutus ?

— Lequel, madame, répondit-il, est-ce celui qui a tué son fils, ou celui qui a tué son père ?

Parmi les convives, mon attention se porta d’abord sur les deux que madame de Staël avait placés près d’elle. L’un, décoré d’ordres étrangers, me parut un diplomate ; l’autre un patriarche. La noblesse de ses traits, la sérénité de son front, des cheveux blancs bouclés, son air simple et vénérable, rappelaient au premier coup d’œil les sages de la Bible ; mais lorsque, entraîné par la conversation, son esprit s’enflammait, le feu de ses regards trahissait le poëte. Un reproche m’apprit son nom.

— Grâce à vous et à lui, dit madame de Staël en montrant Talma, je suis arrivée hier soir chez madame de V…, les yeux dans un état si déplorable, que chacun m’a demandé la cause de mon désespoir. J’ai répondu :

« — Hélas ! Salema est morte, et je connais Pharan ; il ne lui survivra pas.

— Eh bien, madame, dit M. A…, si vous étiez restée une heure de plus au spectacle, on vous aurait vu arriver chez madame de V…, avec le visage le plus riant du monde ; car votre tristesse n’aurait pas tenu contre l’excellent comique des Héritiers[1]. Vraiment, à voir l’intérêt, l’esprit, la philosophie, la gaieté, répandus dans cette petite pièce, on dirait que l’auteur l’a donnée comme un échantillon de tout ce qu’il peut faire en ce genre.

En fait de comédie, M. A… était déjà une autorité ; et madame de Staël crut sans peine qu’il les jugeait aussi bien qu’il savait les faire. L’entretien se continua sur l’art dramatique. Quelqu’un demanda à madame de Staël si elle avait assisté à la dernière représentation d’Hamlet.

— Oui, répondit-elle. Et comme il ne peut être comparé qu’à lui-même, ajouta-t-elle en désignant notre Garrick ; je suis forcée de dire que, dans ce rôle, il a surpassé Talma, la perfection et l’imagination même. Son talent m’est apparu comme le génie de Shakspeare, mais sans ses inégalités, sans ses gestes familiers. Devenu tout à coup ce qu’il y a de plus noble sur la terre, cette profondeur de nature, ces questions sur notre destinée à tous, en présence de cette foule qui mourra, et qui semblait l’écouter comme l’oracle du sort ; cette apparition du spectre, plus terrible dans ses regards que sous la forme la plus redoutable ; cette mélancolie, cette voix, ces regards qui révèlent des sentiments ; un caractère au-dessus de toutes les proportions humaines ; enfin, cette poésie trafique était admirable, trois fois admirable ; et mon amitié pour lui n’entre pour rien dans l’émotion la plus profonde que les arts m’aient fait ressentir depuis que je vis[2].

Chacun applaudit à cet éloge que, depuis, tant de succès ont justifié, et que j’offre comme une preuve que l’enthousiasme du génie pour le talent est souvent une révélation de la postérité.

Ensuite on passa à la tragédie nouvelle que l’on répétait au théâtre de la République. Madame de Staël, qui en connaissait plusieurs scènes, en prédit le succès ; mais un critique, placé au bout de la table, s’évertuait à prouver que les Atrides étant passés de mode, le parterre s’endormirait avant le retour d’Agamemnon.

— Cassandre le réveillera, interrompit Ducis, importuné des prédictions sinistres de cet oracle de journal.

Et, dès lors, il s’entama une discussion très-vive, pendant laquelle je vis sourire un jeune homme de l’air le plus malin.

— Ah ! pensai-je, en voici un qui n’est pas des amis de l’auteur.

Quelques moments après, je fus bien étonné de découvrir que c’était l’auteur lui-même. Une gaieté de bon goût, des reparties malignes, des mots heureux, me l’avaient déjà fait distinguer ; et le ton paternel que Ducis prenait en lui parlant m’avait fait présumer qu’il était son fils. En cela, je ne me trompais que sur la parenté ; car leur attachement mutuel, si tendre, si protecteur d’une part, si dévoué, si respectueux de l’autre, autorisait une erreur qu’ils ont dû souvent partager.

Cependant le dîner s’avançait ; et, beaucoup de personnes parlant à la fois, j’avais peine à entendre ce que madame de Staël adressait de flatteur au général B…, à ce soldat heureux qui devait un jour lui rendre à dîner dans le palais des rois de Suède. Je maudissais les bavards qui couvraient de leurs phrases communes les expressions neuves que son esprit lui fournissait pour encourager, exalter les talents du poëte ou du jeune guerrier, du vieux philosophe ou du courageux publiciste dont les travaux devaient également servir la cause de la philosophie et de la liberté. Je regrettais surtout de ne pouvoir suivre la petite guerre qui se renouvelait sans cesse entre elle et un homme dont l’ironie piquante aurait pu servir de modèle à Voltaire lui-même. Le soin que prenait madame de Staël d’associer cet aimable moqueur aux conversations qui la captivaient le plus ; le regard qu’elle portait sur lui, après une saillie brillante, comme pour en chercher le succès dans son sourire ; enfin, l’application qu’elle mettait à le contredire sur chaque point : tout m’avait averti de son mérite ; car il fallait compter à la fois sur la supériorité d’esprit de M. B. C…, et sur la politesse de sa malice pour attaquer si vivement un tel adversaire. Mais madame de Staël ne pouvait s’en choisir que parmi les gens supérieurs. Eux seuls savaient exciter son génie ; et lorsque, soumis par son éloquence, ils s’avouaient vaincus, ils se consolaient de leur défaite en se vantant d’avoir fait briller tout l’éclat de ses armes.

Mais, en voyant l’air dédaigneux de M. B. C…, et son insensibilité apparente pour les traits mordants que lui lançait madame de Staël, je l’accusai intérieurement de ne point partager le culte qu’elle inspirait à tous. Abusé comme tant d’autres sur le caractère de cet homme qui a passé sa vie à railler les qualités qu’il possède, et les gens qu’il préfère, j’étais loin de soupçonner tout ce que son cœur recelait de sentiments profonds pour cette femme adorable : Hélas ! pourquoi des regrets déchirants, des regrets éternels me l’ont-ils révélé ?

« Dans toutes les jouissances de la vie, il n’est rien qui puisse compenser le désespoir de voir mourir ce qu’on aime[3]. »


  1. Comédie de M. Alexandre Duval, que ses nombreux succès placent à la tête de nos auteurs dramatiques, et dont le public espère encore de nouveaux plaisirs.
  2. Extrait d’une lettre de madame la baronne de Staël.
  3. Corinne.