Les Maîtres de la Symphonie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 673-698).
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LES MAITRES
DE
LA SYMPHONIE

I
BACH. — HAYDN. — MOZART.

Il y a des satisfactions d’art qui, pour être goûtées, supposent un état de civilisation très avancé. Mais familiarisés avec elles par les habitudes de notre vie, nous nous contentons d’en jouir, sans songer à tout ce qu’il a fallu de temps et d’efforts pour nous les procurer. Une des délectations esthétiques les plus hautes et certainement une des mieux faites pour nous étonner, si nous y arrêtons notre pensée, est celle qu’on peut trouver à l’audition des grandes œuvres symphoniques des maîtres. Il n’y a guère de créations, en effet, qui émanent plus complètement du génie de l’homme. Le compositeur qui, de toutes pièces, a fait sortir cette œuvre de son cerveau, les exécutans qui l’interprètent, les instrumens dont ils se servent, les impressions diverses qui traversent les foules réunies pour les entendre, ce sont là autant de sujets d’émerveillement. Cette forme de l’art musical exige une élaboration si complexe et des concours si différens que plus qu’aucune autre elle suggère à notre esprit une foule de questions délicates sur la nature de la musique elle-même, sur le but qu’elle se propose et sur les moyens qu’elle a d’y atteindre.

Afin de mieux fixer nos idées, supposons-nous en présence d’un de ces orchestres d’élite qui se consacrent à l’interprétation des chefs-d’œuvre classiques. L’instrument que tient en main chacun de ses artistes est le résultat de tâtonnemens multipliés et d’une longue suite de combinaisons imaginées pour améliorer la qualité du son et le mécanisme de cet instrument. Avant qu’il ait reçu sa forme actuelle, de nombreuses générations se sont appliquées à le perfectionner. Les dispositions ingénieuses de sa structure, ces courbes si délicatement infléchies, ces épaisseurs renforcées ou amoindries afin d’assurer la pureté de son timbre, n’ont été fixées qu’après des tentatives réitérées. Toutes les matières, toutes les substances ont été essayées et façonnées par l’homme pour en tirer des sons musicaux, éclatans ou graves, très opposés ou très proches, mais susceptibles d’être associés et de se fondre dans un ensemble harmonieux. Il n’a pas fallu moins d’efforts pour arriver à une notation simple et rationnelle des sons, des mouvemens, du rythme et des nuances infinies qu’ils peuvent comporter et que l’exécutant arrive à lire couramment, d’un regard, sur le cahier placé en face de lui. Pour se conformer exactement à ces indications, pour les réaliser en perfection, cet artiste a dû s’approprier lui-même tous les progrès accomplis par ses devanciers. Il a profité des méthodes imaginées par eux pour faciliter son apprentissage, et, quelles que fussent ses dispositions natives, cet apprentissage a été long et laborieux. Ce n’est qu’au prix d’exercices opiniâtres, commencés dès l’enfance, poursuivis régulièrement chaque jour, qu’il a pu acquérir et qu’il peut conserver une précision, une sûreté de mouvemens, une subtilité de perception, une finesse d’oreille et une promptitude de vue qui tiennent vraiment du prodige. Toutes ces qualités que par un régime d’entraînement adapté à sa nature il a su développer en lui, il faut qu’il les mette au service de la pensée du compositeur, avec le goût que donne un long commerce des chefs-d’œuvre, avec la connaissance du style de chacun d’eux et de l’interprétation spéciale qui lui convient. Mais cet artiste n’est pas seul. A ses côtés d’autres ont pris place qui, par des études pareilles, sont parvenus à une habileté égale. Groupés dans des proportions et un ordre définis, ils se sont, comme lui, préparés à exprimer la pensée du maître, assouplis à leur tâche par de nombreuses répétitions qui ont permis d’arrêter le sens de chacune des parties et d’en nuancer les effets de manière à faire pénétrer la vie jusque dans les moindres détails, tout en respectant le caractère même de l’œuvre. Dociles et modestes, ils doivent, sans jamais faire montre de leur virtuosité, se subordonner à l’ensemble et accepter aveuglément la direction que leur imprime leur chef. Celui-ci, musicien consommé, au courant des traditions, les tient sous sa main avec l’autorité que lui assure une capacité reconnue et acceptée de tous. Se faisant comprendre et obéir, il peut à son gré les presser ou les maintenir, en les animant de son esprit. Tout en demeurant jusqu’au bout maître d’eux et de lui-même, il a pour mission de faire converger vers la perfection l’effort réuni de toutes ces intelligences et de tous ces talens.

Mais cette pensée que l’orchestre interprète avec tant de soins, d’où est-elle venue au compositeur ? Quelle inspiration la lui a fournie ? Ces idées, les formes qu’elles revêtent, la coupe de chacun de ces morceaux, la proportion de ces différentes parties, l’ordre dans lequel elles se produisent, comment tout cela lui a-t-il été révélé ? Sans doute, ses devanciers lui ont tracé la voie ; mais à quelles réalités répondent ces déterminations diverses ? qui a dicté ces règles et quelle est leur justification ? Comment chacun, suivant son génie propre et suivant l’idée qu’il se faisait de son art, a-t-il démêlé ce qu’il fallait emprunter au passé et ce qu’il pouvait y ajouter lui-même d’inspirations nouvelles, pour réveiller dans nos âmes d’intimes résonances et se faire comprendre de nous ? Et parmi tant d’étrangetés déjà accumulées, laquelle enfin est la plus étonnante sinon ce public lui-même qui, pour se procurer des jouissances aussi fugitives, consent à s’enfermer dans des salles où pressé, condamné à une immobilité absolue, il écoute, pendant des heures entières, avec une attention religieuse, ces successions de formes musicales qui ne répondent à aucun objet défini ; que bien des fois déjà il a entendues, mais qu’il ne se lasse pas d’accueillir par les témoignages répétés de son enthousiasme ou par ces émotions profondes et silencieuses, dont l’imperceptible frémissement demeure pour un orchestre la plus flatteuse des approbations. Par quel charme mystérieux se sent-il donc attiré et comment des impressions qui sont sur lui si puissantes restent-elles cependant si vagues que chacun est libre de les interpréter à son gré ? Tandis que dans les arts du dessin nous trouvons sinon une utilité formelle, du moins une intention nettement formulée et une part d’imitation dont les plus ignorans eux-mêmes sont juges en quelque manière ; tandis que dans la musique dramatique l’action, le jeu des acteurs, la beauté des voix et la richesse de la mise en scène offrent au spectateur des situations clairement définies et des élémens de nature si variée, ici tout est flottant, indéterminé, tout repose sur des conventions ou des conjectures et chacun, suivant son tempérament ou son éducation, donnerait une explication différente des sentimens qui l’agitent et de la jouissance qu’il éprouve. Tel, pour prendre intérêt à ces abstractions, a besoin de leur prêter une figuration pittoresque dans son esprit ; tel autre veut suivre une idée, se composer un drame, inventer des incidens et des épisodes qui répondent à toutes les phases de l’œuvre qu’il écoute ; d’autres encore se contentent de s’abandonner naïvement à un plaisir dont ils ne cherchent à analyser ni les effets ni les causes ; pour d’autres enfin, les beautés de cette œuvre sont indépendantes et ne relèvent que de la musique seule, de l’inspiration des motifs, les arabesques du dessin mélodique, de la richesse des développemens, de l’enchaînement des pensées, du coloris plus ou moins brillant que leur donnent l’harmonie et l’orchestration. Entre tant de façons et si tranchées de sentir et de juger un même ouvrage, vous n’en rencontreriez pas deux qui fussent de tout point semblables.

Bien des questions, on le voit, peuvent être posées à propos de la symphonie, et critiques ou philosophes se trompent étrangement lorsque, frappés par le caractère de simplicité que les maîtres ont su lui donner, ils croient pouvoir mieux étudier et définir en elle ce qui est l’essence même de l’art musical. C’est bien là, en effet, le domaine propre de la musique pure, celui où, réduite à ses seules ressources, elle se suffit et atteint pourtant une irrésistible puissance. Mais l’idée de confier peu à peu à des instrumens qu’il a fallu longtemps façonner un rôle prépondérant et de limiter graduellement jusqu’à l’exclure tout à fait celui qu’il était naturel d’attribuer à la voix humaine, c’est-à-dire à l’instrument le plus immédiat, cette idée ne pouvait être que très tardivement réalisée. En dépit de sa simplicité apparente, la symphonie est le terme extrême d’une longue série d’efforts. De toutes les formes musicales, elle est venue la dernière, et l’oratorio, comme l’opéra, qui cependant semblent des genres plus compliqués, avaient déjà produit des chefs-d’œuvre qu’elle n’était pas encore née.

Pour apprécier les efforts qui l’ont faite ce qu’elle est, il convient donc de la suivre dans son développement historique et d’observer ainsi sur le vif les débuts et les progrès de son existence. Quand nous aurons vu les difficultés dont elle eut à triompher avant d’être constituée, nous comprendrons mieux quelques-uns des problèmes qu’elle soulève et que trop souvent on a essayé de résoudre d’emblée, a priori, en eux-mêmes, avec un appareil philosophique ou un parti pris systématique qui en ont augmenté les obscurités. Au lieu de dénaturer ces problèmes en les plaçant dans un cadre factice, nous les laisserons ici sous leur véritable jour et dans les conditions mêmes de la réalité. Peut-être saisirons-nous mieux alors l’opportunité de règles qui, autrefois adoptées et consacrées par les maîtres, sont aujourd’hui discutées ou niées parce qu’on méconnaît leur convenance et les raisons qui les avaient fait établir. Dans cette rapide revue où nous devons nous borner aux grands traits, nous prendrons souvent pour guide un ouvrage dont la publication vient d’être récemment terminée. Nous voulons parler de cette Histoire de la Musique d’Ambros, qui, après avoir joui en Allemagne d’un légitime succès, a été en ces derniers temps remaniée de manière à former en réalité un livre nouveau, grâce à l’importance des additions et des corrections par lesquelles M. Langhans l’a complétée. C’est là un de ces répertoires pleins de faits et de documens positifs, tels que nos voisins en possèdent sur tous les arts, supérieur même à ceux qu’ils ont publiés sur les arts du dessin, puisque la musique est en quelque sorte leur art national. Nous n’avons chez nous rien de comparable à ce travail d’ensemble où se trouvent consignés tous les résultats acquis par la critique et qu’il faudrait rechercher épars dans des études ou des monographies innombrables. Pour le sujet qui nous occupe spécialement, ceux de nos lecteurs qu’il intéresse trouveront également profit à consulter l’Histoire de la Symphonie à orchestre de M. Michel Brenet, un opuscule modeste, mais excellent, couronné en 1881 par la Société des compositeurs de musique. Au lieu des théories ambitieuses, ils y trouveront non seulement l’exposé historique qui leur est promis par le titre, mais, sous une forme discrète, une appréciation raisonnée des principales œuvres des maîtres, dictée toujours par un sentiment très délicat et très sûr de ce qui fait leur véritable beauté.


I

L’origine de la symphonie est très lointaine ; mais, comme la plupart des créations esthétiques de l’homme, elle a eu de bien humbles commencemens, et ce n’est qu’après une suite prolongée de transformations qu’elle a pu atteindre son complet développement. Le terme même de symphonie a beaucoup varié dans sa signification. Chez les anciens comme au moyen âge et jusqu’au siècle dernier il a été employé avec des acceptions très différentes pour exprimer tantôt le concert de plusieurs instrumens, tantôt des mélodies reproduites à l’unisson ou à l’octave par des instrumens ou par des voix. Vers la fin du XVIe siècle, on s’en servait pour désigner un morceau de musique quelconque, tandis qu’au XVIIIe siècle il s’appliquait soit à un accompagnement instrumental, soit à l’orchestre lui-même qui était chargé de cette exécution. Au sens où nous l’entendons aujourd’hui, la symphonie à orchestre est née du jour où, sans le secours de la voix humaine, plusieurs instrumens furent joués simultanément. Mais ces instrumens primitifs devaient eux-mêmes subir bien des modifications avant d’arriver à l’état où nous les voyons.

Les instrumens à vent semblent avoir précédé tous les autres. Plus faciles à inventer, puisqu’une branche d’arbre évidée ou un roseau percé de trous en fournissent naturellement à l’homme les matériaux, les sons qu’ils rendent y sont aussi plus directement produits par notre souffle, et ils se rapprochent par conséquent davantage des conditions de la voix. Dans les plus anciens monumens, nous voyons donc figurer des flûtes, des trompes, des trompettes et aussi les instrumens à percussion les plus élémentaires, tels que les tambourins et les cymbales. Ce sont là, du reste, les instrumens que de notre temps encore les voyageurs retrouvent chez les peuplades les plus arriérées et les plus sauvages. Vinrent ensuite les instrumens à cordes, pincées directement ou vibrant sous la pression de l’archet. Bien que, — malgré les récentes découvertes de M. Homolle et les belles recherches de M. Gevaërt, — il soit difficile de nous éclairer d’une manière positive sur la musique des anciens, il ne semble pas que ceux-ci aient jamais songé à grouper ces instrumens de manière à former un ensemble qui méritât vraiment le nom d’orchestre. D’après les bas-reliefs et les inscriptions relevées par l’épigraphie relativement aux prix décernés dans les concours musicaux, il est permis de croire qu’ils ne pratiquaient ces groupemens que d’une manière fort restreinte, et que s’ils se préoccupaient du dessin mélodique, du rythme et de l’accentuation de leurs chants, l’harmonie, celle de la musique instrumentale surtout, demeura chez eux très élémentaire.

Avec le moyen âge reparaissent non seulement tous les instrumens usités dans l’antiquité, mais beaucoup d’autres encore que nous trouvons représentés dans les statues, les bas-reliefs ou les miniatures de cette époque, et M. Lavoix, dans une intéressante étude sur la Musique dans l’Imagerie du moyen âge[1], s’est appliqué à rechercher les différens types d’instrumens dont on se servait alors. Les Tableaux de Paradis de l’Ecole de Cologne, les volets supérieurs de l’Adoration de l’Agneau de van Eyck, quelques compositions de Memling, les bas-reliefs de Ghiberti ou de Donatello, plusieurs des œuvres de Beato Angelico attestent le goût que de bonne heure les artistes du Nord aussi bien que ceux du Midi avaient pour la musique et la place qu’elle tenait déjà dans la vie de ce temps. Mais si, dès le XIIIe siècle, les instrumens que nous voyons ainsi réunis dans ces ouvrages forment déjà des orchestres, on peut penser que bien des accouplemens de sons hasardeux, ou même tout à fait discordans, devaient s’y produire. Parmi ces instrumens, il en est plusieurs qui, après des tentatives plus ou moins nombreuses de perfectionnement, ont disparu, et qu’il a fallu rejeter de la composition de l’orchestre parce qu’ils ne pouvaient s’harmoniser avec les autres. Quant à ceux qui s’y sont maintenus, ils ont dû subir des modifications profondes avant d’arriver jusqu’à nous. Chacun d’eux a son histoire, et, afin de réaliser les améliorations désirables dans sa fabrication, on a recouru à toutes les matières, invoqué à la fois les leçons de l’expérience et de la science, essayé toutes les formes, épuisé les combinaisons de mécanisme les plus ingénieuses. C’est en examinant les différens modèles, exposés dans des collections spéciales, notamment au Conservatoire de musique et au musée de Nuremberg, qu’on peut se rendre compte de la multiplicité de ces tentatives. Dans cette dernière collection, en particulier, un tableau figuratif permet de suivre l’ordre chronologique des transformations opérées dans chacun des élémens de l’orchestre avant d’aboutir à la fixation des types adoptés aujourd’hui. On est moins étonné des innovations malencontreuses dont on peut à certains momens constater la trace, lorsqu’on songe à l’ensemble de conditions très délicates qu’il s’agit de réaliser et qui ne s’obtiennent parfois qu’au prix de longs tâtonnemens pour assurer à chaque instrument un diapason et une forme nettement spécifiés, compatibles avec la facilité de son jeu, s’accommodant avec la sonorité des autres instrumens de l’orchestre, soit par les contrastes, soit par les analogies qu’il offre avec eux.

Si défectueux que ces instrumens fussent encore au XIIIe siècle, ils constituaient déjà des groupes dont le classement était calqué sur celui des voix humaines. C’est aussi à partir de cette époque que la musique, née comme les autres arts dans l’église et qui jusque-là y avait trouvé sa plus haute expression, tend à se répandre dans la société laïque. Elle fait l’ornement des cours et les souverains entretiennent à leur solde des orchestres chargés de concourir à l’éclat des fêtes. On les voit figurer dans les entrées triomphales, dans les banquets, dans les bals, et leur répertoire se compose de pièces assez courtes, peu variées, généralement taillées sur le même patron. Ainsi encouragés, ces orchestres deviennent à la fois plus nombreux et plus habiles, et les exécutans se groupent en corporations reconnues et soudoyées par les princes. Déjà commence à se dessiner le contraste entre la musique italienne et la musique allemande, et tandis que le rôle de la voix humaine reste prédominant dans la première, l’instrumentation est plus nourrie dans la seconde. Mais les élémens de l’orchestre sont encore trop incohérens, les formes musicales trop peu fixées pour que les œuvres instrumentales et l’interprétation qu’elles sont susceptibles de recevoir offrent une ampleur et un intérêt suffisans.

Par le développement qu’il donne à l’ouverture, par les instrumens qu’il y introduit et la façon dont il les combine entre eux, Lulli imprime un nouvel essor à la musique instrumentale. La coupe de ses ouvertures demeure cependant assez uniforme. D’ordinaire, elles débutent par un thème lent et grave, auquel succède un motif d’une allure plus rapide ; puis elles se terminent par la reprise du premier mouvement. Connues sous le nom d’Ouvertures françaises, ces compositions servent de modèles en Italie et en Allemagne, et non seulement on y copie leur forme, mais on se contente même quelquefois de les exécuter telles quelles, sans en indiquer l’auteur, sans se préoccuper de leur caractère. Scarlatti, en renversant l’économie de la coupe adoptée par Lulli, donne à l’ordre des mouvemens une succession plus logique. Au lieu d’être placé en tête, le motif grave, mis au milieu, est encadré par deux autres motifs plus animés : le premier assez modéré, le dernier plus brillant et plus vif. Par cette préparation, le compositeur amène en quelque sorte le public aux impressions plus sérieuses et plus intimes qu’il se propose d’exciter en lui. Mais afin de ne pas prolonger outre mesure la durée de ces impressions, il conclut avec éclat, et en même temps qu’il trouve dans ces oppositions de rythmes un élément de contraste et de vie, il règle la conduite de son œuvre sur une progression plus naturelle des sentimens humains.

Ainsi modifiée, l’ouverture, tout en continuant à servir d’introduction aux opéras pour lesquels elle était faite, prend aussi place parmi ces pièces détachées que l’on commençait à rassembler sous le nom de Suites, et peu après sous celui de Sonates. Ces pièces séparées, bien que chacune d’elles fût courte, formaient des recueils assez étendus dans lesquels, sans offrir entre elles d’autre lien que celui de l’unité du ton, elles se présentaient cependant selon un ordre déterminé. Les airs de danse en formaient généralement encore la plus grosse part, et comme, à raison du nombre et de la diversité de ces danses, gigues, gavottes, menuets, bourrées, passacailles, sarabandes, etc., ils devaient s’adapter à des mouvemens très différens, cette obligation contribuait peu à peu à donner plus de souplesse aux rythmes de la musique instrumentale. Mais le Concerto allait devenir pour celle-ci la cause de progrès plus décisifs. De tout temps les virtuoses ont été jaloux de faire parade de leur habileté, d’étonner le public par des fioritures et des traits qui leur semblent propres à manifester la supériorité de leur jeu. Trop souvent, il est vrai, l’art est médiocrement intéressé à ces périlleux exercices dans lesquels les tours de force extra-musicaux s’étalent un peu trop complaisamment. Mais si, à ce titre, le genre est secondaire puisqu’il vise à substituer la difficulté à l’expression, on ne saurait nier l’influence considérable et salutaire qu’il a exercée historiquement. Ce n’est qu’au prix de tâtonnemens réitérés qu’un art parvient à reconnaître son domaine propre, qu’il en prend possession et se résigne à se renfermer dans ses limites. Rarement, au début, il sait ce que vaut la simplicité. Il faut qu’il ait auparavant poussé des recherches en bien des sons pour revenir à elle et en sentir tout le prix. Aussi, malgré les excès qu’il a pu entraîner à sa suite, le Concerto a-t-il très utilement servi au développement de la musique. Les artistes qui voulaient y exceller devaient, en effet, par une étude suivie, découvrir les ressources spéciales de leur instrument, créer les méthodes les plus favorables pour se les approprier, et plus d’une fois, même, aider, par leurs conseils ou leurs découvertes, aux perfectionnemens matériels qu’il importait de réaliser dans la fabrication de ces instrumens. L’orchestre lui-même d’ailleurs, bien que dans le Concerto il s’appliquât surtout à faire briller le soliste, ne se bornait pas toujours à le soutenir par ses accompagnemens discrets et à préparer ses rentrées. En lui donnant la réponse, en entamant avec lui un dialogue, en le suppléant même dans les courts instans de répit qu’il est nécessaire de lui ménager, cet orchestre s’acheminait peu à peu vers le rôle plus important qui lui était réservé.

C’est en Italie, au pays de la virtuosité, que le Concerto devait naître et trouver tout d’abord ses interprètes les plus réputés. Depuis longtemps déjà les chanteurs italiens étaient célèbres, exercés dans leur art, rompus à toutes les difficultés d’exécution que pouvaient exiger d’eux les compositeurs. Cette culture et ces goûts, si conformes du reste aux instincts mélodiques de la race, expliquent la prédilection que de bonne heure on rencontre en Italie pour l’instrument qui, en se rapprochant le plus de la voix humaine, rappelle le mieux ses qualités, la gradation ininterrompue de ses sons, le timbre et la puissance de ses vibrations, l’agilité qu’elle est capable d’acquérir. Aussi, dès le commencement du XVIe siècle, des facteurs habiles s’étaient appliqués à perfectionner dans toutes ses parties la fabrication des violons. Leurs efforts persévérans aboutissaient à la création de ces merveilleux instrumens aujourd’hui si recherchés des amateurs et qui, suivant une ingénieuse remarque, rappellent, par leurs formes savamment combinées, la structure même de la poitrine humaine. On sait la réputation que s’étaient acquise à cet égard les luthiers de Crémone et les prix élevés qu’atteignent de nos jours leurs ouvrages quand ils se recommandent des noms fameux des Amati, de Stradivarius et des Guarneri. Grâce à ces artistes restés inimitables, toute une famille d’instrumens, la plus précieuse de toutes pour la symphonie, se trouvait désormais constituée d’une manière définitive. Avec le violon, c’étaient ses dérivés, l’alto, le violoncelle et la contrebasse, qui, à proportion de leur taille, présentent des diapasons plus élevés ou plus graves, admettent dans leur jeu une rapidité de mouvemens plus ou moins grande et conviennent par conséquent à l’expression d’idées musicales vives ou sérieuses, légères ou profondes. Les sonorités ainsi conquises, outre qu’elles fournissent une échelle assez étendue, offrent en même temps au compositeur une continuité et une homogénéité parfaites dans leur succession. Au lieu des lacunes et des discordances auxquelles il lui fallait autrefois se résigner, il peut désormais former comme une trame serrée et suivie, disposée pour recevoir la broderie des dessins mélodiques qui se fondent ou se superposent à son gré. Avec la différence de leurs timbres et de leurs allures, le groupe des instrumens à cordes est admirablement propre à devenir le fond même de l’orchestre, puisque soit pour le chant, soit pour l’accompagnement, il se prête à des combinaisons d’une richesse inépuisable. Aussi, par la suite, les compositeurs les plus illustres de la symphonie, renonçant volontairement aux ressources de l’orchestre complet, continueront à écrire pour les instrumens à cordes, groupés en nombre réduit, des œuvres qui, à raison de leur beauté propre, méritent d’être citées parmi leurs meilleures productions. Mais le perfectionnement des instrumens et les progrès des exécutans étaient les bénéfices les plus assurés que le Concerto devait rendre à l’art musical. Inventé par les solistes italiens, il était surtout destiné à manifester leur virtuosité. Après Giuseppe Torelli qui, vers la fin du XVIIe siècle, le perfectionnait sous le nom de Concerto grosso, en adoptant pour lui la coupe de l’ouverture française telle que Scarlatti l’avait établie, d’autres violonistes célèbres : Corelli, Vivaldi et Tartini, y avaient excellé, sans cependant modifier profondément son caractère. C’est à mettre en relief les qualités toutes personnelles de leur jeu qu’ils s’appliquaient surtout. Aussi attribuent-ils sans partage au violon principal le rôle prépondérant. Il conduit la bande et ne permet pas qu’on empiète sur lui. Si le dessin des motifs mélodiques qui lui sont exclusivement réservés est parfois d’une largeur et d’une simplicité extrêmes, parfois aussi il disparaît sous la surcharge des traits et des fioritures accumulés. On voit même des virtuoses jaloux d’attirer à tout prix l’attention du public se livrer aux excentricités les plus désordonnées et abaisser leur talent jusqu’à l’imitation des chants ou des cris des animaux. Mais sans parler de ces tentatives ridicules, même dans les meilleures compositions de ce genre, l’intérêt des combinaisons harmoniques est médiocre, et les idées peu développées sont généralement aussi mal reliées entre elles. C’est la science de la polyphonie qui, en leur donnant l’ampleur et l’unité qui leur manquaient, allait préparer l’avènement de la symphonie.

A raison de ses aptitudes mélodiques, le violon était resté par excellence l’organe du concerto, et l’Italie avait vu naître ses meilleurs facteurs et ses virtuoses les plus célèbres. Par les perfectionnemens qu’elle apportait à la fabrication du piano et les ouvrages nombreux que ses compositeurs écrivaient pour lui, l’Allemagne allait donner une nouvelle preuve du contraste qui existe entre le génie musical des deux nations. Les débuts de cet instrument avaient été bien humbles, et l’on a peine à croire que ces boîtes d’apparence modeste, aux sons aigres et chétifs, que, sous les noms d’épinettes ou de clavecins, on rencontre dans certaines collections, étaient appelées à conquérir les dimensions encombrantes et les tapageuses sonorités du piano moderne. Par une destinée non moins bizarre, tandis que le violon, tout en conservant un type à peu près constant dans ses proportions plus ou moins agrandies, était arrivé à constituer le groupe le plus important de l’orchestre, le piano s’en voyait exclu. Les améliorations introduites dans son mécanisme sont relativement récentes, et c’est seulement vers la fin du siècle dernier que, par une suite de transformations efficaces, on a su étendre son clavier, amplifier et prolonger ou étouffer l’éclat et la durée de ses vibrations. En dépit de ces divers perfectionnemens, le piano reste forcément condamné à des défauts nombreux : le son produit mécaniquement, s’élevant par une suite de sauts, est bien loin d’offrir chez lui la qualité ou la continuité que le souffle de l’homme ou l’archet tenu par sa main peuvent tirer des instrumens à vent ou à cordes. Mais ces défauts sont complètement rachetés par l’avantage que seul il possède de réunir à la fois en lui le chant et l’accompagnement ; la mélodie et l’harmonie. En mettant sous les mains de l’exécutant comme un abrégé des élémens de l’orchestre, il présente aussi au compositeur non seulement la possibilité de se renseigner sur la valeur de sa pensée, mais les moyens faciles d’en étudier les développemens afin d’en renforcer l’expression. Le piano dès lors est si directement mêlé aux progrès de l’art musical qu’à partir de cette époque les grands compositeurs ont été, presque sans exception, de grands pianistes. Aussi la sonate, dans la forme accomplie qu’ils lui ont donnée, devenait avec eux une symphonie en miniature.

Bach et Haendel, qui, les premiers, surent mettre en œuvre les ressources du clavecin, opéraient en même temps une rénovation complète dans la musique instrumentale. Assurément la science du contrepoint, à laquelle ils s’étaient formés, existait depuis longtemps avant eux et comptait, en Allemagne comme en Italie, de nombreux adeptes. Mais après avoir autrefois ouvert à l’art musical les voies où il était entré, elle pesait maintenant sur lui par un ensemble de formules qu’avait consacrées la tradition, formules compliquées d’âge en âge comme celles de la scolastique et stériles comme elles. Ces traits accumulés autour de la phrase mélodique sans faire corps avec elle, ces cadences banales semées hors de propos et à profusion, ces accords plus ou moins rudimentaires, mais d’une monotonie toujours pareille, ces parties enchevêtrées avec leurs conclusions invariablement prévues, tout cet appareil de formes vaines et convenues qui constituaient l’harmonie telle qu’on la pratiquait alors, loin de fournir au compositeur un secours utile, ne servaient qu’à paralyser son initiative et à étouffer son originalité.

Haendel et Bach s’affranchirent de ces servitudes en brisant le moule trop étroit où l’expression de leur pensée se trouvait comprimée. Quoique contemporains et professant l’un pour l’autre une admiration mutuelle, les deux maîtres ne devaient jamais se rencontrer. Mais presque simultanément, sans s’être entendus, ils entreprenaient la même tâche. Le premier avec son talent plus souple et sa simplicité robuste, avait aussi pour la musique dramatique des aptitudes plus marquées, dont sa carrière affairée et brillante favorisait le développement. Cependant le rôle important qu’il réservait à la musique instrumentale dans ses ouvertures, ses oratorios, ses concertos, ses suites et ses sonates pour l’orgue ou le clavecin, lui mérite une place parmi les précurseurs de la symphonie. Plus austère, plus profond et plus puissant, le génie de Bach, s’appliquant aux formes les plus élevées de son art, était appelé à exercer sur ses destinées une action plus haute encore. La révolution capitale dont il a été le principal auteur et de laquelle date l’émancipation de l’orchestre est caractérisée par le libre emploi de la polyphonie qui allait inaugurer pour la musique moderne une ère nouvelle.

Si les paroles du chant, lorsque le compositeur recourt à un texte, servent à préciser ses intentions et donnent un sens formel à ses idées, la musique instrumentale, privée de ce soutien, doit trouver en elle-même un intérêt et des moyens d’action que seul le développement thématique peut lui procurer. N’ayant pas, comme les arts du dessin, la faculté de figurer des images finies, positives et durables, il lui faut, pour être comprise et suivie par l’auditeur, présenter itérativement à celui-ci les aspects divers d’un même motif, en les variant par des expressions différentes et cependant prochaines. C’est la répétition de formes analogues et dérivées les unes des autres qui lui permet d’assurer l’unité de ses œuvres et d’y ajouter le charme des contrastes et de la vie. Aucun compositeur n’a possédé au même degré que Bach la science de ces formes imitatives et de toutes les nuances qu’elles peuvent revêtir, sans cesser jamais d’offrir, à travers leurs modifications, des affinités avec le motif principal, suffisantes pour le rappeler à une oreille exercée, et toujours intéressantes par leur diversité. Mais cette science déjà si précieuse pour le développement mélodique du thème, Bach, avec une fécondité et une puissance de compréhension également prodigieuses, allait l’étendre à l’expression harmonique de ce thème, en rendant indépendantes les unes des autres les diverses parties que ses prédécesseurs avaient maintenues dans une étroite subordination avec la partie principale. Tandis que leur office se bornait autrefois à d’insignifians remplissages ou à de serviles accompagnemens, chez le maître d’Eisenach, chacune d’elles prend tour à tour part à l’action. Au lieu d’être condamnée au rôle effacé qui lui était dévolu, c’est avec une entière liberté qu’elle concourt avec les autres à l’expression de la pensée. Cette pensée peut dès lors se développer avec une richesse et une mobilité extrêmes, et les deux élémens qui constituent l’essence même de la musique trouveront désormais toute leur force dans cette intime fusion qui fait en quelque sorte de la mélodie une harmonie successive et de l’harmonie une mélodie simultanée. La variété des rythmes, les accélérations ou les ralentissemens des mouvemens ajoutent encore l’inépuisable diversité de leurs combinaisons au domaine déjà si étendu de la polyphonie. Libres et puissantes, animées de leur vie propre el se fortifiant mutuellement, les parties concertantes se rapprochent ou se séparent, se heurtent ou se pénètrent, s’accentuent ou s’effacent au gré du compositeur et selon le dessein qu’il s’est proposé. Vous diriez des chemins tracés à travers une forêt magnifique qui, offrant chacun leurs beautés, s’écartent l’un de l’autre pour se croiser ensuite, et s’éloignant de nouveau, ne se rejoignent au but qu’après vous avoir montré dans leurs détours les aspects les plus caractéristiques et les sites les plus variés.

Un programme aussi vaste exige pour être rempli une intelligence d’une ouverture singulière et des inspirations sans cesse renouvelées. C’est avec une aisance naturelle que Bach se meut à travers ces combinaisons. Esprit synthétique, il voit d’ensemble l’expression compliquée de sa pensée, et avec une dialectique vigoureuse, il l’appuie d’argumens irrésistibles ; revenant à la charge, il vous presse, vous convainc par la véhémence éloquente de son génie. Un art infini se montre dans la conduite de son œuvre. Dès les premières mesures, son autorité s’impose : elle se justifie et s’accroît après la noble simplicité de ce début, par l’ordre et la grandeur de ses ordonnances, par la fermeté de son dessin, par la sobriété et le goût sévère de ses ornemens, par la progression graduelle des parties vers la conclusion. Partout vous reconnaissez le maître initié à cette géométrie supérieure qui régit les formes musicales et découvre les lois secrètes sui-vaut lesquelles elles naissent, s’enchaînent et se déduisent les unes des autres dans leurs mouvemens harmonieux. Malgré la logique inflexible qui préside à leur succession, ces formes, chez Bach, ont une grâce et un charme inattendus ; elles restent toujours expressives et vivantes en dépit des contraintes du style fugué auxquelles il a dû les plier. Loin d’y trouver une gêne, il semble, ainsi que l’a remarqué Tonnelle, que « sa verve soit accrue et comme précipitée encore par les rigoureuses entraves dans lesquelles elle est enfermée, comme ces fleuves qui, maintenus entre de fortes digues, se gonflent et s’élancent d’un cours plus impétueux. » Lui aussi, d’ailleurs, bien qu’il connaisse la règle mieux que personne, il sait au besoin l’enfreindre et la dominer. Il est de ceux qui la font, non de ceux qui la subissent. « Le style de Bach, me dit un de nos compositeurs qui, après l’avoir beaucoup pratiqué, l’admire toujours davantage, est rempli de hardiesses qui seraient relevées comme des fautes sous la plume d’un écolier. Ce sont de fausses relations, des retards ou des anticipations d’une dureté insupportable, ou bien des suites de quarte, et de quintes, des notes jetées au milieu d’un accord et qui ne sont justifiables par aucune loi de l’harmonie. Et pourtant on accepte tous ces écarts de la part de ce terrible contrepointiste, parce qu’on sent que ces chocs et ces impuretés ne proviennent que de l’exubérance de sa force et de sa liberté. Ils rappellent ces incorrections de langage qu’on rencontre chez nos vieux auteurs et qui semblent parfois plus expressives et plus françaises que la correction même. »

On comprend les mâles séductions qu’exerce un pareil génie et les pures jouissances qu’il réserve à ceux qui goûtent son commerce. C’est tout un monde qu’il a découvert et où ils pénètrent à sa suite. Dans l’immense répertoire de formes musicales qu’il a laissé, tous ses successeurs sont venus puiser tour à tour des enseignemens, et son œuvre gigantesque a été pour eux ce qu’est la Somme de saint Thomas pour les théologiens. Et lorsque, confondu par la grandeur de cet art, on se reporte à l’existence du vieux maître, si laborieuse et si modeste dans sa dignité, et qu’on se représente cet homme simple qui vit isolé, replié sur lui-même dans une ville obscure, voué tout entier à sa chère musique, ne sachant rien du monde et n’en attendant rien, qui chaque dimanche compose pour les offices de sa paroisse quelqu’un de ces chefs-d’œuvre dont le manuscrit ira grossir le nombre de ceux qui se sont amassés peu à peu dans ses tiroirs, sans qu’il s’inquiète de les publier, c’est un sentiment de respect qui s’ajoute à notre admiration.


II

Par une longue succession d’efforts, toutes les parties de l’art musical s’étaient peu à peu perfectionnées, Les divers instrumens de l’orchestre, fixés dans leurs types définitifs, constituaient désormais un ensemble homogène et puissant. De son côté, la langue musicale élaborée par les maîtres avait acquis une souplesse et une plasticité qui lui permettaient d’exprimer les idées les plus variées. Grâce à des ressources si précieuses, la musique instrumentale prenait graduellement conscience de sa force, et des essais réitérés lui avaient révélé les formes de composition qui lui convenaient le mieux, en déterminant les proportions et le caractère de chacune d’elles. Après la chanson, l’air de danse, l’ouverture et le concerto, après la Suite qui souvent offrait réunis tous ces différens morceaux, la Cassation et la Sérénade inauguraient en Allemagne une nouvelle phase du goût musical. Enfin un des fils du maître d’Eisenach, Philippe-Emmanuel Bach, en donnant à la sonate la forme qu’elle a conservée depuis lors, avait su faire de ses trois parties logiquement enchaînées un tout harmonieux et créer ainsi un genre de composition dont après lui l’ordonnance devait être respectée. Déjà même de véritables essais de symphonie s’étaient produits en Italie avec Jomelli et G. B. Sammartini, qui comptaient aussi à Vienne de nombreux admirateurs. En France, malgré les sarcasmes de J. -J. Rousseau, qui dénie à la musique instrumentale toute valeur propre, un compositeur dont M. Brenet vante avec raison l’originalité, F. -J. Gossec, augmente les parties de l’orchestre et leur donne dans ses symphonies une importance pareille à celle qu’elles devaient prendre chez Haydn. Après s’être exercé dans tous les genres, Gossec est aujourd’hui presque oublié, parce qu’il a été dépassé dans tous ; mais au point de vue historique, sa valeur propre est très réelle, car il a exercé sur ses contemporains une influence légitime.

En Allemagne aussi, un maître de chapelle de la cour de Cassel, Jean Agrelle, Suédois de naissance, avait fait exécuter de 1725 à 1769 plusieurs symphonies qui ne sont, à tout prendre, que de simples quatuors auxquels il avait adjoint quelques instrumens, sans que leur rôle fût encore bien nettement défini. Peu après, d’autres compositeurs, attachés, comme lui, à ces petites cours d’Allemagne qui devaient si utilement contribuer au développement du goût musical, avaient écrit un assez grand nombre de symphonies, Mais ces ouvrages, en général fort courts et destinés à être joués pendant les repas, étaient plus ou moins taillés sur le même patron et ne présentent plus aujourd’hui qu’un intérêt rétrospectif.

On le voit, ainsi qu’il arrive souvent dans l’histoire de l’art, le moment était venu où le génie d’un homme pourrait tirer parti de tant de progrès réalisés et donner à tous ces élémens épars la cohésion nécessaire. C’est à Joseph Haydn que cette gloire était réservée. Les circonstances de sa vie semblent d’ailleurs l’avoir admirablement préparé à la mission qu’il devait remplir. Sa naissance, il est vrai, était des plus humbles ; mais le fils du pauvre charron de Rohrau trouvait autour de lui le goût de la musique répandu parmi les siens. Les jours de fête, ou chaque soir après le travail de la journée, c’était la récréation de la famille de chanter ou de jouer en parties des airs populaires. Aussi la vocation de l’enfant s’était manifestée de bonne heure, et quand il fut temps pour lui de prendre un métier, il voulut, être musicien. Comme chanteur de maîtrise, il avait pu se familiariser avec des productions de l’ordre le plus austère, et la précocité de son talent lui avait conquis l’affection de ses professeurs ; mais au moment de la mue, forcé de renoncer à cette existence régulière, il avait dû, pour satisfaire ses inclinations, courir les rues de Vienne, enrégimenté tour à tour parmi les bandes d’exécutans qui battaient le pavé de cette capitale. Dans cette situation infime, il avait pu cependant apprendre à jouer de divers instrumens et par conséquent se rendre compte du rôle que chacun d’eux doit tenir dans l’orchestre. Désireux avant tout de s’instruire, il prélevait sur ses modestes gains de quoi se procurer les livres qu’il jugeait indispensables à son avancement, et un jour que son père lui avait envoyé une somme de six florins pour remettre un peu en état sa garde-robe, il l’avait consacrée à l’achat des Traités d’harmonie de Fux et de Matthesson. Ses études solitaires occupaient tous ses loisirs, et il demeura toute sa vie tellement passionné pour le contrepoint que plus tard le seul ornement dont fût parée sa chambre à coucher était une suite de quarante-six canons trouvés par lui et qu’il avait fait encadrer pour en tapisser les parois. Mais il n’avait pas, à ce moment, beaucoup de temps à employer à ces exercices. Quel profit, du reste, aurait-il pu tirer de cette vaine scolastique à laquelle se consumaient des théoriciens tels que Marpurg et Kinberger qui, négligeant les enseignemens de Bach, traitaient la fugue en véritables manœuvres, décomposant chaque thème avant de s’en servir, afin de voir si dans cette désarticulation ses divers élémens se prêtaient bien à la strette, au renversement, à toutes les combinaisons harmoniques en vogue à cette époque. Haydn ne se laissa pas absorber comme eux par cette gymnastique stérile. Il avait quelque chose à dire, et ces formes auxquelles ils s’étaient bornés, qu’ils avaient étudiées et pratiquées pour elles-mêmes, il les fit servir à l’expression de sa pensée.

Suivant les modèles laissés par Emmanuel Bach, dont il avait fait une étude toute spéciale, il composa des sonates et des cassations qui attirèrent sur lui l’attention des connaisseurs et lui valurent d’être nommé successivement maître de chapelle d’un seigneur bohème, le comte Morzin, puis du comte Nicolas Esterhazy, dans la famille duquel il resta pendant trente ans. Vivant à Eisenstadt, au milieu d’une nature dont il sentait les beautés, Haydn avait trouvé dans cette retraite les conditions les plus favorables au développement de son talent. Il était désormais à l’abri du besoin et s’accommodait d’une quasi-domesticité qu’il ne croyait en rien incompatible avec sa dignité d’artiste. Tous ses efforts tendaient à s’acquitter en conscience des obligations de sa charge. A ses débuts, la musique ne jouait qu’un rôle assez effacé dans la vie des grands seigneurs qui l’avaient recueilli : les quelques morceaux exécutés pendant les offices religieux ou les repas ne devant être ni trop sérieux, ni trop bruyans. Haydn s’attachait à plaire à ses maîtres et à varier son répertoire. Régulier, laborieux, correct dans ses allures et dans sa mise, il s’asseyait chaque matin devant sa table de travail sur laquelle étaient rangés en bon ordre du papier tracé et des plumes taillées avec soin. Il donnait un nombre d’heures déterminé à cette tâche journalière, et sans qu’il eût jamais à attendre l’inspiration, les productions succédaient aux productions dans son œuvre, qui ne comprend pas moins de 118 symphonies, 83 quatuors pour instrumens à cordes, et 103 morceaux pour le baryton, un instrument oublié aujourd’hui, à peu près semblable à la viola di Gamba, et pour lequel le prince Esterhazy, qui en jouait lui-même, avait une prédilection particulière.

Haydn, bien qu’il ait écrit pour la voix humaine un grand nombre de chants avec accompagnement de clavecin, des chœurs et jusqu’à dix-neuf opéras, ne montre pas sous ce rapport tout ce qu’il vaut. Ce sont, pour la plupart, des œuvres improvisées, faites pour divertir les hôtes du prince. Le maître n’y attachait pas lui-même grande importance, estimant qu’avec plus d’étude et de soin il aurait pu, lui aussi, devenir un des premiers compositeurs dramatiques, car « il est, disait-il, plus facile de composer avec l’aide d’un texte que privé de ce soutien. » En dépit de sa facilité naturelle, il éprouva plus d’une défaillance pour terminer son bel oratorio des Saisons. « Ce sont les Saisons, écrivait-il peu de temps avant sa mort, qui m’ont donné le coup de grâce ; j’ai passé quelquefois des jours entiers à piétiner sur place et à peiner plus qu’on ne pourrait croire. » En revanche, il se sentait à l’aise dans le domaine de la musique instrumentale, et c’est en ce genre qu’il a le mieux manifesté tout son génie. La forme de ses premières symphonies n’a cependant rien de nouveau. Coupées sur le patron de la sonate, telle que Ph. Emmanuel Bach l’avait établie, elles ne comprennent que trois morceaux : une Introduction qui, tout en préparant l’Andante, contraste avec lui ; puis cet Andante d’un caractère plus grave, qui est, à proprement parler, le centre de la composition, et en dernier lieu le Finale qui, avec un mouvement plus rapide, conclut par un motif encore plus animé. Quant au fond même de l’orchestre, c’est en réalité le quatuor des instrumens à cordes sur lequel se greffent, timidement d’abord, quelques instrumens à vent qui mettent un peu de variété dans la sonorité et sont le plus souvent chargés d’amener les rentrées. Comprenant peu à peu tout le parti qu’il peut tirer d’une forme musicale qui convenait si bien à son tempérament, Haydn, sans se poser en novateur, lui donne avec le temps une importance croissante. Il associe plus librement les timbres de l’orchestre et en tire des effets plus vivans, plus expressifs. Ses développemens, toujours fondés sur l’unité thématique, deviennent aussi plus étendus, plus riches en contrastes. Entre l’Andante et le Finale, il introduit le Menuet, comme un intermède destiné à soulager l’attention, et sans qu’on puisse affirmer qu’il s’en soit le premier servi, c’est lui du moins qui lui a donné sa coupe et son caractère propre, grâce au charme piquant de ses deux motifs et à la franchise de leurs rythmes très nettement opposés. Plus tard, enfin, comme il était de ceux qui apprennent toujours, sa longue vie lui avait permis de profiter des progrès réalisés dans l’art musical par Mozart, et après avoir été le précurseur de celui-ci, il devait en quelque sorte devenir son continuateur. Ses dernières symphonies, particulièrement les douze qu’il composa pour l’Angleterre, dénotent, en effet, l’influence que ce jeune émule, pour lequel il professait autant d’admiration que d’amitié, avait exercée sur lui, et il se plaisait lui-même à reconnaître que jamais il n’avait entendu jouer de musique de Mozart sans en tirer un profit personnel.

L’existence de Haydn fut remplie tout entière par la pratique et l’amour de son art. Vers la fin, les honneurs ne lui avaient pas manqué : ses deux voyages à Londres, à travers l’Allemagne, ne furent qu’une suite d’ovations ; il était nommé par acclamation correspondant de l’Institut de France et membre de l’Académie de Stockholm. A Vienne, ses compatriotes étaient fiers de lui et lui prodiguaient les témoignages les plus éclatans de leur sympathie. On sait quelle scène touchante avait provoquée, dans l’hiver de 1808, l’exécution solennelle des Saisons, dirigée par Salieri. La plupart de ses confrères y assistaient, et, sur le seuil de la salle, ils l’avaient reçu pour le complimenter. Aux applaudissemens unanimes de la foule qui s’était levée à son entrée, le Vater Haydn avait été porté comme en triomphe à la place d’honneur qui lui était réservée à côté de la princesse Esterhazy et d’autres dames du plus haut rang. Durant la soirée, celles-ci, afin de le préserver du froid, s’étaient dépouillées de leurs pelisses pour entourer ses genoux, et quand le noble vieillard, cédant à la fatigue et à l’émotion, dut quitter la salle après la première partie, ce fut au milieu des marques de respect et des acclamations les plus enthousiastes.

Cet hommage que lui rendaient ses compatriotes, et auquel il ne devait survivre qu’une année à peine, Haydn l’avait mérité aussi bien par son talent que par la loyauté et la bienveillante égalité de son caractère. Incapable de jalousie, il rendait pleine justice à ses rivaux, et avec une ardeur qui ne s’était jamais démentie, il n’avait pas cherché d’autres satisfactions que celle du travail. La plus grande partie de sa vie s’était passée à Eisenstadt. Il y trouvait, il est vrai, réunies toutes les ressources de son art : un orchestre excellent, familiarisé avec son style, rompu à toutes les difficultés d’exécution, et des chanteurs de premier ordre, si supérieurs à ceux de Vienne que l’impératrice Marie-Thérèse aimait à répéter que « pour entendre un bon opéra, il fallait aller à Esterhaza. »

Les égards qu’on avait pour Haydn, la sécurité de sa position indépendante, sa piété sincère et sa bonne constitution elle-même, tout conspirait pour lui conserver jusqu’au bout cette sérénité d’humeur que, comme il le disait en plaisantant, « rien n’avait pu altérer, pas même son mariage et sa femme. » Ce sentiment de bonheur et de placidité s’exhale naturellement de ses œuvres. Avec la clairvoyance d’une âme droite et ingénue, Haydn avait tout de suite découvert et suivi sa voie. Profitant des progrès réalisés avant lui, il avait élargi et renouvelé le cadre de la musique instrumentale, jusque-là condamnée à la coupe banale des airs de danse ou étroitement emprisonnée dans les formes abstraites de la fugue. Pour exprimer ses idées, il possédait un style libre, élevé, personnel, conciliant le respect des traditions avec le déploiement de sa vigoureuse originalité. Parfois ses procédés peuvent paraître trop simples, trop élémentaires, en comparaison des sonorités modernes et des complications dans lesquelles les compositeurs s’ingénient à noyer la mélodie, quand ces complications n’ont pas pour objet d’en masquer l’absence. On est porté aujourd’hui à trouver toute cette musique du Père Haydn trop régulière dans ses allures et ses combinaisons trop prévues. Certes, on n’y rencontre jamais ni tension, ni contrainte. Chez lui point de subtilités ni de raffinemens, mais des rythmes très accusés, des motifs d’un dessin mélodique toujours arrêté, des contrastes d’une franchise extrême. Cette précision des formes musicales a dans les œuvres du maître une telle netteté qu’il semble leur attribuer une signification positive, comme si elles s’adaptaient à des sujets réels. De fait, il se proposait à lui-même de tels sujets dans le travail de la composition, s’imaginant, pour stimuler sa verve, des épisodes naïfs dont il poursuivait le développement. C’est ainsi, par exemple, qu’il essayait, dans une de ses symphonies, d’exprimer les remontrances de Dieu à un pécheur endurci pour le ramener au bien et triompher de sa légèreté. Mais ce n’était là qu’un programme à son usage, qu’il ne songeait pas à imposer à ses auditeurs, laissant à chacun d’eux l’entière liberté de ses impressions. Il lui suffisait qu’au point de vue purement musical ses pensées fussent toujours claires, correctement exprimées, reliées entre elles, sans vides, sans ambiguïtés, ni surcharges. Tantôt les divers instrumens sous la forme la mieux appropriée au timbre de chacun d’eux, répètent à tour de rôle la mélodie qui sera reprise par tous à l’unisson ; tantôt le motif, présenté d’abord avec des intonations graves, passe d’un élan subit aux notes élevées, comme une aspiration ou un chant céleste ; ou bien à un mouvement d’allures très lentes s’oppose un rythme précipité, et à des sonorités pleines et généreuses succèdent des accens d’une ténuité charmante, comme des gazouillemens d’oiseaux qui se cherchent et jasent gracieusement sous la feuillée.

Parfois Haydn semble s’amuser pour son compte ; il rit lui-même de ses badinages et se précipite, tête baissée, dans les complications les plus audacieuses. Il sait bien qu’il s’en tirera avec honneur, et au plus fort de la mêlée il a des arrêts brusques, ainsi qu’un homme qui dans les pas les plus difficiles garde son sang-froid. Tout le premier, il est heureux de ses bonnes idées, du plaisir qu’il va vous faire en vous les communiquant. Il en voit aussitôt les côtés les plus expressifs, les présente sans trop insister, car voici déjà qu’une autre idée lui est venue qui s’oppose ou se mêle à la première. Doué comme il l’est, il se sent un fonds assez riche pour compter qu’il ne l’épuisera pas. Le souffle de l’inspiration anime et pénètre toute cette musique, et par derrière ces formes transparentes comme le cristal, on sent partout le contentement d’une âme pure, l’équilibre d’un esprit droit et réglé, cette candeur et cette joie de produire qui, dans l’histoire de l’art sont le privilège de certains précurseurs et ne durent jamais qu’un moment.

La cordialité, la confiance, la joviale bonhomie de Haydn se manifestent jusque dans le choix des tonalités qui lui sont le plus familières, et M. Brenet a remarqué avec raison que sur les soixante-treize symphonies de lui que nous connaissons en France, il n’y en a pas moins de soixante qui sont écrites en mode majeur, et que, dans ce mode même, le maître a de préférence recours aux tons réputés les plus brillans et les plus joyeux : majeur, si bémol majeur, ut majeur, etc.[2]. Mais cette gaieté épanouie d’un génie heureux ne va jamais jusqu’à la vulgarité, et Mozart, évidemment bon juge en ces matières, disait : « Il n’en est pas qui, comme lui, soit capable de badiner ou d’attendrir, de provoquer le rire ou de vous émouvoir profondément, et toujours avec la même excellence. » Quelle que soit l’opinion qu’on garde aujourd’hui de ses œuvres, il importe, en tout cas, de ne jamais oublier que cet homme si modeste a été un vrai créateur. C’est bien à Eisenstadt qu’il faut placer le berceau de la symphonie à orchestre, et c’est à Haydn qu’était réservé l’honneur de lui donner sa forme définitive. Dans cette forme désormais fixée par lui, le premier aussi il a découvert l’art de mettre en œuvre des idées purement musicales, en les présentant sous les aspects les plus variés et en faisant concourir à leur expression toutes les ressources de l’orchestre, singulièrement accrues par lui.


III

Les conquêtes de Haydn, Mozart les continue et les étend. Comme lui, il avait reçu des dons merveilleux, et sa précocité fut extrême ; les traits qu’on en cite tiennent vraiment du prodige. Avec la même limpidité et la même pondération que son prédécesseur, il a plus de liberté, plus d’ampleur, un coloris plus riche dans l’instrumentation. Mais, bien qu’il offre avec Haydn plus d’une affinité, pour trouver son pareil et son égal, c’est dans un autre art qu’il faut le chercher. Bien des fois déjà on l’a comparé à Raphaël, et si, à raison des similitudes évidentes de leur génie et de leur destinée, la comparaison se présentait d’elle-même à l’esprit, les travaux récens de la critique sur l’un et sur l’autre n’ont fait que confirmer les nombreuses analogies qu’on avait remarquées en eux. Non seulement, en effet, leur vocation a été marquée par des indices aussi manifestes, mais, fils d’artistes tous deux, ils ont trouvé, dès leur berceau, une direction intelligente dont des facultés d’assimilation semblables leur ont permis de profiter sans relâche. A travers les influences les plus diverses et les plus heureusement combinées, ils ont conservé l’un et l’autre toute leur originalité, ce goût, ce sens de la beauté et des proportions, cette fécondité d’invention inépuisable, ce rare mélange d’élégance et de force, de savoir et d’inspiration, cette souplesse et cette universalité d’aptitudes que nous admirons en eux et qui leur ont permis d’exceller dans toutes les branches de leur art. Là malheureusement s’arrêtent les similitudes, et si chez tous deux les excès d’un travail et d’une production à outrance ont abrégé leur vie, Raphaël, du moins, mourait en pleine gloire, comblé d’honneurs, et une population en deuil accompagnait au Panthéon ses magnifiques funérailles, tandis qu’après une enfance et une jeunesse choyées par toute l’Europe, Mozart, à peine âgé de trente-cinq ans, s’éteignait dans la gêne ; que pas un ami n’accompagnait jusqu’au cimetière le pauvre cercueil qui, sous la pluie et la neige, était confié à la terre et dont plus tard il fut impossible de retrouver la place. Malgré les séductions de sa personne et de son génie, le grand artiste n’avait jamais connu l’aisance. Généreux, dépourvu de toute entente des affaires, il était absolument inhabile à tirer parti de ses œuvres, et Grimm, qui pendant son séjour à Paris l’avait beaucoup connu, le trouvait au point de vue de ses intérêts matériels « trop peu actif, trop aisé à attraper, trop peu occupé des moyens qui peuvent conduire à la fortune… Je lui voudrais moitié moins détalent, ajoutait-il, et le double plus d’entregent, et je n’en serais pas embarrassé. »

Si, en regard de ce que la nature a fait pour Mozart, nous recherchons ce qu’il a fait lui-même pour son art, nous le voyons ardent, infatigable dès qu’il s’agit de s’instruire. Quand on s’étonnait devant lui de son incroyable facilité[3], il était absolument en droit de dire qu’il l’avait bien méritée par son travail. On sait mieux aujourd’hui ce que son père avait été pour lui, le soin jaloux avec lequel il veilla à son éducation. Musique d’église, oratorios, opéras, divertissemens, concertos pour violon, trios et pièces de clavecin, sans marquer dans aucun genre, Léopold Mozart les avait tous pratiqués, et, comme virtuose aussi bien que comme compositeur il put très utilement servir de guide à son fils au début de sa carrière. Plus tard, celui-ci avait trouvé dans ses voyages toutes les occasions, qu’il recherchait avec avidité, de développer son talent. Pendant son second séjour en France, en se familiarisant avec les opéras de Gluck dont il fut un auditeur assidu, il acquérait le sens de la composition dramatique. En Italie, il apprenait l’art d’écrire pour la voix humaine, et les orchestres de Munich, de Paris, surtout celui de Mannheim, alors le plus réputé de l’Allemagne, lui faisaient connaître toutes les ressources de la musique instrumentale. Enfin, dans sa patrie, une étude opiniâtre des contrepointistes le mettait en pleine possession de la science des combinaisons harmoniques. Passionné pour cette dernière étude, à laquelle ses instincts mathématiques le rendaient particulièrement propre, il sentait bien que seule elle pouvait lui permettre de donner à ses pensées l’expression la plus éloquente, Aussi se montra-t-il toujours reconnaissant à Haydn des leçons qu’il avait reçues de lui, et il avait à cœur de lui témoigner toute sa gratitude dans la dédicace de ces célèbres quatuors dont il confiait le sort« à cet homme illustre, son meilleur ami, le priant de les accueillir avec bienveillance et d’être pour eux un guide et un père. » Bach, pour lequel il professait un véritable culte, ne devait pas lui être d’un moindre secours, et l’on raconte qu’un jour, parvenu déjà à l’apogée de sa réputation, comme on lui communiquait des manuscrits inédits du maître d’Eisenach, il s’écria avec joie : « Enfin, je vais donc trouver quelque chose de nouveau à apprendre ! »

C’est grâce à cet heureux accord des dons naturels et de l’étude que Mozart put librement donner carrière à cette fécondité de production qui est un des traits saillans de son génie. Avec la clarté et la correction parfaite de la forme qu’il devait à son éducation, la sûreté de son goût lui faisait trouver pour les genres les plus différens le style le mieux approprié à chacun d’eux. Mais c’est surtout la franchise d’inspiration, la variété et le charme de ses mélodies qui le distinguent de tous les autres maîtres. Plus puissamment qu’aucun d’eux dans ses œuvres dramatiques, dans les Noces, la Flûte enchantée et Don Juan, il a su traduire dans la langue musicale les situations les plus émouvantes, les passions les plus vives et les sentimens les plus élevés ou les plus délicats de la vie humaine. Même dans ses compositions purement orchestrales, Mozart sait chanter, et ainsi que Richard Wagner l’a remarqué avec raison[4], « il n’est pas de musique instrumentale qui autant que la sienne se rapproche de la voix humaine, et qui, par le choix des timbres en donne mieux l’illusion. » Comme virtuose, dès son enfance, il avait montré ce qu’il pouvait en ce genre, et Clementi, qu’on essayait en vain de lui opposer, proclamait lui-même que jamais il n’avait entendu un jeu aussi puissant, ni aussi expressif. Plus tard, Haydn déjà vieux ne pouvait, en l’écoutant, retenir ses larmes, « tant sa manière lui allait à l’âme. » De ses sonates, de ses Fantaisies pour piano se dégage un chant toujours inspiré, aux modulations tour à tour tendres ou pathétiques : la seconde partie y prend une importance inaccoutumée, et les accompagnemens sont eux-mêmes des mélodies. Dans ses concertos aussi, il rompt avec la tradition jusque-là respectée, de ne laisser à l’orchestre qu’un rôle secondaire, afin de faire dominer d’autant plus la virtuosité des exécutans. Chez Mozart l’orchestre a son importance propre, et si, quand la parole est au soliste, ses confrères l’accompagnent discrètement, leur tâche n’est jamais insignifiante ; l’unité de l’œuvre reste donc parfaite. De même, dans ses compositions à quatre mains, Mozart ne profite des perfectionnemens apportés à la fabrication du piano et de l’agrandissement du clavier que pour donner plus d’ampleur à ce genre de production et pour en faire mieux valoir les ressources expressives. Ses trios, ses quatuors et ses quintettes nous montrent la richesse croissante de ses combinaisons toujours subordonnée au développement thématique et au charme du chant qui s’exhale de l’ensemble. Aussi les contemporains étaient-ils déroutés par cette profusion d’idées qui chez lui ne laissait aucune place aux ritournelles consacrées, et l’on connaît le propos de Joseph II qui trouvait « cette musique trop belle pour les oreilles des Viennois. » Si limpide, si facile à comprendre qu’elle nous semble aujourd’hui, il n’y avait alors qu’une élite capable de saisir le lien délicat qui rattachait entre elles tant de pensées jaillissant spontanément de l’esprit du maître, comme d’une source pure et généreuse.

Pour la symphonie, dans son travail de composition, Mozart part du quatuor et, sur ce fond préparé pour le recevoir, l’éclatant coloris de sa palette musicale brille avec un charme et une fraîcheur inexprimables. A peine âgé de huit ans, il écrit à Londres sa première symphonie, et à la fin de sa dix-huitième année il n’en avait pas composé moins de vingt-deux. Mais loin d’avoir compris à ses débuts les ressources de ce genre de musique, il n’y attachait pas d’abord grande importance. Obligé, pour vivre, de tirer parti de tout ce qu’il faisait, il reprend pour les intercaler dans ces œuvres hâtives tantôt un morceau extrait d’un duo, tantôt l’ouverture d’un de ses opéras. Il adopte d’ailleurs la coupe consacrée par ses devanciers et la composition de leur orchestre. Pendant quatre années même, de 1774 à 1778, il n’écrit plus guère, en fait de musique d’orchestre, que des pièces assez courtes et d’un caractère moins sérieux. Mais à Paris, profitant des élémens plus nombreux qu’il a sous la main, il renforce le nombre des parties et les porte à dix-sept dans la symphonie qui lui est commandée par Legros pour le Concert spirituel, tandis que, dans celle qu’il écrit ensuite pour l’Allemagne, la partition composée ne présente plus que dix parties seulement. Peu à peu cependant, devenu maître dans le maniement de l’orchestre, il revient à cette forme musicale, et, suivant les exemples de Haydn, il y introduit le menuet. Dans les trois symphonies composées en moins de trois mois pendant l’année 1788, l’instrumentation a acquis une souplesse merveilleuse : elle s’adapte, en les colorant, à toutes les transformations de la pensée du maître. Le style est plus large, plus libre et les sonorités plus généreuses sont toujours choisies en vue de l’expression. Ces qualités sont surtout sensibles dans la Symphonie en sol mineur, tour à tour si gracieuse et si véhémente, et peut-être plus encore dans la Symphonie en ut, celle que, sans doute à cause des allures triomphantes de son début, on a surnommée Jupiter. L’Andante de cette dernière est un chef-d’œuvre d’inspiration et de mélodie chez un maître pourtant si riche en ce genre. Au lieu d’être, comme trop souvent, un placage et un ornement de parade ajouté après coup, pour mettre en évidence le savoir du compositeur, la fugue du Finale fait absolument corps avec l’œuvre et déploie à son profit toutes les ressources de la polyphonie avec une aisance magistrale. Au-dessus des complications de la forme, le chant plane toujours, et les détails, si touffus qu’ils soient, ne servent qu’à faire valoir l’ensemble. Dans cette tête si bien organisée, tout est réglé et ordonné d’avance, et Mozart ne perd jamais de vue l’unité de son œuvre. Cette œuvre est d’ailleurs comme gravée dans son esprit avant qu’il en ait jeté une seule note sur le papier, et lorsqu’il s’assoit à sa table de travail, c’est au courant de la plume et sans une seule rature qu’il écrit ses partitions.

Mais de tels efforts, une pareille concentration de la volonté, viennent à bout des organisations les plus vigoureuses, et un épuisement prématuré devait être pour Mozart la rançon de ce génie, en apparence très facile, mais qui, dans les fatigues d’une production sans trêve, avait consumé le plus pur de sa substance. Il travailla cependant jusqu’à sa dernière heure, et sur son lit de mort, entouré des feuilles de ce Requiem qu’il composait comme pour ses propres funérailles, il vit venir la fin sans faiblesse, stoïquement, chrétiennement résigné. Son seul regret était de n’avoir pas encore donné sa mesure, de partir au moment où, en pleine possession de son art, « il allait, ainsi qu’il le disait lui-même, écrire avec son cœur, » lui qui pourtant n’avait jamais fait autre chose.


EMILE MICHEL.

  1. Un vol. in-8o ; Pottier de Lalaine, 1875.
  2. Histoire de la symphonie à orchestre, p. 70.
  3. Le compositeur viennois Umlauf, qui lui avait donné à déchiffrer un de ses opéras sur le manuscrit, était émerveillé de la façon dont Mozart s’était acquitté de cette tâche dans les conditions les plus défavorables. « Il faut qu’il ait le diable dans la tête, au corps et dans les doigts, pour jouer ainsi mon opéra, si mal écrit que je n’aurais presque pas pu le lire, et qu’il a joué comme s’il l’avait composé lui-même. »
  4. Dan Kunslwerk der Zukunft.