Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/31

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 138-141).


XXXI


Arrivés à Nice, nous n’y trouvâmes plus que quelques troupes de réserve confiées à la prudence du général Verseuil, qui commençait à perdre l’espoir de les contenir. Le gros de l’armée se dirigeait vers Mondovi ; et le bruit des victoires de Montente, Millésimo et Bégo, où nos soldats avaient déjà gagné de la gloire, des grades et trouvé des approvisionnements, rendait fort impatients ceux qui manquaient de tout cela au milieu d’une ville dont les habitants leur refusaient les secours les plus urgents. Chaque jour menaçait d’une révolte ; et c’est probablement à cette crainte si bien fondée que nous dûmes l’accueil empressé que mon maître reçut de son général. Un jeune officier déterminé était un renfort très-utile en cette circonstance, où l’exemple d’un seul avait plus d’une fois entraîné tous les autres ; et l’expérience de M. de Verseuil savait habilement diriger l’intrépidité de ses aides de camp.

À toutes les questions qu’il lui fit relativement à madame de Verseuil, Gustave répondit, sans trop d’embarras, que son empressement à le rejoindre l’avait empêché d’accompagner ces dames jusqu’à Nice ; mais qu’il les avait laissées bien portantes à Valence.

— Vous ne savez donc pas quel jour elles arriveront ? dit le général.

— S’il ne leur survient point d’accident, elles pourraient être ici demain soir, répondit Gustave.

— Eh bien, nous irons au-devant d’elles ; nous leur servirons d’escorte, et j’aurai le plaisir de les revoir plus tôt.

Tout en cédant à cette proposition, Gustave en fut très-contrarié. Il ne se souciait pas d’être spectateur des embrassements conjugaux de M. de Verseuil, et n’avait guère plus envie de le rendre témoin de l’émotion qu’il éprouverait lui-même en revoyant la belle Athénaïs, après l’avoir quittée avec tant de dépit.

Avant de raconter cette entrevue, il est nécessaire de donner une idée de la figure et du caractère du général Verseuil. C’était un de ces jeunes vieillards dont le visage ridé et la démarche leste forment un singulier contraste. De petits yeux noirs, vifs, très-enfoncés et recouverts par d’énormes sourcils, donnaient à sa physionomie une expression fort dure, que l’habitude de commander rendait encore plus frappante. cependant, un sourire plus affecté que gracieux tempérait souvent l’air sévère de cette figure, où se peignait le combat continuel d’une méfiance insurmontable et d’une extrême politesse. Sa taille était moyenne. Le désir d’y ajouter quelque chose lui faisait tenir la tête fort élevée ; et cette attitude lui aurait donné quelque apparence de franchise, si ses yeux, sans cesse occupés à épier autour de lui, lui eussent permis de regarder quelquefois les gens en face ; mais tout trahissait son caractère inquiet et jaloux. Du reste, brave et prudent, sa conduite à l’armée lui avait acquis l’estime générale. Il y était craint sans être haï ; mais plus respecté qu’aimé. Il sentait qu’auprès des républicains, sa qualité d’ancien gentilhomme, d’officier d’un régiment royal, devait le rendre suspect ; et, tout en accordant à l’ancien régime des regrets fort sincères, il se sacrifiait aux intérêts du nouveau avec tant de zèle, que l’on ne pouvait soupçonner ses véritables opinions. Je les découvris pourtant ; mais j’en dus tout le mérite à ma place. À force d’entendre raconter au général ses aventures de l’École militaire, ses folies de garnison, les dettes qu’il contractait, et ses ruses pour les faire acquitter à son père, les honneurs que lui rendaient ses vassaux, et l’histoire galante des femmes qu’il avait connues, je conclus sans peine qu’il était vain de sa naissance, un peu fat, très-despote dans ses volontés, et, qu’avec ce caractère, il devait tout naturellement regretter un état de choses où ces défauts de bon ton étaient également protégés par les lois et la mode.

Après une jeunesse toute consacrée à ses devoirs militaires et aux petits intérêts du monde, M. de Verseuil conçut le projet de se marier pour ramener dans sa maison les plaisirs et les amis qui commençaient à le fuir. Son goût pour les jolies femmes le mettait dans la nécessité d’en prendre une sans fortune : il la choisit dans ce troupeau charmant que la pauvreté honnête livre à la vieillesse opulente ; et la jeune Athénais, ravie de quitter le retraite où la modicité du revenu de sa tante la condamnait à vivre, reçut avez joie l’hommage qui la délivrait de l’affreuse inquiétude de ne point trouver un mari, et de voir sa beauté se flétrir sans avoir jamais été proclamée.

Madame de Verseuil était encore dans l’enivrement d’un sort inespéré, lorsque les désastres de la Révolution vinrent l’empêcher de jouir de sa fortune. Il fallut brûler ses titres, cacher ses diamants, envoyer son argenterie à la monnaie, ses chevaux à l’armée, et se défaire ainsi des accessoires brillants, pour lesquels on avait accepté une condition misérable. M. de Verseuil, ainsi dépouillé de son cadre, perdit beaucoup aux yeux de sa femme, et quand ils partirent tous deux pour aller dans une de leurs fermes se soustraire au danger d’être arrêtés, Athénaïs regretta souvent dans ce long tête-à-tête les malheurs d’une captivité partagée avec des gens aimables dont l’esprit et la gaieté faisaient quelquefois oublier jusqu’aux approches du supplice.

Dans l’affreuse situation où se trouvait alors la France, M. de Verseuil conçut plus d’une fois le dessein d’émigrer ; mais cela devenait chaque jour plus difficile et plus périlleux. D’ailleurs, ce qu’on racontait des mœurs de Coblentz ne lui donnait pas l’envie d’y conduire sa femme ; et puis, se battre contre son pays lui semblait une occasion si contraire à ses principes, et d’un succès si douteux, qu’il se décida, comme tant d’autres, à marcher contre les étrangers, pour échapper à la fureur de ses compatriotes. Ce parti lui réussit. À l’époque où la bravoure des soldats était si souvent compromise par l’ignorance des généraux, l’expérience de M. de Verseuil lui acquit bientôt de l’ascendant sur tous les officiers de nos troupes républicaines, et déjà plusieurs affaires glorieuses avaient affermi sa réputation, lorsqu’il fut appelé à l’armée d’Italie.