Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/47

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 222-230).


XLVII


Que de cruelles réflexions vinrent alors m’assaillir ! Combien je me reprochai de n’avoir point prévenu mon maître de l’événement funeste qui, sans doute, l’attendait à Milan ! Pourquoi ne lui avais-je pas rendu cette lettre que je portais encore là sur mon cœur, et qui lui semblait un poids accablant ? Elle lui aurait fait pressentir son malheur ; nous en eussions pleuré ensemble, et je ne l’en aurais pas vu frappé comme d’un coup de foudre. Sont-ce là, pensais-je, les soins que j’ai promis à madame de Révanne ; et me pardonnera-t-elle jamais une si coupable imprudence !

Pendant que je m’accusais ainsi, nous approchions de l’hôtel de Rome : Le major nous avait devancés pour dire à dame de Verseuil de ne pas s’effrayer à la vue de notre civière, et lui bien affirmer que c’était Gustave, et non pas son mari qu’on ramenait ainsi blessé. Cet avis avait naturellement produit un effet contraire à celui que le major en attendait, et il finissait à peine son récit, qu’Athénaïs était déjà évanouie.

Étonné de cet excès de sensibilité, il fit avertir madame d’Olbiac, qui était arrivée le matin même, lui confia sa belle-sœur, et vint nous rejoindre. Après avoir été saigné, Gustave reprit connaissance ; c’était le moment que je redoutais : je dis au chirurgien d’éloigner les personnes qui remplissaient la chambre ; ensuite, prenant à part le major, je lui remis les dépêches dont Gustave était chargé, et le conjurai de les porter lui-même sans délai au commandant de la place. J’avais sans doute, en lui parlant, le visage très-altéré ; car il me fit apporter un verre d’eau-de-vie, et, me forçant à le prendre, il dit :

— Pauvre garçon ! il est pâle comme la mort.

Je voulais rester seul près de mon maître, et Bernard seconda mon dessein en faisant sentinelle dans l’antichambre pour écarter les importuns qui viendraient nous visiter ; car Germain était si occupé de son cheval tout estropié, qu’on ne pouvait l’arracher d’auprès de cette pauvre bête.

Je ne tenterai point d’exprimer tout ce que j’éprouvai en voyant l’affreux réveil de Gustave, et les souffrances horribles qui signalèrent son retour à la vie ; jamais la fièvre et le désespoir n’enfantèrent un plus cruel délire. Poursuivi par l’ombre de Stephania, il lui adressait des plaintes déchirantes lui demandait pourquoi elle était morte avant de le frapper, et cherchait partout une arme pour la venger. Je sentis qu’un état si violent ne céderait qu’aux larmes, et je lui rappelai tous les souvenirs qui pouvaient l’amener à quelque attendrissement. Un message de Corona me servit dans ce projet. Le docteur envoyait à mon maître un paquet cacheté, contenant les dernières volontés de Stephania, et une lettre d’elle adressée à Gustave. J’attendis un instant de calme pour la mettre sous ses yeux. Il s’en saisit avec avidité, comme s’il devait y trouver l’assurance que cet appareil funèbre n’était qu’une vision, et que Stephania vivait encore. Mais ces lignes tracées d’une main tremblante, ces adieux touchants, ce pardon généreux, tout détruisit l’illusion qui faisait palpiter son cœur. Le fantôme de Stephania irrité avait égaré ses esprits ; l’image de Stephania clémente lui rendit avec sa raison le soulagement des larmes. Je profitai de ce moment pour l’accabler de tous ses motifs de douleur ; je lui racontai les détails dont je lui avais fait mystère, et lui rendis sa propre lettre dans l’espoir que le regret de ne la savoir point parvenue lui ferait m’adresser quelques reproches. C’était autant de gagné sur ceux dont il s’accablait. Mais un sentiment d’humeur se mêle-t-il jamais à une peine profonde ? Gustave ne fit pas même de remarque sur ma conduite mystérieuse ; il venait de me montrer le dernier écrit de sa malheureuse amie ; en le lisant des pleurs avaient plus d’une fois obscurci mes yeux ; et son cœur ne me demandait rien de plus. Ah ! qui n’aurait été attendri par ces touchants adieux :

« Tu l’as voulu, je meurs ; pardonne-moi de n’avoir pu attendre que la vérité vint t’éclairer sur ton injustice, pour m’en venger. Ton repentir ne m’aurait pas suffi, c’est ton amour qu’il fallait à ma vie ; c’est pour en être digne que j’ai sauvé les jours de celle qui m’a ravi ton cœur. Mais tu ne m’as jamais aimée ! tu l’as dit ! Après un tel aveu, qui pouvait m’enchaîner au monde ? l’espoir de la frapper ! Ah ! je confesse en avoir conçu l’affreux projet ; je sens qu’en ce moment même où tout retient mon bras, je plongerais ce poignard avec délices dans le sein de ma rivale ; oui, je le sens à la rage qui me transporte encore : j’ai mérité tes soupçons, ta haine ; et si je vivais un jour de plus, je mériterais tous les noms odieux que tu m’as prodigués. Ne plains donc pas ma mort ; elle seule peut me défendre du crime : j’aurais dû, je le sais, expier mes fautes par une plus longue pénitence ; mais le ciel est juste ; et si j’ai manqué au plus saint des devoirs, les tourments inventés par toi m’en ont assez punie… Oui, ton ingratitude me répond de la miséricorde divine. Un ministre du ciel vient de me la promettre.

» — Vous pardonnez, m’a-t-il dit, grâce vous sera faite ; et cependant vous avez attenté à votre vie. Oh ! ma fille, ce péché est irrémissible !…

» — Toi qui sais pour qui je meurs, obtiens-moi le pardon de cette faiblesse. À ta prière, Dieu me l’accordera, et je te devrai dans le ciel le repos qui m’a fui sur la terre.

» Mes yeux s’obscurcissent… Voici la mort… je l’ai appelée, et pourtant je me sens frémir à son approche !… La cruelle va me séparer de toi pour jamais !… Ah ! pourquoi l’ai-je implorée si vite ?… Pourquoi ne t’ai-je pas revu ?… Je t’aurais consolé de m’avoir si injustement outragée. Tant de générosité, d’amour, auraient touché ton cœur, et peut-être ?… Ah ! si je quittais la vie au moment d’être aimée ?… Cette affreuse pensée manquait à mon supplice !… Mais, non… Si ma jeunesse, ma beauté, n’ont pu t’enchaîner qu’un instant, quel charme t’offrirait ce visage flétri par la douleur ?… Hélas ! qui me rendra l’éclat dont je frappai tes yeux ce jour, cet heureux jour où tu me trouvas belle ?…

» Je veux descendre au tombeau, parée de ce même vêtement, de cette même guirlande qui m’attirèrent alors tes regards. Ah ! que ne puis-je les attirer encore sur cette parure funèbre !…

» Quand tu liras ceci, je serai déposée au sépulcre del Foppone, près des tombeaux de ma famille. Un vaste caveau les renferme, en voici la clef. Viens y chercher ton pardon, et mon dernier souvenir. Adieu… La mort glace déjà mes sens, et mon cœur brûle encore… Ton image est devant moi… Elle assiste à mon agonie… Gustave… cher Gustave ! Ah ! malheureux ! que je t’aimais !… »

Après avoir baigné cette lettre des larmes les plus amères, Gustave voulut se lever pour accomplir sur-le-champ le vœu de Stephania ; mais, au moment où il s’élançait de son lit, ses forces lui manquèrent, et il retomba sans mouvement. Je le fis revenir par le secours d’un puissant cordial ; ensuite, profitant de son pieux désir pour le contraindre à recevoir mes soins, je l’engageai à prendre quelque nourriture, et à se calmer assez pour éviter le retour de la fièvre, et se trouver plus tôt en état de sortir.

Il m’obéit ; mais il voulut à son tour m’ordonner le repos, et je lui laissai croire que j’allais me coucher. J’étais depuis une heure dans le salon qui précédait la chambre de mon maître, lorsque Bernard, s’avançant vers le porte, me fit signe que quelqu’un me demandait. Je me lève aussitôt, Bernard me remplace, je me rends dans l’antichambre, et j’y trouve à mon grand étonnement madame de Verseuil ; elle était tremblante, et regardait sans cesse autour de nous, si personne ne venait la surprendre.

— La démarche que je fais en ce moment, me dit-elle, vous prouve assez mon inquiétude ; j’ai attendu que toute la maison fût endormie pour venir savoir la vérité ; Victor, au nom du ciel, ne me trompez pas. Qu’est-il arrivé à votre maître ? Est-il en danger ?

Je rassurai d’abord madame de Verseuil sur l’état de Gustave ; mais je ne lui cachai aucun des événements qui avaient produit sur lui une impression si douloureuse ; j’avoue même que cette circonstance me paraissant faite pour éprouver le cœur d’Athénaïs, j’appuyai beaucoup sur les consolations que son amitié seule pouvait offrir à Gustave.

— Comment oserais-je la lui témoigner encore, répondit-elle ; n’est-ce pas cette amitié qui a causé la mort de madame Rughesi ? et me pardonnera-t-il jamais d’être la cause innocente du malheur qu’il déplore ? Je le sens ; ma présence va lui devenir odieuse. Eh bien, je ne le verrai plus… Mais qu’il sache au moins par vous, bon Victor, à quel point je souffre de sa peine ; combien ses regrets m’attachent à lui. Eh ! qui ne voudrait être aussi tendrement pleurée ? ajouta-t-elle en essuyant ses yeux.

Le charme d’un intérêt si doux, l’émotion naturelle dans une semblable démarche, enfin, l’aimable imprudence qui livrait son secret à ma foi, tout fit paraître alors madame de Verseuil adorable ; je sentis qu’il n’était point de chagrin dont ne pût triompher sa langueur enchanteresse, et je la regardai comme l’ange consolateur qui devait nous rendre à la vie ; mais c’eût été compromettre sa puissance que de l’essayer en ce moment où Gustave, livré au repentir, aurait cru de son devoir de refuser toute consolation venant d’Athénaïs, et je l’engageai à me laisser choisir l’instant où je pourrais lui parler d’elle. Satisfaite de ma prudence, elle s’en remit à moi pour tous les soins à prendre à ce sujet, me remercia presque de ceux que je prodiguais à mon maître, et ne me quitta qu’après m’avoir fait promettre de lui porter chaque jour secrètement de ses nouvelles.

J’espérais trop de cet entretien pour en dire un mot à Gustave ; et lorsque je lui lus le lendemain soir la liste des personnes qui s’étaient fait écrire chez lui, je me gardai bien de prononcer le nom de madame de Verseuil ; il n’en fit pas la remarque, et m’ordonna seulement de préparer tout ce qu’il lui fallait pour s’habiller. Je lui représentai vainement qu’il était encore bien faible pour marcher. « Tu as raison, » me dit-il, et il envoya louer une voiture ; deux heures après, elle s’arrêta sous le portique del Foppone, et je fus frappé d’admiration à la vue de ce beau monument.

— C’est là, dit Gustave en levant sur ce portique des yeux brillants de larmes…

Et l’émotion l’empêcha de continuer. Je le conjurai de rester encore quelques instants dans la voiture pendant que j’irais parler au gardien des tombeaux ; je lui sauvai par là l’impatience d’entendre les discours de ces hommes qui, vivant des produits de la mort, en parlent comme d’un événement ordinaire, et vous font souvent, sans nulle méchanceté, les questions les plus barbares. Celui auquel je m’adressai ne m’en épargna aucune. Il fallut lui expliquer comment le docteur Corona avait fait remettre à mon maître la clef du caveau qu’il venait visiter. Il fallut faire passer Gustave pour un parent de madame Rughesi, qui venait accomplir un vœu dicté par elle ; toutes ces raisons ne lui paraissant point encore suffisantes pour nous permettre l’entrée des tombeaux, j’eus recours au moyen le plus simple ; et, glissant un ducat dans la main du gardien, je le priai de ne pas venir troubler la douleur de mon maître.

Bientôt après, Gustave, appuyé sur mon bras, traversa la riche colonnade qui conduit à un escalier de marbre noir d’où l’on descend dans les souterrains. Là, notre conducteur ouvrit la porte d’une grille ; et, nous montrant un long corridor, bordé de chaque côté par des chapelles servant de sépulture, il nous dit :

— Vous voyez bien là bas tout au bout du souterrain ces cierges allumés, cette lampe qui éclaire plus que toutes les autres ; et ces ornements tout neufs qui décorent l’autel, c’est là que madame…

— Il suffit ; laissez-nous, lui répondis-je en me pressant de l’interrompre.

Et il se retira.

Alors le bruit de nos pas troubla seul le silence de ces voûtes funèbres. Avant d’arriver à la chapelle ardente, Gustave, qui se soutenait à peine, fut obligé de s’asseoir sur une pierre funéraire ; mais peu de moments après, rappelant son courage, il se leva vivement, s’empara de la clef que je tenais à la main, et marcha vers la tombe éclairée. Là je n’osai le suivre ; car il est de tristes moments où la présence même d’un ami devient importune : comme tous les sentiments vifs, les regrets ont leur pudeur, et c’est souvent contraindre un malheureux que de le regarder souffrir. Mais tout en cédant à cette discrétion que je savais bien devoir être appréciée par Gustave, je me tins à portée de le secourir, si ses forces succombaient à cet appareil de mort qui m’inspirait presque autant d’effroi qu’à lui-même. Appuyé derrière une colonne dans un coin obscur du souterrain, je pouvais voir à travers la grille l’intérieur du caveau où Gustave venait de pénétrer. Un sarcophage recouvert d’un drap de velours noir brodé d’argent, et entouré de cierges, occupait le milieu de la chapelle ; d’un côté, on voyait enclavés dans le mur différents cercueils, dont les inscriptions, placées au-dessus, apprenaient le nom de ceux qu’ils renfermaient ; de l’autre une cavité profonde indiquait la place qui attendait le cercueil de Stephania. L’inscription en était ébauchée et ces mots : morte à vingt-six ans, n’étaient déjà que trop lisibles.

En approchant du sarcophage, Gustave se prosterna religieusement. Ensuite, saisissant un bout du drap mortuaire, il le porta à ses yeux ; et j’entendis des sanglots s’échapper de son sein.

— Pardon ! s’écriait-il d’une voix étouffée, pardon ! mais c’est à toi-même que je veux le demander ; c’est sur ton front que je veux le lire.

En disant ces mots, il soulève le drap funèbre, et s’apprête à découvrir le cercueil, lorsqu’une femme voilée lui apparaît et dit :

— Arrête, malheureux ; viens-tu l’outrager encore ? N’a-t-elle donc pas trouvé un asile contre toi dans ce tombeau où tu l’as plongée ? Ah ! respecte au moins sa cendre.

— Stephania, est-ce toi ? s’écria Gustave, l’esprit troublé par cette apparition ; Stephania, me voici…

Et il tombe anéanti sur le cercueil entr’ouvert. Le bruit de sa chute retentit jusqu’à moi. J’accours, et j’aperçois Léonore près de lui.

— Ah ! madame, lui dis-je, prenez pitié de ses regrets ; ne les aigrissez pas par d’inutiles reproches. Vous le voyez ; il succombe à son désespoir ; ne soyez pas moins généreuse que celle qu’il pleure autant que vous.

Léonore était bonne et sensible ; l’état de Gustave excita sa compassion, et elle oublia son ressentiment pour lui adresser quelques paroles consolantes :

— Puisque vous êtes malheureux, lui dit-elle, puisqu’elle vous pardonne, je ne puis vous haïr… Allons, prenez courage, et vivez pour la regretter toujours. Voilà, ajouta-t-elle, la boîte que je venais déposer ici par son ordre ; elle vous est destinée ; recevez-là de la même main qui a fermé ses yeux.

Gustave se jetant sur cette main l’arrosa de larmes. Alors je conjurai Léonore de l’arracher à ce triste lieu. Il consentit à la suivre dans l’espoir d’entendre de sa bouche le récit des derniers moments de Stephania ; et, malgré la triste scène qui nous avait émus tous trois dans ce séjour de mort, nous en sortîmes l’âme moins oppressée.

Au milieu de ce beau sépulcre s’élève une église en forme de croix, où les malheureux qui restent vont prier pour leurs parents morts. C’est assise près de ce monument que Léonore raconta à mon maître comment l’infortunée Stephania avait hâté la fin de son supplice avec le secours d’un poison subtil qui lui avait été vendu par une vieille Sicilienne. Ce poison, renfermé dans une bague, ne quittait point le doigt de Stephania. Personne qu’elle n’était dans le secret de cette cruelle ressource ; et quand elle avoua l’usage qu’elle en venait de faire, il n’était plus temps d’en prévenir l’effet. De tous les détails que Léonore donna sur cette fin déplorable, les plus déchirants furent ceux des soins infructueux qu’on prit pour combattre les ravages de cet affreux poison, et les secours que réclamait elle-même la malheureuse Stephania pour vivre quelques heures de plus, et revoir encore celui qu’elle adorait. Combien de fois ce récit douloureux fut interrompu par les pleurs de Léonore ! Mais ces pleurs en faisaient couler d’autres et la douceur de voir ses regrets si sincèrement partagés lui fit éprouver un soulagement jusqu’alors inconnu. Gustave lui-même, calmé par l’expression d’une douleur si tendre, ne fut plus que triste, et lorsque tous deux se séparèrent pour jamais, je vis leurs visages décolorés s’animer du sourire de la reconnaissance.