Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 144-158).

Treizième veillée

Quand Huriel nous eut quittés, nous fîmes promenade et conversation avec Joseph ; mais, pensant qu’il était content de m’avoir vu, et le serait encore plus de se trouver seul avec Brulette, je les laissai ensemble, sans faire semblant de rien, et m’en allai rejoindre le père Bastien pour m’occuper à le voir travailler.

C’était une chose plus réjouissante que vous ne sauriez croire, car, de ma vie, je n’ai vu travail de main d’homme dépêché d’une si rude et si gaillarde façon. Je pense bien qu’il eût pu faire, sans se gêner, l’œuvre de quatre des plus forts chrétiens en sa journée, et cela, toujours riant et causant quand il avait compagnie, ou chantant et sifflant quand il était seul. Il était d’un sang si chaud et si grouillant qu’il me donnait envie de l’aider, et que je regrettais de n’avoir rien à faire pour mon compte. Il m’apprit que, généralement, les fendeux et bûcheux étaient habitants voisins des bois où ils travaillaient, et que, quand leurs demeures en étaient tout proche, ils y venaient à la journée. D’autres, demeurant un peu plus loin, y venaient à la semaine, partant de chez eux le lundi avant le jour, pour y retourner à la nuit le samedi ensuivant. Quant à ceux qui descendaient comme lui du haut pays, ils s’engageaient pour trois mois, et leurs cabanes étaient plus grandes, mieux construites et mieux approvisionnées que celle des bûcheux à la semaine.

Il en était à peu près de même des charbonniers, et par là on entend non pas ceux qui achètent du charbon pour en revendre, mais ceux qui le fabriquent sur place, au compte des propriétaires des bois et forêts. Il y en avait aussi qui achetaient le droit de l’exploiter, de même qu’il y avait des muletiers qui en faisaient commerce pour leur compte ; mais, généralement, ce dernier métier consistait à faire seulement des transports.

Dans les temps d’aujourd’hui, l’industrie des muletiers est en baisse et va à se perdre. Les forêts sont mieux percées, et il n’y a plus tant de ces endroits abominables pour les chevaux et les voitures, où le service des mulets est le seul possible. Le nombre des forges et usines qui consomment encore du charbon de bois est bien mandré, et on ne voit que peu de ces ouvriers-là dans nos pays. Il y en a cependant encore qui vont dans les grands bois de Cheure en Berry, ainsi que des fendeux et bûcheux du Bourbonnais ; mais, au temps dont je vous parle, et où les bois couvraient encore au moins la moitié de nos provinces, tous ces états étaient grandement recherchés et avantageux. Si bien qu’en une forêt, au temps de son exploitation, on trouvait toute une population de ces différents ordres, tant de l’endroit même que des endroits éloignés, qui avaient chacun leurs coutumes, leurs confréries, et, autant que possible, vivaient en bon accord les uns vis-à-vis des autres.

Le père Bastien me raconta, et je le vis plus tard moi-même, que tous les hommes adonnés au travail des bois s’habituaient si bien à cette vie changeante et difficile, qu’ils avaient comme le mal du pays quand il leur fallait vivre en la plaine. Et tant qu’à lui, il aimait les bois comme s’il eût été loup ou renard, encore qu’il fût le meilleur chrétien et le plus divertissant compagnon qui se pût trouver.

Cependant il ne se moqua point, comme avait fait Huriel, de ma préférence pour mon pays. — Tous les pays sont beaux, disait-il, du moment qu’ils sont nôtres, et il est bon que chacun fasse estime particulière de celui qui le nourrit. C’est une grâce du bon Dieu sans laquelle les endroits tristes et pauvres seraient laissés à l’abandon. J’ai ouï-dire à des gens qui ont voyagé au loin, qu’il y avait des terres sous le ciel que la neige ou la glace couvraient quasiment toute l’année, et d’autres où le feu sortait des montagnes et ravageait tout. Et cependant, toujours on bâtissait de belles maisons sur ces montagnes endiablées, toujours on creusait des trous pour vivre sous ces glaces. On y aime, on s’y marie, on y danse, on y chante, on y dort, on y élève des enfants tout comme chez nous. Ne méprisons donc la famille et le logement de personne. La taupe aime sa noire caverne, comme l’oiseau aime son nid dans la feuillée, et la fourmi vous rirait au nez, si vous vouliez lui faire entendre qu’il y a des rois mieux logés qu’elle en leurs palais.

La journée s’avança sans que je visse revenir Huriel avec sa sœur Thérence. Le père Bastien s’en étonnait un peu, mais ne s’en inquiétait point. Plusieurs fois, je me rapprochai de Brulette et de Joset, qui ne se tenaient pas loin de là : mais, les voyant causer toujours et ne point donner attention à mon approche, je m’en allai seul de mon côté, ne sachant trop comment avaler le temps. J’étais, avant toutes choses, moi aussi, le vrai ami de cette chère fille. Dix fois par jour, je m’en sentais amoureux, dix fois par jour je m’en sentais guéri, et, le plus souvent, je n’y prétendais plus assez pour m’en chagriner. Je n’avais jamais été bien jaloux de Joseph, avant le moment où le muletier nous avait appris le grand feu qui consumait ce jeune homme ; et, depuis ce moment-là, chose étrange ! je ne l’étais plus du tout. Plus Brulette marquait de compassion pour lui, plus il me semblait reconnaître qu’elle s’y portait par devoir d’amitié seulement. Et cela me chagrinait au lieu de me réjouir. N’ayant point d’espérance pour moi, je souhaitais au moins conserver le voisinage et la compagnie d’une personne qui mettait tout en aise autour d’elle, et je me disais aussi que si quelqu’un méritait sa préférence, c’était ce jeune gars qui l’avait toujours aimée, et qui, sans doute, ne saurait jamais se faire aimer d’aucune autre.

Je m’étonnais même que ce ne fût pas là l’idée cachée de Brulette, surtout voyant comme Joset, au milieu de sa maladie, était devenu gentil, savant et parleur agréable. Certainement il devait son changement à la compagnie du Grand-Bûcheux et de son fils, mais il y avait mis un grand vouloir, et elle devait lui en savoir gré. Pourtant Brulette ne paraissait pas voir ce changement, et il me semblait qu’en voyage, elle avait bien plus pris garde au muletier Huriel qu’elle n’avait encore fait à personne autre. Voilà l’idée qui m’angoissait à chaque moment davantage ; car si sa fantaisie se tournait sur cet étranger, deux grosses peines m’attendaient : la première, c’est que notre pauvre Joset en mourrait de chagrin ; la seconde, que notre belle Brulette quitterait le pays de chez nous, et que je n’aurais plus ni sa vue, ni sa causerie.

J’en étais là de mon raisonnement, quand je vis revenir Huriel, menant avec lui une fille si belle que Brulette n’en approchait point. Elle était grande, mince, large d’épaules et dégagée, comme son frère, dans tous ses mouvements. Naturellement brune, mais vivant toujours à l’ombre des bois, elle était plutôt pâle que blanche ; mais cette sorte de blancheur-là charmait les yeux, en même temps qu’elle les étonnait, et tous les traits de sa figure étaient sans défaut. Je fus bien un peu choqué de son petit chapeau de paille retroussé en arrière comme la queue d’un bateau ; mais il en sortait un chignon de cheveux si merveilleux de noirceur et quantité, qu’on s’accoutumait bientôt à le regarder. Ce que je remarquai dès le premier moment, c’est qu’elle n’était pas souriante et gracieuse comme Brulette. Elle ne cherchait point à se rendre plus jolie qu’elle ne l’était, et son apparence était d’un caractère plus décidé, plus chaud dans la volonté, et plus froid dans les manières.

Comme je me trouvais assis contre une corde de bois coupé, ils ne me voyaient point, et, au moment qu’ils s’arrêtèrent près de moi, à la fourche d’une sente, ils se parlèrent comme gens qui sont seuls.

— Je n’irai point, disait la belle Thérence d’une voix affermie. Je vas aux cabanes tout préparer pour leur souper et leur couchée ; c’est tout ce que je veux faire pour le moment.

— Et tu ne leur parleras point ? Tu vas leur montrer ta mauvaise humeur ? disait Huriel qui paraissait surpris.

— Je n’ai point de mauvaise humeur, répondit la jeune fille ; et d’ailleurs, si j’en ai, je ne suis pas forcée de la montrer.

— Tu la montres pourtant, puisque tu ne veux point aller prévenir cette jeunesse, qui doit commencer à s’ennuyer de la compagnie des hommes, et qui serait aise, je le parie, de se trouver avec une autre jeune fille.

— Elle ne doit point s’ennuyer, reprit Thérence, à moins qu’elle n’ait un mauvais cœur ; mais je ne suis point chargée de l’amuser ; je la servirai et l’assisterai, voilà tout ce qui est de mon devoir.

— Mais elle t’attend ; qu’est-ce que je vas lui dire ?

— Dis-lui ce que tu voudras : je n’ai pas à lui rendre compte de moi.

Là-dessus la fille du Bûcheux s’enfonça dans la sente, et Huriel resta un moment songeur, comme un homme qui cherche à deviner quelque chose.

Il passa son chemin, mais moi, je restai là où j’étais, planté comme une pierre. Il s’était fait en moi comme un rêve surprenant à la première vue de Thérence ; je m’étais dit : Voilà une figure qui m’est connue ; à qui est-ce qu’elle ressemble donc ?

Et puis, à mesure que je l’avais regardée, tandis qu’elle parlait, j’avais trouvé qu’elle me rappelait la petite fille de la charrette embourbée qui m’avait fait rêvasser tout un soir et qui pouvait bien être cause que Brulette, me trouvant trop simple dans mon goût, avait détourné de moi son idée. Enfin, lorsqu’elle passa tout près de moi en s’en allant, encore que son air de dépit fût bien contraire à la figure douce et tranquille dont j’avais gardé souvenance, j’observai le signe noir qu’elle avait au coin de la bouche, et m’assurai par là que c’était bien la fille des bois que j’avais portée à mon cou, et qui m’avait embrassé d’aussi bon cœur en ce temps-là qu’elle paraissait mal disposée maintenant à me recevoir.

Je demeurai longtemps dans les réflexions qui me venaient sur une pareille rencontre ; mais enfin la musette du Grand-Bûcheux, qui sonnait une manière de fanfare, me fit observer que le soleil était tout justement couché.

Je n’eus point de peine à retrouver le chemin des loges, car c’est comme cela qu’on appelle les cabioles des ouvriers forestiers.

Celle des Huriel était la plus grande et la mieux construite, formant deux chambres, dont une pour Thérence. Au-devant régnait une façon de hangar, tuile en verts balais, qui servait à l’abriter beaucoup du vent et de la pluie ; des planches de sciage, posées sur des souches, formaient une table dressée à l’occasion.

Pour l’ordinaire, la famille Huriel ne vivait que de pain et de fromage, avec quelques viandes salées, une fois le jour. Ce n’était point avarice ni misère, mais habitude de simplicité, ces gens des bois trouvant inutiles et ennuyeux notre besoin de manger chaud et d’employer les femmes à cuisiner depuis le matin jusqu’au soir.

Cependant, comptant sur l’arrivée de la mère à Joseph, ou sur celle du père Brulet, Thérence avait souhaité leur donner leurs aises, et, dès la veille, s’était approvisionnée à Mesples. Elle venait d’allumer le feu sur la clairière et avait convié ses voisines à l’aider. C’étaient deux femmes de bûcheux, une vieille et une laide. Il n’y en avait pas plus dans la forêt, ces gens n’ayant ni la coutume ni le moyen de se faire suivre aux bois, de leurs familles.

Les loges voisines, au nombre de six, renfermaient une douzaine d’hommes, qui commençaient à se rassembler sur un tas de fagots pour souper en compagnie les uns des autres, de leur pauvre morceau de lard et de leur pain de seigle ; mais le Grand-Bûcheux, allant à eux, devant que de rentrer chez lui poser ses outils et son tablier, leur dit avec son air de brave homme : — Mes frères, j’ai aujourd’hui compagnie d’étrangers que je ne veux point faire pâtir de nos coutumes ; mais il ne sera pas dit qu’on mangera le rôti et boira le vin de Sancerre à la loge du grand bûcheux sans que tous ses amis y aient part. Venez, je veux vous mettre en bonne connaissance avec mes hôtes, et ceux de vous qui me refuseront me feront de la peine.

Personne ne refusa, et nous nous trouvâmes rassemblés une vingtaine, je ne peux pas dire autour de la table, puisque ce monde-là ne tient point à ses aises, mais assis, qui sur une pierre, qui sur l’herbage, l’un couché de son long sur des copeaux, l’autre juché sur un arbre tordu, et tous plus ressemblants, sans comparaison du saint baptême, à un troupeau de sangliers qu’à une compagnie de chrétiens.

Cependant la belle Thérence, allant et venant, ne paraissait pas encore vouloir nous donner attention, lorsque son père, qui l’avait appelée sans qu’elle eût fait mine d’entendre, l’accrocha au passage, et, l’amenant malgré elle, nous la présenta. — Pardonnez-lui, mes amis, nous dit-il ; c’est une enfant sauvage, née et élevée au fond des bois. Elle a honte, mais elle en reviendra, et je vous demande, Brulette, de l’encourager, car elle gagne à être connue.

Là-dessus, Brulette, qui n’était embarrassée ni mal disposée, ouvrit ses deux bras et les jeta au cou de Thérence, laquelle, n’osant se défendre, mais ne sachant se livrer, resta ferme à la voir venir, et releva seulement sa tête et son regard jusqu’alors fiché en terre. En cette position, se voyant de près l’une l’autre, les yeux dans les yeux, et quasi joue contre joue, elles me firent penser de deux jeunes taures, l’une desquelles avance le front pour folâtrer, tandis que l’autre, défiante et déjà malicieuse de son encornure, l’attend pour la heurter traîtreusement.

Mais Thérence parut tout à coup gagnée par le regard doux de Brulette, et, retirant sa figure, elle la laissa tomber sur l’épaule de cette belle, pour cacher des pleurs qui lui remplirent les yeux.

— Ma foi, dit le père Bastien en raillant et caressant sa fille, voilà ce qui s’appelle être farouche. Je n’aurais jamais cru que la honte des fillettes pût aller jusqu’aux larmes. Mais, comprenez quelque chose aux enfants, si vous pouvez ! Allons, Brulette, vous me paraissez plus raisonnable ; suivez-la, et ne la lâchez qu’elle ne vous ait parlé : il n’y a que le premier mot qui coûte.

— À la bonne heure, dit Brulette, je l’aiderai, et, au premier mot de commandement qu’elle me voudra dire, je lui obéirai si bien, qu’elle me pardonnera de lui avoir fait peur.

Et tandis qu’elles s’en allaient ensemble, le Grand-Bûcheux me dit : — Voyez un peu ce que c’est que les femmes ! La moins coquette (et ma Thérence est de celles-là) ne se peut trouver en face d’une rivale en beauté, sans être ou échauffée de dépit ou glacée de peur. Les plus belles étoiles font bon ménage côte à côte dans le ciel ; mais, de deux filles de la mère Ève, il y en a toujours une au moins qui est gênée par la comparaison qu’on peut lui faire de l’autre.

— Je pense, mon père, dit Huriel, que vous ne rendez point justice à Thérence pour le moment. Elle n’est ni honteuse ni envieuse. Et il ajouta en baissant la voix : — Je crois que je sais ce qui la chagrine, mais le mieux sera de n’y pas faire attention.

On apporta de la viande grillée, des champignons jaunes très-beaux, dont je ne pus me décider à goûter, encore que je visse tout ce monde en manger sans crainte ; des œufs fricassés avec diverses sortes d’herbes fortes, des galetons de blé noir, et des fromages de Chambérat, renommés en tout le pays. Tous les assistants firent bombance, mais d’une manière bien différente de la nôtre. Au lieu de prendre leur temps et de ruminer chaque morceau, ils avalaient quatre à quatre comme gens affamés, ce qui, chez nous, n’eût point paru convenable, et ils n’attendirent point d’être repus pour chanter et danser au beau milieu du festin.

Ces gens, d’un sang moins rassis que le nôtre, semblaient ne pouvoir tenir en place. Ils ne patientaient point le temps qu’on leur fît offre de quelque plat. Ils apportaient leur pain pour recevoir le fricot dessus, refusaient les assiettes, et retournaient se percher ou se coucher ; d’aucuns aussi mangeaient debout, d’autres en causant et gesticulant, chacun racontant son histoire ou disant sa chansonnette. C’était comme abeilles bourdonnant autour de la ruche : j’en étais étourdi et ne me sentais pas festiner.

Malgré que le vin fût bon et que le Grand-Bûcheux ne l’épargnât point, personne n’en prit plus qu’il ne fallait, chacun étant à sa tâche et ne voulant point se mettre à bas pour le travail du lendemain. Aussi la fête dura peu ; et, bien qu’au milieu elle parût vouloir être folle, elle finit de bonne heure et tranquillement. Le Bûcheux reçut grands compliments pour ses honnêtetés, et l’on voyait bien qu’il avait commandement naturel sur toute la bande, non point seulement par son moyen, mais aussi par son bon cœur et sa bonne tête.

On nous fit beaucoup d’avances d’amitié et d’offres de service, et je dois reconnaître que ces gens étaient plus ouverts et plus prévenants que ceux de chez nous. J’observai qu’Huriel les amenait, l’un après l’autre, auprès de Brulette, les lui présentant par leurs noms, et leur enjoignant de la regarder ni plus ni moins que comme sa sœur, d’où elle reçut tant de révérences et de politesses, qu’elle n’avait jamais été si bien fêtée dans notre village.

Quand l’heure de dormir fut venue, le Grand-Bûcheux m’offrit de partager sa chambre. Joset avait sa loge voisine de la nôtre, mais elle était plus petite et nous aurions pu y être gênés. Je suivis donc mon hôte d’autant plus volontiers que j’étais enchargé de veiller de près sur Brulette ; mais je vis, en entrant dans la loge, qu’elle ne courait aucun risque, car elle devait partager la couche de la belle Thérence, et le muletier, fidèle à ses habitudes, s’était déjà couché dehors en travers de la porte, si bien que ni loup ni voleur n’en eût pu approcher.

En jetant un coup d’œil sur la chambrette où les deux filles se retiraient, je vis qu’il s’y trouvait un lit et quelques meubles très-propres ; Huriel, grâce à ses mulets, pouvait transporter facilement et sans dépense, d’un lieu à l’autre, le petit ménage de sa sœur ; mais celui de son père ne devait pas lui donner grand embarras, car il se composait d’un tas de fougères sèches avec une couverture. Encore le Grand-Bûcheux trouvait-il que c’était de trop et que, pour bien faire, il eût dû coucher à l’étoilée comme son fils.

J’étais assez las pour me passer de mon lit, et je dormis d’un bon somme jusqu’au jour. Je pensai que Brulette en avait fait autant, car je ne l’entendis remuer non plus qu’une petite pierre, derrière la cloison de planches qui nous séparait.

Quand je me levai, le Bûcheux et son garçon étaient debout et se consultaient ensemble.

— Nous parlions de toi, me dit le père, et comme il faut que nous allions au travail, je désire que l’affaire dont nous causons soit décidée : Brulette, à qui j’ai remontré que Joseph avait besoin de sa compagnie pour quelque temps, et qui m’a dit avoir la volonté de lui en donner le plus possible, s’est engagée pour la huitaine tout au moins ; mais elle n’a pu s’engager pour toi et nous a priés de t’y décider. C’est ce que nous ferons, j’espère, en te disant que nous en serons contents, que tu ne nous pèses point, et que nous te prions d’agir avec nous comme nous ferions avec toi, si besoin était.

Cela dit d’un air de vérité et d’amitié me commandait de m’engager ; et, de fait, ne pouvant abandonner Brulette chez des étrangers, encore qu’une huitaine me parût bien longue, j’étais obligé de me ranger à son vouloir et à l’intérêt de Joseph.

— Je t’en remercie, mon bon Tiennet, me dit Brulette, sortant de la chambre de Thérence, et j’en remercie les braves gens qui nous font si bonne réception ; mais si je reste, c’est à la condition qu’on ne fera point ici de dépense pour nous, et que nous serons libres tous les deux de vivre à nos frais comme nous l’entendrons.

— Il en sera ce que vous voudrez, dit Huriel, car si la crainte de nous être à charge doit vous faire partir plus vite, nous aimons mieux renoncer au plaisir de vous servir. Mais souvenez-vous seulement d’une chose, c’est que mon père gagne de l’argent et moi aussi, et que nous ne connaissons pas de plus grand contentement tous les deux que d’obliger nos amis et de leur faire honneur.

Il me sembla qu’Huriel faisait en toute occasion sonner un peu ses écus, comme pour dire : « Je suis un bon parti. » Cependant il agit tout aussitôt comme un homme qui se met de côté, car il nous annonça qu’il allait nous quitter.

Sur ce mot-là, Brulette eut un petit frisson que seul je vis, et qu’elle surmonta aussitôt pour lui demander, sans trop paraître s’en soucier, où il allait et pour combien de temps.

— Je m’en vas travailler au bois de la Roche, nous dit-il. Je serai assez près de vous pour revenir vous voir si vous avez besoin de moi ; Tiennet sait le chemin. Je vas de ce pas, d’abord, dans la lande de la Croze chercher mes bêtes et mes équipages, et, en repassant, je vous dirai adieu.

Là-dessus il partit, et le Grand-Bûcheux, enjoignant à sa fille d’avoir grand soin et grand égard pour nous, s’en alla, de son côté, à son ouvrage.

Nous voilà donc restés, Brulette et moi, en compagnie de la belle Thérence, laquelle, tout en nous servant aussi activement que si elle eût été à nos gages, ne paraissait pas vouloir nous faire grande fête, et répondait par oui et par non à tout ce que nous inventions de lui dire. Si bien que cette indifférence rebuta Brulette, qui me dit, dans un moment où nous étions seuls : — Il me semble, Tiennet, que nous déplaisons beaucoup à cette fille ; elle m’a fait place dans son lit, cette nuit, comme une personne qui serait forcée d’y recevoir un hérisson. Elle s’est jetée dans la ruelle, le nez contre la cloison, et sauf qu’elle m’a demandé si je voulais plus ou moins de couverture, elle ne m’a pas voulu dire un mot. J’étais si lasse que j’aurais volontiers dormi tout de suite, et même, voyant qu’elle en faisait semblant pour se dispenser de me parler, j’ai fait semblant aussi ; mais, de longtemps, je n’ai pu fermer l’œil, car j’entendais qu’elle s’étouffait de pleurer. Si tu veux m’en croire, nous ne la gênerons pas plus longtemps, nous chercherons quelques loges vacantes dans une autre partie de la forêt, et, s’il n’y en a pas, je m’arrangerai avec la vieille femme que j’ai vue hier par ici, pour qu’elle envoie son mari chez un voisin et partage son logis avec moi. Si ce n’est qu’un lit d’herbages, je m’en contenterai ; c’est payer trop cher un matelas et un coussin que d’y être reçu avec des larmes. Quant à nos repas, je compte que, dès aujourd’hui, tu iras à Mesples acheter ce qu’il nous faut, et je me charge de notre cuisine.

— C’est très-bien, Brulette, lui répondis-je, et je ferai tout ce que vous voudrez. Cherchons un logement pour vous, et ne vous inquiétez pas de moi. Je ne suis pas plus de sel que ce muletier qui a dormi dehors sous le travers de votre porte. Ainsi ferai-je pour vous de bon cœur, sans craindre de fondre à la rosée. Cependant, écoutez-moi : si nous quittons comme ça la loge et la table du Grand-Bûcheux, il nous croira fâchés, et comme il nous a trop bien traités pour avoir à se reprocher quelque chose, il verra aisément que c’est sa fille qui nous rebute. Il l’en grondera peut-être, et voyons si la chose sera méritée. Vous dites que cette jeunesse a été très-honnête, voire soumise envers vous. Or donc, si elle a quelque peine cachée, avons-nous le droit de blâmer sa tristesse et son silence ? Ne vaudrait-il pas mieux ne faire semblant de rien, la laisser libre tout le jour d’aller voir ou de recevoir son galant, si elle en a un, et, quant à nous, faire société avec Joset, pour qui seul nous sommes venus ici ? Ne craignez-vous point aussi qu’en nous voyant chercher tous deux un autre logement, on ne se fourre dans l’idée que nous avons quelque mauvais motif pour nous mettre à part ?

— Tu as raison, Tiennet, me dit Brulette. Eh bien, je patienterai avec cette grande rechigneuse et la verrai venir.