Les Maisons de campagne romaines sous la République et l’Empire

Les Maisons de campagne romaines sous la République et l’Empire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 163-197).
LES MAISONS DE CAMPAGNE ROMAINES
SOUS
LA RÉPUBLIQUE ET L’EMPIRE

Il n’est aucun ami de Rome et des environs de Rome qui ne se rappelle avoir passé quelques heures délicieuses parmi les ruines de la villa d’Hadrien[1]. Elles se dressent à 25 kilomètres environ de la grande cité, au pied de Tivoli, le Tibur chanté par Horace, sur la première pente des Apennins, dans une situation des mieux choisies. Il faut aller s’asseoir, vers la fin du jour, à l’extrémité de la vaste plate-forme, jadis tout entourée de portiques, où l’empereur avait voulu imiter le Pœcile d’Athènes : la vue dont on jouit est superbe. Devant soi, l’on a, déployée dans toute son immensité, la plaine onduleuse de la campagne romaine, dont les vallonnemens prennent, sous les ombres grandissantes du soir, un relief plus accusé. Au milieu de l’étendue silencieuse, la Ville Eternelle détache les saillies de ses coupoles, les courbes de ses campaniles, et lance hardiment sur le fond d’or du ciel le dôme de Saint-Pierre, qui semble rayonner dans une gloire et n’apparaît jamais mieux qu’à cette distance et à cette heure ce qu’il a voulu être : le symbole de « l’Eglise triomphante. » Au loin, dans la direction d’Ostie, une ligne éblouissante de lumière, d’abord blanche, puis de plus en plus empourprée par les feux du couchant : c’est la mer avec l’horizon sans limites. Le soleil y descend peu à peu, majestueusement, et, sur le point de disparaître, il achève de donner à ce spectacle d’une capitale perdue dans un désert son caractère de grandeur calme et de splendeur mélancolique.

Cette impression, on pouvait déjà l’éprouver dans l’antiquité ; moins forte assurément : le sol étant alors plus cultivé, la campagne plus habitée et plus vivante, on n’était pas oppressé par ce sentiment de l’abandon et de la désolation des choses. Mais les contours avaient déjà leur sévère harmonie, le paysage sa beauté puissante, et il est à croire qu’un artiste comme Hadrien n’y était pas insensible. En revanche, aux yeux des rêveurs et des amateurs de pittoresque, la villa elle-même a, depuis l’Empire romain, acquis des charmes qu’elle n’avait pas autrefois. Si elle était intacte, j’imagine qu’avec son incroyable accumulation d’édifices, — pièces de réception, cabinets de repos, basiliques et exèdres, bibliothèques, thermes et nymphées, théâtres, odéons, vestibules, péristyles, salles de tout genre et de toutes proportions, serrées les unes contre les autres, et resplendissant des marbres les plus variés, — elle nous aurait produit un effet de magnificence sans égale. Mais trop de luxe fatigue. Devant ces merveilles d’architecture et ces raffinemens de l’invention humaine, nous aurions fini par regretter un peu la simple nature, que l’art avait trop supprimée.

La nature, aujourd’hui, a repris ses droits. La villa, après avoir subi d’abord les invasions des barbares, puis le pillage des antiquaires, a été entièrement envahie par la végétation ; le lierre a grimpé, l’herbe a crû, les arbres ont poussé. Oserai-je avouer que je ne le déplore qu’à moitié ? Ces constructions éparses, ces blocs de pierre, ces pans de murs sont la joie des archéologues et des architectes ; ils y trouvent, les uns une occasion d’exercer leur sagacité et de faire d’ingénieuses hypothèses, les autres une belle matière à restaurations. Puis, c’est ici le lieu, ou jamais, de parler de la poésie des ruines. L’unique muraille qui s’est conservée du Pœcile, est peut-être plus belle, plus saisissante, débris resté debout au milieu de l’édifice écroulé, qu’un temps où le portique se dressait tout entier. Elle tire de son isolement même une valeur inattendue. Outre que l’œil apprécie mieux ses étonnantes dimensions, ses 10 mètres de haut et ses 230 mètres de long, elle se profile avec plus de netteté sur l’horizon de verdure et de collines. Il s’y attache aussi cette sympathie mêlée d’admiration, qui va aux choses comme aux êtres qui ont souffert, quand, malgré leur souffrance, ils ont su garder un grand air. Et que de surprises de tous côtés ! Les hautes tiges des plantes, l’herbe touffue où l’on enfonce et qui se presse au pied des ruines pour les revêtir ; les oliviers aux formes tourmentées et robustes, si nombreux qu’ils forment comme un bois, dont les branches ténues et le feuillage pâle s’unit à la masse sombre des cyprès et au ton rouge des constructions de briques ; les murailles entr’ouvertes et les voûtes effondrées découvrant soudain un coin de ciel, le tronc capricieusement tordu d’un vieux figuier, la nappe étendue d’un pin parasol ; et le tout baigné dans cette lumière idéale dont parle Chateaubriand, où se fondent les objets et s’harmonisent les couleurs ! N’avons-nous pas raison de dire que ce sont là des sensations qui demeurent, et qu’il suffit de prononcer le mot de villas romaines pour évoquer aussitôt dans le souvenir la villa Hadriana de Tibur ?

Mais ce rapprochement que fait notre esprit est-il légitime ? Sommes-nous autorisés à nous figurer plus ou moins les autres maisons de campagne sur le modèle de la demeure impériale ? Car enfin, c’était le palais d’un prince ; il avait sans doute reçu du maître tout-puissant qui l’habitait un caractère exceptionnel. Les particuliers avaient-ils le même goût pour les immenses villas, de plusieurs kilomètres d’étendue, pour les énormes substructions, la multiplicité des appartemens, l’entassement des édifices ? Ou bien se faisaient-ils une idée différente de ce que doit être une maison de plaisance ? Comment, en d’autres termes, comprenaient-ils le séjour aux champs et aménageaient-ils l’endroit où ils venaient se reposer du bruit de Rome et du tracas des affaires ? Voilà ce que l’on aimerait à savoir, et ce que nous nous proposons de rechercher aujourd’hui.


I

Il ne faut pas compter trouver beaucoup de renseignemens chez Vitruve. Celui-ci, dans son Traité d’architecture, parle longuement de la maison de ville, plus longuement de la ferme de rapport ; mais sur la villa de pur agrément, habitation de luxe et de nul revenu, il est d’une sobriété désolante. On est d’autant plus étonné de ce silence que, à l’époque même où il vivait, c’est-à-dire dans les derniers temps de la République et au commencement de l’Empire, la mode des maisons de campagne s’était déjà beaucoup répandue dans toute l’Italie. Elle n’était pas très ancienne, il est vrai. Jusque-là, les Romains n’avaient guère le temps d’aller, pour leur plaisir, respirer en été l’air frais des montagnes sabines ou goûter au printemps la douceur du ciel de Naples. Ils pensaient qu’ils avaient mieux à faire et qu’une autre besogne réclamait leur activité : le service de l’État et la conquête du monde. Ils venaient donc à la ville pour briguer les fonctions publiques ; ils y restaient ensuite pour les exercer. Ou, s’ils la quittaient, à la tête des légions, dans l’administration des provinces, généraux, préteurs ou proconsuls, ils continuaient à faire acte de citoyens. Scipion retiré à Literne et obstinément résolu à mourir loin de Rome, est une exception parmi les grands personnages d’alors. Les autres avaient beau être propriétaires de domaines importans ; au milieu des soins de la vie rustique, ils ne négligeaient pas de remplir exactement les magistratures que leur confiait la cité. Ils ne demeuraient aux champs que pour leurs intérêts. Être à la campagne, pour eux ce n’était pas rester oisif et rêver au milieu des beautés de la nature, c’était diriger l’exploitation de son bien, faire travailler les esclaves, assurer la rentrée des récoltes, surveiller les pressoirs où coulent l’huile et le vin. Un Caton visitait sa terre en maître impitoyable, qui cherche comment il tirera d’elle le meilleur rendement, non en ami qui lui sait gré d’être bonne et féconde, douce et reposante. La maison d’habitation, dès lors, se réduisait à n’être qu’une maison de ferme. Aussi bien, dans le langage, le même terme de villa servait à la fois pour désigner l’une et l’autre.

Mais depuis Caton les temps ont changé. La Grèce et surtout « la molle Ionie, » sans cesse fréquentées, ont enseigné le bien-être et le luxe, la valeur des objets d’art et l’agrément des belles résidences. Puis, aux mains des officiers et des fonctionnaires d’Orient, les fortunes se sont accrues, et la richesse nouvelle a donné les moyens, en même temps que l’envie, de satisfaire de nouveaux désirs. Enfin, sans se désintéresser de la chose publique, on commence à souhaiter de vivre un peu, pour soi et ses amis. Les lettres grecques se sont maintenant emparées des esprits ; on les aime avec passion ; l’on n’est plus réputé homme bien né, si l’on ne peut causer poésie, éloquence, philosophie. De là une tendance, inconnue jusqu’alors et croissante désormais, à réserver pour l’étude une partie de son existence ; à garder un coin de soi-même où la politique ne pénètre pas, le coin des jouissances paisibles et sûres ; plus exactement à distinguer dans sa personne deux personnes différentes, le citoyen qui donne ce qu’il doit à l’Etat, assiste aux séances du Sénat ou aux débats du forum, et l’homme qui, le rôle officiel terminé et le magistrat dépouillé, se délasse en d’élégantes conversations, lit Platon et Xénophon, Euripide et Ménandre. La littérature faisait sentir davantage le besoin d’une vie retirée. Mais où trouver plus sûrement cette intimité, où s’appartenir mieux à soi-même que hors de Rome, loin des cliens ? C’est pourquoi Cicéron, lorsqu’il veut donner un cadre à ses réflexions sur l’éloquence ou à ses discussions philosophiques, ne manque pas de transporter à la campagne la scène de ses dialogues. C’est dans les monts Albains, sous les platanes familiers, que Crassus l’orateur fait, en compagnie d’Antoine et de quelques amis, la théorie de son art. C’est à Arpinum, dans son pays natal, que Cicéron lui-même, se promenant aux bords du Liris et du Fibrène avec son frère et Atticus, leur expose ses idées sur le droit et les lois ; à Cumes, qu’il s’entretient du souverain bien ; à Tusculum, dont l’aspect un peu sévère convenait aux graves pensées, qu’il discourt sur la douleur et la mort.

Tous les magistrats lettrés aimaient donc à posséder aux champs une demeure, qu’ils s’empressaient de gagner à la première occasion, désireux de s’y ressaisir. Quant aux riches moins cultivés, qui ne tenaient point à se créer une retraite rustique, ils bâtissaient tout de même à la campagne comme ils bâtissaient à la ville, par goût du faste et pour employer leurs richesses. On s’explique alors que tant de villas se soient élevées dans les quarante dernières années de la République. Chaque particulier se fit bientôt gloire d’en avoir un grand nombre, et celles de Lucullus ou d’Hortensius étaient, dès cette époque, citées pour leur magnificence. Les énumérer toutes risquerait de nous entraîner trop loin ; l’exemple de Cicéron suffira pour nous instruire.

Cicéron a eu la passion des maisons de campagne. Quand, vers la fin de sa vie, après la mort de César, il eut résolu de quitter Rome où il ne se sentait pas en sûreté, au moment de s’embarquer pour la Grèce, il ne pouvait se consoler à l’idée de ne plus revoir ses villas qui lui tenaient tant au cœur, « ces villas si joliment construites, si charmantes, ces perles de l’Italie. » Ce qu’il en regrettait, c’étaient les objets d’art dont il les avait ornées à profusion, les tableaux de ses galeries, les statues de ses jardins, tous ces chefs-d’œuvre des maîtres helléniques qu’il appréciait en connaisseur délicat ; c’étaient les livres de ses bibliothèques, vieux et fidèles compagnons qui l’avaient recueilli, quand il était meurtri par la politique, et plus d’une fois réconforté ; c’étaient les beaux ombrages de ses allées, sous lesquels il s’entretenait avec ses amis de philosophie et d’éloquence ; c’était enfin cette paix des champs, si favorable à l’étude, qui lui avait procuré ses momens de plus complet bonheur.

Ainsi, d’une part son goût de la vie large au milieu de jouissances artistiques, son amour du luxe même, mais d’un luxe de bon aloi, et d’autre part le besoin de repos après les luttes du forum et les fatigues du pouvoir, voilà ce qui l’attacha pendant toute son existence à ses maisons de campagne. Nous ne serons pas étonnés qu’elles aient été nombreuses. Il nous parle lui-même à maintes reprises, — car il se plaît à en faire les honneurs, — de huit habitations très importantes qu’il avait en différens points de l’Italie. À ce chiffre ajoutons toutes les petites maisons achetées le long des grandes voies romaines, sortes de pied-à-terre où il descendait, quand il ne pouvait pas atteindre en une seule journée tel ou tel de ses domaines, ou quand il se transportait de l’un à l’autre. Sans doute, même les plus belles de ces demeures ne devaient point égaler en opulence celles d’un Métellus. Cicéron n’avait pas une de ces fortunes prodigieuses, comme on en voyait alors, capables de suffire aux profusions les plus insensées. Mais ce qu’il avait, — une jolie aisance encore, — il le dépensait pour embellir ses villas. Il se ruinait en statues, en tableaux, en livres, et, une fois ruiné, il s’endettait plutôt que de renoncer à ses caprices d’amateur.

Sa résidence la plus éloignée était à Pompéi, non loin du golfe de Naples. Sur la mer elle-même, il possédait des maisons à Pouzzoles, à Cumes, et près du lac Lucrin. De la première il goûtait fort la tranquillité ; mais « il ne s’y sentait pas chez lui comme ailleurs. » Les autres étaient bien rapprochées de Baies ; et Baies était un endroit dangereux, l’hôtellerie de tous les vices, dira plus tard Sénèque, tout au moins le rendez-vous des mondains et des élégans, un lieu d’amusement, où se donnaient des réunions somptueuses, et se nouaient mille intrigues galantes. Telle était cependant la séduction du pays, du climat, du ciel, des flots, qu’il se risquait jusque sur ces rivages mal famés, — pour en repartir bientôt il est vrai, chassé par le bruit des fêtes qui se faisaient importunes à la longue, et soucieux de ne pas compromettre trop longtemps sa réputation d’homme grave au milieu de ce tourbillon de plaisirs. A Formies ou à Antium, en revanche, il pouvait demeurer tout à sa guise, sans encourir les reproches d’un Caton ou les accusations violentes d’un Clodius. C’était une joie pour lui, près de la mer du Latium, de se livrer au repos, de lire paresseusement quelque ouvrage, ou de se promener en regardant les vagues qui déferlaient sur la plage. Formies aussi lui aurait paru un délicieux séjour, s’il y avait été davantage à l’abri des importuns. Mais les fâcheux y abondent, des fâcheux de Rome qui viennent le relancer jusque-là et, malgré ses prières, refusent de s’en retourner : ils veulent lui tenir compagnie et passer les journées à philosopher avec lui. « Ce n’est plus une villa, s’écrie alors Cicéron éperdu, c’est une salle publique. » Que faire ? Comment leur échapper ? Vite, « courons à nos chères montagnes, au berceau de notre enfance ! » Et le voilà en route pour Arpinum, à l’entrée des Abruzzes. Tout d’abord, cette nature sauvage l’enchante ; « il ne rêve plus que rochers. » Mais avec son incroyable mobilité d’impressions, il ne tarde pas à changer de sentiment. Bientôt l’éloignement lui pèse. Cet enragé de solitude trouve maintenant qu’il est trop seul. A Formies déjà, il se plaignait d’être comme au bout du monde, sans nouvelles de Rome et des événemens qui s’y passent. Au fond, il ne peut pas renoncer à la politique. Il a beau déclarer, par momens, qu’il lui dit adieu pour toujours : promesse impossible à tenir ! Il quitte Arpinum, il quitte Formies et revient avec bonheur s’installer à Tusculum.

Là au moins il est près de Rome. Des jardins aux portes mêmes de la ville lui auraient plu assurément davantage ; mais le terrain y est cher, et il faut être Pompée ou Lucullus pour se payer cette coûteuse fantaisie. A défaut des bords du Tibre, les monts Albains le satisfont encore et lui procurent cette résidence de banlieue, ce suburbanum, dont il avoue qu’il ne se passerait pas volontiers. Il peut s’y rendre en tout temps, au premier loisir, et, quand il y prolonge sa villégiature, il n’y reste pas étranger aux bruits du dehors : par des amis, par des courriers, il est toujours, et vite, renseigné sur les affaires publiques. Aussi n’a-t-il préféré aucune maison de campagne à cette ancienne propriété de Sylla. Nulle part, en dehors de Rome, il n’a plus souvent séjourné. Il l’avait achetée de bonne heure, dès qu’il était devenu un personnage, empruntant même pour s’acquitter, tant il avait hâte d’en jouir. Il s’y était retiré dans les épreuves, après Pharsale et la chute de la République. Il s’y trouvait encore avec son frère Quintus, pendant les proscriptions. C’est là qu’il apprit qu’Octave avait livré sa tête à Antoine ; c’est de là qu’il partit, pour tomber quelques jours après sous le poignard des meurtriers lancés à sa poursuite.

Cette maison, qui a tenu tant de place dans ses pensées, qui a été étroitement associée à sa vie littéraire et politique, qu’il n’a cessé d’agrandir et d’orner, nous voudrions la connaître, en découvrir au moins quelques vestiges sur la hauteur où était bâti l’antique Tusculum. Mais, au milieu de ces pierres, qui n’offrent qu’un amas confus de ruines, il est impossible d’en distinguer l’emplacement avec exactitude. Nous savons seulement qu’elle était située au-dessus de la ville moderne de Frascati, sur le versant de la colline, et que les terres dont elle était entourée descendaient jusqu’à la plaine. Un ruisseau la traversait, l’Aqua Craba, dont l’eau, moyennant une redevance payée au municipe, était utilisée pour l’entretien et l’embellissement du domaine. Cicéron, dans un passage bien connu du de Finibus, songeant au petit bois d’Académos où Platon instruisait ses disciples, au bourg de Colone, patrie de Sophocle, aux jardins d’Epicure, parle de l’émotion qu’on éprouve à visiter les endroits célèbres, et des souvenirs qui vous assaillent en foule, là où des grands hommes ont vécu, pensé, enseigné. Privé de la vue directe des lieux, ces évocateurs du passé, il tenait encore à retrouver sur le sol même de l’Italie quelque chose des impressions que lui avait causées son voyage de Grèce. Aussi avait-il attaché à certaines parties de sa villa des noms glorieux, qui sans cesse lui rappelaient Athènes. Le bas de la propriété et le gymnase inférieur, c’était son « Académie, » où l’on descendait surtout dans la seconde partie du jour. Un autre gymnase placé plus haut s’appelait, en l’honneur d’Aristote, le « Lycée. » Et ces gymnases, — ou ces palestres, comme il disait encore, faisant toujours allusion aux joutes philosophiques qui s’y livraient, — étaient remplis d’œuvres d’art : il fallait qu’on n’eût rien à envier aux gymnases helléniques. A peine était-il devenu propriétaire à Tusculum, qu’il avait écrit à son ami Atticus de lui expédier de Grèce, sans regarder à la dépense ni craindre « d’épuiser son coffre, » « tout ce qui lui paraîtrait digne » de sa nouvelle demeure : statues en marbre de Mégare, hermès en pentélique et têtes de bronze pour l’Académie, bas-reliefs à encastrer dans la paroi de son atrium, couvercles de puits à figures sculptées pour sa terrasse. L’affranchi Tiron s’occupait de sa bibliothèque, la rangeait, en dressait le catalogue. Une allée couverte, en l’abritant du soleil et de la pluie, lui permettait de faire des promenades par tous les temps. Il y avait disposé, de distance en distance, des sièges en forme d’exèdres qui invitaient au repos. Par-devant, s’étendait peut-être la pelouse où il s’asseyait avec Brutus et Atticus pour passer en revue les maîtres de l’éloquence. Non loin, la statue de Platon, le philosophe préféré, semblait par sa gravité souriante donner le ton à l’entretien, et présidait aux causeries à la fois doctes et enjouées. Vraiment, il y avait dans sa villa de quoi satisfaire tous les goûts d’un artiste et d’un lettré comme lui, et nous comprenons qu’il y ait été si heureux.


II

Ainsi, vers la fin de la République, les Romains, longtemps réfractaires aux plaisirs de la campagne, avaient fini les uns ou les autres par trouver quelque motif de s’y laisser gagner. A Tusculum même, parmi les voisins de Cicéron, outre Lucullus, Hortensius et Pompée, nous pourrions citer d’autres noms que l’histoire a retenus : Brutus, le meurtrier de César, M. Æmilius Scaurus, célèbre par son théâtre dont la scène était de marbre, de verre et d’or, Lentulus Spinther, qui fit rappeler d’exil le grand orateur, Gabinius, tribun, consul et gouverneur de Syrie, l’historien Luccéius, l’Espagnol Cornélius Balbus, homme de confiance et d’affaires du dictateur. Après l’établissement de l’Empire, c’est bien autre chose encore. À ces magistrats chargés du gouvernement de la cité, à ces orateurs qui vivaient sur la place publique dans le tumulte des passions populaires, Auguste, devenu le maître unique, fait des loisirs. Plus que jamais, on se rejette vers la littérature, qui est un dérivatif pour beaucoup d’activités laissées sans emploi. En même temps, la vie de société se développe. On prend davantage l’habitude de se voir, pour se lire une pièce de vers, échanger quelques idées à cette occasion, ou, simplement, pour causer sur tous sujets. C’est une façon d’occuper les momens de repos que le nouveau régime dispense avec tant de largesse.

On va demander la fraîcheur aux bords du Tibre, qui se couvrent bientôt de maisons jusqu’à la mer. Ces villas sont même si nombreuses que, selon Pline l’Ancien, tous les autres fleuves du monde réunis n’en montreraient pas autant sur leurs rives. Exagération à part, il reste que c’est un lieu très fréquenté par la société élégante, et nous nous représentons aisément, d’après quelques vers de Properce, les jardins terminés en terrasses, qui dominent le Tibre et, vers la fin du jour, de gais convives couchés sur des lits de table, buvant du vin de Lesbos dans des coupes ciselées par Mentor, tandis que sous leurs yeux des barques légères sillonnent le courant. — On se porte aussi à l’embouchure même du fleuve, près d’Ostie, devenue depuis l’Empire le grand entrepôt de Rome, et où chaque jour affluent davantage les blés d’Afrique destinés à nourrir le peuple maître du monde. Comme dans toutes les villes de commerce, il y a là de grosses fortunes, de riches négocians, des banquiers, qui veulent jouir de leur opulence, construisent de superbes villas, donnent des fêtes brillantes. L’argent vite amassé s’y dépense avec la même rapidité. Les citadins de Rome ne résistent pas à cet attrait du luxe ; ils désirent prendre leur part d’une vie aussi facile, passer quelque temps dans ces lieux que l’on croirait être le séjour de Vénus, tant la verdure et les fleurs y sont abondantes, tant l’air y est embaumé du parfum des roses. Et ce n’est pas seulement le voisinage immédiat d’Ostie qui offre un séjour délicieux ; toute la côte, dans la direction d’Antium, n’est ni moins agréable ni moins peuplée. Là s’étend le territoire de l’ancienne Laurente, où régnait le vieux Latinus, le roi légendaire de l’Enéide. Pline le Jeune, qui viendra souvent s’y reposer, parle avec admiration de ce rivage, « où se pressaient les maisons de campagne, tantôt sans interruption, tantôt avec quelque intervalle, de façon à former comme autant de villes, de l’aspect le plus varié. »

Ce qui nous étonne, nous modernes parcourant tout ce pays, de Rome à la mer, c’est qu’il ait pu être, à une certaine époque, si vivant et si habité. Aujourd’hui ce ne sont que des solitudes, où çà et là des bœufs aux longues cornes, de petits chevaux agiles paissent une herbe maigre, vite séchée. Le Tibre ne voit plus de jardins sur ses bords, n’entend plus de joyeux bruits de fêtes ; mais il roule ses eaux limoneuses entre des rives de sable arides et s’achemine vers la mer silencieusement. Ostie, la ville du mouvement et des affaires, où tout le jour les navires entraient, les patrons donnaient leurs ordres, les portefaix débarquaient les marchandises, Ostie est en ruines, aux trois quarts encore enfouie sous les tertres de gazon pelé qui font saillie sur la plaine. Et l’élégante plage de Laurente est devenue une plage déserte ; la mer seule y chante sa plainte monotone et obstinée. Certes, il y a une grandeur incomparable dans cette tristesse de la nature ; mais combien il nous est difficile d’évoquer, au milieu des spectacles de mort qui nous entourent, le souvenir de l’agitation et de la vie d’autrefois !

Il le faut cependant. Quelque surprenant que soit le contraste, le contraste est réel. La surprise augmente, quand on songe que, parmi les habitans de cette contrée, beaucoup venaient là, non point par nécessité ni pour les intérêts de leur commerce, mais uniquement, comme nous le disions, pour échapper à Rome pendant la saison chaude. Maintenant que la malaria règne sur la région en terrible souveraine, qu’on n’y voit guère que des malheureux au teint jaune, aux yeux caves, tout secoués des frissons de la fièvre, nous avons peine à croire que les anciens aient pu chercher, dans ces lieux maudits, le plaisir, le repos de l’esprit, et même la santé physique. N’oublions pas toutefois que l’insalubrité du pays a pour cause principale le déplorable état où l’ont mis quinze siècles d’abandon. Depuis que les invasions barbares ont passé sur la campagne romaine, elle n’a jamais retrouvé son aspect riant et sa prospérité. La population s’est enfuie ; les terres n’ont plus été cultivées, faute de bras ; les travaux de drainage, n’étant pas entretenus, ont péri ; dès lors plus d’écoulement pour les eaux qui sont demeurées à la surface du sol, croupissantes, foyer de miasmes pestilentiels. Mais, sous l’Empire, bien que l’air, dans cette plaine basse, fût très loin, même alors, de valoir celui des hauteurs, la culture, multipliant les canaux, assainissait le terrain et chassait la fièvre, ou en rendait les atteintes plus rares. On ne s’en préoccupait donc pas outre mesure ; et, comme les rives du Tibre ou la côte de Laurente avaient le grand avantage d’offrir la campagne à peu de distance de la ville, on passait aisément par-dessus un danger incertain. pour jouir d’une commodité assurée.

Si les Romains, au risque de quelque péril, fréquentaient les environs d’Ostie, à plus forte raison Tibur, situé au-dessus des exhalaisons de la campagne, sur la pente des Apennins, devait-il être très recherché. Rien de plus sain en effet que l’exposition de ce bourg. Protégé contre les vents du midi, tourné vers l’ouest, il s’ouvre à la brise rafraîchissante de la mer et ne reçoit du soleil, déjà sur son déclin, que les rayons obliques et attiédis. Aussi les villas ne tardèrent pas à s’étager en amphithéâtre sur les flancs de la gracieuse colline. Dès le temps de César, le poète Catulle remerciait Tibur de l’avoir guéri d’une toux persistante contractée à Rome, et qui lui déchirait la poitrine. Pourtant ce fut après Actium, sous Auguste, qu’il devint surtout le lieu de prédilection de tous les gens distingués.

Il s’y prêtait, avec sa verdure, ses bois d’oliviers, ses frais vergers arrosés d’une onde pure, les cascades sonores de son fleuve, ses grottes pleines d’ombre. Qui ne sait avec quelle constante admiration Horace en a célébré les beautés ? Il souhaitait d’y reposer sa vieillesse. Aucun séjour, non pas même Tarente, la molle Tarente et ses grasses campagnes que traverse le Galèse, ne lui paraissait comparable au bosquet sacré de Tiburnus et à la fontaine de la nymphe Albunée. Ce n’est pas là cependant qu’il posséda son petit domaine. La terre que Mécène lui avait donnée se trouvait plus avant dans la Sabine, dans une partie plus sauvage de la montagne. Mais, pour y aller ou en revenir, il passait par Tibur. Soyons sûrs qu’il s’y arrêtait. Il y avait assez d’amis désireux de le recevoir, et ses descriptions du pays si précises attestent qu’il en avait maintes fois et longuement savouré tout le charme. Il est impossible aujourd’hui de longer la vallée et de gravir la colline, sans que le souvenir de l’aimable poète se présente aussitôt à l’esprit. Horace et Tibur sont devenus inséparables.

Mais si l’ami de Mécène a fait plus que tout autre pour la réputation. de l’endroit, il n’est pas seul à y avoir contribué,


Et l’Anio murmure encore
Le doux nom de Cynthie aux rochers de Tibur.


Que de personnages illustres de l’époque, que de femmes charmantes, que d’écrivains appliqués à chanter les peines et les joies de l’amour se donnaient rendez-vous sur les bords du fleuve ! Les Gallus, les Tibulle, les Properce et leurs maîtresses s’y rencontraient avec Quintilius Varus, Munatius Plancus, Lollius, Pison, presque tous les correspondans d’Horace, tous ces aristocrates qui tenaient à grand honneur de se voir dédier une Ode ou adresser une Épître par un fils d’affranchi. On imagine quelles réunions délicates se formaient et, entre gens qui oubliaient leurs différences de condition et de fortune, quelle agréable existence on devait mener.

Malheureusement, de toutes ces villas qui durent être nombreuses et élégantes, il ne subsiste, — quand il subsiste encore quelque chose, — que des substructions qui apparaissent de loin en loin. Les attribuer à la demeure de tel ou tel personnage serait le plus souvent téméraire, tant les débris sont incomplets et les renseignemens littéraires, d’autre part, insuffisans. Sauf pour la villa de Varus et celle de Cynthie, qui étaient presque contiguës sur la rive droite de l’Anio, en face des cascades, il faut, pour les autres, nous résigner à ignorer : ce sont des ruines anonymes. Mais ce que nous pouvons discerner très nettement, c’est la peine que tous ces propriétaires, quels qu’ils fussent, s’étaient donnée pour aplanir le sol de leur propriété. Partout les substructions sont énormes. Et sans doute c’était un peu une nécessité du lieu. Bâties pour la plupart sur le flanc de la colline, les maisons devaient être soutenues par de vastes fondations qui missent le rez-de-chaussée de plain-pied. Mais comme tous ces travaux qu’on rencontre n’ont pu servir à supporter les seuls corps d’habitation, il faut bien admettre que les gens d’alors cherchaient, de parti pris et le plus possible, à supprimer les accidens naturels du sol. Exemple, entre beaucoup d’autres, des variations du goût. Autant aujourd’hui nous avons soin de conserver ces inégalités, si même nous n’en créons d’artificielles, autant les Romains aimaient les grandes surfaces planes formant terrasses. Les ruines existantes nous font même reconnaître qu’une villa, à elle seule, en comprenait souvent plusieurs. Selon la pente plus ou moins rapide, ces terrasses étaient superposées en deux, trois ou quatre étages qui découpaient la colline comme en une série de gradins. Des escaliers, d’ailleurs, mettaient en communication l’une avec l’autre. De la plus élevée, véritable plate-forme d’observation, la vue pouvait s’étendre au loin sur toute la campagne, dans la direction, de Rome, et c’était là un avantage qu’on tenait beaucoup à se procurer.

Mais Tibur, séjour des poètes et des esprits délicats, théâtre des entretiens discrets et des repas finement enjoués, ne pouvait convenir à toute la société romaine. Parmi le monde élégant, combien de jeunes gens, combien même d’hommes mûrs, préféraient à ce lieu paisible un lieu de plaisirs, de gaieté bruyante, de fêtes sans cesse renouvelées, comme Baies et ses environs ! La Campanie ne devait pas tarder à attirer tous ces amateurs de vie facile et luxueuse. Nous avons vu commencer la mode au temps de Cicéron. Sous Auguste elle fait de rapides progrès. Désormais, et pendant les deux premiers siècles de l’Empire, il est de bon ton d’aller passer l’arrière-saison sur les bords du golfe de Pouzzoles, et tout riche qui se respecte y possède une villa. La côte du Pausilippe, ou de « Sans-Souci, » est appelée de ce nom par le débauché Védius Pollion, celui-là même qui engraissait les murènes de ses viviers en leur jetant comme nourriture ses esclaves. A sa suite, beaucoup d’autres viennent oublier sous ce ciel enchanteur les soucis de leur frivole existence. De Naples à la pointe du cap Misène, c’est, autour des flots, comme une ceinture ininterrompue d’habitations magnifiques. Chacun est de l’avis du personnage d’Horace : « Rien au monde vraiment n’égale les charmes de la mer de Baies. »

Mais on ne se contente pas de bâtir des villas sur le rivage. A la longue, cela devient trop banal. Il faut faire mieux. On veut étonner, éblouir ; et ici se révèle la passion des Romains pour l’extraordinaire. Je ne parle pas des folies d’un Caligula, qui, hanté par les souvenirs des despotes orientaux, fait couvrir le golfe de Pouzzoles d’un pont avec une large chaussée et, le premier jour, y passe à cheval, suivi de toutes ses troupes, enseignes déployées, le lendemain y donne une course de chars qu’il conduit en personne sous la casaque du cocher. Les riches particuliers de l’époque, sans être des Galigulas, cherchaient, eux aussi, à réaliser des fantaisies bien insensées. On jetait dans la mer, comme autrefois Lucullus, d’énormes digues, de façon à installer un palais, loin de la terre, au milieu même des flots. Il est vrai que les passions de ces maîtres capricieux étaient aussi changeantes que les nuages, et à peine la villa commençait-elle à se dresser au-dessus des vagues que, déjà dégoûtés, ils envoyaient leurs ouvriers en construire une autre dans la montagne. Bientôt, ce fut l’Italie entière, du sud au nord, depuis la voluptueuse Campanie jusqu’aux bords gracieux et ombragés du lac de Côme, qui se peupla de maisons de plaisance.,

Horace s’indignait à la pensée que les édifices somptueux, avec leurs viviers plus grands que le lac Lucrin, leurs plantations improductives, leurs bosquets de myrtes et de lauriers, leurs parterres de violettes, bons seulement pour flatter l’odorat, allaient tout envahir, remplacer le fertile olivier, et ne plus laisser à la charrue que quelques misérables arpens de terre. Cinquante ans plus tard, sous Néron, Sénèque reprenait le même thème et le développait : « N’y aura-t-il donc plus, s’écriait-il, aucun lac que ne dominent vos maisons de campagne, aucun fleuve dont vos palais ne bordent les rives ? Dans tous les lieux où jaillissent des sources d’eau chaude, vous courez loger vos plaisirs. Partout où le rivage se courbe en un golfe, vous jetez dans les flots un sol artificiel et vous forcez la mer à reculer. En quel pays enfin ne faites-vous pas resplendir vos habitations, tantôt sur la cime des montagnes pour embrasser une vaste étendue d’horizon, tantôt au milieu des plaines, mais pour donner alors à vos demeures l’élévation d’une montagne ? » J’admets que ces morceaux d’éloquence ne doivent pas être pris au pied de la lettre. Horace, comme poète et poète officiel, Sénèque, comme moraliste qui a charge d’âmes et veut redresser son siècle, se croient le droit de hausser le ton, pour être mieux entendus. Il y a cependant à garder de leurs vigoureuses protestations que, ce qui avait été d’abord un goût légitime de bâtir, dégénéra en une maladie de bâtir.


III

D’après ce qui précède, nous saisissons déjà un caractère frappant des villas romaines comparées à celles de nos jours : le grand nombre des bâtimens et les vastes dimensions de chacun d’eux. Nous comprenons qu’Horace ait pu parler des constructions vraiment princières de ses contemporains (regiae moles), et que Tibère dans le Sénat se soit plaint de l’étendue exagérée des maisons de campagne (villarum infinita spatia). Mais c’est encore n’avoir de notre sujet qu’une vue superficielle et extérieure. Nous voudrions maintenant parcourir quelques-unes de ces propriétés, faire avec elles connaissance plus intime. Nous le pouvons, grâce aux Silves de Stace et aux Lettres de Pline le Jeune. Tous deux, le premier en nous décrivant les résidences de ses protecteurs et amis, le second en nous décrivant les siennes, nous renseignent avec assez de précision pour contenter souvent notre curiosité, et les habitations qu’ils dépeignent, dont les unes sont fastueuses, les autres beaucoup plus simples, nous permettent fort bien de nous faire une idée de toutes celles de l’Empire.

Stace a eu deux fois, dans les petites pièces qu’il improvisait sur commande à la louange des grands seigneurs, l’occasion de célébrer des maisons de campagne. Manilius Vopiscus vient de se faire construire sur les rives de l’Anio, à Tibur, une splendide demeure ; Pollius Félix a reçu le poète dans sa propriété de Sorrente : Stace aussitôt de mettre en vers ce double événement, et de chanter les merveilles qu’il n’a pu se lasser d’admirer chez ses riches patrons. Ce qui nous intéresse dans les deux pièces, c’est que, malgré la mythologie dont elles sont pleines, mythologie parfois débordante, elles contiennent sur les villas elles-mêmes beaucoup d’indications dont nous faisons notre profit. Cette poésie de circonstance est une poésie précise. Obligé de produire vite, Stace trouve dans l’énumération des principaux détails que lui fournit l’examen des lieux, une source commode de développemens ; et l’exactitude descriptive lui est ainsi un procédé de composition. Non pas que ce soin aille jusqu’à nous permettre de retrouver le plan même des bâtimens. Un poète n’est pas un architecte. Nous revoyons toutefois très nettement les différentes parties de la villa de Tibur : l’habitation elle-même, séparée par l’Anio en deux moitiés qui, s’avançant chacune au-dessus du fleuve, semblent vouloir se rejoindre et sont si rapprochées en effet que d’un bord à l’autre on peut se voir, se parler, presque se tendre la main ; le pont jeté pour relier les deux demeures, devenues ainsi une demeure unique ; les quais de pierre qui régularisent le courant et le font paisible là où est bâtie la maison, tandis qu’en amont et en aval, agréable contraste, il se précipite impétueux au milieu de rochers qu’il couvre d’écume ; le bois touffu de vieux chênes dont les branches se reflètent dans le miroir des flots transparens ; les thermes où l’eau glacée du fleuve vient se tiédir et se transformer en vapeur sous l’action de l’hypocauste ; les salles à manger bâties sur les rives, pour que le maître puisse prendre ses repas, s’il le veut, bercé par les murmures de l’Anio ; le verger, à la fois ensoleillé et humide, d’une fertilité à rendre jaloux le vieil Alcinoos ou l’enchanteresse Circé.

Quel charmant séjour cette description nous révèle déjà ! Mais entrons à l’intérieur de l’habitation ; visitons les divers bâtimens. Le spectacle est plus admirable encore. Toutes les murailles resplendissent d’incrustations. C’est là un système de décoration coûteux, mais magnifique, qui avait été fort en usage au temps des monarchies macédoniennes, dans les opulentes cités d’Egypte et d’Asie Mineure, à Antioche, Séleucie, Pergame, Alexandrie. Il consiste à orner les parois d’une salle de revêtemens précieux, plaques de marbre, lames d’or, d’argent ou d’airain, dalles d’ivoire, de verre ou de mosaïque, et à relever encore ces surfaces par des reliefs travaillés en l’une de ces brillantes matières. Des pays grecs la mode avait passé en Italie où, dès le début de l’Empire, elle faisait fureur. Plus elle offrait l’occasion de déployer une richesse extravagante, plus elle devait être adoptée avec passion par ces grands seigneurs romains, préoccupés de dépenser leurs colossales fortunes. On peut donc s’attendre à la retrouver avec tout son éclat dans la villa de Tibur. De toutes parts en effet, d’après Stace, ce ne sont que poutres au plafond couvertes de dorures, jambages de, portes en bois de Mauritanie, marbres de Phrygie violets ou rosâtres, parsemés de taches brillantes et dont la bigarrure naturelle est rehaussée de veines peintes, riches pavemens en mosaïque. Mais en nul endroit mieux que dans les thermes ne s’étale cette magnificence d’incrustation. Les bains n’étaient plus seulement, à cette époque, une nécessité, comme sous la République ; ils étaient devenus un luxe auquel on apportait des raffinemens extraordinaires.

Rien ne paraissait assez beau pour décorer cet ensemble de salles où l’on passait voluptueusement de longues heures du jour. Sénèque, étant allé voir à Literne la villa de Scipion l’Africain, avait contemplé plein d’étonnement l’étuve étroite, obscure, dont se contentait le grand homme. « Maintenant, ajoute-t-il, qui daignerait se baigner ainsi ? On se regarde comme pauvre et misérable, si les murs n’étincellent de plaques précieuses, arrondies au ciseau ; si au marbre d’Alexandrie ne se mêlent des incrustations de Numidie ; si la mosaïque n’y rivalise avec la peinture ; si le plafond n’est lambrissé de verre ; si les piscines ne sont taillées dans la pierre de Thasos ; si l’eau ne s’échappe par des robinets d’argent. Et je ne parle encore que des bains de la plèbe. Mais dans ceux des affranchis, combien de statues, de colonnes qui ne soutiennent rien, qui sont là comme un vain ornement et parce qu’elles coûtent très cher ! Nous en sommes arrivés à ce point de délicatesse que nous ne voulons plus fouler que des pierres précieuses. » Tels étaient aussi les thermes de Manilius Vopiscus. Stace nous les montre remplis des chefs-d’œuvre des maîtres helléniques, et non seulement de ces hautes statues de marbre ou de bronze qui attirent d’abord le regard, mais de ces objets de moindre dimension, statuettes et figurines, qui révèlent encore l’art exquis de la Grèce, de ces joyaux enfin où l’orfèvre, le graveur en pierres fines, ont mis toute la grâce de leur imagination et toute la finesse de leur travail. On se demande jusqu’à quelles folies devaient aller les Romains dans l’embellissement de leurs maisons de ville, si pour leurs maisons de campagne ils se permettaient de telles prodigalités.

Les autres appartemens nous sont décrits par le poète avec moins de détails. Nous devinons cependant des ailes à plusieurs étages réunies par un corps de logis plus bas, un atrium au centre duquel a été conservé un arbre dont le sommet dépasse la toiture. Nous entrevoyons surtout que cette villa n’était pas seulement une résidence d’apparat, mais qu’elle réunissait encore toutes les commodités de la vie. Une conduite d’eau circulait dans toutes les chambres, dont chacune avait sa fontaine spéciale ; chaque pièce en outre offrait une vue différente, celle-ci sur le fleuve qui coulait au pied, celle-là sur la forêt paisible qui s’étendait par derrière. Enfin, ce qui achevait de donner à cette demeure tout son prix, c’était la délicieuse fraîcheur entretenue par les bois, les eaux vives, grâce à laquelle on bravait impunément les feux de Sirius et la dévorante canicule ; c’était aussi l’admirable silence de jour et de nuit, qui laissait à l’heureux Vopiscus le loisir de se consacrer aux Muses.

De l’autre villa célébrée par Stace, celle de Pollius Félix à Sorrente, nous savons moins bien quelle était la composition et l’ordonnance des bâtimens. Mais nous en connaissons mieux le site, les jardins, la nature environnante. Faut-il être surpris que, devant le paysage napolitain, captivé par la mer et le ciel, le poète ait fait dans ses vers une assez large place aux beautés pittoresques, et qu’il ait trouvé d’agréables accens pour chanter la courbe harmonieuse du rivage, la puissance de la végétation, le calme ou le sourire des flots ? Tous ceux qui ont traversé Sorrente se rappellent, au-delà de la ville, sur la route de Massa Lubrense, dans la direction de Capri, le coup d’œil que l’on a en gravissant la colline. A cet endroit la côte pousse une pointe hardie dans le golfe. C’est entre ce promontoire et celui de Massa, à quelque distance, d’une saillie moins accusée, que s’étendait le vaste domaine de l’ami de Stace. La « Silve » ne laisse aucun doute à cet égard, et, de plus, on a trouvé entre les deux promontoires, sur la hauteur dite Punta della Calcarella, des ruines importantes de murailles anciennes, qui semblent être les restes de la villa de Pollius. Le nom même de Marina di Puolo, que la plage a gardé, rappelle le nom de famille du propriétaire romain. C’est la survivance d’un vieux souvenir, que les pêcheurs de la côte, sans le soupçonner, se sont transmis de siècle en siècle dans leur langage populaire.

Voilà donc la situation de la villa bien établie, — ce que nous n’avions pu faire pour celle de Tibur, dont il ne subsiste plus aucune trace. Quand on arrivait par mer dans la baie, échancrée du cap de Sorrente au cap de Massa, on débarquait à la Marina, seul point, sur ce rivage presque partout hérissé de rochers, où la falaise s’arrête pour dessiner une plage de sable de quelque étendue. Stace se laisse prendre d’abord à la grâce tranquille du paysage. Mais il nous introduit bientôt dans la propriété elle-même. Devant soi on trouve alors deux temples assez voisins, consacrés l’un, comme de juste, à Neptune, « le souverain azuré des vagues écumantes, » le dieu qui accueille les navigateurs, l’autre à Hercule, plus spécialement chargé de veiller sur les campagnes. Derrière le temple de Neptune, « que l’onde amie vient caresser de son écume, » à l’endroit où un clair ruisseau se jette dans le golfe, des thermes dressent leurs deux coupoles qui recouvrent deux salles, la piscine d’eau salée et la piscine d’eau douce. Nous savons déjà par la maison de campagne de Vopiscus l’importance des bains dans la vie antique, surtout à l’époque impériale. Si les Romains avaient une prédilection marquée pour les rives des fleuves, les bords des lacs, les côtes de la mer, c’était sans doute à cause de la variété et de l’agrément du spectacle, mais aussi parce qu’ils y installaient plus aisément ces thermes, lieux de repos et de rafraîchissement, nécessaires sous l’accablante température des pays méridionaux.

Que les bains de Pollius Félix eussent la même splendeur de décoration que ceux de Vopiscus, Stace ne nous l’a pas dit, mais nous pouvons l’affirmer sans rien hasarder de téméraire. Un portique immense montait depuis la plage, en nombreuses sinuosités, sur le flanc de la falaise, et conduisait les visiteurs, à l’abri du soleil, jusqu’à l’habitation proprement dite. De ces avenues couvertes qui avaient, elles aussi, leur raison d’être contre la chaleur ou la pluie, le luxe s’était emparé comme des thermes, pour en faire de splendides constructions. Tout propriétaire de villa importante possédait des portiques et les multipliait, ici pour se défendre du brûlant sirocco, là pour mieux recevoir la brise de la mer ou du lac, très souvent encore par simple amusement et pour égayer le paysage d’un motif d’architecture. On aime la nature alors, mais non pas pour elle seule. On la veut parée, embellie, animée par la présence de l’homme ou complétée par quelque œuvre du génie humain. C’est ce que nous font bien voir les fresques des habitations de Pompéi ou celles d’autres villas aux environs de Rome, comme aussi les gracieuses décorations en stuc de la maison antique qui s’élevait le long du Tibre, à l’emplacement de la Farnésine. Les unes et les autres reflètent le goût contemporain. Qu’y trouvons-nous ? Le sujet, quand il n’est pas mythologique, représente presque toujours un paysage. Mais ce paysage n’est pas à lui-même sa raison d’être ; il est là. pour servir de cadre à des scènes de l’humanité, cadre d’une rusticité tout élégante, avec des statues au bord d’une fontaine, au pied d’un arbre, avec des pavillons, des autels, des sanctuaires champêtres à l’arrière-plan. Si parfois les personnages sont l’accessoire, s’ils sont même absens (ce qui est rare) quelque terrasse ou belvédère, quelque portique profilant sa colonnade montrent encore que l’homme a pris possession de cette nature et l’a marquée de son empreinte.

C’est bien là, aux yeux de Stace, un des mérites de la villa de Sorrente : la terre y a senti la rude main de Pollius, qui l’a façonnée, bouleversée, domptée à sa guise. Déjà, pour construire l’avenue qui du rivage menait à la maison, il avait fallu vaincre l’âpre falaise. Mais voici des tentatives plus hardies et des succès plus étonnans : « Là où vous voyez maintenant une plaine, se dressait une montagne ; où vous entrez dans une superbe demeure, régnait la solitude, repaire des bêtes ; où vous admirez de hautes forêts, s’étendait la pierre nue. Partout le maître a triomphé. Regardez comment les rocs ont appris à porter le joug. Le palais s’est avancé, la montagne a reculé, docile à la voix de l’homme. » Et l’on s’attend à ce que Pollius, auteur de ces miracles, soit comparé par le poète, qui connaît sa mythologie, à Orphée, Arion ou Amphion. Stace fait bonne mesure : il le compare à tous les trois à la fois.

Laissons là les souvenirs mythologiques de Stace. Ces énormes travaux avaient quelquefois leur utilité pour ménager une vue plus belle, ou pour livrer à la culture un sol auparavant stérile : à Sorrente, par exemple, le rocher aride avait été recouvert d’une terre féconde ; les moissons croissaient jusqu’au bord de la mer, suspendues au-dessus des flots, et la vigne, sur le penchant de la côte, descendait si bas qu’elle était plus d’une fois atteinte par l’éclaboussement de la vague. Mais souvent aussi, c’était pour le seul plaisir d’affirmer sa puissance et de frapper les esprits. Avant d’être arrivé à la maison de Pollius, et tandis qu’en suivant le portique on s’élève à travers le parc, on est déjà pénétré de l’opulence du propriétaire. La villa elle-même est construite tout à fait sur la hauteur, de façon qu’on puisse embrasser la mer dans toute son étendue, depuis les maisons d’Herculanum et de Pompéi qui mettent au pied de la masse noire du Vésuve la note gaie de leurs couleurs claires, jusqu’aux deux îles rocheuses qui ferment harmonieusement le golfe : Ischia et Capri. Rien de plus vaste que les bâtimens, de plus varié aussi comme exposition. Il y a des appartemens pour les différentes heures du jour, comme pour les différens caprices du maître. Tel pavillon est tourné vers l’Orient et jouit, avec le premier éclat du soleil, de la fraîcheur matinale. Tel autre veut encore retenir l’astre à son déclin ; il s’obstine à garder la lumière du globe déjà disparu, « quand meurt le jour, que l’ombre des montagnes boisées s’allonge sur la mer et que les palais semblent flotter dans le cristal humide. » Aime-t-on entendre les vagues qui déferlent ? Préfère-t-on au contraire le silence de la terre ? Il y a de quoi satisfaire tous les goûts, et il suffit de passer d’un logement dans un autre. Mais un même corps de logis offre, à lui seul déjà, une extrême diversité de points de vue. De chaque pièce et de chaque coin d’une pièce le spectacle est nouveau. Comme les fenêtres sont très hautes mais très étroites, aucune ne permet à l’œil de saisir un très large horizon. En revanche, à chaque fois, l’échappée est différente sur la mer ou les terres qu’on découvre au-delà des flots. Voici la rocheuse Ischia, Procida, Nisida la volcanique, au milieu de ses vapeurs de soufre, puis la côte du Pausilippe, Naples enfin que, d’une chambre formant la partie saillante de l’édifice, on aperçoit en droite ligne étinceler sur le rivage opposé. Dans cette aile, où Pollius doit aimer à se tenir, ont été prodigués les marbres des plus célèbres carrières de Grèce, d’Asie et d’Afrique ; et leurs nuances se mêlent, du plus chatoyant effet, le blanc aux veines pourprées de Synnade, le vert d’Amyclées, le jaune de Numidic, le bleu de mer de Carystos. — Pour achever de se représenter cette villa, il faudrait la peupler partout des chefs-d’œuvre de l’art, statues de Myron, de Polyclète et de Phidias, bronzes de Corinthe, tableaux d’Apelle, et aussi des portraits de généraux, de poètes, de philosophes ; car l’habitude d’honorer les grands hommes du passé en multipliant leur image s’était répandue de Grèce en Italie, et le possesseur de la maison de Sorrente, à la fois élève des Muses et disciple d’Epicure, avait à cœur plus qu’aucun autre de se conformer à cette pieuse coutume.

Tel est le séjour où Pollius Félix cultivait la poésie et demandait aux leçons du vieillard de Gargette la sagesse et la paix de l’âme. Mais cette demeure, comme celle de Vopiscus à Tibur, est encore une villa de grand seigneur. Qu’étaient au juste les maisons de campagne que nous appellerions bourgeoises ? C’est Pline le Jeune cette fois qui nous l’apprendra ; deux de ses lettres, sous ce rapport, sont des plus curieuses. Pline n’était pas, si l’on veut, un bourgeois, puisque la classe moyenne n’existait pas à Rome. Mais, originaire de Côme, il n’appartenait qu’à la noblesse provinciale et municipale ; et, d’autre part, sa fortune, qui pourrait nous sembler assez considérable — elle devait se monter à plusieurs millions de sesterces, dépassant ainsi de beaucoup la somme nécessaire pour entrer au Sénat[2], — était regardée à cette époque comme une fortune ordinaire. Lui-même qualifie ses ressources de modestes ; en tout cas, il ne comptait certainement point dans la première catégorie des sénateurs, parmi ces personnages dont la richesse atteignait 300 à 400 millions de sesterces. Il suit de là que ses descriptions auront d’abord l’avantage de nous mettre sous les yeux, non pas quoique villa exceptionnelle, mais le genre d’installation que comprenait et aimait à la campagne la majorité des citoyens. Puis, si nous songeons que, malgré cette simple aisance, il ne laissait pas de posséder de nombreuses maisons sur le lac de Côme, à Tifernum d'Etrurie, près de Tusculum, de Tibur, de Préneste, de Laurente, son exemple achèvera de nous prouver à quel point le goût de la villégiature s'était emparé des Romains de l'Empire.

De Stace à Pline, nous passons donc des villas luxueuses aux habitations bourgeoises. La différence se marque surtout par la simplicité plus grande de la décoration intérieure. Point de ces revêtemens précieux qui resplendissaient aux murailles, de ces marbres aux nuances multiples amenés à grands frais des pays lointains, de ces œuvres d'art des meilleurs maîtres, de ces objets mobiliers si variés et si chers. Dans la maison de Laurente, n'était l'emploi du verre pour certaines cloisons et pour des galeries couvertes, « agréables retraites contre le mauvais temps, » rien ne porterait la marque des raffinemens contemporains. Et dans celle de Toscane, à Tifernum, si l'on excepte quatre colonnettes en marbre vert de Caryste qui soutiennent une treille au fond du jardin, partout n'apparaît que du marbre blanc. Encore a-t-on fait de celui-ci un usage très modéré ; souvent la muraille ou l'encadrement des portes et des fenêtres n'est relevé que d'une simple peinture : ce sont des arabesques, c'est quelque paysage représentant, non sans charme d'ailleurs, un jardin avec des fleurs, de la verdure, des oiseaux, qui tiennent lieu, comme à Pompéi[3], d'une décoration en une plus riche matière. L'arrangement intérieur est donc d'un goût sobre et discret, élégant, si l'on veut, dans sa mesure ; mais nulle recherche et, à proprement parler, absence presque complète de luxe. Pour le reste, les maisons de Pline[4] ne diffèrent pas essentiellement des villas de Vopiscus et de Pollius ou même de celle d'Hadrien. Bien entendu, certains avantages ne s’y rencontreront qu’à un moindre degré. Pline, répétons-le, n’est pas vraiment riche ; encore moins peut-il se passer les fantaisies d’un empereur. Ce que nous avons vu chez Pollius et Vopiscus, il faut le transposer dans un ton moins éclatant. Mais diminué, et en raccourci, tout s’y retrouve. Les villas de Pline ont la même destination que les autres, répondent aux mêmes besoins, cherchent à les satisfaire par les mêmes moyens. Chez le modeste particulier ou chez l’opulent personnage, la façon de comprendre la campagne et d’en jouir se ressemble singulièrement.

C’est d’abord, dans ce pays fiévreux qu’était souvent l’Italie, dès l’antiquité même, la préoccupation de choisir pour sa maison un emplacement sain, à l’abri des miasmes. Apollinaris ayant émis quelques doutes sur la salubrité de la Toscane, Pline, qui se propose d’aller passer l’été dans sa terre de Tifernum, se hâte de rassurer son ami. À ce propos, il s’étend sur la situation de sa villa et le climat de la contrée. Il reconnaît que la côte de Toscane est empestée ; mais son domaine se trouve dans la région montagneuse, fort éloignée de la mer, et s’élève sur une colline où le vent de l’Apennin souffle toujours léger, même dans la saison chaude. L’air y est si pur, qu’il n’est pas rare dans le pays de voir des vieillards fort âgés, et parmi tous ses serviteurs Pline n’a pas un seul malade.

C’est ensuite le même souci de se ménager, des fenêtres de sa demeure, une vue très étendue. Pline, comme tous ses contemporains, aime les espaces largement découverts. Il est vrai que, de sa maison de Tifernum, il n’avait pas sous les yeux un vaste panorama, comme celui de la campagne romaine dont jouissaient, à Tibur, Vopiscus et l’empereur Hadrien. Il est vrai aussi qu’à Laurente la côte basse et droite était loin de valoir l’admirable golfe de Naples que Pollius embrassait du promontoire de Sorrente. Cependant la mer du Latium, tout inférieure qu’elle fût à celle de Campanie, lui offrait encore l’infini de ses horizons. Et à Tifernum sa villa, assise au revers de l’Apennin, à la rencontre de la vallée du Tibre et d’une vallée latérale, voyait se dérouler devant elle, à travers des prairies, le long ruban du fleuve qui descend vers Rome, puis, tout autour, s’étager en un gracieux amphithéâtre, des champs de blé, des vignes sur le flanc des coteaux, des bois au sommet, et à l’arrière-plan se profiler la crête bleue des hautes montagnes.

C’est encore — et ici la ressemblance entre les deux catégories de villas, en même temps que plus complète, est plus importante — la prodigieuse quantité de bâtimens dont se composent les unes comme les autres. Certes il faut beaucoup de place pour abriter le nombreux personnel qu’un Romain, n’eût-il qu’un train de vie ordinaire, emmène toujours avec lui à la campagne. La division du travail est telle, dans la société antique, l’achat et l’entretien d’un esclave sont si peu de chose, et la mode a tant d’empire sur la vanité humaine, qu’une maison, même bourgeoise, doit, sous peine de déchoir, être abondamment pourvue de serviteurs. Mais enfin, ces esclaves et ces affranchis une fois logés et même bien logés, puisque leurs chambres, nous dit Pline, pourraient au besoin recevoir des hôtes, on demeure frappé et presque confondu de tout ce qu’il reste encore de pièces, d’appartemens, de pavillons entiers pour le propriétaire et sa famille. Pareille accumulation nous avait été montrée dans les villas précédentes. A Laurente ou à Tifernum, elle est plus sensible, parce que nous la saisissons dans le détail ; nous sommes introduits partout. C’est à s’y perdre. Le nombre des chambres à coucher est incroyable. Une seule ne suffit pas au maître pour dormir. Car le maître cherche son bien-être et veut sa commodité. Il lui faut une pièce tantôt grande et tantôt petite, tantôt chaude pour l’automne, par suite exposée au soleil et abritée des vents, tantôt fraîche pour l’été, peu ouverte sur le dehors et précédée d’un vestibule (l’obscurité entretenant la fraîcheur), tantôt calme et disposée de façon que ni la voix, ni le bruit, ni le jour n’y pénètrent, tantôt animée par le murmure d’une fontaine dont l’eau s’écoule doucement. Incroyable aussi est le nombre des salles à manger. Il y en a de toutes les dimensions, pour toutes les circonstances, chacune ne devant servir qu’à un usage particulier, comme chaque esclave ne sert qu’à une fonction définie. Il y a la salle de tous les jours, celle des repas intimes entre amis, celle des grands festins. Bien plus, comme, en ces diverses circonstances, on désire faire jouir ses invités ou jouir soi-même d’une vue différente, on a des salles à manger qui donnent sur les champs et les montagnes de l’horizon ou sur un vignoble des prairies voisines, sur les figuiers et les mûriers d’un jardin potager ou les buis et les romarins d’un jardin d’agrément, d’autres qui s’avancent au-dessus de la mer et dont le soubassement est baigné par la vague, d’autres installées dans une tour d’où l’on a un coup d’œil étendu à la fois sur la plage et les villas des environs. Ce n’est pas tout, et, parmi celles qui sont tournées vers le rivage, chacune a son mérite particulier, selon que l’on désire voir la mer de toutes les fenêtres ou l’entendre sans la voir ou la voir sans l’entendre. Quelle recherche ! Et quels goûts capricieux à contenter !

Mais que dire maintenant des autres pièces, des pièces ordinaires ? L’énumération en serait fastidieuse. Comme dans les maisons de Pompéi, plus encore que dans les maisons de Pompéi, car la place à la campagne est moins mesurée qu’à la ville, on en trouve qui répondent à toutes les saisons, à tous les jours de la saison, à toutes les heures, presque, de la journée. Deux choses, dans la construction d’un logement, préoccupent surtout les anciens, et Pline décrivant ses villas ne se lasse pas d’y revenir : l’orientation et la vue, le plus ou moins de soleil ou de fraîcheur qu’une pièce reçoit, et la variété des aspects que présente chaque fenêtre. D’où nécessité de multiplier les chambres d’un même bâtiment ; nécessité aussi de multiplier les bâtimens séparés, pour avoir beaucoup d’expositions et de vues différentes. Tel pavillon contient trois pièces distribuées de telle sorte qu’en passant de l’une à l’autre on peut suivre le soleil à mesure qu’il tourne, ou au contraire, selon ses préférences, gagner à l’opposé quelque chambre déjà envahie par l’ombre. Il y a mieux, et il faut songer à ceux qu’un dérangement incommode ; il faut pouvoir, sans changer de place, avoir le soleil à tous les momens du jour ; on dispose donc une pièce en abside, et, grâce à cette forme circulaire, les rayons pénètrent sans cesse par une ouverture ou par l’autre. Aussi est-ce dans une chambre de cette sorte que Pline demeure le plus volontiers : une armoire, ménagée dans le mur en façon de bibliothèque, est soigneusement approvisionnée de ces livres qu’il aime à lire et à relire.

Ajoutez à ce qui précède des portiques et des cryptoportiques, c’est-à-dire des galeries ouvertes ou des galeries fermées, sur les côtés, par des vitres qui protègent du vent et de la pluie, sans nuire à la vue, les unes et les autres d’ailleurs étant exposées soit au Nord, soit au Midi, recevant la chaleur ou gardant une fraîche température. Ajoutez des tours à plusieurs étages qui donnent, avec l’agrément d’un plus large horizon, l’avantage d’un air plus vif. Ajoutez des vérandas, ombragées jusqu’au faîte de vigne grimpante, à ce point qu’on se figure être couché dans un bois, des cabinets de repos très isolés, situés dans les parties reculées de la villa, où l’on peut travailler sans être troublé par rien au monde, où l’on se sent à mille lieues de Rome, à mille lieues même de chez soi. Et tout cela, diverses chambres d’un corps de logis, divers corps de logis, constructions de toute sorte, se trouve élevé un peu au hasard, sans recherche de symétrie, sans souci de belle ordonnance, au fur et à mesure des besoins, avec un manque d’harmonie et un laisser-aller qui étonne et nous choquerait à coup sûr, si l’ensemble se dressait encore sous nos yeux. C’est une agglomération ou mieux une juxtaposition, plutôt que ce n’est un tout ayant de l’unité. Les Romains, évidemment, ne tenaient pas à la symétrie. La chose peut étonner chez un peuple si ami de l’ordre dans l’Etat et dans la famille, si épris de régularité dans les habitudes de la vie. Mais nous devons en prendre notre parti. Déjà le forum de leur capitale, centre de leur vie publique, résumé et symbole, pour ainsi dire, de leur histoire, n’offrait qu’un entassement extraordinaire, plus singulier qu’heureux et plus confus que pittoresque, de temples, de basiliques, d’arcs de triomphe, de passages voûtés, de colonnes et d’édicules. A plus forte raison, pour leurs maisons de campagne, se préoccupaient-ils moins encore de l’apparence extérieure et de l’effet général. Il faut savoir reconnaître leurs lacunes ; ils étaient peu artistes, et de là l’irrégularité de leurs constructions. Mais il faut aussi reconnaître leur sens pratique : ils voulaient avant tout être logés à l’aise. Si des bâtimens de toute forme et de toute dimension, répartis de divers côtés sans aucun plan, devaient être plus commodes qu’une suite d’édifices à la façade symétrique, ils sacrifiaient sans hésiter l’harmonie de l’architecture au confortable de l’existence. Cette impression d’entassement et de surcharge est bien celle qu’on emporte d’une visite à la villa d’Hadrien, quand par l’imagination on a relevé toutes les ruines à terre ; c’est celle aussi que les descriptions de Stace nous laissaient. Les lettres de Pline la confirment d’une façon décisive.

Une dernière analogie rapproche la maison toscane de Tifernum des demeures plus brillantes que nous avons décrites d’abord : c’est l’abondance des eaux vives qui partout circulent, dans les chambres, dans les vestibules, courant le long de petits canaux et venant aboutir à des bassins de marbre où elles tombent et rejaillissent après être tombées. Ce devait être un des grands charmes de ces villas que d’entendre, dans le silence des appartemens clos, à l’heure où le soleil est de feu au dehors, la discrète sonorité de l’eau qui s’écoule à petit bruit ou son léger tintement dans la vasque, de sentir autour de soi flotter dans l’air, en poussière impalpable, cette fraîcheur humide que donne le voisinage des fontaines. C’était le luxe de Pline. A Lau-rente, sur le bord de la mer, il avait été obligé d’y renoncer, parce que la région manquait de sources naturelles. Mais dans les montagnes de Tifernum, il avait à volonté des eaux, et de superbes eaux jaillissantes. Aussi nous en parle-t-il avec une certaine fierté. Voici, dans une cour plantée, un réservoir de marbre qui déborde et s’épanche doucement pour aller arroser les platanes qui l’entourent. Voici, dans une chambre, une petite fontaine avec son agréable murmure. Sous les fenêtres de cette autre, un large bassin reçoit de l’eau qui, versée d’une assez grande hauteur, fait une écume blanchissante. Ailleurs, nouvelles fontaines et nouveaux jets d’eau. Mais le plus admirable, c’est encore, sous une treille épaisse portée par quatre colonnes en marbre vert, un lit de repos d’où « l’eau s’échappe de tous côtés par de petits tuyaux, comme si la pression même de celui qui s’y couche la forçait de jaillir. » Fantaisie coûteuse certainement, qui prouve à quel point un homme simple, comme Pline, devenait voluptueux dans l’aménagement des eaux de sa demeure. Est-il nécessaire, après cela, de dire qu’il y avait des thermes ? On le suppose aisément, sans que j’aie besoin d’insister. Pline, en vrai Romain, devait attacher une grande importance à cette partie indispensable de l’habitation. Nous retrouvons en effet chez lui toutes les pièces principales, le vestiaire, les salles de bain froid, de bain tiède et de bain chaud, la salle de frictions, l’étuve ; nous retrouvons aussi les annexes où l’on se délassait, le bain une fois pris, et notamment le jeu de paume divisé en plusieurs compartimens pour permettre les exercices les plus variés. Rien ne manquait d’une installation complète.

On voit donc qu’entre les villas bourgeoises et les villas de riches personnages, entre celles de Pline et celles de Vopiscus, de Pollius Félix ou même d’Hadrien, il n’y a aucune différence essentielle. Conditions générales, goûts à satisfaire, nombre, forme et disposition des bâtimens, tout cela se ressemble ; et qui connaît les maisons de campagne de Pline se rend très bien compte de celles de Pollius : il suffit d’enrichir la décoration intérieure et l’ameublement. Inversement, qui connaît la villa d’Hadrien se fait une idée assez exacte des villas de Pline : il faut tout réduire, ramener les énormes proportions à des proportions plus modestes, le luxe pompeux à la simplicité, au moins à une sobre élégance. Au total, différence de degré, mais non pas différence de nature.


IV

Une question se pose d’elle-même avant de terminer. Sans vouloir la traiter entièrement, nous ne pouvons nous dispenser de l’indiquer en quelques mots. Tous ces Romains qui bâtissaient des maisons de campagne, — avec quel empressement, on l’a vu, — aimaient-ils vraiment la campagne ? Pour le savoir, cherchons comment à l’ordinaire ils employaient leur temps en villégiature.

Ici encore, Pline le Jeune sera notre guide. Suivons-le au cours d’une de ses journées ; il nous renseigne par le menu sur ses différentes occupations. C’est à son ami Fuscus qu’il écrit : la lettre vaut qu’on la cite en partie : « Tu demandes comment je règle ma journée en été dans ma terre de Toscane ? Je m’éveille quand je puis, d’habitude vers six heures, quelquefois plus tôt, rarement plus tard. Je tiens mes fenêtres fermées, car le silence et les ténèbres animent mon esprit, qui, n’étant point distrait, demeure libre et tout entier à ma disposition… Si j’ai quelque ouvrage en train, j’y porte ma pensée ; je range jusqu’aux paroles, comme si j’écrivais et corrigeais. Je travaille ainsi, tantôt plus, tantôt moins, selon que je me trouve plus ou moins de facilité à composer et à retenir. J’appelle alors un secrétaire, je fais ouvrir les fenêtres et je dicte ce que j’ai formé dans mon esprit. Dix ou onze heures venues, je vais, selon que le temps m’y invite, me promener dans une allée ou dans une galerie, et, pendant ma promenade, je ne cesse pas de composer et de dicter. Ensuite je monte en voiture ; là encore, je poursuis mon ouvrage. Après un léger sommeil, nouvelle promenade ; puis lecture à haute voix de quelque harangue grecque ou latine. Je rue promène encore, je me frotte d’huile, je fais un peu d’exercice, je me baigne. Vient alors le repas du soir ; si je dîne avec ma femme ou quelques amis, il y a place de nouveau pour une lecture. Enfin, au milieu d’entretiens variés, le jour le plus long se trouve vite écoulé. » Ainsi, qu’il se repose, qu’il marche ou qu’il mange, dans son lit, en voiture, à table, en tout lieu, à toute heure, Pline travaille. Mais, penserez-vous, il oublie donc qu’il est à la campagne ? Le programme qu’il se trace peut aussi bien convenir à un citadin. La nature, les beautés pittoresques, à quel moment de la journée, par où le prennent-elles ? On ne sait ; il n’en est pas question. Jusqu’aux deux tiers de la lettre, on ne se douterait pas qu’il a quitté Rome. Rien de plus curieux et de plus significatif.

Voilà pour sa saison d’Étrurie, à Tifernum Tiberinum. — Et à Laurente, le verrons-nous jouir un peu plus des champs et quitter une bonne fois ses études ? La mer le passionnera-t-elle plus que les montagnes ? — Elle le passionne en effet, et Laurente lui plaît infiniment. Sachons pourquoi. « C’est ici, s’écrie-t-il, que je ne suis dérangé par personne. Je ne m’entretiens qu’avec moi-même et avec mes livres. O la douce et bonne vie ! O l’agréable repos ! Mer, rivage, mes vrais et discrets cabinets de travail, que d’idées vous me faites trouver, que d’ouvrages vous me dictez ! » En vérité, il n’aime le spectacle des vagues et de la côte du Latium, que comme un excitant à la composition littéraire. Ce qu’il lui faut, c’est encore lire ou écrire de la prose, des vers, rédiger un discours, aligner des hendécasyllabes : façon particulière, et singulière, d’entendre la campagne ! Va-t-il à la chasse, — car il y va tout de même quelquefois, — il ne manque jamais d’emporter ses tablettes. « Si je m’en retourne les mains vides, je reviens au moins les pages pleines. » Du reste, ne croyez pas qu’il aille à la chasse par plaisir ; c’est seulement qu’il a remarqué que le mouvement et l’exercice, donnant le branle à sa pensée, faisaient naître en lui d’heureuses inspirations.

Et je veux bien que l’excellent Pline ait en plus qu’aucun autre la démangeaison d’écrire. Mais ses contemporains aussi, et tous plus ou moins, étaient atteints du même mal : sa correspondance le montre assez. Que fait Pomponius Bassus, au bord de la mer ? Il disserte et écoute des conférences. Et Cornélius Tuscus, dans son domaine ? Il demande un plan d’études à son maître, qui le lui envoie aussitôt, lui conseillant de traduire du grec en latin ou du latin en grec, de composer des œuvres d’histoire, des lettres et de petits vers. Et Romanus, pendant que ses gens s’occupent à la vendange ? Il écrit ou dicte ses compositions. Et Caninius, dans sa villa du lac de Côme ? Il cherche des sujets, de poème, et Pline le presse de se mettre à la besogne. Litterarum intemperantia laboramus, dit Sénèque. Sénèque a raison, non seulement pour son époque, mais pour les cent cinquante premières années de l’Empire. Tous ces gens-là souffrent d’un excès de littérature. C’est ce qui les perd ; c’est ce qui les empêche tout au moins de goûter la campagne.

Ou plutôt ils la goûtent, mais non pour elle-même ; ils n’y cherchent que la tranquillité propice aux travaux sérieux, un repos sans distraction qui permette des études recueillies. Ils la goûtent par opposition, si l’on peut dire. Ils la goûtent par dégoût de la ville. Le mot connu : « on aime toujours quelque chose contre quelque chose, » n’est pas toujours vrai, mais dans la circonstance est vrai des Romains. Ils aiment la campagne pour y mieux faire ce qu’ils font à la ville, non pas pour y faire autre chose. A Rome, dès que l’on est un certain personnage, on est assailli par les solliciteurs. L’on a, de plus, les devoirs de l’amitié ou de la clientèle, les mille obligations de société : c’est une cérémonie de fiançailles ou de noces, une prise de toge virile, une convocation à la signature d’un testament. Bref, importunités et bagatelles, on n’a plus le temps de travailler. — Ou si, par hasard, on est libre un moment de ces soins frivoles, ce sont alors les bruits de la rue qui ne vous laissent pas de repos. « Le matin, les maîtres d’école, la nuit les boulangers, tout le jour les forgerons et leurs marteaux. Ici un changeur désœuvré fait résonner sur son sale comptoir les pièces marquées à l’effigie de Néron ; là un batteur de lin d’Espagne, de son fléau poli, frappe la pierre jusqu’à l’user. Jamais de répit ; c’est la foule en délire des prêtres de Bellone, le naufragé qui porte au cou le tableau de son naufrage et le raconte sans fin, le Juif que sa mère a dressé à mendier, l’aveugle qui débite ses allumettes. » Sans doute Martial qui nous fait cette peinture amusante, reconnaît que le riche peut davantage se préserver de ces misères. Il ne peut pas toutefois vivre dans une maison si close que rien n’arrive à ses oreilles du tumulte du dehors. Et à supposer même qu’il soit à l’abri des cris des marchands et de toutes les voix humaines, restent les chaleurs et la fièvre dont il n’est pas aisé au mois d’août de se garantir. C’est pour toutes ces raisons que l’on court à la campagne. On lui demande le calme au sortir de l’agitation de la ville, la solitude après tant d’odieuses visites, un air pur au lieu de l’atmosphère empestée de Rome. Tranquillité d’une part, saine fraîcheur de l’autre, ce sont les mots qui reviennent toujours sous la plume des écrivains, quand ils parlent des champs ; ce sont les mérites qu’ils célèbrent à l’envi ; mais de la nature ils ne connaissent guère autre chose.

Il y a un danger à cela. Avec ces dispositions d’esprit, on ne saurait aimer la campagne d’une façon constante. On l’aimera par périodes, par accès, et comme par crises. Lorsqu’on sera fatigué du tracas des affaires ou simplement de la monotonie des plaisirs, lorsqu’une journée on aura été en butte à un trop grand nombre de fâcheux, que la poussière, la fumée, les embarras de Rome auront, paru plus désagréables qu’à l’ordinaire, chacun s’écriera comme Horace, qui venait justement d’essuyer d’agaçans bavardages : « O campagne, quand donc te verrai-je ? » On s’en ira, au bord de la mer, dans la Sabine ou les monts Albains. Mais supposez, ce qui arrivera bientôt, le corps reposé et l’esprit retrempé ; le calme et la solitude des champs, dont on n’aura plus besoin, finiront par peser. A distance les importunités de la ville paraîtront supportables ; peut-être même les oubliera-t-on. Que les chaleurs diminuent, et ces campagnards d’occasion, ces ruraux par nécessité, auront vite fait de regagner la capitale. Personne n’allait plus volontiers que Cicéron philosopher sous les ombrages de Tusculum ; mais s’il avait été condamné à y demeurer toute sa vie, c’est des monts Albains qu’il aurait adressé à son ami Cœlius, comme il la lui adressa de Cilicie, cette exclamation désolée : « Rome ! Rome ! là est la vie, là est la lumière ! » Horace aussi, que nous venons d’entendre souhaiter avec tant de passion la campagne, soupire surtout après elle quand il est à la ville. Il en fait l’aveu : « Dès que je suis à Tibur, je désire être à Rome. » Tel fut le sentiment général des Romains de l’Empire. Les écrivains, lorsqu’ils font l’éloge d’une villa, ont bien soin de mettre au nombre de ses avantages la proximité où elle est des sept collines et la facilité des communications pour s’y rendre. Quatre milles seulement séparent Tibur de Rome, et c’est un grand mérite. « Tu t’étonnes, disait Pline à son ami Gallus, que je me plaise tant à ma terre du Laurentin. Tu cesseras de t’étonner lorsque tu connaîtras ce lieu charmant et les agrémens de la situation. Le Laurentin n’est qu’à dix-sept milles de Rome. Je peux donc ne m’y transporter qu’après avoir achevé toutes mes affaires et sans rien prendre sur ma journée. »

Puisque l’on a une villa pour échapper de temps en temps à Rome et à ses servitudes, pour y dormir tout son soûl quand on est un paresseux épicurien comme Martial, ou y travailler à son aise quand on est studieux comme Pline le Jeune, un jardin, des fleurs, des arbres ne sont pas indispensables ; il suffit d’avoir des bâtimens commodes, une habitation tranquille et fraîche ; on y reste, on en sort peu.

De la verdure autour des constructions, c’est en effet ce qui nous paraît faire le plus défaut à ces maisons de plaisance, quelque belles qu’on les suppose. Si les Romains ne pouvaient pas avoir cette variété de fleurs et de plantes qu’une culture plus savante, la connaissance des régions tropicales et le goût de l’exotisme ont répandue dans l’Europe moderne, il leur était facile de développer la végétation indigène et de multiplier les arbres de leur pays. La vérité est qu’ils n’y ont pas tenu. A Laurente, Pline n’a ni parc ni jardin, et cette absence n’est pas pour lui une privation. Mais alors même qu’ils ont un jardin, au lieu de laisser la nature croître librement, ils la compriment d’une manière artificielle et lui imposent des formes factices, le plus souvent tourmentées et bizarres. C’est le buis qui domine surtout dans ces jardins, précisément parce que c’est lui qu’on peut le mieux tailler à sa guise. Il sert de bordure aux allées et aux parterres, cache les murs qui soutiennent les terrasses, est tantôt rabattu, tantôt étage à diverses hauteurs. Il représente même des figures d’animaux. D’autres fois, il décrit des lettres qui figurent ou le nom du maître ou celui du jardinier. Il n’est pas seul, d’ailleurs, à être ainsi torturé ; plantes, arbres et arbustes sont coupés diversement, mais presque toujours en manière de palissades. Si les buis font songer aux ifs de Versailles, ces murailles de verdure rappellent les charmilles des parcs du grand siècle. Joignez à cela les longues allées tirées au cordeau et se coupant à angle droit, parfois des allées circulaires, mais alors concentriques et gardant une géométrique régularité ; par endroits, à certains ronds-points, des fontaines, des jets d’eau qui retombent dans des bassins de marbre ; des statues, comme chez Pollius Félix et Manilius Vopiscus, alignées au bord des haies, de buis ou dressées dans la perspective des avenues : voilà, quand on s’entoure d’un jardin, le genre que l’on aime. On veut, — comme aussi l’on voudra au temps de Louis XIV, — une nature arrangée, artificielle, transformée par la main victorieuse de l’homme. On la croit embellie ; elle est plus parée, il est vrai, mais combien moins belle, à notre sens, que si elle était davantage abandonnée à elle-même, dans sa grâce même un peu négligée !


Que conclure des remarques antérieures ? Et irons-nous jusqu’à prétendre que les Romains n’ont pas eu du tout le sentiment de la nature ? On nous rappellerait qu’ils ont su d’ordinaire très bien situer leurs maisons de plaisance, recherchant les larges vues et les grands horizons, qu’ils ont de la campagne aimé la fraîcheur et la tranquillité. Cela est bien quelque chose. Il reste cependant qu’ils n’auraient peut-être pas été aussi sensibles au grand air et au calme, s’ils n’avaient vécu dans les pays du Midi, où l’on aspire avec délices la brise qui s’élève des eaux ou descend des montagnes, et s’ils n’avaient été des mondains lassés par momens des devoirs de société comme de l’atmosphère étouffante de la capitale.

Il y avait là pour eux, nous l’avons fait remarquer, un effet de contraste. Qu’est-ce à dire, sinon qu’ils n’ont pas pénétré la poésie intime de la campagne ? Et je ne parle pas des sites grandioses, ni des spectacles alpestres. Je parle de la poésie que recèle même le coin de terre le plus humble, le paysage le plus vulgaire : une prairie, un ruisseau, un arbre penché sur le courant où se reflète son feuillage, un champ enveloppé par la nuit qui tombe. Il faut une émotion un peu vive pour sentir vibrer l’âme des choses : il faut un peu de rêve et de songe pour deviner le mystère de la nature. Et les Romains ont toujours été peu faciles à l’émotion, et ils n’ont pas du tout été rêveurs. Je ne vois guère que Virgile dans l’antiquité latine, le doux, le tendre, le mélancolique Virgile, pour qui ait palpité cette âme universelle, qui ait frissonné à son contact, qui ait été en communion avec elle. Aussi quel accent dans ses vers ! Quelle ardeur passionnée, passion contenue mais frémissante, il apporte à célébrer les grottes rustiques., les eaux vives, les vertes vallées où mugissent les bœufs, et le sommeil sous un arbre, dans les champs ! Aimer les fleuves et les forêts, ou, plus simplement encore, coûter l’ombre et le frais an bord d’une source, entendre dans la haie de saules voisine le bourdonnement des abeilles, tandis que sur un orme élevé roucoule une tourterelle et que le paysan, au flanc du coteau rocheux, émonde sa vigne en chantant ; puis, le soir, contempler la fumée qui s’élève du toit des métairies, ou l’ombre qui s’allonge sur le versant de la montagne, et s’absorber dans cette contemplation, faire entrer en soi toutes ces émotions pour se perdre en elles à son tour, devenir si rapproché de la nature qu’on n’est plus qu’un avec elle : tel est le souhait de sa vie entière, la jouissance divine dont il s’enivre, la volupté où se fond son cœur. Et voilà bien le véritable amour de la campagne, celui que nous comprenons aujourd’hui, que nous sentons avec plus ou moins de force, suivant que nous sommes nous-mêmes plus ou moins capables de poésie et de rêverie ; mais voilà celui que les Romains n’ont guère connu. Virgile est une exception dans son siècle et dans son pays. Ses contemporains, ses successeurs, s’en tiennent aux jardins coquets, aux jets d’eau compliqués, aux lacs artificiels, à l’apprêté, au fardé, sans pousser jusqu’au simple et au vrai. — C’est une autre manière, dira-t-on, d’entendre la campagne ; chacun l’aime comme il lui plaît. Les Romains ont goûté la nature à leur façon. — Sans doute. Mais nous répéterons alors avec La Bruyère : « Il y a un bon et un mauvais goût, et l’on dispute des goûts avec fondement. » Celui de Virgile, qui est aussi le nôtre, valait mieux.


Edmond Courbaud.
  1. M. Pierre Guzman vient justement de faire paraître, en l’accompagnant d’une préface de M. Gaston Boissier, un ouvrage intitulé la Villa impériale de Tibur, où tout ce qui reste de la demeure d’Hadrien est soigneusement décrit, reproduit, commenté. On le lira avec autant de plaisir que de profit (Paris, Fontemoing, 1904).
  2. Il suffisait d’un million de sesterces pour posséder le cens sénatorial.
  3. Voir aussi la célèbre maison de Livie, découverte près de Rome, à Prima Porta.
  4. Je laisse de côté les propriétés de Côme, dont il nous parle cependant en termes aimables, pour ne m'attacher qu'à celles de Tifernum et de Laurente qui sont mentionnées plus longuement. Non pas que nulle part ici nous puissions trouver l'exactitude d'un plan topographique : toutes les restaurations qu'on a tentées par le dessin ne sont que des hypothèses. Pline écrit à des amis pour les engager à venir le voir ; il n'a pas à leur envoyer un relevé minutieux des moindres recoins de son habitation, ni à suivre dans son exposé un ordre scrupuleusement méthodique ; il se contente, pour leur vanter ses villas, de leur montrer ce qui en fait l'agrément et le prix. Toutefois ses descriptions sont encore les plus complètes que nous ayons d'une maison de campagne, et, les réserves nécessaires une fois indiquées, elles nous donnent de l'ensemble une vue suffisamment précise.