Les Machines (Verhaeren)

Les Flammes hautesMercure de France (p. 49-53).


LES MACHINES


Dites, connaissez-vous l’émoi
De suivre et d’épouser avec vos doigts
Les souples lignes
Que font les fers et les aciers
Et les mille ressorts et les mille leviers
Des machines insignes ?
Il les faut caresser aux heures de repos,
Quand elles sont chaudes encore

D’avoir peiné depuis l’aurore
Et que leurs lents leviers et leurs brusques marteaux,
Qu’un large effort sans cesse entraîne,
Ardent encor de volonté humaine.

Car elles veulent, les machines.
Ceux qui les ont faites, avec amour,
Un jour,
Leur ont donné le mouvement
D’un cœur battant
Au fond d’une poitrine ;
Ils leur ont imposé
Le bond exact et le recul pour s’élancer
Et pour saisir et soudain mordre :
Elles trépident et se hâtent avec ordre.
Leurs gestes sont plus sûrs que des gestes humains.
Chaque effort vole au but comme un dard vers la cible,
Si bien que leur travail complexe et inflexible
Fait brusquement songer au travail du destin.


Quelques-unes frôlent et froissent
Et sont fines et sont sournoises ;
Il s’en trouve dont les hauts flancs
Sonnent d’un bruit fatal mais franc ;
Celles-ci rampent sous la terre ;
Celles-là montent jusqu’aux tours ;
Tandis qu’au feu soudain des fours
D’autres, dans l’ombre et la poussière,
S’éclairent
Et paraissent à tel moment
Grandir immensément
Au passage de la lumière.

Dans l’air farouche et violent des ateliers,
Elles sont l’homme infiniment multiplié ;
D’un bruit tenace, ardent et unanime,
Elles fouillent le sol et remplissent l’abîme :
La houille est mise à nu et tout à coup, par blocs,
Le marbre et le granit sont arrachés aux rocs.
Et là-haut dans le ciel, se dressent les structures
De larges treuils mettant la terre à la torture.


Des pays tout entiers sont couverts de travaux
Qui fatiguent le sol des chocs de leurs marteaux.
Les isthmes sont fendus et les mers sont unies.
La machine vers l’impossible s’ingénie
Et, sans crainte des cieux tonnants,
Un jour, comme un insecte énorme et bourdonnant,
Hélice folle, aile tendue,
Elle entre et vole et vire et fuit dans l’étendue.

Elle est là-haut près des astres et monte encor
Dieu sait vers quel exploit, au bout de quel essor !
Ceux qui la voient dans l’air et dans le vent dardée
Changent soudain la vieille et méthodique idée
Qu’ils se faisaient jadis de l’espace et du temps.
La vie en tout leur corps passe, tambour battant,
Vitesse, ardeur, élan, force, courage, audace,
Tout semble en eux brûler et devenir vorace
Et se précipiter vers quels espoirs nouveaux ?
Les cœurs sont transformés ainsi que les cerveaux.
La terre est à celui qui la tient enlacée
Dans le feu circulant des volantes pensées

Et dont l’acte précis frappe comme l’éclair.
Oh ! tumulte dompté, verbe net, geste clair !
Oh ! mécanisme ardent qui soudain illumines
Et domines l’esprit des hommes de ce temps !
— Qui donc nous l’offre et nous l’enseigne à chaque instant,
Sinon vous, les machines ?