Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/5

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 16-18).


V


Le soir du même jour, mon maître s’étant débarrassé avec assez de peine du domestique qui, sous le prétexte de m’instruire des moindres détails de mon service, ne pouvait se décider à nous laisser seuls, me dit avec vivacité :

— Maintenant que nous voici libres ; dites-moi, Victor, où vous avez rencontré madame de Civray, et depuis quelle époque vous la connaissez ?

— Monsieur veut probablement parler de cette jolie dame qui dînait au château aujourd’hui ?

— N’est-ce pas qu’elle est charmante ! interrompit Gustave d’un air qui commandait l’affirmative.

— Beaucoup trop, lui répondis-je, surtout pour le repos d’un certain cordonnier qui avait déjà formé de grands projets sur elle.

— Que voulez-vous dire ? reprit mon maître avec hauteur.

Alors je lui racontai les petites aventures de notre voyage.

Ce récit l’amusa, mais comme l’idée de voir l’objet de son culte livré à des hommages grossiers avait blessé son amour-propre autant que son amour, il prit soin de m’expliquer les motifs qui condamnaient sa cousine à L’ennui de voyager ainsi ; et, pour prolonger le plaisir qu’il trouvait à parler d’elle au lieu de me dire tout simplement qu’ayant perdu sa fortune à la Révolution, elle en était réduite comme tant d’autres à voyager par la diligence, il me fit son histoire à partir du berceau. Je sus que, fille d’une sœur de madame de Révanne et d’un colonel qui avait dissipé tous les biens de sa famille, son père avait poussé la fureur du jeu jusqu’à jouer sa vie à pair ou non dans une affaire d’honneur où il l’avait perdue comme le reste. Madame de Révanne, touchée de l’état où cette mort plongeait sa sœur et sa nièce, leur avait offert un asile, et s’était engagée à doter la charmante Lydie, le jour où il se présenterait un parti convenable. Le marquis, sans mettre opposition à la générosité de sa femme, ayant désiré qu’elle tournât au profit des siens, choisit un de ses cousins pour épouser la dot et la nièce. Le chevalier de Civray, cadet de famille, s’estima fort heureux de s’assurer, par un moyen si doux, la protection et peut-être l’héritage de madame de Révanne, mais à peine marié, il se vit contraint de quitter sa jeune femme pour suivre son cousin en Allemagne. Le caractère jaloux du chevalier ne l’aurait jamais porté à prendre une semblable résolution, si le marquis ne lui avait persuadé qu’on ne pouvait rester en France sans se déshonorer. Quatre ans s’étaient écoulés depuis cette époque, pendant lesquels madame de Civray avait vécu, soit chez sa tante, soit chez sa belle-mère qui venait de mourir. C’était pour aller lui prodiguer tous les soins d’une tendre fille que Lydie avait quitté précipitamment le château de Révanne ; et c’était pour avoir consacré tout son argent à une bonne action, qu’elle y revenait par la voiture publique.

Mon attention à écouter ces détails, et plus encore les éloges que je donnai à la conduite de madame de Civray me placèrent au premier degré dans l’esprit de mon maître, qui me dit franchement :

— Je m’étais trompé sur votre compte, Victor ; sachant que ma mère avait mis tous ses gens en campagne pour me découvrir une espèce de Mentor déguisé en valet de chambre, je m’attendais à quelque vieux personnage bien pédant, que, dans mon premier mouvement, j’avais projeté d’envoyer au diable, si un de mes amis, que vous connaîtrez bientôt, et qui mérite toute ma confiance, ne m’avait conseillé de le bien recevoir, par condescendance pour ma mère, quitte à lui rendre ensuite mon service si désagréable qu’il fût contraint à demander lui-même son congé, avant la fin du mois.

— L’idée était fort bonne, répondis-je d’un air sérieux, et conciliait à merveille le respect dû aux volontés de madame votre mère, et le désir Lien naturel de vivre aussi libre que tous les jeunes gens de votre âge. Madame la marquise doit se féliciter de vous avoir livré à de si bons conseils.

— Malheureusement c’est le contraire, reprit Gustave en soupirant, et chacun s’étonne qu’avec le bon esprit et toutes les qualités de ma mère, elle se laisse aller à des préventions aussi injustes. Alméric est étourdi, j’en conviens ; mais loin d’avoir le cœur sec, comme on le prétend, il est généreux, bon camarade, et toujours en train de se divertir. On lui fait un crime d’avoir dérangé les ménages de quelques vieilles coquettes de cette province, comme si ces dames l’avaient attendu pour tromper leurs maris, et qu’il dût expier le tort de les avoir séduites par le malheur de les garder. Vraiment c’est trop exiger de la vertu d’un homme de vingt ans, et j’ai besoin de me rappeler sans cesse les perfections de ma mère, sa tendresse envers moi, pour lui pardonner la défense qu’elle m’a faite de continuer mes liaisons d’amitié avec Alméric.

— Cette défense ne tient peut-être qu’à quelques tracasseries de voisinage, dis-je en vrai courtisan ; et madame n’y attache probablement pas assez d’importance pour que vous ne puissiez l’éluder sans inconvénients

— C’est bien aussi ce que je fais, reprit Gustave, enchanté de me voir approuver d’avance un tort dont l’aveu gênait son respect filial, et je vous demanderai sur ce point une discrétion nécessaire au repos de ma mère ; elle mérite bien que je mette tous mes soins à ne le pas troubler ; mais je lui ai si souvent entendu dire que la perte d’un ami ne se réparait point, qu’elle m’excusera un jour d’avoir osé lui désobéir pour me conserver le meilleur ami de mon enfance.

L’approbation la plus générale de ma part termina cet entretien, qui, tout en m’apprenant que ma place avait tenu à bien peu de chose, me confirmait dans l’espoir de la garder longtemps. Je me retirai très-content de mon début, car j’avais acquis en cette seule journée tout ce qui fait le crédit des gens en place : le secret du maître.