Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/22

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 99-106).


XXII


C’était le temps de ces brillants, concerts de Feydeau, où les jolies femmes de Paris venaient montrer l’élégance de leur nouveau costume à une foule d’amateurs, attirés par le double attrait d’une belle réunion et d’une musique ravissante. J’entendais nos oracles du goût vanter chaque jour le talent de Garat ; et, désirant juger par moi-même des miracles de cet Orphée moderne, je profitai d’un soir où j’étais libre pour aller l’entendre. Paré de mon plus bel habit, il me vint à l’idée de réparer momentanément envers moi l’injustice de la fortune, et je me plaçai sans façon au même rang que ceux qu’elle favorise. Cet honneur ne me coûta que l’échange d’un assignat contre un autre, et certes pour ce que ce papier devait bientôt valoir, je n’en pouvais faire un meilleur usage. Me voilà donc établi à l’orchestre à côté d’un grand homme maigre dont la coiffure et les manières semblaient avoir traversé la Révolution sans avoir subi le moindre changement. À ses fréquentes salutations, je vois qu’il connaît beaucoup de monde ; on lui parle de tous les côtés ; il répond d’une voix enfantine aux reproches qu’on lui adresse, dit mahame aux femmes, mon cher aux hommes, à l’un qu’il est maladret de ne pas l’avoir rencontré, à l’autre qu’il a crevé un geval pour l’aller voir, et cent petits mots de ce genre qui suffisent pour instruire chacun du temps et du lieu où l’on a vécu.

J’avais grand désir d’entrer en conversation avec un voisin aussi répandu ; mais je n’osais lui adresser la parole avant de lui avoir inspiré quelque considération pour moi, soit par une politesse ou une simple réflexion qui lui prouverait mon savoir-vivre. Un jeune homme placé à ma gauche servit merveilleusement mes projets, en me faisant plusieurs questions sur des personnes distinguées qui arrivaient dans une loge, et que je me trouvai connaître pour les avoir vues souvent chez madame de Révanne.

L’ex-vicomte de S*** ne pensa point qu’on pût savoir les noms de tant de gens comme il faut sans être dans leur intimité, et dès ce moment il me traita avec une sorte de confiance qui voulait dire : Je le vois bien, vous êtes des nôtres.

L’erreur était flatteuse ; et je ne songeai plus qu’à la prolonger en jouant de mon mieux le rôle de ci-devant. À la faveur de quelques regrets sur le temps passé et de beaucoup d’épigrammes sur le temps présent, l’illusion fut complète ; mon plus jeune voisin la partagea aussi, et il s’établit bientôt entre nous trois un certain commerce de médisance, où la gaieté mit encore plus de fonds que la malice.

      Innocuos censura potest permittere lusus.

M. de L*** qu’un de ses amis appela par son nom fort à propos pour me l’apprendre, nous confia qu’il arrivait du Bengale, et que deux années de séjour dans ce beau pays l’avaient singulièrement arriéré sur la chronique scandaleuse du nôtre. Le vicomte s’offrit de bonne grâce pour le remettre au courant des aventures qui forment la partie essentielle de l’instruction d’un homme du monde ; et je profitai de ce cours d’histoire, tout en me donnant les airs d’une personne à laquelle on n’apprend rien de nouveau. L’érudition du professeur était profonde ; il savait le nom de tous les parvenus, les succès de nos fats, les faiblesses de nos belles ; et il les racontait avec beaucoup d’esprit. Le disciple, qui en avait encore plus que le maître, m’amusait infiniment par ses réflexions piquantes.

— Quoi ! disait-il, ce beau monsieur qui s’étale dans cette loge auprès de cette jeune grecque si richement parée, était l’année dernière un perruquier ?

— Oui, vraiment, répondait le vicomte ; et j’ai même eu l’honneur d’être coiffé par lui peu de mois avant qu’il fît l’acquisition du plus bel hôtel de Paris.

— Et que peut-il faire, dites-moi, d’un si magnifique palais, quand il en a peigné les allées du jardin ?

— Mais il y donne des fêtes.

— Ah ! je comprends. Il en a fait une guinguette.

— Non, vous dis-je ; c’est un palais enchanté, où la richesse et l’élégance des ornements semblent demander pardon pour la rusticité du maître.

— Et qui est-ce qui voit tout cela ?

— Mais ce qu’on nomme aujourd’hui la bonne compagnie De tout temps la fortune a produit ce miracle, qu’a fort bien, secondé l’adresse du nouveau Figaro, en répandant le bruit qu’il n’admettrait à ses bals que de jolies femmes et des hommes distingués. Vous pensez bien que, pour donner quelque confiance dans ces nobles projets, il a commencé par chasser de chez lui ses camarades. Parents, vieux amis, tout a disparu.

— Très-bien, voilà déjà des manières d’ambassadeur.

— Pour achever son éducation, il vient de charger mon libraire de lui composer une bibliothèque et j’ai lu ce matin même la liste des principaux auteurs qu’il demande, à la tête de laquelle on lit un Bouffon, un Razine, et un Vortère. F. Didot, qui a plus qu’un autre le droit de se révolter contre l’ignorance, avait envie de lui répondre qu’il ne connaissait aucun de ces messieurs-là ; mais je l’ai engagé à respecter tant d’innocence.

L’arrivée d’une grande Hollandaise, dont les bras complétement nus rappelaient un peu trop les beaux jours de la Grèce et de Rome, captiva à son tour l’attention de nos voisins, qui se reporta le moment d’après sur une femme que sa mise extraordinaire faisait autant remarquer que sa beauté. Un petit fichu posé à la créole faisait tous les frais de sa coiffure ; et une robe à l’enfant complétait ce costume, dont l’élégante simplicité n’était peut-être qu’une ruse de la coquetterie. Des yeux souvent baissés, un sourire ingénu, une bonté naïve, si difficile à conserver dans le grand monde, venaient d’acquérir à cette jolie personne une réputation d’imbécillité que les femmes, jalouses de ses agréments, n’avaient pas envie de détruire ; mais elle était loin de la mériter, et c’est une justice que le vicomte de S*** se plaisait à lui rendre.

— Enfin la voilà, s’écria-t-il en apercevant madame T***, sur laquelle tous les yeux se portaient, convenez que celle-là est la plus belle. Mais quel est ce jeune homme qui lui donne la main ?

C’est, répondis-je, M. de Révanne.

— Quoi ! le fils de la marquise ? celui qui s’est battu dernièrement pour enlever la petite Albertine au financier Dolivar ?

— Précisément.

— Ah ! je suis bien aise de le voir. J’ai beaucoup connu son père : il venait souvent chez Julie, avant qu’elle fût devenue patriote.

— Quelle Julie ? demandai-je.

— Mais celle dont l’esprit n’est pas moins célèbre que le talent de son mari, madame Talma enfin. Son salon était autrefois le rendez-vous des gens les plus aimables de la cour ; mais depuis qu’elle a donné dans le travers de la liberté, elle ne reçoit plus que des orateurs, des publicistes, tous gens qui peuvent avoir beaucoup de mérite, mais qui ne vont pas avec nous autres.

— Gardez-vous bien d’en dire du mal, me dit tout bas M. de L*** ; je me souviens que le vicomte en a été fort amoureux.

La recommandation était inutile ; car je n’avais entendu parler de cette dame que par M. de Léonville, qui la citait parfois comme un exemple de la considération qu’on pouvait acquérir dans toutes les classes de la société, par un esprit transcendant et un noble caractère.

— Je ne suis pas si intolérant, répondit M. de L*** ; les orateurs, les publicistes, et même les philosophes, ne me feraient pas déserter le salon d’une ancienne amie, et il a fallu mieux que cela pour m’éloigner de celui de cette grosse républicaine, que vous voyez là tout à côté de la belle duchesse d’A*** son amie. Le plaisir de rencontrer chez elle cette aimable personne, et plus encore celui d’y causer avec des hommes d’un vrai mérite, tels qu’Alexandre de L***, Duport et Barnave, me ramenait souvent dans cette société, où l’on riait de la maîtresse de la maison, même à sa barbe. Malgré tant de sujets d’amusements, j’ai cessé d’y retourner depuis un certain jour où elle m’a fait dîner familièrement avec Robespierre ; j’avoue que l’aspect de ce terrible convive triompha de mon appétit et même de mon courage, car je me réfugiai dans l’Inde pour lui échapper. Il paraît que madame de L***, sans aller se cacher si loin, a su braver sa férocité. Cela m’étonne, car il avait des obligations à sa famille.

Les premiers accords d’une symphonie d’Hayden interrompirent cette conversation, que le vicomte aurait continuée sans scrupule, si M. de L*** ne lui avait témoigne le désir d’écouter ce chef-d’œuvre avec toute l’attention d’un véritable amateur. L’ensemble de cet orchestre formidable me parut merveilleux. Le public applaudit faiblement au concerto de flûte qui succéda à ce premier morceau ; mais, pour me servir d’une expression du fameux docteur Gall, je n’ai pas l’organe du concerto, et ceux des instruments à vent m’ont toujours paru d’un effet désagréable. La flûte, le hautbois et la clarinette, sont les membres élégants d’un corps de symphonie qui perdent trop à être détachés, et quand je les entends isolément, il me semble voir un pas de ballet dansé par une seule jambe. Enfin le flûteur ennuya et madame Scio qui le remplaça eut besoin de toute la sensibilité qui caractérisait son talent pour tempérer un peu l’impatience du public, qui ne respirait qu’après l’instant où paraîtrait Garat. Un vacarme à faire éclater les voûtes de la salle m’avertit bientôt de sa présence. Je trouvai que cet excès d’enthousiasme tenait de la folie, et je disais tout bas :

       ………… Si votre ramage
      Est semblable à votre tapage,
   Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

— Mais voyez donc quelle cravate, disait-on près de nous, et ce petit gilet qui ressemble à une pièce d’estomac : c’est une vraie caricature.

— Eh ! qu’importe, répondait M. de L*** avec humeur ; vous n’êtes pas venu ici pour juger de sa toilette ; et, lors même qu’il serait un peu ridicule, laissez-le jouir d’un droit qui appartient aux grands talents.

Celui de Garat était de force à braver l’ironie des plus malins. La pureté de ses accents, la chaleur de son expression, s’emparaient si vivement de l’âme, qu’on était ému avant de songer à juger sa méthode ; et quand il chantait la scène d’Orphée aux enfers, il réalisait cette belle fiction en charmant jusqu’à la critique. J’avoue qu’après avoir blâmé l’excès des applaudissements qui l’avaient accueilli, je lui en prodiguai de plus vifs encore. On conçoit qu’une telle admiration lui ait inspiré le désir d’y répondre en formant chez nous une école de chant semblable au Conservatoire d’Italie ; c’est à cette institution si longtemps dirigée par nos grands maîtres que nous devons, non-seulement les talents qui font aujourd’hui la gloire de nos théâtres, mais ce goût pour la bonne musique qui nous fait, apprécier également celle des Italiens et des Allemands, et qui nous conduira sans doute à réunir dans nos compositions le mérite de leur différent génie.

Après la première partie du concert, il se fit un grand mouvement dans la salle, les loges se vidèrent tout à coup, et les corridors se remplirent d’élégantes et d’admirateurs qui consacraient alors le temps des entr’actes à se passer mutuellement en revue ; ce devoir satisfait, le bon ton exigeait qu’on rentrât dans sa loge en faisant le plus de bruit possible pour être mieux remarqué des spectateurs, que la crainte de perdre leur place empêchait de la quitter. L’absence de presque toutes les femmes pendant cet intervalle m’en fit d’autant plus observer une fort jolie, qui, moins agitée que les autres de la fureur de se montrer, était restée tranquillement auprès de sa vieille compagne. Le parterre la récompensait de cette bonne action par l’éloge répété de son charmant visage, où la modestie se mêlait à la grâce. Un trouble apparent la rendait encore plus attrayante, et chacun l’attribuait aux regards qui se portaient sur elle ; mais ceux du public n’en étaient pas seuls la cause ; je m’en doutais : et, voulant découvrir l’objet d’un si doux embarras, mes yeux se tournèrent du côté opposé, où la vue d’un jeune homme à moitié caché derrière une colonne m’expliqua le mystère. Le soin qu’il prenait de se tenir dans l’ombre m’empêcha quelque temps de le reconnaître ; mais c’était bien lui, je ne pouvais m’y tromper : c’était Gustave.

Cette découverte ajouta beaucoup d’intérêt à celui que m’inspirait la dame ; j’accablai mes voisins de questions sur son compte, et j’appris qu’elle était femme d’un général vieux et jaloux, qui l’avait recommandée à la surveillance d’une vieille parente pendant qu’il se battait à l’armée d’Italie. En zélé confident, je méditais déjà quelque bon tour pour tromper la duègne, lorsque le vicomte me dit qu’il savait d’un de ses amis, que le général Verseuil avait écrit à sa femme de venir le rejoindre dès que la saison permettrait de se mettre en route.

Eh bien, tant mieux, pensai-je, si jaloux que soit un mari, il est toujours plus facile à conduire que ces Argus femelles dont l’expérience prévoit tout.

Ce roman me divertissait d’avance ; l’idée de le raconter à mon maître avant même qu’il en eût formé le plan me promettait autant de plaisir qu’à lui ; mais, pour livrer mon imagination à cette nouvelle conception, il fallait au moins savoir quelque chose des sentiments du héros et de l’héroïne, et c’est ce que le duo d’Armide ne me laissa pas longtemps ignorer. Ce chef-d’œuvre d’amour, chanté par Garat et mademoiselle de Valbonne, justifiait assez la crainte qu’éprouva Gluck après l’avoir composé : Je viens de me damner, dit-il, et je pense qu’il aurait pu ajouter, avec beaucoup d’autres ; car indépendamment de son salut qu’il croyait hasardé, cette tendre production a troublé le repos de plus d’une âme. La musique est souvent complice de l’amour ; et des yeux qui se rencontrent au moment où les plus douces voix répètent, aimons-nous, sont déjà sous le charme.