Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/38

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 168-175).


XXXVIII


La soirée était fort avancée, et je me disposais à quitter mes camarades ; mais Bernard, qui n’aimait pas les sacrifices inutiles, me dit :

— Tu peux rester avec nous encore plus de deux heures. Va, ton maître n’est pas prêt à rentrer chez lui : il y a grand bal au palais, et, après avoir fait sauter les maris, il faut bien faire danser les femmes. Ma foi, celles de Milan en valent bien la peine. C’est dommage que je ne sache pas mieux comprendre leur gentil gazouillement. Puisque tu l’entends, toi, ajouta-t-il en me montrant une troupe de jeunes filles qui riaient et chantaient à la porte du jardin, va donc inviter ces jolies chanteuses à danser avec nous. Je paierai les violons.

J’obéis, et, tout fier d’avoir mis à profit les leçons d’italien que j’avais attrapées d’un vieux maître d’écriture, je revins de mon ambassade avec tous les éléments d’un bal joyeux. Dans cette fête improvisée, je pris une idée fort juste du caractère des femmes de ce pays par la manière franche dont elles acceptent le plaisir qu’on leur propose ; et j’avoue que mon amour pour le vrai me les fit trouver préférables à nos coquettes de village.

J’étais encore dans le ravissement de ma soirée lorsque mon maître revint, au moins aussi content de la sienne. Il tenait à sa main un bouquet de fleurs d’orange, et me dit :

— Tiens, mets cette branche dans un verre d’eau, pour qu’elle se conserve fraîche jusqu’à demain.

— Ah ! ah ! répondis-je en riant, son rôle n’est donc pas encore fini ?

— Vraiment non, et je ne sais trop celui qu’elle va me faire jouer.

— Qu’importe, pourvu qu’il soit amusant, et que vous soyez en scène avec une jolie femme ?

— Ah ! celle-là est d’une beauté incomparable !

— En ce cas, vous n’avez rien à risquer.

— Et ma conscience donc ?

— Bon ! ces péchés-là sont remis d’avance.

— Au reste, je ne sais pas pourquoi elle s’alarmerait : je suis, jusqu’à présent, fort innocent, et probablement je ne trouverai pas de si tôt l’occasion d’être coupable.

— On dirait que vous la regrettez ?

— Il est certain que, si j’avais le cœur libre…

— Et ne sauriez-vous, monsieur, vous amuser sans le mettre de la partie ?

— Au fait, on n’est pas forcé d’aimer ce qu’on admire.

— Elle est donc bien admirable ? Comment la nomme-t-on ?

— Je n’en sais rien. Je causais avec plusieurs officiers lorsqu’elle est entrée dans la salle de bal. Son arrivée faisait la plus vive sensation. J’entendais de tous côtés des exclamations sur sa beauté, et, curieux de voir l’objet de tout ce bruit, je m’approchai des admirateurs qui l’entouraient. L’un d’eux me dit, avec toute l’emphase italienne :

» — Avez-vous jamais vu deux astres plus éblouissants que ces yeux-là ?

» — Je conviens qu’ils sont charmants.

» Aussitôt la cavaliere servente s’empare de ma main, me présente à la dame et lui dit :

» — Che lei degna ricevere l’omaggio d’un giovinetto garbato che sospira pe’ suoi bei lucci[1].

« Cette déclaration imprévue est accueillie par le plus gracieux sourire et des mots obligeants. J’y réponds en invitant à danser la belle Milanaise. Elle accepte, et me voilà au même instant engagé dans une conversation intime, à laquelle je n’étais nullement préparé.

— Il me semble qu’on vous faisait assez beau jeu pour n’être point embarrassé.

— Eh bien, tu te trompes. Cette subite familiarité était dépourvue de toute coquetterie. C’était plutôt la reconnaissance d’un hommage flatteur, et s’il a fini par s’y mêler quelque chose de mieux, c’est tout simplement le mutuel attrait de se plaire qu’il en faut accuser. Elle me disait avec tant de franchise :

» — Vous me trouvez belle, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en suis ravie.

» Et puis elle prenait mon bras, et nous traversions ensemble la foule des curieux qui venaient la contempler.

— Ces gens-là doivent vous croire le plus heureux du monde.

— Vraiment, je l’étais presque alors, et je n’ai jamais mieux éprouvé à quel point l’amour-propre peut avoir quelquefois un faux air de l’amour. Mais tout cela se réduit au plaisir d’avoir été préféré quelques instants, et en public, par une belle personne, dont je n’entendrai peut-être plus parler.

— Ce serait dommage ; mais vous n’en avez pas la crainte : ce bouquet est sans doute un signe de ralliement ?

— Elle me l’a donné en me quittant pour rejoindre une femme qui appelait à grands cris : Stephania ! Stephania ! d’où je conclus que ce pourrait être là son nom.

— Et n’a-t-elle rien ajouté au don de ce bouquet ?

— Non, si ce n’est qu’elle m’a dit :

» — Conservez-le jusqu’à demain.

— Allons, voilà un commencement d’aventure. Mais, prenez-y garde, monsieur, les Italiennes ne badinent pas : elles vous poignardent sans pitié, pour la plus petite infidélité, et quand on n’est point décidé à les aimer longtemps, le mieux est de ne pas l’entreprendre.

— Tu crois donc qu’elles assassinent encore, comme du temps des Médicis ? Bon ! c’est une mode passée.

— Oui, en Espagne, monsieur, mais non pas en Italie, et si nous faisons quelque séjour ici, vous en verrez la preuve. D’abord, elles tuent l’infidèle, et quelquefois le confident.

— Ah ! je voudrais voir cela !

— Bien obligé. Mais je dois vous prévenir qu’avant tout, elles frappent la rivale.

— Ceci est différent, et gâte beaucoup le piquant du reste. Mais, sois tranquille : tu vivras, et je n’aurai pas même le plaisir d’exposer ta vie.

Tout en causant ainsi, Gustave faisait la revue des tableaux qui décoraient son appartement. Les plus précieux étaient recouverts d’un rideau qu’il soulevait d’une main, tandis que, de l’autre, portant une lumière, il tâchait de reconnaître le sujet qui avait inspiré le peintre.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, c’est elle !

— Qui donc, monsieur ?

— Stephania ! l’admirable Stephania !

— Quoi ! cette belle femme habillée en vestale ?

— Oui, c’est elle. Voilà bien ses yeux, sa taille, son sourire ; c’est son portrait, je n’en doute pas. Nous sommes peut-être logés chez son père. Comment nomme-t-on le maître de cette maison ?

— Il signor Rugnesi, répondis-je, financier très-fastueux, qui, sottement honteux de sa naissance roturière, s’est, dit-on, fait citoyen, ne pouvant pas être marchese.

— Si c’était son frère ou son mari ?

— Je vous promets de m’en informer demain, de bonne heure. En attendant, faut-il refermer le rideau ?

— Non ; je veux contempler encore ce noble visage.

— Monsieur, vous dormirez mal.

— Qu’importe, si je rêve agréablement ? Mais, vois donc, quel singulier hasard ! Je me trouve, sans savoir comment, l’adorateur déclaré d’une femme que je ne connais pas, et, quand je me reproche de ne l’avoir point quittée de toute la soirée, me voilà forcé de passer la nuit avec son portrait. En vérité, il y a dans tout cela quelque puissance diabolique qui conspire contre ma vertu ; et, sans le souvenir qui me domine…

— Ah ! monsieur, interrompis-je, ne comptez pas là-dessus. Ces sortes de souvenirs ne sauvent pas du crime, et ils ont l’avant-goût du remords. Croyez-moi, laissez agir la destinée et ne vous mêlez pas de ce qui se passe entre votre cœur et vos désirs : ils sauront bien s’arranger sans votre permission.

Gustave goûta cet avis peu sévère, et me parut fort disposé à le mettre en pratique, lorsque je lui appris le Lendemain que cette charmante Stephania, qu’il prétendait ne revoir de sa vie, le faisait inviter à venir prendre, à midi, le chocolat avec elle. Il fut d’abord surpris d’un bonheur aussi inattendu, et me dit :

— Comment sais-tu qu’elle m’invite à déjeuner ?

— Parce qu’elle me l’a dit elle-même, répondis-je.

— Quoi ! tu l’as vue ?

— Ah ! vous avez raison, monsieur, elle est un peu brune ; mais c’est la Diane antique.

— Où l’as-tu rencontrée ?

— Chez elle.

— Qui donc a pu t’y conduire ?

— Je ne suis pas sorti.

— Elle demeure ici ?

— Oui, monsieur, dans la maison même ; et comme elle en est la maîtresse, il faudra bien souffrir qu’elle vous en fasse les honneurs.

— Allons, je me résigne, dit en souriant Gustave. Aussi bien, je suis curieux de savoir de quel air elle me recevra ce matin. Peut-être ignorait-elle hier, autant que moi, que je fusse logé chez son mari.

— C’est probable. Au reste, tous deux exercent l’hospitalité à merveille ; car j’étais chez le général quand ils sont venus s’informer de ses nouvelles, et l’engager à partager leur table.

— A-t-il accepté ?

— Certainement, pour lui et ses aides de camp. Ainsi, vous allez avoir bon souper, bon gîte et…

— Tais-toi, et va me faire annoncer chez madame Rughesi.

En me donnant cet ordre, Gustave prit la branche de fleur d’oranger et sortit pour se rendre chez son général. Un instant après, je le vis descendre chez la belle Stephania, et il me fallut attendre jusqu’au moment du dîner pour savoir à quoi m’en tenir sur le résultat de cette entrevue.

Il fut à peu près tel que je l’avais prévu. Cependant, habitué à tous les petits manéges de notre galanterie française, je n’aurais jamais imaginé la manière naïve dont ces sortes d’affaires se traitent en Italie, et je ne revenais pas de ma surprise en voyant madame Rughesi porter sur Gustave des regards si indiscrètement passionnés. Sans doute, il avait témoigné un grand plaisir à la retrouver, et à s’assurer qu’il la verrait tous les jours ; car l’espoir et la reconnaissance animaient également les beaux yeux de Stephania. Placée entre le général et Gustave, elle ne perdait pas une occasion de lui prouver sa préférence ; et ce qui me frappait le plus, c’est que personne n’en paraissait étonné, et que mon maître lui-même n’en éprouvait aucun trouble : tant il est vrai que le mystère et l’incertitude causent seuls les agitations du cœur !

Après le diner, Stephania invita Gustave et quelques autres officiers à venir dans sa loge au grand théâtre della Scala. Bonaparte devait, ce même jour, assister à la représentation d’un opéra du célèbre Cimarosa, et, dès le matin, une foule de curieux obstruait toutes les avenues qui conduisent à la salle de spectacle. Malgré mon désir d’y pénétrer, je n’aurais pu y parvenir sans le secours de Bernard et de plusieurs de nos soldats, qui en franchirent le péristyle comme on monte à l’assaut.

— Place ! place ! criaient-ils. Nous voulons aussi l’applaudir.

Et les plus pauvres donnaient leur argent avec le même empressement que les autres. Emporté par un flot de ces braves gens, je me trouvai tout à coup au milieu du parterre, et fort bien placé pour voir l’ensemble de cette salle immense. D’abord, en apercevant les rideaux de différentes couleurs qui ornent chaque loge, je crus que c’était le rendez-vous de tous les polichinelles de l’Italie ; mais on me dit que ces petites chambres particulières n’étaient jamais éclairées que dans les grandes occasions, et que l’attention des spectateurs se portant tout entière sur le théâtre, on ne prenait pas garde à ce qui se passait dans les loges. J’en conclus que les femmes y venaient pour jouir du spectacle, et non pour s’y montrer, et je désirai voir bientôt cet usage établi en France.

S’il est une chose au monde faite pour tourner la tête du héros le plus sage, c’est bien certainement l’accueil que reçut Bonaparte en entrant dans cette vaste salle, et je crois qu’il a souvent fait la différence de l’enthousiasme véritable qui éclata alors avec celui qu’on lui a depuis si souvent arrangé. C’étaient les acclamations d’une armée reconnaissante, d’un peuple qui croyait voir en lui le fondateur de sa liberté, enfin, c’était cette exaltation que produit seule la présence d’un protecteur et d’un héros. J’en étais, pour ma part, aussi enivré que tous les autres, et dès que les transports du public se calmaient, je m’amusais d’un mot à les ranimer. Au milieu de ce vacarme, les acteurs ne pouvaient se faire entendre. Mais la fameuse B… parut, et Bonaparte ayant témoigné, par un signe à Berthier, qu’il désirait écouter cette cantatrice, il se fit un profond silence.

Cette signora B… avait une voix divine, des yeux vifs, et la taille élancée. Un soldat français, placé près de nous, en devint subitement amoureux, et dit à Bernard :

— Morbleu ! voilà une femme qui me conviendrait bien.

— Mais, toi, lui conviendrais-tu ?

— Pourquoi pas ?

— Tu crois donc qu’il ne faut être que brave et beau garçon pour plaire à cette dame ?

— Il faut avoir encore, avec cela, cent ducats à lui donner, nous dit tout bas un Italien. Si vous les avez, je vous promets de vous faire souper ce soir même avec elle.

— Vraiment ? répliqua le soldat d’un air joyeux. Eh bien, c’est une affaire conclue.

— Es-tu fou ? dit Bernard.

— Non. J’aime les grands talents ; et j’en veux voir un de près dans ma vie.

— Mais avec quoi le paieras-tu ? pauvre diable !

— Avec mon colonel autrichien.

— Quoi ! celui que tu as si bien dépouillé sur le champ de bataille ?

— Eh oui ! donc. Il avait tout justement cent ducats dans sa poche ; je veux qu’ils me portent plus de bonheur qu’à lui.

On pense bien que Bernard n’épargna pas les représentations, pour empêcher son ami de faire une telle extravagance : mais rien ne put l’en détourner. Le spectacle terminé, il prit le bras de l’Italien, et nous quitta en disant :

— Bonsoir, camarades. Vous riez ; mais c’est égal. Morbleu ! je ne mourrai pas sans m’être amusé comme un prince.

Le lendemain il n’avait plus un sou ; et Bernard fut obligé de lui payer une bouteille de vin pour boire à la santé de sa charmante cantatrice.

Ce trait peint assez le mépris que nos soldats avaient alors pour l’argent. Leurs officiers ne songeaient guère plus à thésauriser. Il est vrai que les majorats n’étaient pas encore institués, et que, dans ce temps où l’amour de la patrie conduisait seul au champ d’honneur, on ne voulait pour prix de ses dangers que du plaisir et de la gloire.


  1. Daignez recevoir l’hommage d’un jeune homme aimable qui soupire pour vos beaux yeux.