Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/1

Michel Lévy frères, éditeurs (p. 1-4).


Un valet veut tout voir, voit tout, et sait son maître,

Comme à l’observatoire un savant sait les cieux.
Piron, Métrom, acte II.


I


Les malheurs d’un amant heureux ! voilà, certes, un titre qui n’a pas le sens commun j’en conviens ; cependant je ne suis pas en peine de le justifier. Chacun sait que dans le langage amoureux (qu’on peut à bon droit nommer la langue universelle), amant heureux ne veut dire autre chose qu’amant aimé. J’en atteste tous les lecteurs de romans, depuis Don Quichotte jusqu’à ma Tante Aurore. Malgré le beau sentiment qui a rendu ces deux mots synonymes, j’ai voulu prouver que, dans le siècle où nous sommes, le bonheur d’être aimé est souvent payé plus cher qu’il ne vaut, et j’ai pensé que ce serait un véritable service à rendre aux jeunes gens qui se destinent à l’état d’amant heureux, que de leur en faire connaître d’avance les charges avec les bénéfices. C’est dans ce but d’utilité publique que je me suis déterminé à écrire, bien ou mal, les aventures de mon maître, en me réservant, comme de raison, le droit de parler, tant qu’il me plaira, de son confident.

« Il n’y a de parfaits que les gens qu’on ne connaît pas, » disait la marquise de Boufflers. À ce compte, nous gagnerions tous à garder l’incognito avec le public, et moi plus qu’un autre ; mais il est des occasions où il faut savoir se sacrifier : ainsi donc j’avouerai franchement que, né d’un père dont le despotisme pédant avait l’honneur de commander à une centaine d’écoliers tant bourgeois que gentilshommes, j’ai humblement préféré la fatigue de servir un jeune maître à l’ennui d’être le sien. Cependant j’avais acquis le talent qui fait un écrivain sublime, pas précisément un Bossuet, un Buffon, un Rousseau ; mais j’avais ce qu’on appelle dans les bureaux une main admirable, et lorsqu’au jour de l’an je présentais à ma mère une belle écriture coulée, paraphée d’un oiseau dont la queue artistement prolongée encadrait mon chef-d’œuvre d’un dessin arabesque, cette mère sensible arrosait mon papier de ses larmes de joie, et me disait :

— Continue mon enfant, et tu seras la gloire de ta famille.

Cette noble prédiction se serait peut-être accomplie sans la révolution française, qui a dérangé et arrangé tant de choses. À peine la bastille fut-elle prise, que mon père vit sa pension déserte ; les professeurs, presque tous abbés, s’enfuirent dans leur province pour s’y cacher, ou s’y marier ; les parents titrés emmenèrent les rejetons de leur antique race pour leur faire partager les honneurs de l’émigration ; et les bourgeois de Paris, se réjouissant d’avance des bienfaits de l’égalité, retirèrent leurs enfants du collége pour les empêcher d’en savoir plus qu’eux.

Dans cette extrémité, mon père resta le créancier d’un grand nombre de débiteurs absents, et le débiteur de tous les marchands de son quartier. Ne pouvant les payer, il mit un beau matin la clef sous la porte, et laissant à la rapacité des huissiers la satisfaction de saisir les tables, banquettes, pupîtres, férules, cornets de plomb, enfin tous les ornements d’une classe, il vint se réfugier dans le faubourg du Roule, espérant bien n’y jamais être reconnu par un habitant du faubourg Saint-Marceau. C’est là qu’entre l’étude et la misère, mon père acheva l’éducation, moitié commune et moitié distinguée, dont je me pare aujourd’hui ; c’est là que je me livrais à la philosophie d’Épicure, en mangeant du pain sec, et que je m’enivrais des vers bachiques d’Horace en buvant de l’eau.

Je fredonnais des vers sur la paresse,
D’après Chaulieu je vantais la mollesse.

Mais, au bout de trois années, ce régime, si convenable aux développements de mon esprit, nuisit visiblement à ma santé ; ma mère s’en aperçut et forma le projet d’intéresser en ma faveur un certain commis du trésor public qui logeait à un étage au-dessous du nôtre. Honoré de la protection de ce voisin charitable, je fus bientôt admis au nombre des derniers employés de son bureau ; à charge de faire la plus fastidieuse partie de la besogne d’un chef. Pour prix du travail de quatre ou cinq commis je reçus la somme de 100 liv. par mois. J’en donnais la moitié à mon père, et j’étais censé me nourrir avec l’autre ; mais, le goût des spectacles étant poussé chez moi jusqu’à la passion, il m’arrivait au moins trois fois par semaine de remettre au caissier de la Comédie française l’argent destiné à mon traiteur.

C’était le temps des fureurs républicaines où nos premiers acteurs jouaient bras et jambes nus pour mieux représenter les Romains, et s’assurer les applaudissements des sans-culottes. À travers le vacarme du parterre et les cris des acteurs j’attrapais toujours de beaux vers de Racine ou de Voltaire, déclamés à ravir par Monvel et par Talma. C’est ainsi que je passai l’affreuse époque de la terreur ; mon obscurité m’empêcha d’en être victime ; mais tant d’horreurs commises par des marchands de Paris, connus jusque-là pour de bons bourgeois ; tant de discours incendiaires prononcées par des avocats de province, autrefois distingués par leur modération à plaider, et leur résignation à perdre de petites causes ; tant de victoires remportées par des échappés de collége ; enfin tant de renversements dans les choses, et des contradictions dans les hommes, m’inspirèrent le désir d’expliquer les unes en apprenant à connaître les autres. J’ai beaucoup regardé : c’est au lecteur à décider si j’ai bien vu ; peut-être me reprochera-t-il de lui avoir déjà trop parlé de moi ; mais ne fallait-il pas lui dire pourquoi ces mémoires lui paraîtront autant supérieurs au talent d’un valet de chambre, qu’indignes de la plume d’un auteur distingué.