V.

L’OPPOSITION SOUS LES CÉSARS.



Un des plus grands malheurs du régime impérial à Rome, c’est de n’avoir pas trouvé en face de lui une opposition franche et déclarée. Je sais que beaucoup de personnes seront disposées à l’en féliciter. On regarde d’ordinaire comme un gouvernement fort celui qui fait taire par la violence les opinions qui lui sont contraires ; c’est une erreur profonde, car il montre, en supprimant la contradiction, qu’il se défie de lui et se croit trop faible pour la supporter. Le gouvernement vraiment fort est celui qui laisse l’opposition se produire librement et qui s’arrange pour vivre avec elle ; le chef-d’œuvre, c’est de vivre d’elle, comme font les Anglais. Chez eux, non seulement on la tolère, mais on en profite ; tandis qu’ailleurs on la met hors la loi et on lui impose l’obligation de tout détruire pour subsister, là on l’a introduite dans le gouvernement même, comme un rouage nécessaire, et on l’a ainsi intéressée au salut de la machine.

Malheureusement pour lui, l’empire romain fut un de ces régimes malavisés qui ne souffrent pas d’être contredits. Il y était prédisposé par sa nature même. Ce qu’il avait d’ambigu et de peu précis, ces formes républicaines dont il voulait couvrir une autorité absolue devaient le rendre facilement soupçonneux. Les précautions qu’il avait prises contre les révolutions les lui faisaient redouter. Ces grands noms qu’il avait conservés par prudence, ces consuls, ce sénat, lui remettaient sans cesse devant les yeux un passé dangereux. Comme il craignait toujours qu’on ne prît au sérieux ces apparences de liberté, la moindre voix qui s’élevait contre lui lui faisait peur. Aussi se donna-t-il un mal incroyable pour imposer silence à tout le monde. Non-seulement il empêcha de parler au sénat, mais il fit pénétrer ses agens jusque dans les maisons des particuliers. Il se glissa dans les réunions privées, il se cacha sous les tentures des portes ou dans l’épaisseur des murailles, et il fut sans pitié pour toute parole un peu libre qu’il avait saisie ainsi dans le secret de la famille ou dans les épanchemens de l’amitié. Après avoir puni ceux qui se plaignaient, il frappa ceux qui pouvaient se plaindre ; il supposa que les gens vertueux ou riches, les grands seigneurs, les généraux illustres, s’ils n’étaient pas déjà des ennemis cachés, ne tarderaient pas à l’être, et pour les empêcher de le devenir, il s’en débarrassa au plus vite ; mais toutes les précautions furent vaines. C’est une folie que de prétendre empêcher toute opposition : il n’y a jamais eu de gouvernement qui ait satisfait tout le monde, et quand on défend à ceux qui sont mécontens de le dire, ils deviennent plus mécontens encore ; ils auraient été des railleurs, on en fait des révoltés. À chaque coup que frappait l’empereur, les haines s’accumulaient dans l’âme des survivans. Aigries par la honte et la peur, longtemps dissimulées et rendues plus violentes par cette dissimulation même, elles finissaient par faire explosion, quelquefois dans des insurrections ouvertes, le plus souvent dans des vengeances obscures. Sur huit princes qui ont régné d’Auguste à Vespasien, sept ont péri de mort violente, et il n’est pas sûr qu’on n’ait pas aidé le huitième à mourir : voilà un beau résultat de la répression à outrance.

Il y avait donc, quoi qu’on fît, une opposition sous l’empire, mais une opposition prudente, qu’on forçait de parler bas, si on ne pouvait pas la contraindre à se taire, qui se cachait avec soin dès que les temps devenaient mauvais : aussi faut-il, à la distance où nous sommes, quelque effort pour la découvrir. Essayons pourtant de le faire, prêtons l’oreille à ces plaintes timides, tâchons de saisir ces murmures étouffés, et avant de nous demander ce que voulaient ces mécontens, quels étaient leurs vœux et leur programme, commençons par examiner dans quelle partie de l’empire, dans quels rangs de la société ils se trouvaient d’ordinaire.

I.

On est d’abord tenté de les chercher où ils n’étaient pas. Il semble, par exemple, que les provinces, qui étaient des pays conquis, et que les Romains avaient souvent bien rudement traitées, devaient être mal disposées pour l’autorité impériale et prêtes à se soulever contre elle ; il n’en est rien. Les provinces au contraire paraissent alors en général satisfaites de leur sort. La frayeur, la servitude, la corruption, tous les mauvais effets du régime impérial semblaient être concentrés à Rome. Dès qu’on perdait de vue le Palatin, on respirait un air plus libre. Les gens que les empereurs choisissaient pour gouverner les provinces n’étaient certes pas tous irréprochables. Sénèque parle d’un proconsul d’Asie qui avait fait tuer 300 personnes à la fois et qui se promenait parmi les cadavres en disant : Quelle action de roi ! — Il est question dans Pline le Jeune d’un gouverneur qui vendait des lettres de cachet comme les ministres de Louis XV, et d’un autre qui écrivait à sa maîtresse : « Je vous arrive tout à fait dispos avec 40 millions de sesterces ; j’ai vendu, pour les amasser, la moitié de la Bétique ». Néanmoins ces excès n’étaient pas communs, et ils furent d’ordinaire sévèrement réprimés. Les empereurs avaient intérêt à ne pas laisser piller leurs provinces, les méchans princes ne le souffraient pas plus que les bons. Tibère prit plaisir à effrayer les proconsuls malhonnêtes par quelques exemples rigoureux. Domitien se piquait d’être un justicier terrible ; on sait comment il voulut à tout prix trouver une vestale coupable pour se donner la gloire de l’enterrer toute vive. Il était heureux aussi d’avoir de temps en temps un proconsul à punir pour entretenir sa réputation de sévérité. Les provinces furent donc à ce moment plus justement administrées que jamais ; jamais aussi le monde n’a joui d’une paix plus profonde. Pendant un siècle, à l’exception des frontières reculées, tout l’empire fut tranquille. Le mélange des peuples qui le composaient s’accomplit à la faveur de cette tranquillité. Les nationalités les plus opiniâtres cessèrent de résister à l’esprit romain. On vit de grands peuples renoncer d’eux-mêmes à leur idiome pour accepter celui de leur vainqueur ; tandis que le celte et le punique se cachaient au fond de quelques bourgades obscures, le latin, sans contrainte, s’établit dans toutes les villes, et devint bientôt la langue de toute l’Europe occidentale. Jamais on n’a été plus près de réaliser cette cité universelle rêvée par les philosophes et qui devait contenir toute l’humanité. C’était après tout un grand spectacle et qui frappait tous les esprits élevés. Plutarque appelait Rome une déesse sacrée et bienfaisante, et la remerciait d’avoir réuni toutes les nations entre elles. « Elle est, disait-il, comme une ancre immobile qui fixe les choses humaines au milieu du tourbillon qui les agite ». Ainsi, même dans cette Grèce légère et railleuse, enivrée d’elle-même, dédaigneuse d’autrui, on était fier de cette patrie nouvelle que la conquête avait imposée, mais qui se faisait accepter par ses bienfaits. Partout on jouissait avec bonheur de la paix, de la sécurité, biens précieux que le monde avait si peu connus encore ; on était plein de reconnaissance pour ce pouvoir qui en assurait la possession, et il n’y avait nulle part d’opposition systématique contre lui.

Au-delà des provinces, sur les frontières menacées de l’empire, se trouvait l’armée ; l’armée aussi était dévouée aux empereurs. On avait beaucoup d’égards pour elle, quoiqu’il ne soit pas vrai de dire, comme on le fait souvent, que l’empire fût alors une monarchie militaire. C’était bien un gouvernement civil qu’Auguste avait voulu fonder, et jusqu’à la mort de Néron l’armée n’eut aucune part dans les affaires publiques. Les chefs obéissaient fidèlement, quoique souvent contrariés dans leurs desseins et punis pour leurs succès encore plus que pour leurs revers. Corbulon, arrêté par un ordre de l’empereur au moment où il allait remporter une victoire, se contentait de dire en se retirant : « Que les généraux d’autrefois étaient heureux ! » L’armée, grâce à sa constitution particulière, échappait encore plus que les provinces au despotisme impérial. Il ne faudrait pas croire, quand on la voit si soumise, si disciplinée, qu’elle fût assujettie à une obéissance tout à fait passive ; cette obéissance avait quelque chose de libre et de spontané qu’on ne retrouve plus dans les armées d’aujourd’hui. La discipline y était sévère, mais il semble qu’elle fut volontairement acceptée. Les soldats se soumettaient sans murmurer aux châtiments les plus rigoureux, parce qu’ils en savaient l’utilité. On raconte qu’après une révolte les prétoriens, qui étaient pourtant les plus mutins de tous, vinrent demander comme une faveur à être décimés. Placés en face d’un danger toujours présent, qu’ils ne pouvaient éviter que par la soumission, ils avaient consenti à faire l’abandon d’une partie de leur indépendance, mais ils ne l’avaient pas livrée tout entière. Ils conservaient quelque droit de se réunir et de délibérer ; il leur arrivait parfois de se choisir des délégués pour exposer leurs griefs au sénat et au prince, et nous ne voyons pas que le prince et le sénat aient refusé de les recevoir. Dans le camp, à côté de la tente du général, s’élève la tribune, et elle est plus souvent occupée que cette tribune du Forum, devenue muette depuis la fin de la république. — Ces discours que les historiens mettent dans la bouche des généraux ne sont pas tout à fait imaginés à plaisir. Si l’on pouvait commander aux soldats, on devait aussi essayer de les convaincre ; comme ils avaient part aux dangers, on pensait qu’ils devaient être instruits des affaires. Le général n’hésitait pas à leur dire ses projets quand il le pouvait sans danger. Il leur lisait les lettres qui arrivaient de l’empereur ou des autres armées. Après la bataille, il les consultait volontiers sur les récompenses qu’il voulait décerner, et on lit sur la tombe d’un vétéran qu’il a été honoré d’un collier d’or « par le suffrage de sa légion ». C’est, je n’en doute pas, ce mélange de discipline et d’indépendance qui conserva dans les camps l’énergie des caractères pendant que tout s’abaissait ailleurs. Rome n’a jamais manqué de vaillans soldats et de grands généraux, même lorsqu’elle n’avait plus de citoyens. Elle remportait encore des victoires à ses derniers momens, et, quand elle était forcée de confier ses affaires intérieures à des Rufin et à des Eutrope, elle trouvait pour commander ses soldats des Stilicon et des Aétius. Ce n’est pas seulement à la force des traditions qu’elle doit cette persistance de l’esprit militaire, c’est encore à l’influence salutaire de la liberté.

Comme la province, l’armée était, en général satisfaite de sa condition. Les légions ne ressemblaient pas à nos régimens qu’on promène sans cesse d’un bout du pays à l’autre ; elles n’éprouvaient pas cet ennui du soldat d’aujourd’hui, voyageur fatigué qui ne peut s’attacher à rien. Chacune avait son campement fixe où elle venait se reposer après les expéditions. C’était une sorte de ville militaire, avec ses faubourgs où les fournisseurs étaient établis. Le soldat y retrouvait ses habitudes et ses amitiés ; il y menait en quelque façon une vie civile, formant avec ses camarades de ces associations, si fréquentes alors, qui avaient pour objet le plaisir ou la charité[1]. Il tenait au pays qu’il habitait, à la compagnie dans laquelle il était inscrit, à sa légion, dont il savait l’histoire et qu’il ne voulait pas quitter : aussi le voyons-nous d’ordinaire, au moment où il obtient son congé, élever un petit monument au génie de sa légion et de sa cohorte. Il tenait surtout à cette patrie romaine pour laquelle il versait son sang. Les soldats de l’armée du Rhin appartenaient presque tous à l’Espagne ou à la Gaule ; c’étaient les petits-fils de ceux qui avaient si courageusement résisté à César et à Auguste ; ils parlaient mal le latin et l’écrivaient plus mal encore ; cependant ils étaient fiers de se dire Romains quand il leur fallait combattre les Suèves ou les Bataves. Enfin ils tenaient à l’empereur dont l’image était sur leurs drapeaux, et dont on proclamait le nom après une victoire. Ce n’étaient pas des flatteurs, et ils ne se pliaient pas volontiers à tous les caprices du maître. Quand Claude envoya son affranchi Narcisse, devant lequel le sénat tremblait, inspecter les légions de Bretagne, les soldats le reçurent avec des huées, et le forcèrent de partir au plus vite ; ce qui ne les empêchait pas d’être attachés à Claude et de l’aimer, quoiqu’il ne le méritât guère ; mais, comme ils étaient habitués à mettre leur salut dans l’unité de commandement, ils ne comprenaient le pouvoir que s’il était représenté par un seul homme, et le nom de l’empereur résumait pour eux la patrie. Quand nous voyons tant de simples soldats élever des monuments modestes à la gloire du prince dont ils n’attendent rien et qui ne le saura pas, il faut bien admettre que leur dévoûment était sincère. Ainsi dans l’armée, comme dans les provinces, nous ne trouvons pas d’opposition systématique à l’empire.


II.

Il semble au premier abord qu’il n’y en avait pas non plus à Rome ; quand on se tient à quelque distance, on n’entend qu’un concert d’éloges. Tous les princes, les plus mauvais comme les meilleurs, reçoivent invariablement les mêmes hommages. Le sénat s’épuise en efforts pour trouver des flatteries nouvelles ; les grands colléges de prêtres mêlent le nom de l’empereur, quel qu’il soit, à toutes leurs prières. Quand il est absent, des autels s’élèvent de tous les côtés à la Fortune du retour ; on fait des vœux à Silvain ou à Esculape dès qu’il est malade. Au cirque, au théâtre, le peuple l’accable de ses acclamations ; les citoyens les plus illustres s’entassent sur les rampes du Palatin pour le saluer à son réveil. On lui dresse partout des statues, on lui élève des arcs de triomphe, on donne son nom aux mois de l’année, on grave sur le revers de ses monnaies l’image de la Félicité publique. Les poètes en renom le comblent des complimens les plus hyperboliques. Virgile, plaçant Auguste, de son vivant, parmi les constellations, annonçait que le scorpion se gênait un peu pour faire place au nouvel astre. Lucain recommande à Néron, quand il sera dieu, de se mettre bien exactement au milieu du ciel ; s’il pèse trop sur un des côtés de la voûte céleste, l’axe du monde fléchira sous le poids d’un si grand prince, et l’équilibre des choses sera dérangé. Martial se demande sans sourire si jamais Rome a été plus glorieuse et plus libre que sous Domitien. À ne consulter que l’enthousiasme officiel, tout le monde paraît fort heureux, et il semble que ce contentement général ne laisse point de place à la moindre plainte.

On se plaignait pourtant, et avec d’autant plus d’amertume qu’on ne pouvait pas se plaindre à son aise. « Je n’ignore pas, disait Tibère qu’on m’attaque dans les cercles et dans les repas, in conviviis, in circulis ». Les repas, les cercles, les lieux où se réunissait d’ordinaire la bonne compagnie, ce que nous appelons le monde aujourd’hui, étaient donc le centre de cette opposition de Rome ; c’est là qu’il faut l’aller prendre et l’étudier. — On a remarqué avec raison que vers le temps de Cicéron et de César, dans ce déclin de la vie publique, la vie du monde commençait. L’empire, on le pense bien, n’arrêta pas ce mouvement : il diminua l’intérêt qu’on pouvait prendre à la politique, et fit beaucoup de désœuvrés. Tout ce temps que n’occupaient plus le soin des candidatures et les affaires d’un parti, c’est au monde qu’on le consacra ; plus que jamais on mit tout le plaisir de la vie dans ces réunions aimables où les gens bien élevés se rencontraient. La présence de plus en plus régulière des femmes donnait à ces sociétés un caractère nouveau. Elles n’avaient jamais été à Rome aussi esclaves qu’on le dit ; l’empire acheva de les émanciper. Elles se délivraient tous les jours de cette réclusion domestique à laquelle les anciens usages prétendaient les condamner ; elles allaient partout, sans soulever les mêmes réclamations qu’autrefois, non-seulement à ces assemblées légères qui avaient le plaisir pour objet, mais aux plus sérieuses, où l’on est un peu surpris de les trouver. Il y avait des femmes à ce repas que l’empereur Othon donnait à ses amis le soir où une révolte des prétoriens vint si mal à propos déranger les convives ; il y en avait aussi à ce dernier entretien de Thraséa, qu’il ne quitta que pour mourir. En présence des femmes, on ne peut plus discuter, on cause ; Sénèque a défini à merveille cette conversation du monde qui effleure tout et n’épuise rien, varius sermo nullam rem usque ad exitum adducens, sed aliunde alio transiliens. Lui-même y excelle, et il en donne l’exemple comme le précepte. On voit bien que c’est pour le monde que ses ouvrages sont écrits ; c’est là que sa morale s’adresse, elle suppose des gens riches et oisifs, s’occupant beaucoup des autres et d’eux-mêmes, habiles à découvrir les motifs secrets des actions et les replis des caractères.

De quoi parlait-on d’ordinaire dans ces assemblées ? D’abord beaucoup de soi et des autres. L’habitude de vivre ensemble donne le goût de s’étudier, de connaître à fond les passions et les caractères. Dans cette immense ville, qui contenait le monde entier, comme dit Lucain, où se livraient tous les jours tant de combats acharnés pour la conquête du pouvoir et de la fortune, les sujets d’étude ne manquaient pas à ces moralistes mondains. Ils ramassaient les anecdotes piquantes sur les personnages connus, et venaient les raconter le soir à leurs amis. On devait aussi beaucoup causer de littérature. Tout ce grand monde de Rome aimait les lettres et les cultivait ; on était ordinairement orateur par état et poète pour se délasser. Il a fleuri alors toute une poésie de salon qui ne nous est pas arrivée et qui ne méritait pas de survivre, mais qui était faite pour charmer ces sociétés élégantes. Comme au temps de l’abbé Delille, on chantait le jeu de dés ou le jeu d’échecs, la pêche et la natation, la danse et la musique, l’art de bien ordonner un repas et de recevoir honnêtement les convives. Quelque agrément qu’on trouvât à entendre lire ces poèmes, le plaisir devait pourtant s’user à la longue, et il fallait qu’on trouvât de nouveaux sujets d’entretien pour ranimer l’intérêt de la causerie ; c’est ainsi que, lorsqu’on avait épuisé la littérature et la médisance, on arrivait naturellement à la politique.

Le grand monde de Rome avait d’abord fort bien accueilli l’empire. Tous ces grands seigneurs qui avaient pris étourdiment les armes, mais qui au fond étaient, selon Caton, plus attachés à leurs viviers qu’à la république, ces jeunes gens qui, en se rendant au camp de Pompée, croyaient, comme les émigrés de 90, qu’ils ne seraient absens qu’une saison, qui disaient partout qu’ils reviendraient manger des figues de Tusculum à l’automne, et que l’orage avait tenus pendant plus de dix ans éloignés de leur pays et de leurs plaisirs, surent beaucoup de gré à celui qui leur permettait de revenir chez eux sans péril, qui leur rendait leurs palais du Coelius et du Quirinal, leurs villas de Praeneste ou de Tibur, les spectacles du théâtre ou du cirque, les promenades sous les portiques, les flâneries du soir au Champ de Mars et les fêtes brillantes de Baïes au printemps. Il y eut tout d’abord comme une explosion de reconnaissance et d’enthousiasme pour ce jeune homme qui donnait la paix à l’univers après des années si troublées. « C’est un dieu, répétait tout le monde avec Virgile, et une victime nouvelle tombera tous les mois sur son autel ». Grâce à la bonté de ce dieu qui débarrassait les citoyens de leurs affaires, on n’avait plus à songer qu’au plaisir. Comme il arrive après ces grandes crises qui mettent les sociétés en péril, on se livrait sans retenue à la joie de vivre, et l’on jouissait avec ardeur de ces biens dont on avait été si longtemps privé. On peut donc affirmer que ce monde dont Ovide était le poète favori, pour lequel il écrivit l’Art d’aimer, se livrait tout entier et sans réserves aux agrémens du présent, et qu’il ne regrettait rien du passé ; mais on a beau faire, le plaisir finit par peser, la paix ennuie, et il n’y a rien qui fatigue plus à la longue que le repos. À mesure que s’éloignait le bruit des guerres civiles, on devint moins reconnaissant pour celui qui en avait délivré l’empire. La nouvelle génération née depuis la bataille de Philippes, qui n’avait pas vu les proscriptions, trouvait moins de charmes à la tranquillité publique. D’ailleurs Auguste vieillissait ; le malheur avait plus d’une fois frappé sa maison ; ses enfans étaient morts, ses armes n’avaient pas été toujours heureuses ; le prestige des premières années s’était en partie dissipé. On était las d’admirer, on devint peu à peu sévère et railleur, et une fois sur cette pente on finit par tout critiquer. C’est ainsi que dès les dernières années du règne d’Auguste, dans le monde élégant de Rome, commença contre les césars une opposition qui devait durer autant qu’eux.

Il était bien difficile qu’il n’en fût pas ainsi. L’empire avait saisi cette société au moment du plus large développement de l’intelligence, dans tout l’éclat des lettres et des arts. Or il faut, pour accepter le pouvoir-absolu sans murmure, pour applaudir à toutes ses décisions, pour se résigner à ses caprices, renoncer tout à fait à se servir de son jugement, et c’est une vertu à laquelle des gens éclairés n’arrivent pas sans quelque peine. Rien ne favorise mieux le despotisme que l’ignorance ; au contraire la pratique des lettres entretient une certaine indépendance de la pensée ; les esprits, étant plus cultivés, sont plus vifs, plus exigeans, moins faciles à contenter. Des gens habitués à vivre au milieu de ces sociétés spirituelles, où l’on tient surtout à ne pas paraître dupe, ne pouvaient pas prendre au sérieux toutes ces comédies qui se jouaient dans le sénat. Spectateurs réservés et malins, mal disposés pour l’enthousiasme, ils devaient sourire à ces flatteries excessives dont on accablait le prince, et l’apothéose de l’empereur mort ou vivant les trouvait sans doute assez incrédules. Le monde développe le penchant à l’ironie : savoir agréablement railler son voisin y est une qualité très estimée, et il faut croire qu’on la prisait encore davantage quand ce voisin était l’empereur. C’était sans doute un jeu périlleux, et des railleries qui s’adressaient si haut pouvaient coûter cher ; mais le danger n’était pas toujours un motif de renoncer à une plaisanterie quand on la trouvait spirituelle et qu’on croyait quelle serait applaudie. « Je ne puis pas avoir pitié, disait Sénèque le père, de ces gens qui hasardent de perdre la tête plutôt que de perdre un bon mot ». Dans ce monde léger et charmant, on ne voulait pas perdre un bon mot, même au risque de perdre la tête. Il fallait bien se dédommager de la contrainte qu’on venait d’éprouver au sénat, où l’on était forcé de faire bon visage aux amis du prince et d’applaudir aux éloges dont ils le comblaient. On en sortait toujours mécontent des autres et de soi-même, le cœur plein d’une colère qui avait besoin de se soulager. Aussi causait-on librement dès qu’on se trouvait seul et qu’on ne se croyait entendu que d’oreilles fidèles. Ce qu’on aimait surtout à se communiquer dans ces entretiens secrets, c’étaient ces nouvelles « qui ne peuvent se dire ni s’écouter sans danger ». Rome alors était pleine de ces nouvellistes dont les journaux et le télégraphe ont discrédité le métier. Ils savaient tout, ce que disaient les armées, ce que pensaient les provinces ; ils donnaient sur tout ce qui arrivait les informations les plus précises. Quand un personnage important venait de mourir, ils racontaient toutes les circonstances de sa mort ; ils disaient sans hésiter qui avait tenu le poignard ou versé le poison. Jamais les méchans bruits de toute sorte n’avaient plus circulé à Rome que depuis qu’on empêchait les gens de parler, prohibiti sermones ideoque plures. L’autorité, en cherchant à saisir ceux qui les propageaient, leur donnait encore plus de créance. C’est d’ailleurs notre nature que nous sommes volontiers incrédules pour ce qui se raconte ouvertement et que nous acceptons sans discuter ce qui se murmure à l’oreille. Ainsi toutes les mesures que prenait le pouvoir tournaient contre lui. On savait tout, on croyait tout, on voulait trouver des raisons à tout, et les plus naturelles n’étaient pas les mieux accueillies ; il fallait, pour se faire écouter, imaginer à tous les événemens des explications étranges et raffinées. Cette opposition prenait des formes très diverses, elle se pliait aux circonstances : selon les temps, elle remontait à la surface ou s’enfonçait dans l’ombre ; mais, courageuse ou timide, visible ou cachée, elle ne mourait jamais ; c’est cette souplesse et cette persistance qui faisaient sa force. Tantôt elle osait se produire au grand jour par un pamphlet : c’était par exemple un de ces testamens satiriques, comme il était d’usage d’en inventer pour les personnages considérables, et où les morts disaient librement tout ce que pensaient les vivans. Tantôt elle répandait des vers méchans qu’on se répétait à l’oreille, et qui, après avoir parcouru tous les étages de cette société mécontente, se retrouvaient un jour écrits par des mains inconnues sur les murailles du Forum. « Tibère dédaigne le vin, disait-on, depuis qu’il a soif de sang ; il boit le sang aujourd’hui, comme il buvait le vin autrefois ». Si cette audace avait trop de péril, on se rabattait sur ces allusions malicieuses qui étaient facilement saisies par ces esprits éveillés. Scaurus avait fait une tragédie d’Atrée. En apparence, c’était un divertissement innocent ; mais il se trouvait que son Atrée ressemblait beaucoup à Tibère. Maternus lisait dans les salons un drame qu’il avait composé sur Néron, ou il raillait ses manies littéraires et représentait « les muses indignées d’un si misérable adorateur ». Tout le monde, en l’écoutant, songeait à Domitien qui avait les mêmes travers. Quand ces allusions étaient elles-mêmes poursuivies et punies, on se contentait d’échanger quelques mots furtifs en se rencontrant. Devenait-il tout à fait impossible de parler, on avait un art de se taire qui laissait voir ce qu’on pensait, et l’on trouvait moyen de rendre le silence même séditieux, occulta vox aut suspicax silentium. Voilà ce qu’était l’opposition sous l’empire.

Il faut bien avouer qu’elle n’avait pas toujours le sens politique. Elle attaquait souvent des mesures excellentes dont elle ne comprenait pas la portée. Tout servait de prétexte à sa mauvaise humeur. Tibère ne pouvait rien faire dans les premières années qu’on ne l’interprétât mal. On le blâmait de rester à Rome pendant la révolte des légions de Germanie ; il est vrai qu’on l’aurait encore plus blâmé, s’il en était sorti. On lui en voulait de fuir le spectacle des gladiateurs : cette haine des fêtes populaires n’était-elle pas la preuve d’un esprit morose et ténébreux ? mais en même temps on ne pardonnait pas à son fils Drusus d’y prendre trop de plaisir. On accusait son insatiable vanité quand il acceptait les honneurs qui lui étaient offerts, et on le traitait de dédaigneux, s’il les rejetait. Quand il défendit qu’on lui élevât un temple en Espagne et qu’il refusa de prendre sa divinité au sérieux, sagesse dont la postérité doit lui savoir gré, on prétendit que c’était d’une âme vulgaire ; « les grands hommes, disait-on, aspirent aux grandes récompenses, et qui méprise la gloire méprise aussi la vertu ». Après une inondation du Tibre qui avait dévasté tous les quartiers bas de Rome, on eut la pensée de prévenir le retour de ces ravages en donnant un autre écoulement aux lacs et aux rivières qui grossissent le fleuve. Il se trouva des gens pour se plaindre de cette sage mesure. Ils disaient que « la nature avait sagement pourvu aux intérêts des mortels, et que c’était un crime d’essayer jamais de la contraindre et de la corriger » ; ils allaient jusqu’à prétendre qu’on humilierait le Tibre, si on diminuait la masse de ses eaux, « et qu’il s’indignerait de couler moins glorieux ». Voilà des raisons bien singulières, et les habitans du Vélabre trouvaient sans doute qu’il valait mieux protéger leurs maisons que de conserver la gloire du Tibre.

Il est certes bien facile de se moquer d’une opposition si maladroite, et nous voyons que déjà on le faisait à Rome. Cependant, si mesquine et si impuissante qu’elle paraisse par moments, elle a rendu quelques services. Sans elle, aucune protestation ne se serait jamais élevée contre ce pouvoir effrayant, et, se sentant sans ennemis, il aurait été plus dur encore. Quelques excès qu’il se soit permis, n’oublions pas qu’il pouvait s’en permettre davantage. Cette servitude qui pesait sur les Romains et qui nous semble si lourde, ce n’était pas encore, selon Tacite, la pleine servitude, puisqu’il prétend qu’ils ne l’auraient pas supportée, nec totam libertatem pati possunt nec totam servitutem. Aucune institution n’avait assez de force pour résister à l’autorité impériale ; elle ne pouvait être retenue que par l’opinion, et il est sûr que l’opinion l’a quelquefois arrêtée. Tibère la ménageait, et Néron, après la mort de sa mère, lui faisait l’honneur de la craindre. Si malgré ses complaisances ordinaires elle a osé par momens faire entendre quelques murmures, c’est qu’elle était réveillée de son apathie par ces contradictions timides et ces railleries discrètes des gens du monde. Ce bruit, si léger qu’il nous semble, était entendu dans ce grand silence, et il suffisait pour entretenir une inquiétude vague et un mécontentement secret. Cette opposition qui nous paraît si faible était donc pour quelque chose dans ces explosions de vengeance publique ou privée qui délivraient l’empire des mauvais princes. C’est elle encore qui, quand ils étaient morts, imposait à leurs successeurs la conduite qu’ils devaient tenir. On les choisissait naturellement parmi ceux qu’une attitude un peu plus énergique, au milieu de la servilité générale, avait désignés à l’opinion. Ils avaient fait partie de ces mécontens du grand monde et connaissaient tous leurs griefs. « Vous avez vécu, vous avez tremblé comme nous, disait Pline à Trajan : c’était alors la vie de tous les honnêtes gens. Vous savez par expérience combien les mauvais princes sont détestés. Vous vous rappelez encore ce que vous désiriez, ce que vous déploriez avec nous ». S’il est vrai que le souvenir de ces plaintes et de ces haines et la crainte de les mériter aient rendu les Vespasien et les Trajan plus fermes dans leur honnêteté, si elle les a sauvés parfois des dangers et des séductions d’un pouvoir sans contrôle, il faut bien reconnaître qu’à Rome comme ailleurs l’opposition n’a pas été tout à fait inutile.


III.

Que voulait vraiment cette opposition ? avait-elle des principes fixes et un système arrêté ? Les délateurs le prétendaient, les césars le croyaient peut-être. La peur leur faisait voir dans ces gens du monde coupables de quelques bons mots des conspirateurs profonds qui préparaient toujours dans l’ombre quelque grande entreprise. C’était leur faire trop d’honneur : ceux qui conspiraient réellement se gardaient bien de rien dire ; les autres parlaient sans dessein, au hasard, pour soulager leur haine. C’étaient des mécontens isolés qui ne cherchaient pas à s’entendre, qui ne formaient pas un parti. Les plus résolus souhaitaient avec ardeur d’être délivrés de l’empereur qui régnait, mais en général leur pensée n’allait pas plus loin. Ils avaient plus de haine pour l’homme que pour le régime ; ils ne voulaient pas changer de gouvernement, mais de maître.

On peut affirmer qu’en dehors de Rome il y avait alors très peu de républicains dans l’empire. La province se souvenait de Verrès ; que lui importait d’ailleurs que l’autorité appartînt au sénat ou au prince, puisqu’elle n’y avait aucune part ? Les conséquences étaient toujours les mêmes pour elle, et sous tous les régimes il lui fallait obéir à des lois qu’elle n’avait pas faites. Les opinions de l’armée n’étaient pas moins décidées. C’est elle qui avait donné l’empire à César et jeté la république à terre ; elle ne l’oubliait pas, et Scribonianus, qui s’était révolté contre Claude, fut abandonné des soldats parce qu’on crut qu’il voulait la relever. À Rome, où la haine du présent était plus profonde et les souvenirs du passé plus vivans, les républicains devaient être moins rares ; il est même certain qu’ils étaient en assez grand nombre dans les écoles. On n’apprenait à la jeunesse qu’un seul art, l’éloquence ; or l’éloquence avait plus perdu que tout le reste à la ruine de la république. Elle a besoin de la liberté, la licence même ne lui est pas contraire. « La grande éloquence, dit Tacite, est comme la flamme ; il faut des alimens pour la nourrir, du mouvement pour l’exciter, et c’est en brûlant qu’elle brille ». Dans les orages d’un gouvernement populaire, un grand orateur peut arriver à tout. Un coup de fortune le jette au pouvoir et lui donne à la fois la gloire et la richesse. Ces hasards étaient rares sous le gouvernement nouveau, et l’éloquence n’y tenait que peu de place. Aussi tous ceux que tentaient ces aventures et qui avaient hâte de parvenir, les esprits emportés, les tempéramens fougueux, derniers produits des convulsions de la guerre civile, ceux que gênaient l’ordre et la régularité du régime impérial, Labiénus, Cassius, Sévère, regrettaient amèrement la république et ne se cachaient pas pour le dire. Ce qui montre combien leurs opinions dépassaient l’opposition timide du grand monde, c’est qu’en général ils y étaient détestés. Ils s’étaient mis en révolte ouverte avec cette société élégante qu’ils scandalisaient par la hardiesse de leurs paroles et le cynisme de leur conduite, et l’on n’était pas loin de trouver que l’empereur faisait bien de les punir ; mais ils avaient beaucoup d’influence dans les écoles. Orateurs célèbres au Forum, ils ne dédaignaient pas ces exercices par lesquels les rhéteurs formaient leurs élèves et qu’on appelait des déclamations. Ils y portaient à la fois les qualités brillantes de leur éloquence et l’audace de leurs opinions. On raconte que Labiénus déclamait un jour sur un sujet aimé des rhéteurs : il s’agissait de ces spéculateurs qui recueillaient les enfants exposés et les estropiaient pour en faire des mendians avantageux. Tous les orateurs s’apitoyaient sur les victimes, Labiénus s’avisa de prendre le parti du bourreau. Il le défendit par l’exemple des princes et des grands seigneurs, qui n’avaient pas plus que lui le respect de l’humanité, qui entassaient les esclaves dans leurs maisons, qui les mutilaient pour les faire servir à leurs plaisirs, « qui, n’étant pas hommes eux-mêmes, voulaient empêcher les autres de l’être ». Était-il juste de punir un misérable quand ces grands coupables échappaient ? Cette éloquence violente séduisait les jeunes gens. Labiénus et Cassius Sévère étaient à la mode chez les écoliers. Non seulement on imitait leur façon de parler, mais on partageait leurs sentimens politiques. Les sujets qu’on avait l’habitude de traiter chez les rhéteurs étaient encore ceux de l’ancien temps ; il y était beaucoup question du tyran, personnage d’une méchanceté hyperbolique, auquel on attribuait toute sorte de méfaits et qui ressemblait assez au traître de nos mélodrames. Quel plaisir on éprouvait à le maltraiter ! et comme la classe était heureuse le jour où, selon le mot de Juvénal, elle tuait en chœur le tyran !… L’histoire contemporaine avait aussi pénétré dans les écoles, et l’on y traitait des sujets empruntés aux événemens de la veille. Dès le règne d’Auguste, la vie et la mort de Cicéron devinrent un thème de déclamations pour les élèves et les maîtres. On supposait, par exemple, qu’à ses derniers momens il délibère avec ses amis pour savoir s’il doit implorer le pardon d’Antoine et brûler ses Philippiques. L’occasion était bonne pour parler des proscriptions, et l’on ne se refusait pas le plaisir de flétrir en passant « ces enchères sanglantes où l’on mettait à prix la mort des citoyens ». Antoine était naturellement le plus malmené des triumvirs : il n’était plus là pour se défendre ; mais les autres n’étaient pas non plus épargnés. On ne voulait pas admettre ces mensonges officiels qui montraient Octave faisant tous ses efforts pour arracher Cicéron à son collègue ; on disait au grand orateur qu’il lui fallait mourir, qu’il n’avait à espérer de secours de personne, que, s’il était odieux à l’un des triumvirs, il était gênant pour l’autre, et que sa mort délivrait l’un d’un ennemi, l’autre d’un remords. Qu’on juge des applaudissemens qui accueillaient ces paroles hardies !

Il y avait donc encore des républicains dans les écoles ; les maîtres surtout, qui perdaient plus que tout le monde au gouvernement nouveau et que l’enthousiasme des élèves ne dédommageait pas des succès du Forum, devaient naturellement regretter beaucoup le passé. Ces regrets étaient justes, et l’on ne peut s’empêcher de les partager quand on parcourt ce qui nous reste de cette éloquence des rhéteurs. Que de forces perdues ! que d’esprit, que de talens dépensés sans profit ! quelle finesse d’observations ! quelle vigueur de pensées et qu’il est malheureux qu’au moment où l’éloquence romaine, arrivée à la perfection, s’élançait dans toutes les voies, l’empire l’ait brusquement renfermée dans l’école ! Quel orateur, par exemple, que ce Porcius Latro, s’il avait été jeté dans des luttes dignes de son talent ! Sénèque nous dit qu’il y avait dans son éloquence d’admirables élans et des défaillances subites ; s’il lui arrivait d’être inférieur à lui-même, s’il paraissait par momens s’abandonner, n’est-ce pas parce qu’il avait le sentiment secret de la futilité de son œuvre et de ce qu’il aurait pu faire en d’autres temps ? Son rival Albutius Silus avait soin de glisser dans ses discours des mots vulgaires pour ne pas paraître uniquement un artisan de style. Ce métier de rhéteur, qu’il faisait avec tant de gloire, lui répugnait, et il ne cachait pas ses regrets pour une forme de gouvernement qui lui aurait permis d’être un orateur politique. Un jour qu’il plaidait à Milan et qu’on voulait empêcher ses auditeurs de l’applaudir, il se tourna vers la statue de Brutus, et l’appela le soutien et le défenseur des lois et de la liberté. Si les maîtres, des hommes graves et posés, étaient souvent républicains, les élèves devaient l’être bien plus encore. Seulement il est probable que l’ardeur de ces sentimens ne se soutenait pas. Une fois entrés dans la vie réelle, ces jeunes gens oubliaient leurs opinions anciennes. Quelques-uns de ceux qui à l’école tuaient le tyran avec le plus d’énergie, et qui conseillaient résolument à Cicéron de mourir plutôt que de se déshonorer, désireux d’arriver vite, prenaient le chemin le plus court et se faisaient délateurs. De plus honnêtes devenaient prudens pour se sauver et ne refusaient pas de payer leur sécurité de quelques flatteries ; mais tous s’accommodaient en principe du régime qui existait, tous s’accordaient à reconnaître que la vaste étendue de l’empire, la variété des peuples qui le composaient, les ennemis qui se pressaient à ses frontières, exigeaient que le pouvoir fût concentré pour être plus fort et mis dans la main d’un seul homme.

Ce qui pourrait seul nous faire croire les républicains plus nombreux qu’ils ne l’étaient, c’est la sympathie avec laquelle tout le monde alors parle de la république. Ces grands souvenirs sont dans toutes les bouches, et l’on cite à tout propos les héros du temps passé. Il nous est d’abord difficile d’admettre que ces éloges ne contiennent pas quelques regrets ; nous pensons que des gens qui célébraient si volontiers Caton devaient naturellement aimer la cause pour laquelle il est mort, et qu’on n’était pas un ami de Brutus sans être un ennemi de l’empire. Il n’en est rien pourtant, et ces contradictions apparentes s’expliquent sans peine, quand on connaît l’habile politique d’Auguste. César avait renversé la république, Auguste voulut passer pour l’avoir rétablie, il prétendit en être le continuateur et l’héritier. Dès lors, il n’y avait plus d’opposition entre les héros républicains et lui ; il se mit sans façon dans leur compagnie et se servit de leur gloire pour rehausser la sienne. S’il ne dit pas ouvertement que César avait eu tort dans sa lutte contre Pompée, il le laissa dire par ses historiens et ses poètes. Tout le monde était pompéien autour de lui, et il ne s’en fâchait pas. Ceux qui voulaient le flatter, comme Properce, dénaturaient l’histoire sans pudeur, et représentaient Actium comme une revanche de Pharsale. Ne vit-on pas un prince de la maison impériale, celui qui fut plus tard l’empereur Claude, dont on avait fait un historien parce qu’on n’en pouvait pas faire autre chose, composer un jour un ouvrage pour défendre Cicéron contre les calomnies de Gallus ? On se permit bien plus encore après Tibère, et les noms de Caton et de Brutus ne furent plus prononcés qu’avec respect, sans qu’on en fît un crime à personne. J’en conclus que ces souvenirs n’étaient pas dangereux, et qu’en dehors des écoles, peu de personnes regrettaient le gouvernement que Brutus et Caton avaient servi.

Il y avait des gens surtout qui affectaient alors de parler du passé avec regret et qui se plaignaient toujours du présent ; c’étaient les philosophes. Étaient-ils pour cela des républicains ? Les délateurs le prétendaient, et ils n’étaient pas les seuls à le prétendre. « Cette secte, disaient-ils en parlant des stoïciens, n’a jamais produit que des intrigants et des rebelles. » Sénèque affirmait le contraire ; dans une lettre célèbre, et qui dut être très discutée, il essaya de prouver que les princes n’avaient pas de sujets plus fidèles que les philosophes. « Parmi les voyageurs, disait-il, qui naviguent sur une mer tranquille, ceux-là gagnent le plus au calme des flots et se croient surtout les obligés de Neptune qui transportent les marchandises les plus riches. » C’est ainsi que la paix publique est plus précieuse à ceux qui s’en servent pour arriver à la sagesse. Comme ils en font un meilleur usage que les autres, ils en apprécient mieux le bienfait et sont plus reconnaissans à celui qui le donne. Ce qui est sûr au moins, c’est que Sénèque n’était pas un républicain. La monarchie sous un roi juste lui semblait le meilleur des gouvernemens, et il a dit plusieurs fois qu’il croyait l’autorité impériale nécessaire au salut de Rome. « S’il nous arrivait par quelque accident de secouer le joug, et si nous ne souffrions pas qu’il nous fût remis sur la tête, cette admirable unité, ce vaste édifice de notre empire se briserait en pièces. Rome cessera de commander le jour où elle cessera d’obéir. » Sénèque, je le sais, est suspect, et comme sa fortune politique a pu influer sur ses opinions, on ne peut pas le prendre pour le représentant exact des philosophes de ce temps ; mais il n’était pas seul dans ces sentimens ; le plus illustre d’entre eux, l’honnête Thraséa, ne me paraît pas non plus un ennemi décidé de l’empire. Nous nous le figurons ordinairement comme un personnage austère, une sorte de Caton à l’humeur dure et frondeuse. C’était au contraire un homme du monde dont la maison était fréquentée par des hommes et des femmes de bonne compagnie ; il aimait beaucoup le théâtre, et à Padoue, sa patrie, il avait un jour paru sur la scène en costume tragique, ce qui aurait fort scandalisé les anciens Romains. Il était, selon Pline, d’une admirable douceur, et ne voulait pas qu’on reprît durement même les plus grands coupables. « Quand on déteste trop les vices, disait-il souvent, on n’aime pas les hommes. » Aussi mit-il beaucoup de discrétion et de savoir-vivre dans son opposition. Il n’avait rien de raide ni de violent. S’il croyait devoir prendre la parole au sénat pour s’opposer à quelque mesure fâcheuse, il commençait par l’éloge de l’empereur, qu’il n’hésitait pas à appeler un excellent prince, egregius princeps, — cet excellent prince était Néron ; — encore ne se permettait-il que rarement de ces éclats, il aimait mieux ne protester que par son silence. Quand Néron chantait, il se gardait bien de s’endormir comme fit un jour Vespasien, qui faillit payer de sa vie cette impolitesse ; il applaudissait même aux bons endroits, seulement on trouvait son enthousiasme trop modéré. Dans ces scènes étranges où les sénateurs effarés, s’enivrant eux-mêmes de leurs acclamations, finissaient par arriver à une sorte de délire de flatterie, Thraséa était plus froid que ses collègues, mais il votait comme tout le monde. Deux ou trois fois seulement, dans des circonstances solennelles, quand on devait féliciter Néron de la mort de sa mère ou décerner les honneurs divins à Poppée, Thraséa resta chez lui. Ce fut son plus grand acte d’audace et la cause de sa mort. On voit que rien dans sa conduite ne permet de supposer que ce fût un ennemi irréconciliable de l’empire.

L’opposition que les philosophes faisaient au pouvoir n’était pas tout à fait une opposition politique. Presque tous ces sages affectaient de regarder d’un œil de mépris le train des choses d’ici-bas, et s’occuper des détails d’un gouvernement leur semblait un métier médiocre. Ils professaient d’ailleurs que l’âme peut et doit s’abstraire du corps, qu’elle se fait à elle-même sa destinée et sa fortune, que les accidens de la vie n’ont pas de prise sur elle, qu’elle peut être heureuse au milieu de la misère et des tourmens, libre dans les fers. Dès lors le régime sous lequel on vivait importait peu, et même les plus hardis souhaitaient qu’il fût rigoureux pour exercer leur vertu, comme un dévot désire la souffrance et la pauvreté qui le font arriver plus vite au ciel. Cette opposition était plutôt morale que politique. Ce qui préoccupait surtout ces sages, c’était l’observation des règles ordinaires de l’honnêteté, et leurs blâmes frappaient dans l’empereur l’homme plus que le souverain. Ils lui reprochaient l’exagération de ses fêtes, les excès de sa table, son faste, ses débauches, son inhumanité, ou plutôt ils l’enveloppaient dans les anathèmes qu’ils lançaient sur tous leurs contemporains ; mais ils n’allaient pas plus loin, et s’ils avaient eu le bonheur de voir au Palatin un prince honnête et rangé, comme fut plus tard Marc-Aurèle, bon époux et tendre père, attaché à ses devoirs, scrupuleux à s’observer, fuyant volontiers la foule pour rentrer en lui-même, ils se seraient tout à fait accommodés de lui et n’auraient rien souhaité de plus. Ce n’étaient donc pas des factieux, comme le disaient les délateurs, on peut même dire que cette sorte d’indifférence qu’ils recommandaient pour les choses extérieures, ce penchant à placer toutes leurs satisfactions dans leur âme et à se détacher du reste, servaient le régime établi et lui faisaient des sujets paisibles ; mais, si cette opposition était sans danger pour l’empire, elle était très désagréable à l’empereur. Elle prenait la forme d’une leçon, et il n’y a rien qui impatiente plus que de recevoir des leçons dans une certaine fortune. On ne supporte pas facilement, lorsqu’on est le maître, ces réprimandes de précepteur mécontent. Quand Néron rentrait dans son palais en costume de cocher ou de comédien, ou qu’il revenait de battre les gens la nuit, ce qui était un de ses plaisirs les plus chers, il entrait sans doute en fureur s’il lui arrivait de rencontrer quelques-uns de ces personnages au teint pâle, au maintien grave, au costume sévère, qui semblaient se trouver sur sa route pour lui rappeler ses devoirs. Aussi avait-il pour les philosophes une haine mortelle.

La littérature était encore moins redoutable au pouvoir que la philosophie. Les gens de lettres n’avaient alors d’autre moyen de vivre que les libéralités du prince, et, comme ils profitaient des abus et des vices du régime nouveau, ils se gardaient bien d’en être les ennemis. Les poètes surtout, qui ont le privilège de pouvoir tout dire sans conséquence, étaient des flatteurs éhontés. Ils ne conservaient aucune mesure dans l’éloge de l’empereur vivant. Il ne leur coûtait pas de lui sacrifier tout le passé et de mettre les héros vénérables de la république aux pieds d’un Néron ou d’un Domitien. Il en est un pourtant qu’il faut excepter et qui a laissé une œuvre où l’esprit de la vieille Rome semble par moments respirer : c’est Lucain. Pas plus que son oncle Sénèque, Lucain n’était un républicain de naissance ; il trouva l’empire fort à son gré tant qu’il fut l’ami de l’empereur. Admis dans l’intimité du jeune prince qui venait de tuer sa mère, il partagea ses plaisirs sans scrupules, il accepta ses faveurs et les paya en compliments. Il improvisait des poèmes en son honneur et les venait lire aux jeux qu’il avait fondés. En même temps il écrivait des pièces pour les pantomimes en renom et ravissait le grand monde qui se pressait aux lectures publiques en plaidant le pour et le contre dans les causes scandaleuses du temps. Au milieu de ces futilités, il lui vint une grande ambition : la gloire de Virgile l’avait séduit ; il voulut laisser comme lui un poème national et commença la Pharsale. Que voulait-il faire à ce moment, et quels devaient être le héros et la pensée de son œuvre ? Je crois qu’il ne le savait guère, qu’il s’était jeté dans cette entreprise avec une certaine impétuosité de jeunesse et de génie qui ne lui laissait pas trop le temps de réfléchir. Dans tous les cas, l’amitié de Néron, auquel l’ouvrage était dédié, lui imposait certaines réserves. Je n’irai pas jusqu’à dire comme Bernhardy que Lucain était alors césarien. Sans doute il prétend au début de son récit qu’on ne peut savoir de quel côté était la justice (quis justius induit arma ? scire nefas) ; mais il tranche la question lui-même un peu plus loin quand il représente César qui passe le Rubicon malgré les prières de Rome. « Arrêtez-vous, lui dit-elle, si vous respectez les lois, si vous êtes encore un citoyen. » C’est un rebelle, puisqu’il ne l’a pas écoutée. Quand Lucain eut achevé ses trois premiers livres, il les fit connaître au public, et l’on devine de quelle façon ils furent accueillis. Il avait pris le moyen le plus sûr de charmer ses contemporains : il leur plaisait à la fois par ses qualités et par ses défauts. C’est juste à ce moment, lorsque le jeune poète était le plus enivré de ses succès, que Néron, qui était poète aussi, jaloux du bruit qu’il faisait, lui défendit de rien lire et de rien publier à l’avenir. On ne pouvait pas inventer de plus cruel supplice pour un homme qui s’était fait des applaudissements une habitude. Cicéron dit qu’un bon mot qu’on retient brûle la bouche ; la douleur est bien plus vive quand ce sont des vers qu’on empêche de voir le jour. Lucain continua son ouvrage en secret. À défaut d’autres admirateurs, il s’admirait beaucoup lui-même ; plus il trouvait ses vers beaux, plus il souffrait d’être seul à les connaître. Aigri par ces tourments de la vanité blessée, il en vint à détester non seulement l’empereur, mais l’empire. À mesure qu’on avance dans la lecture du poème, le patriotisme du poète augmente, les regrets du passé deviennent plus vifs. Tout le monde connaît cette magnifique explosion de colère et de douleur au moment où il arrive à la défaite de Pharsale. « C’est alors, dit-il, que la liberté nous a fuis pour ne plus revenir. Elle s’est réfugiée au-delà du Tigre et du Rhin ; elle est perdue pour nous, c’est le bien des Germains et des Scythes, l’Italie ne la connaît plus. Que je voudrais qu’elle ne l’eût jamais connue ! Rome, que n’es-tu restée esclave depuis le jour où Romulus appela les voleurs dans son asile jusqu’au désastre de Pharsale ! Je ne pardonne pas aux deux Brutus. Pourquoi avons-nous vécu si longtemps sous le règne des lois ? Pourquoi nos années ont-elles porté le nom des consuls ? Les Arabes, les Perses et tous les peuples de l’Orient sont plus heureux que nous : ils n’ont jamais connu que la tyrannie. De toutes les nations qui servent sous un maître, notre condition est la pire, car nous sommes esclaves en rougissant de l’être ! » Voilà certes les sentiments d’un républicain. Quand il écrivait ces vers, c’est-à-dire à la fin de son poème et de sa vie, Lucain, passant des paroles aux actes, cherchait à se venger du prince qui le forçait de cacher son talent comme un crime. Déjà sans doute la conjuration existait, déjà Scevinus préparait ce poignard qu’il avait été prendre dans le temple de la Fortune. Peut-être le poète voulait-il annoncer la délivrance prochaine quand il disait de Caton : « Le voilà, le véritable père de la patrie ; c’est lui dont Rome, devenue libre, aujourd’hui, demain, fera un dieu ! nunc, olim, factura deum !  » — Mais que comptaient faire tous ces conspirateurs pour rendre à Rome sa liberté ? Voulaient-ils lui restituer son ancien gouvernement ? Était-ce pour rétablir la république que ce républicain et ses amis prenaient les armes ? Personne n’y songeait. Il s’agissait simplement, dans ce complot dont Lucain était l’âme, de tuer un empereur et d’en nommer un autre… Ainsi ce poète patriote allait exposer sa vie pour continuer le régime d’Auguste, pour remplacer Néron par Pison, c’est-à-dire un joueur de cithare par un acteur de tragédie ; tant la république était regardée comme impossible par ceux mêmes qui semblaient la regretter le plus !

Il n’y a pas d’écrivain de cette époque qu’on connaisse moins et qu’on apprécie plus mal que Tacite. On le regarde généralement comme un ennemi systématique de l’empire ; mais en réalité sur quel fondement cette opinion repose-t-elle ? Est-ce parce qu’il a parlé sévèrement de Tibère et de Néron ? On pourrait s’en étonner, si les autres écrivains de ce temps les avaient mieux traités que lui. Suétone, qui était un secrétaire d’état, Dion, le panégyriste officiel de l’empire, ont-ils fait de ces princes des portraits beaucoup plus flatteurs ? Et ceux qui prétendent les réhabiliter ne sont-ils pas forcés d’admettre qu’il y a eu sur leur compte, dans toute l’antiquité, comme une conspiration de mensonge ? Tacite promet, au début de ses ouvrages, de parler sans haine et sans faveur, sine ira et studio ; il annonce qu’il se prémunira surtout contre la haine, qui risque de séduire le lecteur par ses faux airs d’indépendance. Il est permis de croire qu’il a tenu parole, et il ne paraît pas que les efforts qu’on a faits dans ces dernières années pour ruiner son autorité aient eu beaucoup de succès[2]. Peut-être dans ses appréciations des faits a-t-il quelquefois trop écouté les rumeurs et les soupçons de ce grand monde qu’il fréquentait ; mais il lui est arrivé souvent aussi de les démentir, et quant aux faits eux-mêmes, soyons sûrs qu’il les a toujours exactement rapportés. Qu’importe après tout qu’il ait quelquefois dénaturé les intentions de Tibère et qu’il lui ait prêté trop de finesse dans des actions indifférentes ? Il n’a pas inventé les massacres qui ont précédé et qui ont suivi la mort de Séjan. Ces crimes ne suffisent-ils pas à justifier sa sévérité ? On prétend que la passion a souvent troublé son jugement ; s’il s’agit de cette passion d’honnête homme qui anime tous ses récits, qui l’empêche de dissimuler sa pitié pour les victimes et sa haine pour les bourreaux, je ne veux pas l’en défendre. En y cédant, il n’oublie pas ses devoirs d’historien. Quant à la passion politique, elle est aussi absente de ses ouvrages qu’elle le fut de sa vie.

C’est une grande folie de se le représenter comme un conspirateur « qui s’est chargé de la vengeance des peuples, » qui vit seul et dans l’ombre, épiant le tyran qu’il doit livrer à la haine de la postérité. C’était un partisan sincère de l’empire, qui accueillait sans répugnance le pouvoir établi. Il a vécu dans les charges publiques et au grand jour, il a servi fidèlement ses maîtres, même les plus méchans. Il avait pris sans doute pour lui ce précepte qu’il donne quelque part aux autres : « Il faut souhaiter les bons princes et se résigner à souffrir les mauvais. » Il fut préteur sous Domitien, et nous ne voyons pas qu’il ait senti le besoin d’attirer sur lui la colère de l’empereur par des hardiesses inutiles. Il fit partie de ce sénat timide que le « Néron chauve » fit le complice de ses cruautés. Il était parmi ceux dont on observait la pâleur et dont on comptait les soupirs quand on amenait devant eux quelque victime importante. Il a vu traîner Helvidius en prison, il a été le juge de Sénécion et de Rusticus. On comprend l’effet que devaient produire sur cette nature honnête ces horribles spectacles ; mais enfin il les supporta, et quand Domitien eut succombé à une intrigue de palais, l’élection de Nerva et de Trajan combla tous ses vœux et ne lui laissa rien à regretter dans le passé ou à désirer dans l’avenir. C’est alors, pendant ce repos du monde, qu’il écrivit ses ouvrages. Un personnage politique qui ne les avait jamais lus s’est permis un jour de l’appeler un pamphlétaire ; jamais nom ne fut plus mal appliqué. Ses Histoires et ses Annales ne ressemblaient en rien à ces livres éphémères destinés à flatter la passion du moment et à disparaître avec elle ; ce n’étaient pas non plus de ces écrits anonymes et inavoués qui se glissent furtivement dans le monde et tirent leur intérêt de leur mystère. Il avait rempli les plus hautes fonctions de l’état quand il les composa. C’était un grand personnage, renommé pour la gravité de sa parole et la sévérité de sa conduite. Ses ouvrages, attendus avec impatience, publiés avec éclat, furent accueillis sans contestation et regardés dès le premier jour comme des chefs-d’œuvre. Loin qu’ils aient nui à sa faveur, on peut être assuré qu’ils l’ont affermie, et que, parmi ses lecteurs les plus assidus et ses admirateurs les plus vifs, on comptait l’empereur et son entourage. Trajan n’y trouvait rien qui pût lui déplaire ; les opinions de Tacite sont franchement monarchiques, il ne les a jamais dissimulées. Il reconnaît, au début de ses Histoires, qu’après Actium « le rétablissement du pouvoir d’un seul fut une des conditions de la paix publique. » Il pense avec Galba « que ce corps immense de l’empire a besoin pour se soutenir et garder son équilibre d’une main qui le dirige. » Même ce gouvernement tempéré et parlementaire formé du mélange des autres, et qui était l’idéal de Cicéron, ne le satisfait pas. « Il est plus facile à louer qu’à établir, dit-il, et, fût-il établi, il ne saurait être durable. » Il se résignait donc au pouvoir absolu, à la condition qu’il fût exercé par un honnête homme. C’est peu de dire qu’il s’y résigne ; il en voit les beaux côtés et les signale. Je me figure que Pline, son ami, si dévoué à Trajan, ne pouvait pourtant s’empêcher de soupirer quand il songeait à l’éclat de l’éloquence ancienne et aux succès des orateurs de la république. Que n’aurait-il pas donné pour vivre en ce temps où l’on gouvernait le peuple par la parole, et où un discours était un événement ! Tacite n’ignore pas ce que le talent oratoire a perdu d’influence depuis qu’Auguste a pacifié le Forum ; mais il sait aussi ce que la sécurité et la paix ont gagné. Ces succès payés de tant de fatigues et de périls, il ne les envie point. Il ne regrette pas le temps « où le peuple, c’est-à-dire les ignorans, pouvait tout. » Il aime mieux un peu moins de gloire et un peu plus de tranquillité. « Puisqu’on ne peut, dit-il, obtenir à la fois une grande renommée et un profond repos, que chacun jouisse des avantages de son siècle sans décrier le siècle où il n’est pas. »

Si nous avions un reproche à lui adresser, ce serait le contraire de celui qu’on lui fait ordinairement. On le trouve violent et hardi ; il nous semble timide. C’était un conservateur zélé qui devait voter au sénat avec les partisans les plus obstinés des anciens usages. À Rome, comme partout, les conservateurs avaient le tort de vouloir tout conserver : toutes les pratiques du passé leur étaient chères, et comme les plus mauvaises étaient naturellement les plus menacées, c’étaient celles aussi qu’ils affectaient de plus respecter. On était sûr d’irriter ces esprits étroits et craintifs dès qu’on proposait quelque réforme utile. Ils essayèrent de s’opposer à Claude lorsqu’il demanda qu’on permît aux Gaulois d’arriver aux honneurs, sous prétexte que leurs aïeux, cinq siècles auparavant, avaient failli prendre le Capitole. Quand il fut question de faire exécuter ces cinq cents esclaves innocens qui avaient passé la nuit sous le même toit que leur maître assassiné, le peuple voulait l’empêcher, le sénat hésitait à le permettre ; ce fut le chef du parti conservateur, le jurisconsulte Cassius, qui fit décider qu’on obéirait à la loi, quoiqu’on la sût injuste. « En toute chose, dit-il, les anciens ont été mieux inspirés que nous, et toutes les fois qu’on change, c’est pour faire plus mal. » Tacite était assez de cette opinion ; il défendait volontiers les abus, il acceptait les préjugés, quand ils avaient la sanction du temps. On trouve rarement chez lui cette hauteur de pensée, cette générosité d’âme qui élevait Sénèque au-dessus des opinions du vulgaire, et l’a mis tant de fois sur le chemin de l’avenir. Le sang des gladiateurs, que Drusus voit couler avec trop de plaisir, c’est pour Tacite un sang vil, vili sanguine. Quand Tibère déporte en Sardaigne quatre mille affranchis destinés à y mourir de la fièvre, Tacite paraît être de l’avis de ceux qui trouvent que la perte est légère, vile damnum. Au lieu d’être attendri lorsque Néron brûle les chrétiens comme des flambeaux pour éclairer ses jardins, il dit froidement qu’après tout ils étaient coupables et qu’ils méritaient les derniers supplices, adversus sontes et novissima meritos. Ce prétendu révolutionnaire n’était en réalité que le moins hardi des conservateurs ; il appartenait en toute chose au parti de la sagesse et de la soumission ; c’est ce que prouve surtout la lecture de la Vie d’Agricola. On s’est beaucoup demandé, dans ces derniers temps, ce qu’il avait voulu faire en écrivant cet ouvrage ; est-ce une imitation de ces éloges funèbres qu’on prononçait sur le Forum ? est-ce une simple biographie, comme celle que Rusticus avait composée sur Thraséa et Sénécion sur Helvidius ? C’est, je crois, autre chose encore. Tacite, quand il l’écrivit, avait un dessein tout politique, et la mémoire d’Agricola fut surtout une occasion pour lui d’exposer ses sentimens. Il était arrivé à la mort de Domitien ce qui se produit d’ordinaire dans les réactions violentes. On fêtait les victimes du régime déchu ; parmi ceux qui se vantaient de l’avoir toujours détesté, il est probable qu’on faisait des catégories : il y avait les ennemis de la veille et ceux de l’avant-veille qui se disputaient aigrement la faveur publique ; mais les uns et les autres s’accordaient à poursuivre d’injures et de menaces tous ceux qui avaient servi le tyran. Tacite trouvait qu’on allait trop loin. Il lui semblait qu’on était injuste pour les gens qui dans ces temps dangereux avaient tâché de résoudre le plus honnêtement possible le difficile problème de vivre, et il ne croyait pas qu’on dût les appeler des lâches parce qu’ils se résignaient à souffrir les maux qu’ils ne pouvaient pas empêcher. Agricola, dont il fait l’éloge, n’était pas seulement son beau-père ; c’était un héros selon son cœur, patient, modéré, ennemi des provocations et des forfanteries, qui ne courait pas au-devant des dangers et ne cherchait pas à s’attirer les colères du pouvoir. Cet homme si actif, si résolu devant l’ennemi, savait se taire et se cacher à Rome quand les circonstances le demandaient. Il se prêta plus d’une fois de bonne grâce aux exigences de Domitien ; à son retour de Bretagne, il consentit à le remercier d’une injustice qu’il en avait reçue pour ne pas l’irriter davantage, et il lui laissa en mourant une partie de sa fortune, comme à son meilleur ami. Tacite l’approuve sans réserve, et il combat par son exemple les partisans des oppositions radicales et des résistances aventureuses. « Que tous les exagérés, dit-il, avec une vivacité qui sent la contradiction et la lutte, que les admirateurs de tout ce qui brave le pouvoir apprennent que, même sous de mauvais princes, il peut y avoir de grands hommes, et que la modération et l’obéissance, si le talent et la vigueur les accompagnent, méritent autant de gloire que cette témérité qui se précipite au hasard, sans profit pour la république, et court après l’honneur d’une mort qui fasse du bruit. » Ces opinions que Tacite exprimait si résolument dans un de ses premiers ouvrages, il les garda jusqu’à la fin de sa vie. Il fut toujours de ceux qui accusaient les philosophes de mettre dans leur opposition trop d’entêtement et de vanité. Sénèque est une de ses antipathies. Thraséa n’échappe pas tout à fait à ses reproches, et il se moque gaîment du bon Musonius Rufus, qui avait eu l’imprudence de venir faire une leçon sur les biens de la paix à deux armées qui allaient se battre, et qui fut forcé pour se sauver « de laisser là au plus tôt sa morale intempestive. » Pour lui, ses visées sont moins hautes, et le rôle qu’il ambitionne est plus modeste. « Tâchons, dit-il, de trouver entre la résistance qui se perd et la servilité qui se déshonore une route exempte à la fois de bassesse et de danger. » Il est impossible d’être plus éloigné des sentiments d’un révolutionnaire.

Ces exemples suffisent, je crois, à prouver que l’opposition à Rome n’était pas républicaine. La république y fut très vite oubliée ; ses derniers excès avaient fatigué tout le monde, elle ne laissa pas de regrets. Les honnêtes gens qui se firent tuer pour elle à Philippes étaient les seuls partisans sincères qui lui restaient. Les autres s’accommodèrent facilement d’un maître ; ils aimaient les plaisirs et le repos, ils savaient que, suivant le mot de Sénèque, la liberté se fait payer cher, non gratis constat libertas ; ils se gardèrent bien de la réclamer. Tous ceux qui conspirèrent contre Auguste et contre ses successeurs étaient des ambitieux qui voulaient leur place. Seul, le tribun des prétoriens, Chéréa, qui tua Caligula, songeait à rendre l’autorité au sénat et au peuple, mais il n’y avait plus de peuple, et quant au sénat, il éprouva plus de surprise que de joie de l’honneur qu’on voulait lui faire. On sait par quelle bouffonnerie finit cette tragédie sanglante. Les soldats qui fouillaient le Palatin pour y trouver un empereur, ayant rencontré le malheureux Claude qui tremblait derrière une porte, se saisirent de lui et le proclamèrent. Personne ne songeait donc alors à revenir au gouvernement ancien. Les mécontens détestaient l’empereur ; mais ils acceptaient l’empire. Il suffisait aux plus décidés d’aller chercher dans la famille impériale quelque prince moins connu ou plus aimé, de vanter ses mérites et de se servir de son nom pour attaquer celui qui régnait. C’est ainsi que Drusus et Germanicus devinrent si populaires ; mais il faut convenir que cette idée qu’avait l’opposition de prendre ses héros au Palatin montre combien elle était au fond monarchique. J’ai peine à comprendre comment quelques rêveurs pouvaient prêter à ces princes le dessein de rétablir la république ; ce ne sont pas des pensées qui viennent d’ordinaire aux héritiers présomptifs d’un trône, et il faut être bien naïf pour les leur supposer. Si un hasard heureux avait donné le pouvoir à Germanicus ou à son père, ils l’auraient gardé, et ils auraient bien fait : le monde s’en serait trouvé mieux que s’ils avaient essayé de refaire une république quand il n’y avait plus de républicains. Sans doute ils auraient écouté plus que ne le faisait Tibère les vœux des honnêtes gens ; mais ces vœux étaient bien plus modérés qu’on ne le suppose, et il était facile de les satisfaire. On ne leur demandait pas de résigner leur autorité ou même de la partager avec personne : on voulait la leur laisser entière pour qu’elle pût maintenir la paix publique. On leur demandait seulement d’écouter l’avis des gens sages, de respecter plus qu’ils ne le faisaient les attributions des magistrats, de consulter plus souvent le sénat, de laisser un peu plus de liberté à la parole et aux écrits, et d’être convaincus qu’on ne les rend dangereux que quand on a l’air de les craindre, d’user avec discrétion de ce pouvoir sans limites qu’on ne songeait pas à leur contester, d’en adoucir les formes extérieures et d’en dissimuler l’étendue, de se contenter d’être les maîtres en réalité, sans vouloir trop le paraître. Voilà les souhaits modestes que formait cette opposition qu’on traitait de factieuse ; tel était l’idéal de gouvernement qu’elle imaginait, qu’elle appelait de ses vœux pendant le règne d’un Tibère ou d’un Néron, et cet idéal n’était pas une chimère : il a été réalisé par les Antonins.

Gaston Boissier.

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  1. Une inscription très curieuse, trouvée à Lambessa et publiée par M. Léon Renier dans ses Inscriptions romaines de l’Algérie, contient le réglement d’une association de secours mutuels formée par les clairons de la troisième légion.
  2. Nous avons eu déjà l’occasion d’entretenir les lecteurs de la Revue du livre qu’a publié M. Stahr sur Tibère, dans lequel il attaque si vivement Tacite, et de la réponse que M. Pasch a faite à ce livre. Depuis lors, un savant hollandais, M. Karsten, a repris la thèse de M. Stahr dans un mémoire intitulé De Taciti fide. Ce mémoire, intéressant et vif, ne semble pas apporter beaucoup de faits nouveaux à la discussion. Tout ce qu’on peut accorder à M. Karsten, c’est qu’en effet Tacite a quelquefois prêté à Tibère des intentions malveillantes qu’il n’avait pas.