Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 311-326).



VINGT-SIXIÈME VEILLÉE


Joseph se remit très-vite, et, reprenant son courage, comme s’il n’en eût point voulu garder le démenti : — Je suis aise de vous trouver céans, dit-il à Brulette, et, après un an écoulé sans nous voir, ne voulez-vous plus embrasser votre ancien ami ? Il s’approcha encore ; mais elle se recula, étonnée de son air singulier, et lui répondit : — Non, Joset, je n’ai point coutume d’embrasser aucun garçon, quelque ami ancien qu’il me soit et quelque plaisir que j’aie à le saluer.

— Vous êtes devenue bien farouche ! reprit-il d’un air de moquerie et de colère.

— Je ne sache pas, Joset, dit-elle, avoir jamais été farouche hors de propos avec vous. Vous ne m’avez point mise dans le cas de l’être ; et comme vous ne m’avez jamais demandé de me familiariser avec vous, je n’ai pas eu la peine de me défendre de vos embrassades. Qu’est-ce qu’il y a donc de changé entre nous, pour que vous me réclamiez ce qui n’est jamais entré dans nos amitiés ?

— Voilà bien des paroles et des grimaces pour un baiser ! dit Joseph, se montant peu à peu. Si je ne vous ai jamais réclamé ce dont vous étiez si peu avare avec les autres, c’est que j’étais un enfant très-sot. J’aurais cru que vous me recevriez mieux, à présent que je ne suis plus si niais et si craintif.

— Qu’est-ce qu’il a donc ? me dit Brulette étonnée et mêmement effrayée, en se rapprochant de moi. Est-ce lui, ou quelqu’un qui lui ressemble ? J’ai cru reconnaître notre Joset ; mais, à présent, ce n’est plus ni sa parole, ni sa figure, ni son amitié.

— En quoi vous ai-je manqué, Brulette ? reprit Joseph, un peu démonté et déjà repentant, au souvenir du passé. Est-ce parce que j’ai le courage qui me manquait pour vous dire que vous êtes, pour moi, la plus belle du monde, et que j’ai toujours souhaité vos bonnes grâces ? Il n’y a point là d’offense, et je n’en suis peut-être pas plus indigne que bien d’autres soufferts autour de vous ?

Disant cela avec un retour de dépit, il me regarda en face, et je vis qu’il souhaitait chercher querelle au premier qui s’y voudrait prêter. Je ne demandais pas mieux que d’essuyer son premier feu. — Joseph, lui dis-je, Brulette a raison de te trouver changé. Il n’y a rien là d’étonnant. On sait comment on se quitte et non comment on se retrouvera. Ne sois donc pas surpris si tu trouves en moi aussi un petit changement. J’ai toujours été doux et patient, te soutenant en toute rencontre et te consolant dans les ennuis ; mais si tu es devenu plus injuste que par le passé, je suis devenu plus chatouilleux, et je trouve mauvais que tu dises devant moi à ma cousine qu’elle est prodigue de baisers et qu’elle souffre trop de gens autour d’elle.

Joseph me regarda d’un œil méprisant, et prit véritablement un air de diable emmalicé pour me rire à la figure. Et puis il dit, en croisant ses bras, et me toisant comme s’il eût voulu prendre ma mesure :

— Ah vraiment, Tiennet ? C’est donc toi ? Eh bien, je m’en étais toujours douté, à l’amitié que tu me marquais pour m’endormir.

— Qu’est-ce que vous entendez par là, Joset ? dit Brulette offensée, et pensant qu’il eût perdu l’esprit. Où avez-vous pris le droit de me blâmer, et comment vous passe-t-il par la tête de chercher à voir quelque chose de mal ou de ridicule entre mon cousin et moi ? Êtes-vous donc pris de vin ou de fièvre, que vous oubliez le respect que vous me devez, et l’attachement que je croyais mériter de vous ?

Joseph fut battu de l’oiseau, et prenant la main de Brulette dans la sienne, il lui dit avec des yeux remplis de larmes :

— J’ai tort, Brulette ; oui, j’ai été un peu secoué par la fatigue et par l’impatience d’arriver ; mais je n’ai pour vous que de l’empressement, et vous ne devez pas le prendre en mauvaise part. Je sais très-bien que vos manières sont retenues et que vous voulez soumission de tout le monde. C’est le droit de votre beauté, qui n’a fait que gagner au lieu de se perdre ; mais convenez que vous aimez toujours le plaisir, et qu’à la danse on s’embrasse beaucoup. C’est la coutume, et je la trouverai bonne quand j’en pourrai profiter à mon tour. Il faut que cela soit, car je sais danser, à présent, tout comme un autre, et, pour la première fois de ma vie, je vas danser avec vous. J’entends revenir les musettes. Venez, et vous verrez que je ne bouderai plus contre le plaisir d’être au nombre de vos serviteurs.

— Joset, répondit Brulette, que ce discours ne contenta qu’à demi, vous vous trompez si vous pensez que j’ai encore des serviteurs. J’ai pu être coquette, c’était mon goût, et je n’ai pas de compte à rendre de moi ; mais j’avais aussi le droit et le goût de changer. Je ne danse donc plus avec tout le monde, et, ce soir, je ne danserai pas davantage.

— J’aurais cru, dit Joseph piqué, que je n’étais pas tout le monde pour l’ancienne camarade avec qui j’ai communié et vécu sous le même toit !

La musique et les noceux, qui arrivaient à grand bruit, lui coupèrent la parole, et Huriel entrant, tout animé, sans faire la moindre attention à Joseph, prit Brulette dans ses bras, l’enleva comme une paille et la conduisit à son père qui était dehors, et qui l’embrassa bien joyeusement, au grand crève-cœur de Joseph qui la suivait, et qui, serrant les poings, la voyait faire à ce vieux les amitiés d’une fille à son père.

Me coulant alors à l’oreille du grand bûcheux, je lui fis observer que Joseph était là, et, le prévenant de sa mauvaise humeur, je lui dis qu’il serait à propos qu’il emmenât Huriel, tandis que je déciderais bien aisément Brulette à se retirer aussi. Par ce moyen, Joseph, qui n’était pas de la noce et que ma tante ne retiendrait point, serait bien obligé d’aller coucher à Nohant ou dans quelque autre maison du Chassin. Le grand bûcheux fut de mon avis ; et faisant semblant de ne point voir Joseph, qui se tenait à l’écart, il se consulta avec Huriel, tandis que Brulette s’en alla voir dans quel endroit de la maison elle pourrait passer la nuit.

Mais ma tante, qui s’était vantée de nous héberger, n’avait pas compté qu’elle prendrait fantaisie de se coucher avant les trois ou quatre heures du matin. Les garçons ne se couchent même point du tout la première nuit des noces, et font de leur mieux pour que la danse ne périsse point trois jours et trois nuits durant. Si l’un d’eux se sent trop fatigué, il s’en va au foin faire un somme. Quant aux filles et femmes, elles se retirent toutes en une même chambre ; mais ce ne sont guère que les vieilles et les laides qui lâchent ainsi la compagnie.

Aussi, quand Brulette monta en la chambre où elle comptait trouver place auprès de quelque parente, elle tomba dans toute une ronflerie qui ne lui donna pas seulement un coin grand comme la main, et celles qu’elle réveilla lui dirent de revenir au jour, quand elles iraient reprendre le service de la table. Elle redescendit pour nous dire son embarras, car elle s’y était prise trop tard pour s’arranger avec les voisines, il n’y avait pas seulement une chaise en une chambre fermée, où elle pût passer la nuit.

— Alors, dit le grand bûcheux, il faut vous en aller dormir avec Thérence. Mon garçon et moi passerons le temps ici et personne n’y pourra trouver à redire.

J’avisai que, pour ôter tout prétexte à la jalousie de Joseph, il était aisé à Brulette de s’échapper avec moi sans rien dire, et le grand bûcheux allant à lui et l’occupant par ses questions, j’emmenai ma cousine au vieux château, en sortant par le jardin de ma tante.

Quand je revins, je trouvai le grand bûcheux, Joseph et Huriel attablés ensemble. Ils m’appelèrent, et je me mis à souper avec eux, me prêtant à manger, boire, causer et chanter pour éviter l’éclat du dépit qui aurait pu s’amasser dans les discours dont Brulette aurait été le sujet. Joseph, nous voyant ligués pour le forcer à faire bonne contenance, se posséda très-bien d’abord, et montra même de la gaieté ; mais, malgré lui, il mordit bientôt en caressant, et on sentait qu’à tout propos joyeux il avait un aiguillon au bout de la langue, ce qui l’empêchait d’y aller franchement.

Le grand bûcheux eût souhaité endormir son fiel par un peu de vin, et je crois que Joseph s’y serait prêté de bon cœur pour s’oublier lui-même ; mais jamais le vin n’avait eu de prise sur lui, et, moins que jamais, il en ressentit le bon secours. Il but quatre fois comme nous autres, qui n’avions pas de raisons pour vouloir enterrer nos entendements, et il n’en eut que les idées plus claires et la parole plus nette.

Enfin, à une méchanceté un peu trop forte qui lui vint, sur la finesse des femmes et la traîtrise des amis, Huriel, frappant du poing sur la table et prenant dans ses mains le bras de son père, qui depuis longtemps le poussait du coude pour le rappeler à la patience :

— Non, mon père, dit-il, pardonnez-moi, mais je n’en puis endurer davantage, et il vaut mieux s’expliquer ouvertement quand on y est. Que ce soit demain, ou dans une semaine, ou dans une année, je sais que Joseph aura la dent aussi pointue qu’à cette heure, et si j’ai l’oreille fermée jusque-là, il faudra bien toujours qu’elle finisse par s’ouvrir aux reproches et aux injustices. Voyons, Joseph, il y a une bonne heure que je comprends, et tu as dépensé beaucoup d’esprit de trop. Parle chrétien, j’écoute. Dis ce que tu as sur le cœur, le pourquoi et le comment. Je te répondrai de même.

— Allons, soit ! expliquez-vous, dit le grand bûcheux, en renversant son verre et prenant son parti comme il savait le faire à l’occasion : on ne boira plus, si ce n’est pour trinquer de franche amitié, car il ne faut pas mêler le venin du diable au vin du bon Dieu.

— Vous m’étonnez beaucoup tous les deux, dit Joseph, qui devint jaune jusque dans le blanc de l’œil, et qui cependant continua de rire mauvaisement. À qui diantre en avez-vous, et pourquoi vous grattez-vous quand nulle mouche ne vous pique ? Je n’ai rien contre personne ; seulement je suis en humeur de me moquer de tout, et je ne pense pas que vous m’en puissiez ôter l’envie.

— Peut-être ! dit Huriel, dépité à son tour.

— Essayez-y donc ! reprit Joseph toujours ricanant.

— Assez ! dit le grand bûcheux, frappant sur la table avec sa grosse main noueuse. Taisez-vous l’un et l’autre, et puisqu’il n’y a pas de franchise chez toi, Joseph, j’en aurai pour deux. Tu as méconnu dans ton cœur la femme que tu voulais aimer ; c’est un tort que le bon Dieu peut te pardonner, car il ne dépend pas toujours d’un homme d’être confiant ou méfiant dans ses amitiés ; mais c’est, à tout le moins, un malheur qui ne se répare guère. Tu es tombé dans ce malheur, il faut t’y accoutumer et t’y soumettre.

— Pourquoi donc ça, mon maître ? dit Joseph, se redressant comme un chat sauvage. Qu’est-ce qui s’est chargé de dire mon tort à celle qui n’en avait pas eu connaissance et qui n’a rien eu à en souffrir ?

— Personne ! répondit Huriel. Je ne suis pas un lâche.

— Alors, qui s’en chargera ? reprit Joseph.

— Toi-même, dit le grand bûcheux.

— Et qui m’y obligera ?

— La conscience de ton propre amour pour elle. Un doute ne va jamais seul, et si tu es guéri du premier, il t’en viendra un second qui te sortira des lèvres aux premiers mots que tu lui voudras dire.

— M’est avis, Joseph, dis-je à mon tour, que c’est déjà fait, et que tu as offensé, ce soir, la personne que tu veux disputer.

— C’est possible, répondit-il fièrement ; mais cela ne regarde qu’elle et moi. Si je veux qu’elle en revienne, qui vous dit qu’elle n’en reviendra pas ? Je me rappelle une chanson de mon maître dont la musique est belle et les paroles vraies :

On donne à qui demande.

Eh bien, marchez, Huriel ! Demandez en paroles, moi je demanderai en musique, et nous verrons si on est trop engagé avec vous pour ne pas se retourner de mon côté. Voyons, allez-y franchement, vous qui me reprochez d’y aller de travers ! Nous voilà à deux de jeu, nous n’avons pas besoin de nous déguiser. Une belle maison n’a pas qu’une porte, et nous frapperons chacun à la nôtre.

— Je le veux bien, répondit Huriel ; mais vous ferez attention à une chose, c’est que je ne veux plus de reproches, ni sérieux, ni moqueurs. Si j’oublie ceux que j’aurais à vous faire, ma douceur n’ira pas jusqu’à souffrir ceux que je ne mérite pas.

— Je veux savoir ce que vous me reprochez ! fit Joseph, à qui le trouble de sa bile ôtait la souvenance.

— Je vous défends de le demander, et je vous commande de vous en aviser vous-même, répondit le grand bûcheux. Quand vous échangeriez quelque mauvais coup avec mon fils, vous n’en seriez pas plus blanc pour cela, et vous n’auriez pas sujet d’être bien fier, si je vous retirais le pardon que, sans rien dire, mon cœur vous a accordé !

— Mon maître, s’écria Joseph, très-échauffé d’émotion, si vous avez cru avoir quelque pardon à me faire, je vous en remercie ; mais, dans mon idée, je ne vous ai pas fait d’offense. Je n’ai jamais songé à vous tromper, et si votre fille avait voulu dire oui, je n’aurais pas reculé devant mon offre ; c’est une fille sans pareille pour la raison et la droiture ; je l’aurais aimée, mal ou bien, mais sincèrement et sans trahison. Elle m’eût peut-être sauvé de bien des torts et de bien des peines ! mais elle ne m’en a pas trouvé digne. Or donc, je suis libre, à cette heure, de rechercher qui me plaît, et je trouve que celui qui avait ma confiance et me promettait son secours s’est bien dépêché de profiter d’un moment de dépit pour me vouloir supplanter.

— Ce moment de dépit a duré un mois, Joseph, répondit Huriel, soyez donc juste ! Un mois, pendant lequel vous avez, par trois fois, demandé ma sœur. Je devais donc penser que vous en faisiez une dérision, et, pour vous justifier d’une pareille insulte auprès de moi, il faut que vous me blanchissiez de tout blâme. J’ai cru à votre parole, voilà tout mon tort : ne me donnez point à croire que c’en soit un dont je me doive repentir.

Joseph garda le silence ; puis, se levant : — Oui, vous avez raison dans le raisonnement, dit-il. Vous y êtes tous deux plus forts que moi, et j’ai parlé et agi comme un homme qui ne sait pas bien ce qu’il veut ; mais vous êtes plus fous que moi si vous ne savez pas que, sans être fou, on peut vouloir deux choses contraires. Laissez-moi pour ce que je suis, et je vous laisserai pour ce que vous voudrez être. Si vous êtes un cœur franc, Huriel, je le connaîtrai bientôt, et, si vous gagnez la partie de bon jeu, je vous rendrai justice et me retirerai sans rancune.

— À quoi connaîtrez-vous mon cœur franc, si vous n’avez pas encore été capable de le juger et de m’en tenir compte ?

— À ce que vous direz de moi à Brulette, répondit Joseph. Il vous est commode de l’indisposer contre moi, et je ne peux pas vous rendre la pareille.

— Attends ! dis-je à Joseph. N’accuse personne injustement. Thérence a déjà dit à Brulette que tu l’avais demandée en mariage il n’y a pas quinze jours.

— Mais il n’a pas été dit et il ne sera pas dit autre chose, ajouta Huriel. Joseph, nous sommes meilleurs que tu ne crois. Nous ne voulons pas t’ôter l’amitié de Brulette.

Cette parole toucha Joseph, et il avança la main comme pour prendre celle d’Huriel ; mais son bon mouvement demeura en route, et il s’en alla, sans dire un mot de plus à personne.

— C’est un cœur bien dur ! s’écria Huriel, qui était trop bon pour ne pas souffrir de ces airs d’ingratitude.

— Non ! c’est un cœur malheureux, lui répondit son père.

Frappé de cette parole, je suivis Joseph pour le gronder ou le consoler, car il me semblait qu’il emportait la mort dans ses yeux. J’étais aussi mal content de lui qu’Huriel, mais l’habitude que j’avais eue de le plaindre et de le soutenir, m’emportait vers lui quand même.

Il marchait si vite sur le chemin de Nohant, que je l’eus bientôt perdu de vue ; mais il s’arrêta au bord du Lajon, qui est un petit étang sur une brande déserte. L’endroit est triste et n’a, pour tout ombrage, que quelques mauvais arbres mal nourris en terre maigre ; mais le marécage foisonne de plantes sauvages, et, comme c’était le moment de la pousse du plateau blanc et de mille sortes d’herbages de marais, il y sentait bon comme en une chapelle fleurie.

Joseph s’était jeté dans les roseaux, et, ne se sachant pas suivi, se croyant seul et caché, il gémissait et grondait en même temps, comme un loup blessé. Je l’appelai, seulement pour l’avertir, car je pensais bien qu’il ne me voudrait pas répondre, et j’allai droit à lui.

— Ça n’est pas tout ça, lui dis-je, il faut s’écouter, et les pleurs ne sont pas des raisons.

— Je ne pleure pas, Tiennet, me répondit-il d’une voix assurée. Je ne suis ni si faible ni si heureux que de me pouvoir soulager de cette manière-là. C’est tout au plus si, dans les pires moments, il me vient une pauvre larme hors des yeux, et celle qui cherche à en sortir, à cette heure, n’est pas de l’eau, mais du feu, que je crois, car elle me brûle comme un charbon ardent ; mais ne m’en demande pas la cause ; je ne sais pas la dire ou ne veux pas la chercher. Le temps de la confiance est passé. Je suis dans ma force et ne crois plus à l’aide des autres. C’était de la pitié ; je n’en ai plus besoin, et ne veux plus compter que sur moi-même. Merci de tes bonnes intentions. Adieu. Laisse-moi.

— Mais où vas-tu passer la nuit ?

— Je vas voir ma mère.

— Il est bien tard, et il y a loin d’ici à Saint-Chartier.

— N’importe ! dit-il en se levant. Je ne saurais rester en place. Nous nous reverrons demain, Tiennet.

— Oui, chez nous, car c’est demain que nous y retournons.

— Ça m’est égal, dit-il encore. Où elle sera, je saurai bien la retrouver, votre Brulette, et elle n’a peut-être pas encore dit son dernier mot !

Il s’en alla d’un air très-résolu, et, voyant que sa fierté le soutenait, je renonçai à le tranquilliser. Je comptai que la fatigue, le plaisir de voir sa mère et une ou deux journées de réflexion le ramèneraient à la raison. Je projetai donc de conseiller à Brulette de rester au Chassin jusqu’au surlendemain, et, revenant vers ce village, je trouvai, dans le coin d’un pré que je traversais pour m’abréger le retour, le grand bûcheux et son fils qui faisaient, comme ils disaient, leur couverture : ce qui signifiait qu’ils s’arrangeaient pour dormir dans l’herbe, ne voulant pas déranger les deux fillettes au vieux château, et se faisant un plaisir de reposer à la franche étoile en cette douce saison de printemps.

Leur idée me sembla bonne, et le gazon frais meilleur que le foin échauffé, en quelque grenier, par une trentaine de camarades. Je m’étendis donc à leurs côtés, et, regardant les petits nuages blancs dans le ciel clair, respirant l’aubépine, et songeant à Thérence, je m’endormis du meilleur somme que j’eusse jamais fait.

J’ai toujours été franc dormeur et m’en suis rarement tiré de moi-même dans ma jeunesse. Mes deux camarades de lit, ayant beaucoup marché pour venir au Chassin, laissèrent aussi lever le soleil, et s’éveillèrent en riant de se voir devancer par lui, ce qui ne leur arrivait pas souvent. Ils s’égayèrent encore davantage en regardant comme je m’y prenais pour ne pas tomber dans la ruelle, en ouvrant les yeux sans savoir où j’étais.

— Or çà, dit Huriel, debout, mon garçon, car nous voilà en retard. Sais-tu une chose ? c’est que nous sommes aujourd’hui au dernier jour de mai, et que c’est chez nous la coutume d’attacher le bouquet à la porte de sa bonne amie, quand on ne s’est pas trouvé à même de le faire au premier jour du mois. Il n’y a point de risque qu’on nous ait prévenus, puisque, d’une part, on ne sait point où sont logées ma sœur et ta cousine, et que, de l’autre, on ne pratique pas chez vous ce bouquet du revenez-y. Mais nos belles sont peut-être déjà éveillées, et si elles sortent de leur chambre avant que le mai soit planté à l’huisserie, elles nous traiteront de paresseux.

— Comme cousin, répondis-je en riant, je te permets bien de planter ton mai, et comme frère, ta permission serait bonne pour le mien ; mais voilà le père qui n’entend peut-être pas de la même oreille ?

— Si fait ! dit le grand bûcheux. Huriel m’a dit quelque chose de cela. Essayer n’est pas difficile ; réussir, c’est autre chose ! Si tu sais t’y prendre, nous verrons bien, mon enfant. Cela te regarde !

Encouragé par son air d’amitié, je courus au buisson voisin et coupai, bien gaiement, tout un jeune cerisier sauvage en fleur, tandis qu’Huriel, qui s’était à l’avance pourvu d’un de ces beaux rubans tissus de soie et d’or qu’on vend dans son pays, et que les femmes mettent sous leurs coiffes de dentelle, mêlait de l’épine blanche avec de l’épine rose et les nouait en un bouquet digne d’une reine.

Nous ne fîmes que trois enjambées du pré au château, et le silence qui y était nous assura que nos belles dormaient encore, sans doute pour avoir causé ensemble une bonne partie de la nuit ; mais notre étonnement fut grand lorsque, entrant dans le préau, nous vîmes un superbe mai tout chamarré de rubans blanc et argent, pendu à la porte que nous pensions étrenner.

— Oui-dà ! dit Huriel, se mettant en devoir d’arracher cette offrande suspecte, et regardant de travers son chien qui avait passé la nuit dans le préau. Comment donc avez-vous gardé la maison, maître Satan ? Avez-vous fait déjà des connaissances dans le pays, que vous n’avez pas mangé les jambes de ce planteur de mai ?

— Un moment, dit le grand bûcheux, arrêtant son fils qui voulait ôter le bouquet : il n’y a, par ici, qu’une connaissance que Satan soit capable de respecter et qui sache la coutume du revenez-y, pour l’avoir vue pratiquer chez nous. Or, tu as promis, à celui-là justement, de ne le point contrecarrer. Contente-toi donc de plaire sans le faire prendre en déplaisance, et respecte son offrande, comme sans doute il eût respecté la tienne.

— Oui, mon père, dit Huriel, si j’étais sûr que ce fût lui ; mais qui nous dit que ce ne soit pas quelque autre ? et pour Thérence peut-être ?

Je lui observai que personne ne connaissait Thérence et ne l’avait peut-être encore vue, et, en regardant les fleurs de nénufar blanc qui étaient là liées en gerbes et fraîchement arrachées, je me rappelai que ces plantes n’étaient pas communes dans l’endroit et ne poussaient guère que dans les marais du Lajon, où j’avais vu Joseph s’arrêter. Sans doute, au lieu de s’en aller à Saint-Chartier, il était revenu sur ses pas, et il avait même fallu qu’il entrât bien avant dans l’eau et dans le sable mouvant, qui y est dangereux, pour en retirer une si belle provision.

— Allons, dit Huriel en soupirant, c’est donc que la bataille commence entre nous ! Et il attacha son mai d’un air soucieux que je trouvai bien modeste de sa part, car il me semblait pouvoir être sûr de son fait et ne craindre personne. J’aurais bien voulu être aussi assuré de ma chance auprès de sa sœur, et, en plantant mon bouquet, le cœur me battait comme si je l’eusse sentie derrière la porte, toute prête à me le jeter à la figure.

Aussi devins-je pâle quand cette porte s’ouvrit ; mais ce fut Brulette qui parut la première, donna le baiser du matin au grand bûcheux, une poignée de main à moi, et montra une mine tout enrougie d’aise à Huriel, à qui elle n’osa cependant rien dire.

— Oh oh ! mon père, dit Thérence, arrivant aussi et embrassant bien fort le grand bûcheux, vous avez donc fait le jeune homme toute la nuit ? Allons, entrez, que je vous fasse déjeuner. Mais, auparavant, laissez-moi regarder ces bouquets. Trois, Brulette ? oh ! comme vous y allez, mignonne ! Est-ce que cette procession-là va durer tout le matin ?

— Deux seulement pour Brulette, répondit Huriel ; le troisième est pour toi, ma sœur. Et il lui montra mon cerisier, si chargé de fleurs, qu’il avait déjà fait une pluie blanche sur le seuil de la porte.

— Pour moi ? dit Thérence étonnée. C’est donc toi, frère, qui as craint de me rendre jalouse de Brulette ?

— Un frère n’est pas si galant que ça, dit le grand bûcheux. N’as-tu donc aucune doutance d’un amoureux craintif et discret, qui serre les dents au lieu de se déclarer ?

Thérence regarda autour d’elle, comme si elle cherchait quelque autre que moi, et, quand elle arrêta ses yeux noirs sur ma figure déconfite et sotte, je crus qu’elle allait rire, ce qui m’eût percé le cœur. Mais elle n’en fit rien, et rougit même un si peu. Puis, me tendant la main bien franchement : — Merci, Tiennet fit-elle. Vous avez voulu me marquer votre souvenir, et je l’accepte, sans plus m’en faire accroire qu’il ne faut pour un bouquet.

— Eh bien, dit le grand bûcheux, si tu l’acceptes, ma fille, il t’en faut, suivant l’usage, attacher un brin sur ta coiffe !

— Mais non, répondit Thérence ; cela pourrait fâcher quelque fille du pays, et je ne veux point que ce bon Tiennet ait à se repentir pour m’avoir fait une honnêteté.

— Oh ! ça ne fâchera personne, m’écriai-je ; et si ça ne vous fâche point vous-même, ça me contentera grandement.

— Soit ! dit-elle, en cassant une petite branche de mes fleurs qu’elle s’attacha d’une épingle sur la tête. Nous ne sommes ici qu’au Chassin, Tiennet ; si nous étions en votre endroit, j’y ferais plus de façons, crainte de vous brouiller avec quelque payse.

— Brouillez-moi avec toutes, Thérence, je ne demande pas mieux !

— Pour cela ? dit-elle, ce serait aller trop vite. Quand on dépouille son prochain, il faut le dédommager, et je ne vous connais pas assez, Tiennet, pour dire que nous y gagnerions tous les deux. Puis, détournant ce propos avec l’oubli d’elle-même qu’elle faisait si naturellement :

— C’est à ton tour, mignonne, dit-elle à Brulette ; quel remercîment vas-tu faire de ces deux mais, et dans lequel choisiras-tu ton fleuron ?

— Dans aucun, si je ne sais d’où ils me viennent ; répondit ma prudente cousine. Parlez donc, Huriel, et m’empêchez de faire une méprise.

— Je ne peux rien dire, dit Huriel, sinon que voilà le mien.

— Alors, je le prends tout entier, fit-elle en le détachant ; et quant à ce bouquet de rivière, m’est avis qu’il se déplaît bien, pendu à ma porte. Il se trouvera mieux dans le fossé.

Parlant ainsi, elle orna sa coiffe et son corsage des fleurs d’Huriel, et après avoir serré le restant dans sa chambre, elle se disposait à jeter l’autre dans le reste d’ancien fossé qui séparait le préau du petit parc ; mais comme elle y portait la main, Huriel s’étant refusé à faire une telle insulte à son rival, un son de musette sortit du bois dont le taillis serrait la petite cour en face de nous, et quelqu’un, qui par conséquent se trouvait caché assez près pour entendre et voir toutes choses, joua l’air des Trois Fendeux, du père Bastien.

Il le joua d’abord tel que nous le connaissions, et ensuite un peu différemment ; d’une façon plus douce et plus triste, et enfin le changea du tout au tout, variant les modes et y mêlant du sien, qui n’était pas pire, et qui même semblait soupirer et prier d’une manière si tendre qu’on ne se pouvait tenir d’en être touché de compassion. Ensuite, il le prit sur un ton plus fort et plus vif, comme si c’était une chanson de reproche et de commandement, et Brulette qui s’était avancée et arrêtée au bord du fossé, prête à y jeter le mai, mais ne s’y pouvant décider, recula comme effrayée de la colère qui était marquée dans cette musique. Alors Joseph, écartant les broussailles avec ses pieds et ses épaules, parut sur le revers du fossé, l’œil en feu, sonnant toujours, et semblant, par son jeu et sa mine, menacer Brulette d’un grand désespoir si elle ne renonçait point à l’affront qu’elle avait eu dessein de lui faire.