Michel Lévy frères, éditeurs (p. 277-283).


LVII


En revenant des Charmettes, j’allai me promener sur la route du Piémont, dans l’espoir d’y rencontrer la voiture de Gustave. En effet, je ne fus pas longtemps sans voir arriver au galop l’ami Germain. Il m’apprit que monsieur voyageait avec l’aide de camp Bessières, que tous deux seraient dans une demi-heure à Chambéri, et que monsieur lui avait bien recommandé de les faire descendre dans une autre auberge que celle où je devais lui avoir retenu un logement. Je compris, à cette recommandation, que mon maître voulait laisser ignorer à son camarade que madame de Verseuil fût à Chambéri et j’allai l’attendre avec Germain à l’hôtel de Genève. À peine y fut-il descendu, que prétextant la nécessité d’aller rendre visite à d’anciens amis de sa mère, Gustave prit congé de son compagnon de voyage, en lui promettant de se trouver à l’heure convenue pour se remettre en route.

Je le conduisis alors chez madame de Verseuil. Pendant le court chemin que nous fîmes, il me remercia de mes soins pour sa chère Athénaïs ; mais, tout en me parlant du bonheur de la revoir, tout en me questionnant sur elle, je lui trouvai un air soucieux que j’attribuai à l’ennui qu’il éprouvait chaque fois qu’il était contraint de mentir, et de donner à ses actions toutes les allures de l’intrigue. Je n’avais que le meilleur compte à lui rendre de la conduite de madame de Verseuil, depuis qu’il l’avait remise à mes soins ; mais je ne sais quoi m’empêchait de lui parler de la passion qu’elle avait pour lui : je n’en connaissais pas assez bien la valeur ; et mon silence à ce sujet était presque une médisance. Cependant je vantai son courage à supporter sa nouvelle situation ; ses projets de retraite, son goût pour la lecture et les arts ; enfin, j’en dis tout ce qui pouvait le flatter, excepté :

« Elle ne vit que pour vous » ; et, pour un amant, cet éloge de moins détruit l’effet de tous les autres.

Gustave était impatiemment attendu ; car, après la scène qui s’était passée à Vérone, cette entrevue devait décider du sort de madame de Verseuil. Sans doute elle en obtint le succès que son cœur espérait, car je la vis bientôt après les yeux brillant de joie. Mon maître aussi me parut plus content ; il est vrai qu’il me parlait du plaisir d’embrasser bientôt sa mère, et me prescrivait une foule de démarches pour lui faire pressentir notre prochain retour, et la préparer à cette heureuse surprise. Je fus dépêché en avant, avec l’ordre de descendre chez M. de Léonville ; car nous pensions que si madame de Révanne me voyait arriver ainsi seul, elle ne manquerait pas de croire son fils mort, ou, tout au moins, dangereusement blessé. Mes instructions portaient encore la location d’un appartement agréable, et situé le plus près possible de la maison de madame de Révanne. Je devais le louer au nom de madame de Mézières (c’était celui que portait madame de Verseuil avant son mariage), et je devais surtout garder le plus profond silence sur les motifs qui amenaient cette jeune dame à Paris.

Pendant que mon maître me traçait tout ce plan, je hasardai quelques réflexions sur la difficulté de conserver longtemps le secret de sa liaison avec madame de Verseuil.

— Il est pourtant fort essentiel, me dit Gustave, d’en sauver les apparences, jusqu’au moment où il nous sera permis de la sanctifier ; car le général pourrait s’en faire un titre pour nous intenter un procès scandaleux.

— Pensez-vous qu’il redemande sa femme, après ce qui s’est passé ?

— Non ; mais il se plairait à la déshonorer, et je ne pourrais prendre sa défense qu’en la compromettant.

— Il est vrai, répondis-je en secouant la tête. L’affaire est délicate ; et peut-être feriez-vous bien de consulter à ce sujet quelque ami dont l’expérience vous servirait de guide : M. de Léonville, par exemple.

— Non. Je le connais : son amitié pour ma famille lui ferait craindre pour moi les suites d’une union formée sous de tels auspices. Il chercherait à m’en détourner, sans penser que l’honneur m’en fait un devoir ; et nous aurions à ce sujet des discussions aussi désagréables qu’inutiles. Mon parti est pris. Je prévois toutes les résistances qu’il faudra braver pour le maintenir ; mais je ne saurais être heureux qu’en sacrifiant tout à la femme qui a tout sacrifié pour moi. Chacun entend son bonheur à sa guise ; et je sens que j’endurerais fort impatiemment les discours qui tendraient à me prouver que j’ai tort d’agir selon mon cœur.

Je pris ma part de cette déclaration, et ne répliquai rien ; mais, comme cette manière d’imposer silence est celle qu’on emploie d’ordinaire pour s’épargner d’entendre les raisonnements qu’on se fait à soi-même, j’en conclus que mon maître ne se dissimulait aucun des inconvénients attachés à sa résolution, et je le plaignis sincèrement de ne plus voir, dans son amoureuse folie, que l’accomplissement d’un devoir.

J’allais retrouver à Paris mes camarades, ma gentille Louise, et je fis promptement la route, malgré les paysans qui m’arrêtaient à chaque village pour me demander des nouvelles de l’armée. Elles étaient alors si belles à raconter, que le peuple ne se lassait pas de les entendre ; mais je me contentais de dire à chaque relai : Mantoue est prise ; Bonaparte est vainqueur ; l’Italie est à nous ; vive la République ! et je repartais au galop.

J’étais à moitié mort de fatigue en arrivant chez M. de Léonville. Il me reçut comme le porteur d’une bonne nouvelle, me fit donner à déjeuner, et un bon lit pour me reposer pendant qu’il irait voir madame de Révanne. Cinq heures après, on eut bien de la peine à m’éveiller pour me dire de me rendre sur-le-champ chez elle. Je la trouvai sous le péristyle du grand escalier. Elle était venue au-devant de moi jusque-là pour me surprendre et ne pas me donner le temps de composer mon visage, si je venais la tromper sur l’état de son fils ; car tous les amours sont soupçonneux, et l’amour maternel ne laisse guère plus de repos que l’autre : mais j’avais l’air si franchement heureux en annonçant à madame de Révanne l’arrivée de mon maître, que toutes ses craintes se dissipèrent.

— Il sera ici demain matin, dites-vous ?

— Oui, madame.

— Eh bien, mon cher Victor, vous commanderez mes chevaux pour dix heures. J’irai à sa rencontre.

— Il fait bien froid, madame, répondis-je avec embarras ; et, d’ailleurs, je ne sais pas positivement la route qu’il a prise en sortant de Lyon. S’il arrivait par Melun, tandis que madame ira l’attendre sur le chemin de Fontainebleau ?

— Non. S’il revient avec Bessières, et qu’ils soient tous deux chargés de dépêches, ils prendront le chemin le plus court, et je suis sûre de les rencontrer.

— Ah ! mon Dieu ! pensai-je, elle va peut-être le voir ramenant madame de Verseuil. Gustave sera désespéré de cette rencontre ; il m’accusera de ne l’avoir point empêchée, d’avoir mal gardé son secret. Et, pendant que ces idées me passaient par la tête, madame de Révanne, qui remarquait mon trouble, me dit avec inquiétude :

— Toutes les raisons que vous me donnez là pour ne point aller au-devant de mon fils sont trop mauvaises pour n’en pas cacher une meilleure. On craint que je ne sois frappée en le voyant… il est blessé !…

— Il est en parfaite santé, je vous le jure, madame, répondis-je, empressé de dissiper l’effroi qui s’emparait d’elle. Je voulais simplement prévenir les désirs de mon maître, en évitant à madame une course très-fatigante par le temps qu’il fait.

— Je vous crois, Victor, reprit madame de Révanne d’un ton plus calme. Je ne douterai jamais de la parole d’un homme qui a tenu si fidèlement sa promesse avec moi ; car je sais tous vos soins pour mon fils, et votre dévouement vous répond de notre reconnaissance. Les bons serviteurs font partie des familles, et nous nous arrangerons pour que vous n’ayez jamais le désir de quitter la nôtre.

— Jamais ! madame… repris-je d’une voix étouffée ; jamais !…

Et je me retirai pour cacher l’émotion qui m’oppressait ; car l’avenir le plus brillant ne m’aurait pas flatté si sensiblement que l’assurance de consacrer ma vie à cette excellente mère.

Louise m’attendait ; je courus l’embrasser. Elle me parut embellie, et je fus frappé de sa tournure distinguée et de je ne sais quel changement dans ses manières qui lui donnait plutôt l’air d’une demoiselle de compagnie que d’une soubrette ; je lui en fis compliment : elle me dit :

— Vous me trouvez mieux, n’est-ce pas ? Cela est tout simple ; pendant votre absence, madame m’a fait apprendre l’orthographe, la broderie, le dessin, et comme je m’appliquais beaucoup à tout cela dans l’idée que vous en seriez content, elle m’a dit que si je continuais à bien travailler, elle me chargerait de la première éducation d’un petit enfant auquel elle s’intéresse ; que je l’élèverais sous ses yeux, dans un joli appartement qu’elle fait arranger tout près du sien ; que j’aurais les gages d’une gouvernante, et que je deviendrais alors un assez bon parti pour…

Ici Louise baissa les yeux, et je la serrai contre mon cœur…

— Oui, lui dis-je, seconde les vues de cette bonne maîtresse, rends-toi digne de ses bienfaits, et tu seras après elle ce que j’aimerai le plus au monde. Mais quel est cet enfant que l’on doit te confier ?

— Quoi ! Victor ne le devine pas ?

— Ma foi, non.

— Tant pis, car je ne saurais le dire.

— Quel âge a-t-il ?

— Déjà plus d’un an.

— Ah ! j’y suis, m’écriai-je. Il doit être charmant ?

— Beau comme un ange.

— Comment se porte sa mère ?

— Assez mal ; elle a passé tant de nuits à veiller son mari pendant sa dernière maladie, que depuis qu’il est mort, elle souffre beaucoup de la poitrine, et je vois que sa tante en est fort inquiète.

— Quoi ! M. de Civray est mort ?

— Il y a plus de six semaines.

— Et sa veuve est-elle ici ?

— Ne me faites pas tant de questions, Victor ; je ne saurais mentir avec vous, et j’ai peur de désobéir à madame en vous en disant davantage.

— Soit ; je n’insiste plus. Viens m’aider à placer les tableaux de monsieur dans sa galerie, pour qu’il les trouve rangés en arrivant.

— Sa galerie n’est plus dans le pavillon du jardin. Madame a loué tout ce corps de logis qui était séparé de l’hôtel, et elle a fait transporter les tableaux et les livres de M. Gustave dans une nouvelle galerie près de la chambre qu’il occupait. Je vais vous la montrer. C’est une surprise qu’elle veut faire à son fils ; vous verrez si ce n’est pas quelque chose d’admirable.

— Madame de Révanne avoir des locataires ? dis-je en branlant la tête, cela m’étonne.

— Eh bien, gardez votre étonnement pour vous, répondit Louise en souriant, et suivez-moi.

Elle me conduisit alors dans l’appartement que madame de Révanne avait fait arranger pour mon maître. Il était aussi complet que celui de sa mère, seulement une partie devait rester fermée jusqu’au jour où elle serait habitée par une jeune femme ; car madame de Révanne ne supposait pas que le bonheur de Gustave pût jamais le séparer d’elle. La vue de cet appartement décoré avec tant de goût et d’élégance, de cet asile paré des dons de la plus tendre mère, et où elle s’était plu à réunir tout ce qui peut mettre à l’abri de l’ennui, me rappela tristement l’obligation de chercher un logement pour madame de Verseuil, et je maudis tout bas la femme qui allait sans doute priver Gustave du plaisir de vivre dans cette agréable demeure.

Cependant je remplis exactement les ordres qu’on m’avait donnés à ce sujet, et ne rentrai le soir qu’après m’être assuré dans le voisinage d’un appartement convenable pour madame de Verseuil. Il ne me restait plus qu’à lui éviter la rencontre de madame de Révanne, qui ne pouvait manquer d’être fort, embarrassante pour toutes deux ; mais je m’épuisais en vain pour chercher un moyen de retenir à Paris la mère de Gustave, et je perdais l’espoir d’y réussir, lorsqu’à minuit des coups de fouet se firent entendre, une voiture entra dans la cour, tous les gens de la maison accoururent.

— C’est lui ! c’est lui ! criaient-ils, et chacun apporte sa lumière pour le mieux voir et veut en être aperçu le premier.

— Ma mère ! s’empresse de demander Gustave ; mes bons amis, comment se porte ma mère ?

— Très-bien, monsieur.

— Où donc est-elle ?

— Je l’ai vue sortant de sa chambre pour accourir vers vous.

Mais Gustave était déjà dans les bras de sa mère : il l’avait trouvée assise sur une banquette de l’antichambre ; le tremblement que la joie lui causait ne lui avait pas permis d’aller plus loin, et nous l’aurions crue souffrante, sans le sourire divin qui se mêlait à ses larmes. Ah ! ces transports, ce délire maternel qui se peignait dans ses yeux, prouvaient assez les inquiétudes qui l’avaient tourmentée durant cette longue absence. Mais il faut être mère, il faut avoir dévoué son fils au salut de la patrie, il faut avoir redouté chaque jour sa mort pour connaître le prix d’un semblable retour. Tant de félicité n’est dû qu’à la vertu la plus courageuse, et l’on n’en saurait contempler la récompense sans attendrissement ; car, en voyant madame de Révanne si heureuse, nous pleurions tous de son bonheur.