Les Mœurs et les Lettres au XVIIIe siècle/02

Les Mœurs et les Lettres au XVIIIe siècle
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 914-956).
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LES
MOEURS ET LES LETTRES
AU XVIIIe SIECLE
EN ANGLETERRE

II.
LE ROMAN ET LES ROMANCIERS.

Un nouveau genre apparaît au XVIIIe siècle, approprié aux penchans et aux circonstances publiques, le roman anti-romanesque, œuvre et lecture d’esprits positifs, observateurs et moralistes, destiné non à exalter ou amuser l’imagination comme les romans d’Espagne et du moyen âge, non à reproduire ou embellir la conversation comme les romans de France et du XVIIe siècle, mais à peindre la vie réelle, à décrire des caractères, à suggérer des plans de conduite et à juger des motifs d’action. Ce fut une apparition étrange et comme la voix d’un peuple enseveli sous terre, lorsque parmi la corruption splendide du beau monde se leva cette sévère pensée bourgeoise, et que les polissonneries d’Afra Behn, qui divertissaient encore les dames à la mode, se rencontrèrent sur la même table avec le Robinson de Daniel de Foe.


I

Celui-ci, dissident, pamphlétaire, journaliste, romancier, tour à tour marchand de bas, fabricant de tuiles, comptable dans les douanes, fut un de ces infatigables travailleurs et de ces obstinés combattans, qui, maltraités, calomniés, emprisonnés, à force de probité, de bon sens et d’énergie, parvinrent à ranger l’Angleterre de leur parti. À vingt-trois ans, ayant pris les armes pour Monmouth, c’est grand hasard s’il n’est point pendu ou déporté. Sept ans plus tard, il est ruiné et obligé de se cacher. En 1702, pour un pamphlet entendu à contre-pied, on le condamne à l’amende, on le met au pilori, on lui coupe les oreilles, on l’emprisonne pendant deux ans à Newgate, et c’est la charité du trésorier Godolphin qui empêche sa femme et ses six enfans de mourir de faim. Relâché et employé en Écosse pour l’union des deux royaumes, il manque d’être lapidé. Un autre pamphlet, mal compris encore, le mène en prison, le force à payer une caution de huit cents livres, et c’est juste à temps qu’il reçoit le pardon de la reine. On le contrefait, on le vole et on le diffame. Il est obligé de réclamer contre les pillards faussaires qui impriment et altèrent ses œuvres à leur profit, contre l’abandon des whigs, qui ne le trouvent pas assez docile, contre l’animosité des tories, qui voient en lui le premier champion des whigs. Au milieu de son apologie, il est frappé d’apoplexie, et de son lit continue à se défendre. Il vit pourtant, et il en coûte de vivre ; pauvre et chargé de famille, à cinquante-cinq ans, il se retourne vers la fiction et compose Robinson Crusoé, puis tour à tour Moll Flanders, Captain Singleton, Duncan Campbell, Colonel Jack, the History of the Great Plague in London, et d’autres encore. Cette veine épuisée, il pioche à côté et en exploite une autre, le Parfait négociant anglais, Un Voyage à travers la Grande-Bretagne. La mort approche, et la pauvreté reste. En vain il a écrit en prose, en vers, sur tous les sujets politiques et religieux, d’occasion et de principes, satires et romans, histoire et poèmes, voyages et pamphlets, traités de négoce et renseignemens de statistique, en tout deux cent dix ouvrages, non d’amplification, mais de raisonnemens, de documens et de faits, serrés et entassés les uns par-dessus les autres avec une telle prodigalité que la mémoire, la méditation et l’application d’un homme semblent trop petites pour un tel labeur ; il meurt sans un sou, laissant des dettes. De quelque côté qu’on regarde sa vie, on n’y voit qu’efforts prolongés et persécutions subies. La jouissance en semble absente, l’idée du beau n’y a point d’accès. Quand il arrive à la fiction, c’est en presbytérien et en plébéien, avec des sujets bas et des intentions morales, pour étaler les aventures et réformer la conduite des voleurs et des filles, des ouvriers et des matelots. Tout son plaisir fut de penser qu’il y avait un service à rendre, et qu’il le rendait. « Celui qui à la vérité de son côté, dit-il, est un sot aussi bien qu’un lâche, quand il a peur de la confesser à cause du grand nombre des opinions des autres hommes. Certainement il est dur à un homme de dire : Tout le monde se trompe, excepté moi ; mais si en effet tout le monde se trompe, qu’y peut-il faire ? » Rien, sinon marcher tout droit et tout seul à travers les coups et les éclaboussures. De Foe ressemble à l’un de ces braves soldats obscurs et utiles qui, l’estomac vide, le dos chargé, les pieds dans la boue, font les, corvées, emboursent les coups, reçoivent tout le jour le feu de l’ennemi et quelquefois par surcroît celui de leurs camarades, et meurent sergens, heureux quand de rencontre ils ont accroché la croix d’honneur.

Il avait le genre d’esprit qui convient à un si dur service, solide, exact, absolument dépourvu de finesse, d’enthousiasme et d’agrément,). Son imagination est celle d’un homme d’affaires et non d’un artiste, toute remplie et comme bourrée de faits. Il les dit comme ils lui viennent, sans arrangement ni style, en manière de conversation, sans songer à faire un effet ou à combiner une phrase, avec les mots de métier et les tournures vulgaires, revenant au besoin sur ses pas, répétant deux et trois fois la même chose, n’ayant pas l’air de soupçonner qu’il y a des moyens d’amuser, de toucher, d’entraîner ou de plaire, n’ayant d’autre envie que de décharger sur le papier le trop-plein des renseignemens dont il s’est muni. Même en fait de fiction, ses renseignemens sont aussi précis qu’en fait d’histoire. Il donne les dates, l’année, le mois, le jour ; il marque le vent, nord-est, sud-ouest, nord-nord-ouest : il écrit un journal de voyage, des catalogues de marchandises, des comptes d’avoué et de marchand, le nombre des moïdores (monnaie portugaise), les intérêts, les paiemens en espèces, en nature, le prix de revient, le prix de vente, la part du roi, des couvens, des associés, des facteurs, le total liquide, la statistique, la géographie et l’hydrographie de l’île, tellement que le lecteur est tenté de prendre un atlas et de dessiner lui-même une petite carte de l’endroit, pour entrer dans tous les détails de l’histoire et voir les objets aussi nettement et pleinement que l’auteur. Il semble que celui-ci ait fait tous les travaux de son Robinson, tant il les décrit exactement, avec les nombres, les quantités, les dimensions, comme un charpentier, un potier ou un matelot émérite. On n’avait jamais vu un tel sentiment du réel, et on ne l’a point revu. Nos réalistes aujourd’hui, peintres, anatomistes, hommes de métier et de parti-pris, sont à cent lieues de ce naturel ; l’art et le calcul percent dans leurs descriptions trop minutieuses. Celui-ci fait illusion, car ce n’est point l’œil qu’il trompe, c’est l’esprit, et cela à la lettre ; son récit de la grande peste a passé plus d’une fois pour vrai, et lord Chatam prenait ses Mémoires d’un Cavalier pour une histoire authentique. Aussi bien il y aspirait. « L’éditeur, disent les vieilles éditions de Robinson, croit que ce livre est une vraie histoire de faits. Du reste, on n’y voit aucune apparence de fiction. » C’est là tout son talent, et de cette façon ses imperfections lui servent ; son manque d’art devient un art profond ; ses négligences, ses répétitions, ses longueurs, contribuent à l’illusion ; on ne peut pas opposer que tel détail, si petit, si plat, soit inventé ; un inventeur l’eût supprimé ; il est trop ennuyeux pour qu’on l’ait mis exprès ; l’art choisit, il embellit, intéresse ; ce n’est donc point l’art qui a mis en monceau ce paquet d’accidens ternes et vulgaires, c’est la vérité.

Qu’on lise par exemple la Relation véritable de l’apparition d’une mistress Real, le Jour d’après sa mort, à une mistress Bargrave, à Cantorbery, le 8 septembre 1705, apparition qui recommande la lecture du Livre des Consolations contre la crainte de la mort, par Drelincourt[1]. Les bouquins de six sous qu’épellent les bonnes femmes tricoteuses ne sont pas plus monotones. Il y a un tel appareil de détails circonstanciés et légalisés, un tel cortège de témoins cités, désignés, contrôlés, confrontés, une si complète apparence de bonne foi bourgeoise et de gros bon sens vulgaire, qu’on prendrait l’auteur pour un brave bonnetier retiré, trop borné pour inventer un conte ; nul écrivain soigneux de sa réputation n’eût composé cette fadaise d’almanach. En effet, ce n’est point de sa réputation que de Foe est soigneux ; il a d’autres vues en tête ; nous ne les devinons pas, nous autres écrivains : c’est que nous ne sommes qu’écrivains. En somme, il veut faire vendre un livre pieux qui ne se vend pas, le livre de Drelincourt, et par-dessus le marché confirmer les gens dans leur foi en persuadant qu’il revient des âmes de l’autre monde. C’est la grande preuve qu’on offre alors aux incrédules ; le grave Johnson lui-même tâchera de voir un revenant, et il n’y a point d’événement qui en ce temps-là soit mieux approprié aux croyances de la classe moyenne. Ici comme ailleurs, de Foe, comme Swift, est un homme d’action ; l’effet le touche et non le bruit ; il compose Robinson pour avertir les impies, comme Swift écrivait la vie du dernier pendu pour faire peur aux voleurs. « Cette histoire, dit la préface, est racontée pour instruire les autres par un exemple, et aussi pour justifier et honorer la sagesse de la Providence. » Dans ce monde positif et religieux, parmi ces bourgeois politiques et puritains, la pratique est de telle importance qu’elle réduit l’art à n’être que son instrument.

Jamais l’art ne fut l’instrument d’une œuvre plus morale et plus anglaise. Robinson est bien de sa race, et peut l’instruire encore aujourd’hui. Il a cette force de volonté, cette fougue intérieure, ces sourdes fermentations d’imagination violente qui jadis faisaient les rois de la mer, et qui aujourd’hui font les émigrans et les squatters. Les malheurs de ses deux frères, les larmes de ses proches, les conseils de ses amis, les remontrances de sa raison, les remords de sa conscience, ont beau le retenir : « il y a une inclination fatale dans sa nature ; » sa tête a travaillé, il faut qu’il aille à la mer. En vain à la première tempête le repentir le prend : il noie dans le vin ces « accès » de conscience. En vain un naufrage et le voisinage de la mort l’avertissent, il s’endurcit et s’obstine. En vain la captivité chez les Maures et la possession d’une plantation fructueuse lui conseillent le repos : l’instinct indomptable se réveille ; « il est né pour être son propre destructeur, » et il se rembarque. Le vaisseau périt, il est jeté seul dans une île déserte ; c’est alors que l’énergie native trouve son canal et son emploi ; il faut que, comme ses descendans les pionniers d’Australie et d’Amérique, il refasse et reconquière une à une les inventions et les acquisitions de l’industrie humaine : une à une, il les reconquiert et les refait. Rien n’enraie son effort, ni la possession, ni la lassitude. « J’avais maintenant, dit-il après avoir fait et chargé onze radeaux en treize jours, le plus gros magasin d’objets de toute sorte qui eût jamais été amassé, je crois, pour un seul homme ; mais je n’étais point encore satisfait, car tant que le navire était debout dans cette posture, il me semblait que je devais en tirer tout ce que je pourrais. Et véritablement je crois que si le temps calme eût continué, j’aurais emporté tout le navire pièce à pièce. » A ses yeux, le travail est chose naturelle. Quand, pour se barricader, il va couper dans les bois des pieux qu’il enfonce, et dont chacun lui coûte un jour de peine, il remarque que « cet ouvrage était très laborieux et très ennuyeux ; mais quel besoin avais-je de considérer si une chose que je faisais était ennuyeuse ou non, puisque j’avais assez de temps pour la faire, et que je n’avais point d’autre occupation ?… Mon temps et mon travail étaient de peu de valeur, et ainsi ils étaient aussi bien employés d’une façon que de l’autre. » L’application et la fatigue de la tête et des bras occupent ce trop-plein d’activité et de forces ; il faut que cette meule trouve du grain à moudre, sans quoi, tournant dans le vide, elle s’userait elle-même. Il travaille donc tous les jours et tout le jour, à la fois charpentier, rameur, portefaix, chasseur, laboureur, potier, tailleur, laitière, vannier, émouleur, boulanger, invincible aux difficultés, aux mécomptes, au temps, à la peine. N’ayant qu’une hache et un rabot, il lui faut quarante-deux jours pour faire une planche. Il emploie deux mois à fabriquer ses deux premières jarres, il met cinq mois à construire son premier canot ; ensuite, « par une quantité prodigieuse de travail, » il aplanit le terrain depuis son chantier jusqu’à la mer, puis, ne pouvant amener son canot jusqu’à la mer, il tente d’amener la mer jusqu’à son canot, et commence à creuser un canal ; enfin, calculant qu’il lui faudrait dix ou douze ans pour achever l’œuvre, il construit à un autre endroit un autre canot, avec un autre canal long d’un demi-mille, profond de quatre pieds, large de six. Il y met deux ans. « J’avais appris à ne désespérer d’aucune chose. Dès que je vis celle-là praticable, je ne l’abandonnai plus. »

Toujours reviennent ces fortes paroles d’indomptable patience[2]. Cette dure race est taillée pour le travail, comme ses moutons pour la boucherie et ses chevaux pour la course. On entend encore aujourd’hui ces vaillans coups de hache et de pioche dans les claims de Melbourne et dans les log-houses du Lac-Salé. La raison de leur succès est la même là-bas qu’ici : ils font tout avec calcul et méthode ; ils raisonnent leur acharnement ; c’est un torrent qu’ils canalisent. Robinson ne procède que chiffres en main et toutes réflexions faites. Quand il cherche un emplacement pour sa tente, il numérote les quatre conditions que l’endroit doit réunir. Quand il veut se retirer du désespoir, il dresse impartialement, « comme un comptable, » le tableau de ses biens et de ses maux, et le divise en deux colonnes, actif et passif, article contre article, en sorte que la balance est à son profit. Son courage n’est que l’ouvrier de son bon sens. « En examinant, dit-il, et en mesurant chaque chose selon la raison, et en portant sur les choses le jugement le plus rationnel possible, tout homme avec le temps peut se rendre maître de tout art mécanique. Je n’avais jamais manié un outil de ma vie, et cependant avec le temps, par le travail, l’application, les expédiens, je vis enfin que je ne manquerais de rien que je n’eusse pu faire, surtout si j’avais eu des outils. Même sans outils je fis quantité de choses. » Il y a un plaisir sérieux et profond dans cette pénible réussite et dans cette acquisition personnelle. Le squatter, comme Robinson, se réjouit des objets non-seulement parce qu’ils lui sont utiles, mais parce qu’ils sont son œuvre. Il se sent homme en retrouvant partout autour de lui la marque de son labeur et de sa pensée ; il est satisfait « de voir toutes les choses si prêtes sous sa main, et tous ses biens en si bon ordre, et son magasin d’objets nécessaires si grand. » Il rentre volontiers chez lui, parce qu’il y est maître et auteur de toutes les commodités qu’il y rencontre ; il y dîne gravement « en roi. »

Voilà les contentemens du home. Un hôte y entre qui fortifie ces inclinations de la nature par l’ascendant du devoir. La religion apparaît, comme elle doit apparaître, par des émotions et des visions, car ce n’est point une âme calme que celle-ci ; l’imagination s’y déchaîne au moindre heurt et l’emporte jusqu’au seuil de la folie. Le jour où il voit les traces des sauvages, il est « comme frappé de la foudre ; il fuit comme un lièvre effarouché à son gîté ; » ses idées tourbillonnent, il n’en est plus maître ; il a beau s’être barricadé et caché, il se croit découvert ; il veut lâcher ses chèvres, abattre ses enclos, retourner son blé. Il entre dans toute sorte de rêveries ; il se demande si ce n’est pas le diable qui a laissé cette empreinte de pied, et il en raisonne. « Je considérai que le diable aurait pu trouver quantité d’autres moyens de m’effrayer, » si c’était là son envie. « Comme je vivais tout à l’opposé de ce côté de l’île, il n’aurait jamais été si simple que de laisser cette marque à un endroit où il y avait dix mille chances contre une que je ne la verrais pas, dans le sable surtout, où la première houle par un grand vent l’eût effacée. Tout cela ne paraissait pas s’accorder avec la chose elle-même, ni avec les idées que nous nous faisons ordinairement de la subtilité du diable[3]. » Dans cette âme passionnée et inculte qui « huit années durant est restée sans pensée et comme stupide, » enfoncée dans le travail manuel et sous les besoins du corps, la croyance prend racine, nourrie par l’anxiété et la solitude. Parmi les hasards de la toute-puissante nature, dans ce grand roulis incertain, un Français, un homme élevé comme nous, se croiserait les bras d’un air morne, en stoïcien, ou attendrait en épicurien le retour de la gaieté physique. Pour lui, à l’aspect des épis qui viennent de pousser à l’improviste, il pleure et commence par croire que Dieu les a semés tout exprès pour lui. Un autre jour il a une vision terrible ; pendant la fièvre, il se repent ; il ouvre la Bible, il y trouve des paroles qui conviennent à son état : « Invoque-moi dans tes jours d’angoisse, et je te délivrerai. » La prière alors vient à ses lèvres, la vraie prière, qui est l’entretien du cœur avec un Dieu qui répond et qu’on écoute : puis, relisant ces paroles : « jamais, jamais je ne t’abandonnerai, — à l’instant l’idée me vint que ces paroles étaient pour moi, car pourquoi m’auraient-elles été adressées de cette façon, juste au moment où je m’affligeais de ma condition, me croyant abandonné de Dieu et des hommes ? » Désormais pour lui la vie spirituelle s’ouvre. Pour y pénétrer jusqu’au fond, le squatter n’a besoin que de sa Bible ; il emporte avec elle sa foi, sa théologie et son culte ; tous les soirs il y trouve quelque application à sa condition présente : il n’est plus seul, Dieu lui parle, et fournit à sa volonté la matière d’un second travail pour soutenir et compléter le premier, car il entreprend maintenant contre son cœur le combat qu’il a soutenu contre la nature ; il veut conquérir, transformer, améliorer, pacifier l’un comme il a fait l’autre. Il jeûne, il observe le sabbat ; trois fois par jour il lit l’Écriture. À force de travail intérieur, il obtient « de son esprit non-seulement la résignation à la volonté de Dieu, mais encore la gratitude sincère. » — « Je lui rendis d’humbles et ferventes actions de grâces pour avoir bien voulu me faire comprendre qu’il pouvait pleinement compenser les inconvéniens de mon état solitaire et le manque de toute société humaine par sa présence, et par les communications de sa grâce à mon âme me soutenant, me réconfortant, m’encourageant à me reposer ici-bas sur sa providence et à espérer sa présence éternelle pour le temps d’après. » Dans cette disposition d’esprit, il n’est rien qu’on ne puisse supporter ni faire ; le cœur et la tête viennent aider les bras, la religion consacre le travail, la piété alimente la patience, et l’homme, appuyé d’un côté sur ses instincts, et de l’autre sur ses croyances, se trouve capable de défricher, peupler, organiser et civiliser des continens.

C’est par hasard que de Foe, comme Cervantes, a rencontré ici un roman de caractères ; d’ordinaire, comme Cervantes, il ne fait que des romans d’aventures ; il connaît mieux la vie que l’âme, et le cours général du monde que les particularités de l’individu. Le branle est donné pourtant, et maintenant les autres suivent. Les mœurs chevaleresques se sont effacées, emportant avec elles le théâtre poétique et pittoresque. Les mœurs monarchiques s’effacent, emportant avec elles le théâtre spirituel et licencieux. Les mœurs bourgeoises s’établissent, amenant avec elles les lectures domestiques et pratiques. Comme la société, la littérature change de cours. Il faut des livres qu’on lise au coin du feu, à la campagne, en famille ; c’est vers ce genre que se tournent l’invention et le génie. La sève de la pensée humaine, abandonnant les anciennes branches qui sèchent, vient affluer dans des rameaux inaperçus qu’elle fait tout d’un coup végéter et verdir. Et les fruits qu’elle y développe témoignent à la fois de la température environnante et de la souche natale. Deux traits leur sont communs et leur sont propres. Tous ces romans sont des romans de caractères ; c’est que les hommes en ce pays, plus réfléchis que les autres, plus enclins au mélancolique plaisir de l’attention concentrée et de l’examen intérieur, rencontrent autour d’eux des médailles humaines plus vigoureusement frappées, moins usées par le frottement du monde, et dont le relief intact est plus visible qu’ailleurs. Tous ces romans sont des œuvres d’observation et partent d’une intention morale ; c’est que les hommes de ce temps, déchus de la haute imagination et installés dans la vie active, veulent tirer des livres une instruction solide, des documens exacts, des émotions efficaces, des admirations utiles et des motifs d’action.

On n’a qu’à regarder alentour, le même penchant commence de tous côtés la même œuvre. Le roman pousse de toutes parts, et sous toutes les formes montre le même esprit. C’est à ce moment[4] que paraissent le Tatler, le Spectator, le Guardian, et tous ces essais agréables et sérieux qui, comme le roman, vont chercher le lecteur à domicile pour l’approvisionner de documens et le munir de conseils, qui, comme le roman, décrivent les mœurs, peignent les caractères et tâchent de corriger le public, qui enfin, comme le roman, tournent d’eux-mêmes à la fiction et au portrait. Addison, en amateur délicat des curiosités morales, suit complaisamment les bizarreries aimables de son cher sir Roger de Coverley, sourit, et d’une main discrète conduit l’excellent chevalier dans tous les faux pas qui peuvent mettre en lumière ses préjugés campagnards et sa générosité native, pendant qu’à côté de lui le malheureux Swift, dégradant l’homme jusqu’aux instincts de la bête de proie et de la bête de somme, supplicie la nature humaine en la forçant à se reconnaître dans l’exécrable portrait du Yahou. Ils ont beau différer, tous deux travaillent à la même œuvre. Ils n’emploient l’imagination que pour étudier des caractères et suggérer des plans de conduite. Ils rabattent la philosophie dans l’observation et l’application. Ils ne songent qu’à réformer ou à flageller le vice. Ils ne sont que moralistes et psychologues. Ils se confinent tous deux dans la considération du vice et de la vertu, l’un avec une bienveillance sereine, l’autre avec une indignation farouche. Le même point de vue produit les portraits gracieux d’Addison et les épopées diffamatoires de Swift. Leurs successeurs font de même, et toutes les diversités des tempéramens et des talens n’empêchent pas leurs œuvres de reconnaître une source unique et de concourir à un seul effet.

Deux idées principales peuvent régir la morale et l’ont régie en Angleterre. Tantôt c’est la conscience qu’on accepte pour souveraine, tantôt c’est l’instinct qu’on prend pour guide. Tantôt l’on a recours à la grâce, tantôt l’on se fie à la nature. Tantôt on assujettit tout à la règle, tantôt on abandonne tout à la liberté. Les deux opinions ont tour à tour régné en Angleterre, et la constitution de l’homme en ce pays y a justifié tour à tour leur ruine et leur succès. Les uns, alarmés par la fougue d’un tempérament trop nourri et par l’énergie des passions insociables, ont regardé la nature comme une bête dangereuse, et posé la conscience avec tous ses auxiliaires, la religion, la loi, l’éducation, les convenances, comme autant de sentinelles armées pour en réprimer les moindres saillies. Les autres, rebutés par la dureté d’une contrainte incessante et par la minutie d’une discipline morose, ont renversé gardiens et barrières, et lâché la nature captive pour la faire jouir du plein air et du soleil, loin duquel elle étouffait. Les uns et les autres, par leurs excès, ont mérité leur défaite et relevé leurs adversaires. De Shakspeare aux puritains, de Milton à Wycherley, de Congreve à de Foe, de Sheridan à Burke, de Wilberforce à lord Byron, le dérèglement a provoqué la contrainte, et la tyrannie la révolte : c’est encore ce grand débat de la règle et de la nature qui se développe dans les écrits de Fielding et de Richardson.


II

« Paméla ou la vertu récompensée, suite de lettres familières, écrites par une belle jeune personne à ses parens, et publiées afin de cultiver les principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes gens des deux sexes, ouvrage qui a un fondement vrai, et qui, en même temps qu’il entretient agréablement l’esprit par une variété d’incidens curieux et touchans, est entièrement purgé de toutes ces images qui, dans trop d’écrits composés pour le simple amusement, tendent à enflammer le cœur au lieu de l’instruire. » On ne s’y méprendra pas, ce titre est clair[5]. Les prédicateurs se réjouirent en voyant l’aide leur venir du côté du danger, et le docteur Sherlock, du haut de sa chaire, recommanda le livre. On s’enquit de l’auteur. C’était un imprimeur, fils de menuisier, qui, à l’âge de cinquante ans et pendant ses momens de relâche, écrivait dans son arrière-boutique : homme laborieux qui, à force de travail et de conduite, s’était élevé jusqu’à l’aisance et à l’instruction, du reste délicat, doux, nerveux, souvent malade, ayant le goût de la société des femmes, habitué à correspondre pour elles et avec elles, d’habitudes réservées et retirées, n’ayant pour défaut qu’une vanité craintive. Il était sévère de principes et se trouvait perspicace par rigorisme. En effet, la conscience est une lumière ; un moraliste est un psychologue ; la casuistique chrétienne est une sorte d’histoire naturelle de l’âme. Celui qui par inquiétude de conscience s’occupe à démêler les motifs bons ou mauvais de ses actions apparentes, qui aperçoit les vices et les vertus à leur naissance, qui suit le progrès insensible des pensées coupables et l’affermissement secret des résolutions honnêtes, qui peut marquer la force, l’espèce et le moment des tentations et des résistances, tient sous sa main presque toutes les cordes humaines, et n’a qu’à les faire vibrer avec ordre pour en tirer les plus puissans accords. En cela consiste l’art de Richardson ; il combine en même temps qu’il observe ; il y a en lui un méditatif qui développe les idées du moraliste. Nul en ce siècle ne l’a égalé pour ces conceptions détaillées et compréhensives qui, ordonnant en vue d’un but unique les passions de trente personnages, enchevêtrent et colorent les fils innombrables de toute la toile pour faire ressortir une figure, une action et une leçon.

Ce premier roman est une fleur, une de ces fleurs qui n’éclosent que dans une imagination vierge, à l’aurore de l’invention primesautière, dont le charme et la fraîcheur surpassent tout ce que la maturité de l’art et du génie peut cultiver ou arranger plus tard. Paméla est une enfant de quinze ans élevée par une vieille lady, demi-servante et demi-favorite, et qui, après la mort de sa maîtresse, se trouve exposée aux séductions et aux persécutions croissantes du jeune seigneur de la maison C’est bien véritablement une enfant naïve et bonne comme la Marguerite de Goethe, et du même sang. Au bout de vingt pages, on voit involontairement cette fraîche figure rose, toujours rougissante, et ces yeux sourians, si prompts aux larmes. Aux moindres bontés, elle est confuse ; elle ne sait que dire, elle change de couleur, elle fait la révérence en baissant les yeux ; ce pauvre cœur innocent se trouble ou se fond. Nulle trace de la vivacité hardie et de la sécheresse nerveuse qui sont le fond d’une Française. Elle est, « comme un agneau, » aimée, aimante, sans orgueil, ni vanité, ni rancune, timide, toujours humble. Quand son maître entreprend de l’embrasser par force, elle s’étonne, elle ne veut pas croire que le monde soit si méchant. « Le gentleman s’est rabaissé jusqu’à prendre des libertés avec sa pauvre servante ! » Elle a peur d’en prendre avec lui ; elle se reproche, en écrivant à ses parens, de dire trop souvent il et lui, au lieu de son honneur ; « mais c’est sa faute si je le fais, car pourquoi a-t-il perdu toute sa dignité avec moi ? » Nul outrage ne vient à bout de sa soumission ; il lui a si fort serré le bras que ce bras est « tout noir et tout bleu ; » il a essayé pis : il s’est conduit comme un charretier et comme un coquin ; par surcroît, il la calomnie longuement devant les domestiques ; il l’insulte, et redouble, il la provoque à parler ; elle ne parle pas, elle ne veut pas manquer à son maître. « Monsieur, répond-elle doucement, vous avez le droit de dire ce qui vous plaît ; moi, mon devoir est de dire seulement : Dieu bénisse votre honneur ! » Elle s’agenouille et le remercie de la renvoyer. Mais parmi tant de soumissions quelle résistance ! Tout est contre elle : il est son maître ; il est justice of the peace, à l’abri de toute intervention, sorte de Dieu pour elle, avec tout l’ascendant et l’autorité d’un prince féodal. Bien plus, il a la brutalité du temps ; il la rudoie, lui parle comme à une négresse, et se croit encore bien bon. Il la séquestre seule, pendant plusieurs mois, avec une mégère, sa complaisante, qui la bat et la menace. Il l’attaque par la crainte, l’ennui, la surprise, l’argent, la douceur. Enfin, ce qui est plus terrible, son cœur est contre elle : elle l’aime tout bas ; bien plus, ses vertus lui nuisent ; elle n’ose mentir quand elle en aurait tant besoin, et la piété la retient au bord du suicide quand le suicide semble sa seule ressource. Une à une les issues se ferment autour d’elle, tellement qu’elle n’espère plus rien, qu’on la croit perdue, et qu’on voit venir la dernière violence. Mais cette innocence native a été trempée dans la foi puritaine. Elle voit des tentations dans ses faiblesses, elle sait que « Lucifer est toujours prêt à pousser en avant son ouvrage et ses ouvriers ; » elle est pénétrée de la grande idée chrétienne qui nivelle toutes les âmes devant la rédemption commune et le jugement final ; elle se dit que « son âme est égale en importance à l’âme d’une princesse, quoique sa qualité soit inférieure à celle du moindre esclave. » Blessée, frappée, abandonnée, trahie, il n’importe ; la conscience et la pensée d’une éternité heureuse ou malheureuse sont deux défenses que nul assaut ne peut emporter. Elle le sait bien, et n’a pas d’autre moyen pour expliquer le vice que de les supposer absentes. « Sûrement, dit-elle en parlant de l’entremetteuse, cette femme est athée.- Ne pensez-vous pas qu’elle l’est ? » La croyance en Dieu, la croyance du cœur, non pas la phrase du catéchisme, mais l’émotion intime, l’habitude de se représenter la justice toujours vivante et partout présente, voilà le sang nouveau que la réforme a fait entrer dans les veines du vieux monde, et qui seul s’est trouvé capable de le rajeunir et de le ranimer.

Elle en est remplie ; aux plus périlleux momens comme aux plus doux, ce grand sentiment lui revient, tant il s’est enlacé à tous les autres, tant il a multiplié ses attaches et enfoncé ses racines dans les derniers replis de son cœur ! Il songe à l’épouser à présent, et veut être sûr qu’elle l’aime ; elle n’ose lui rien dire, elle a peur de lui donner prise sur elle ; elle est toute troublée de sa bonté, et pourtant il faut qu’elle réponde. La religion arrive dans un demi-aveu sublime pour voiler l’amour. « Oh ! monsieur, je ne crains pas, avec le secours de la grâce de Dieu, qu’aucune marque de bonté me fasse jamais oublier ce que je dois à ma vertu ; mais ma nature est trop franche et ouverte pour me faire souhaiter d’être ingrate, et si je devais connaître une chose que je n’aie point encore apprise, avec quel regret descendrais-je dans mon tombeau de penser que je ne saurais haïr l’auteur de ma perte, et qu’au grand dernier jour je dois me lever comme accusatrice de la pauvre malheureuse âme que je souhaiterais pouvoir sauver ! » Il est attendri et vaincu, descend de cette hauteur immense où les mœurs aristocratiques l’ont placé, et désormais, jour par jour, les lettres de l’heureuse enfant racontent les préparatifs de leur mariage. Au milieu de cette gloire et de ce bonheur, elle reste humble, dévouée et tendre ; son cœur est plein, et de toutes parts la reconnaissance y afflue encore. « Cette pauvre,’ pauvre sotte fille sera dans quelques heures aujourd’hui aussi bien sa femme que s’il épousait une duchesse ! Oh ! le cher charmant homme ! » Elle s’enhardit, elle prend la liberté de lui baiser la main. « Mon cœur est si complètement à vous que je ne crains rien, sinon d’être plus empressée que vous ne le souhaitez. » Sera-ce lundi, ou bien mardi, ou bien mercredi ? Elle n’ose dire oui ; elle rougit et tremble ; il y a une grâce délicieuse dans cette pudeur effarouchée, dans ces effusions contenues. Pour cadeau de noces, elle obtient la grâce des mauvaises gens qui l’ont maltraitée. « Je mis mes bras autour de son cou, et je n’eus pas honte de l’embrasser une fois, deux fois, trois fois, une fois pour chaque personne pardonnée. » Alors ils parlent de leurs projets : elle restera au logis, elle ne fréquentera point les assemblées, elle n’aime point les cartes. Ce sera elle qui tiendra les comptes de la maison et distribuera les charités de son mari ; elle aidera la femme de charge à faire les confitures, les conserves, les friandises, le linge fin ; elle surveillera le déjeuner et le dîner, surtout quand il y aura des convives ; elle sait découper ; elle attendra son mari, qui peut-être voudra bien lui accorder quelquefois une heure ou deux de sa conversation, « et sera indulgent pour les effusions maladroites de sa reconnaissance. » En son absence, elle lira, « afin de polir son esprit pour se rendre plus digne de sa compagnie et de son entretien, » et priera Dieu, afin d’être plus exacte à remplir envers lui son devoir. Richardson esquissait ici le portrait de l’épouse anglaise, ménagère et sédentaire, studieuse et obéissante, aimante et pieuse, et Fielding allait l’achever dans Amélia.

Ceci est un combat, en voici un plus grand. La vertu, comme toute force, se mesure aux résistances, et il n’y a qu’à la soumettre à des épreuves plus violentes pour lui donner un relief plus haut. Cherchons dans les passions du pays des ennemis qui puissent l’assaillir, l’exercer et la raidir. Le mal comme le bien dans le caractère anglais, c’est la volonté trop forte[6]. Quand la tendresse et la haute raison y manquent, l’énergie native se tourne en dureté, en opiniâtreté, en tyrannie inflexible, et le cœur devient une caverne de passions malfaisantes acharnées à rugir et à se déchirer. C’est contre une telle famille que doit lutter Clarisse Harlowe. Son père « n’a jamais voulu être contrôlé ni même persuadé. » Jamais « il n’a cédé sur un point auquel il croyait avoir droit. » Il a brisé la volonté de sa femme et l’a réduite au rôle de servante silencieuse ; il veut briser la volonté de sa fille[7], et lui imposer pour mari un sot brutal et sans cœur. Il est chef de famille, maître de tous les siens, despote et ambitieux comme un patricien de Rome. Il veut fonder une maison. Il s’est raidi dans ces deux sentimens âpres et tonne contre la rebelle. Par-dessus les éclats de sa voix, on entend les clameurs furieuses du fils, sorte de bouledogue sanguin et trop nourri, enfiévré de rapacité, de jeunesse, de fougue et d’autorité prématurée ; les cris aigres de la fille aînée, laideron grossière et rougeaude, inexorablement jalouse, haineuse, et qui, dédaignée par Lovelace, se venge de la beauté de sa sœur ; le grondement hargneux des deux oncles, vieux célibataires bornés, vulgaires, entêtés par principe de l’autorité masculine ; les instances douloureuses de la mère, de la tante, de la vieille bonne, pauvres esclaves timides, réduites, une par une, à devenir des instrumens de persécution. « Ils se sont liés les uns aux autres par un écrit signé, et engagés à pousser à bout leur entreprise en faveur de M. Solmes, et pour la défense de l’autorité du père. » A présent la chose est une affaire de politique et de guerre. « Puisque vous avez déployé vos talens et tâché d’ébranler tout le monde, sans être ébranlée vous-même, c’est à nous maintenant de nous tenir plus fermes et plus serrés ensemble. » Ils forment « une phalange rangée en bataille, » où chaque conviction alourdit les autres de tout son poids. Il ne s’agit plus ici de raisonnement ; leur volonté devient machinale. À force de se répéter entre eux la même idée, ils la fixent dans leur cervelle, et s’exaspèrent quand on essaie de la leur ôter. « Nous sommes sept et vous êtes seule : qui doit céder de toute la famille ou d’une seule personne ? » Elle offre toutes les soumissions. « Non, nous ne nous payons pas de respects. » Elle consent à abandonner son bien. « Non, nous ne voulons pas de transactions. » Elle propose de s’engager pour toujours au célibat. « Non, c’est le mariage avec Solmes que nous avons demandé, et c’est ce mariage qu’il nous faut. » Ils se sont butés à ce projet, Ils l’exécuteront. Les engagemens sont pris, c’est un point d’honneur.

Une fille, une jeune fille sans expérience, sans importance, résister à des hommes, à des vieillards, à des gens établis, considérés, à toute sa famille, cela est monstrueux ! et ils poussent en avant, en brutes qu’ils sont, aveuglément, serrant l’écrou de toutes leurs stupides mains réunies, ne voyant pas qu’à chaque tour ils rapprochent cette enfant de la folie, du déshonneur ou de la mort. Elle les supplie, elle les implore tous un à un avec toutes les raisons et toutes les prières ; elle s’ingénie à inventer des concessions, elle s’agenouille, elle s’évanouit, elle les fait pleurer. Rien n’y fait. L’indomptable volonté écrasante appesantit tous les jours sur elle sa masse qui croît. Il n’y a pas d’exemple d’une torture morale si variée, si incessante, si obstinée. Ils s’y aheurtent comme à une tâche et s’irritent de trouver qu’elle leur rende la tâche si longue. Ils refusent de la voir, ils lui défendent d’écrire, ils ont peur de ses larmes. Arabella surtout, avec la rancune venimeuse d’une femme laide offensée, raffine les insultes : « La pieuse Clarisse éprise d’un viveur ! Ses parens obligés de l’enfermer à clé pour qu’elle ne coure pas dans ses bras ! Dites-moi, ma chère, quelle est maintenant la distribution de votre journée ? Combien d’heures sur vingt-quatre donnez-vous à votre aiguille ? combien à vos prières ? et combien à l’amour ? Je crois, je crois, ma petite chérie, que ce dernier article est comme la verge d’Aaron, il avale le reste… Vous plierez ou vous romprez, voilà tout, mon enfant. » Là-dessus elle va prendre la harpe, et se met à chantonner en s’accompagnant pour montrer son indifférence : « Ma douce sœur Clary ! mon cher cœur ! mon petit amour ! conduirai-je votre seigneurie en bas de l’escalier ? Allons, ma chère maussade silencieuse, dites-moi un seul mot ; vous en direz bientôt deux à M. Solmes. » Puis, voyant Clarisse éclater en sanglots, elle lui essuie les yeux avec une tendresse dérisoire : « Parfait ! parfait ! un cri de roman, le cri d’un tendre cœur qui saigne ! » — « Tenez, voici les échantillons des étoffes ; celui-ci est joli, mais cet autre est tout à fait charmant. À votre place, j’en ferais une robe pour ma nuit de noces. Et que diriez-vous d’un vêtement de velours ? Cela ferait une grande figure dans une église de village. Du velours cramoisi, je suppose. Un si beau teint que le vôtre, comme cela le fera ressortir ! Vous soupirez, mon amour ? Mais du velours noir ! Du velours noir, belle comme vous l’êtes, avec ces yeux charmans, brillans comme un soleil d’avril à travers un nuage d’hiver ? Est-ce que Lovelace ne vous dit pas que ces yeux-là sont charmans ? » Puis lorsqu’on lui rappelle qu’il y a trois mois elle ne trouvait point Lovelace si méprisable, elle suffoque de fureur ; elle veut battre sa sœur, elle ne peut plus parler, elle crie à sa tante d’une voix sifflante : « Partons, madame, laissons la créature s’enfler jusqu’à ce qu’elle crève de son venin ! » On croit voir une meute de chiens qui courent une biche, qui l’atteignent, la blessent et s’acharnent encore, d’autant plus féroces qu’ils ont déjà goûté son sang.

Au dernier moment, quand elle croit leur échapper, voici qu’une nouvelle chasse commence, plus dangereuse que l’autre. Lovelace a toutes les mauvaises passions des Harlowe,. et par surcroît du génie pour les aiguiser et les empirer. Quel caractère ! Combien anglais ! combien différent du don Juan de Mozart ou de Molière ! Avant tout, la superbe intraitable, le désir de plier autrui, l’esprit militant, le besoin de triomphe ; les sens ne viennent qu’ensuite. Il épargne une jeune fille innocente, parce qu’il la sait facile à vaincre, et que la grand’mère l’a supplié de ne point la tenter. Sa devise est « d’abattre les superbes. » « J’aime l’opposition, » dit-il ailleurs. Au fond, l’orgueil, l’orgueil infini, insatiable, insensé, est le premier ressort, l’unique ressort de tout son être. Il avoue quelque part qu’il se croit l’égal de César, et que c’est par pur caprice qu’il se rabat à des conquêtes privées. « Que je sois damné si je voudrais épouser la première princesse de la terre, sachant ou même imaginant qu’elle a pu balancer une minute entre un empereur et moi ! » On le trouve gai, brillant, causeur ; cette pétulance de la verve animale n’est qu’un dehors ; il est barbare, il plaisante atrocement, froidement, en bourreau du mal qu’il a fait et qu’il veut faire. Voyez de quel air il rassure un pauvre domestique inquiet de lui avoir livré Clarisse : « Mon cher Joseph, ne vous tourmentez pas. On a tort de me faire une mauvaise renommée. Je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis de miss Betterton. J’ai pris le deuil pour elle, quoiqu’à l’étranger ; distinction que j’ai toujours accordée aux dignes créatures qui sont mortes en couches de moi. » Il faut dire qu’en ce pays, les viveurs de cette époque jettent la chair humaine à la voirie : tel gentilhomme ami de Lovelace détourne une jeune fille innocente, l’enivre, passe la nuit avec elle dans une maison publique, l’y laisse pour payer l’écot, et se frotte les mains tranquillement en apprenant quinze jours après que la maîtresse l’a mise en prison, et qu’elle y est morte folle. Les débauchés chez nous ne sont que des drôles[8], ici ils sont des scélérats ; la méchanceté y empoisonne l’amour. Lovelace hait Clarisse encore plus qu’il ne l’aime. Il a un livre sur lequel il tient note de toutes les offenses qu’il a reçues d’elle et des Harlowe. Il le relit quand il est près d’être attendri ; il s’irrite qu’elle ose se défendre : « J’enseignerai à la chère charmante créature à rivaliser avec moi en inventions ; je lui enseignerai à ourdir des toiles et des complots contre son vainqueur ! » Ils sont aux prises, « c’est une lutte à qui des deux défera l’autre. » Ni trêve, ni relâche. « Lorsqu’il entreprend une chose ou qu’il y met son cœur, il est le plus industrieux mortel et le plus persévérant sous le soleil. » Il l’assiège et l’obsède ; il passe des nuits autour de sa maison, il donne aux Harlowe des valets de sa main, il forge des histoires, il amène des personnages supposés, il fabrique des lettres. Il n’y a point de dépense, de fatigue, de machinations, de déloyautés qu’il n’entreprenne. Toutes les armes lui sont bonnes. Il creuse et combine à distance dix, vingt, cinquante souterrains, qui tous se réunissent dans la même mine. Il remédie à tout, il est prêt sur tout, il devine tout, il ose tout, contre tout devoir, toute humanité, tout bon sens, en dépit des prières de ses amis, des supplications de Clarisse, des remords de son propre cœur. La volonté excessive devient ici, comme chez les Harlowe, un engrenage d’acier qui tord et broie ce qu’il devrait plier, jusqu’à ce qu’enfin, à force d’impétuosité aveugle, il se brise lui-même par-dessus les débris qu’il a faits.

Contre de tels assauts, quelles ressources a Clarisse ? Une volonté égale. Elle aussi est armée en guerre. « Après un strict examen de moi-même, dit-elle quelque part, je trouve que j’ai en moi presque autant du sang de mon père que de ma mère. » Quoique douce, quoique promptement rabattue dans l’humilité chrétienne, il y a de l’orgueil dans son fait ; elle a « espéré être un exemple pour les jeunes personnes de son sexe ; » elle est homme pour la fermeté, mais surtout elle a une réflexion d’homme[9]. Quelle attention sur soi ! quelle vigilance ! quelle observation minutieuse et infatigable de sa conduite et de la conduite d’autrui ! Il n’y a pas une action, une parole, un geste volontaire ou non de Lovelace qu’elle ne remarque, n’interprète et ne juge avec la perspicacité et la solidité d’esprit d’un diplomate et d’un moraliste. Il faut lire ces longues conversations où nulle parole n’est lâchée sans calcul, véritables duels renouvelés tous les jours, avec la mort, bien plus avec le déshonneur en face ! Elle le sait, elle n’en est point troublée, elle reste toujours maîtresse de soi, elle ne donne jamais de prise, elle n’a point d’éblouissemens, elle combat pied à pied, sentant que tout le monde est pour lui, que personne n’est pour elle, qu’elle perd du terrain, qu’elle en perdra davantage, qu’elle tombera, qu’elle tombe. Et néanmoins elle ne fléchit pas. Quel changement depuis Shakspeare ! D’où vient cette idée de la femme, si originale et si neuve ? Qui a cuirassé d’héroïsme et de calcul ces innocentes si abandonnées et si tendres ? Le puritanisme devenu laïque. « Elle n’a jamais pu regarder un devoir avec indifférence, » et elle a passé sa vie à regarder ses devoirs[10]. Elle s’est posé des principes, elle en a raisonné, elle les a appliqués aux différentes circonstances de la vie, elle s’est munie sur chaque point de maximes, de distinctions et d’argumens. Elle a planté autour d’elle comme des remparts hérissés et multipliés l’innombrable rangée des préceptes inflexibles. On ne peut plus pénétrer jusqu’à elle qu’en renversant tout son esprit et tout son passé. Voilà sa force et aussi sa faiblesse, car elle est tellement défendue par ses fortifications qu’elle y est prisonnière ; ses principes lui sont un piège, et c’est sa vertu qui la perd. Elle veut garder trop de décorum. Elle refuse d’avoir recours au magistrat, cela ébruiterait des discordes de famille. Elle ne résiste pas en face à son père ; cela serait contre l’humilité filiale. Elle ne chasse pas Solmes violemment et comme un chien qu’il est ; cela serait contre la délicatesse féminine. Elle ne veut pas partir avec miss Howe ; cela pourrait effleurer la réputation de son amie. Elle réprimande Lovelace quand il jure ; une bonne chrétienne doit protester contre le scandale. Elle est raisonneuse et pédante, politique et prêcheuse ; elle ennuie, elle n’est point femme. Madame, quand le feu est dans une chambre, on en sort pieds nus, et on ne s’amuse point à demander des pantoufles. J’en suis bien fâché, mais j’ajoute bien bas, tout bas (j’espère qu’elle n’en saura rien), que la sublime Clarisse est un petit esprit ; sa vertu ressemble à la piété des dévotes, littérale et scrupuleuse[11]. Elle n’entraîne pas, on lui voit toujours à la main son catéchisme de bienséances ; elle n’invente pas son devoir, elle suit une consigne ; elle n’a pas l’audace des grands partis-pris, elle a plus de conscience et de fermeté que d’enthousiasme et de génie[12]. Voilà l’inconvénient de la morale poussée à bout, quelle que soit l’école, quel que soit le but. À force de régulariser l’homme, on le rétrécit.

Le pauvre Richardson, sans s’en douter, a pris la peine de mettre la chose dans tout son jour, et il a composé sir Charles Grandisson, « le modèle des gentlemen chrétiens. » Je ne sais pas si ce modèle a converti beaucoup de monde. Rien d’insipide comme un héros édifiant. Celui-ci est correct comme un automate ; il passe sa vie à peser des devoirs et à saluer. Quand il va visiter un malade, il s’inquiète de voyager le dimanche ; mais il rassure sa conscience en se disant que c’est pour une œuvre de charité. Croiriez-vous qu’un pareil homme soit amoureux ? Il l’est pourtant, mais à sa manière. Par exemple il écrit à sa fiancée : « Et maintenant, ô la plus aimable et la plus chère des femmes, permettez-moi d’attendre de vous l’honneur d’un mot qui me dira combien de jours de cet ennuyeux mois vous aurez la bonté de réduire. Mon extrême gratitude vous sera pour toujours engagée par cette condescendance, quel que soit ce jour, ce jour précieux pour moi jusqu’à mon dernier soupir, qui me donnera la plus grande bénédiction de ma vie, et confirmera ce que déjà je suis à jamais, votre Charles Grandisson. » Une image de cire ne serait pas plus convenable. Tout est du même goût. Il y a huit carrosses au mariage, chacun de quatre chevaux ; sir Charles est attentif pour les personnes âgées ; à table, les messieurs, une serviette sous le bras, servent chacun une dame ; la fiancée est toujours prête à s’évanouir ; il se jette à ses pieds dans toutes les formes. « Eh bien ! mon amour, par égard pour les meilleurs des parens, reprenez votre présence d’esprit habituelle ; autrement, moi qui vais me glorifier devant mille témoins de recevoir l’honneur de votre main, je serai prêt à regretter d’avoir acquiescé de si grand cœur aux désirs de ces respectables amis qui ont souhaité une célébration publique. » Les révérences commencent, les complimens bourdonnent, l’essaim des convenances voltige comme une bande de petits chérubins amoureux, et leurs ailes dévotes viennent sanctifier les tendresses bénies de l’heureux couple. Les larmes pleuvent ; Harriett s’attendrit sur sa rivale sacrifiée, et sir Charles « d’une façon caressante, tendre et respectueuse, mettant son bras autour d’elle, lui prend son mouchoir, sans qu’elle résiste, pour essuyer les pleurs qui coulent sur ses joues. — Douce humanité, dit-il ; charmante sensibilité, ne réprimez point cette effusion touchante ! Rosée du ciel (et il baise le mouchoir), rosée du ciel, larmes d’un cœur doux comme le ciel et compatissant comme lui ! » C’en est trop, on est excédé, on a envie de l’accompagner sur la mandoline. Le plus patient des mortels se sent écœuré quand il a, pendant trois mille pages, avalé ces fadeurs sentimentales et tout ce lait sucré de l’amour. Pour comble, sir Charles, voyant Harriett embrasser sa rivale, trace le plan d’un petit temple dédié à l’amitié qu’on bâtira dans le lieu même ; c’est le triomphe du rococo mythologique. À la fin, les couronnes pleuvent comme à l’Opéra, tous les personnages chantent à l’unisson et en chœur les louanges de sir Charles ; on lui récite sa litanie : « Comment pourrait-il être autre chose que le meilleur des maris, lui qui fut le plus soumis des fils, qui est le plus affectionné des frères, le plus fidèle des amis, et qui est bon par principe dans chacune des relations de la vie ? » Il est grand, il est généreux, il est délicat, il est pieux, il est irréprochable, il n’a jamais fait une vilaine action ni un geste faux. Sa conscience et sa perruque sont intactes. Amen. Il faut le canoniser et l’empailler.

Et vous non plus, mon cher Richardson, quoique grand homme, vous n’avez pas tout l’esprit qu’il faut pour en avoir assez. à force de vouloir servir la morale, vous lui faites tort. Savez-vous l’effet de ces affiches édifiantes que vous collez au commencement et à la fin de vos livres ? On est rebuté, on perd l’émotion, on voit le prédicateur en robe noire sortir en nasillant de l’habit mondain qu’il avait pris pour une heure ; on est mécontent de la tromperie. Insinuez la morale, ne l’infligez pas. Souvenez-vous qu’il y a un fonds de rébellion dans le cœur de l’homme, et que si on s’applique trop visiblement à le claquemurer dans une discipline, il s’échappe et va prendre l’air dehors. Vous imprimez à la suite de Paméla le catalogue des vertus dont elle donne l’exemple ; le lecteur bâille, oublie son plaisir, cesse de croire, et se demande si la céleste héroïne n’était pas un mannequin ecclésiastique arrangé pour lui débiter une leçon. Vous racontez à la fin de Clarisse la punition de tous les méchans, grands ou petits, sans en épargner un seul ; le lecteur rit, dit que les choses se passent autrement dans le monde, et vous invite à insérer ici, comme Arnolphe, la peinture « des chaudières où les âmes mal vivantes vont bouillir en enfer. » Nous ne sommes point si sots que vous le pensez. Nous n’avons pas besoin qu’on fasse la grosse voix pour nous faire peur ; nous n’avons pas besoin qu’on inscrive la leçon à part et en majuscules pour la démêler. Nous aimons l’art, et vous n’en avez guère ; nous souhaitons qu’on nous plaise, et vous n’y songez pas. Vous transcrivez toutes les lettres, vous minutez toutes les conversations, vous dites tout, vous n’élaguez rien, vos romans ont huit volumes ; de grâce, prenez des ciseaux ; soyez écrivain, et non pas greffier archiviste. Ne versez pas votre bibliothèque de documens sur la voie publique. L’art diffère de la nature en ce qu’elle délaie et ce qu’il concentre. Vingt épîtres de vingt pages ne montrent pas un caractère, et une vive parole le fait. Vous êtes alourdi par votre conscience, qui vous traîne pas à pas et terre à terre, vous avez peur de votre génie ; vous le bridez, vous n’osez trouver aux momens violens les grands cris, les franches paroles. Vous tombez dans les phrases emphatiques et bien écrites ; vous ne voulez pas montrer la nature telle qu’elle est, telle que la montre Shakspeare, lorsque, piquée par la passion comme par un fer rouge, elle crie, se cabre et bondit par-dessus vos barrières. Vous ne savez pas l’aimer, et votre punition est que vous ne pouvez pas la voir.


III

C’est pour elle que Fielding réclame, et certes, à voir ses actions et sa personne, on l’eût cru fabriqué exprès pour cela : un grand vigoureux gaillard, haut presque de six pieds, sanguin, avec un excès de bonne humeur et de verve animale, loyal, généreux, affectueux et brave, mais imprudent, dépensier, buveur, viveur, ruiné de père en fils, ayant roulé par la vie dans les hauts, dans les bas, éclaboussé, mais toujours dispos ; « en somme, disait lady Mary Wortley Montague, plus heureux qu’un prince, et capable d’oublier sa goutte, ses soucis et ses dettes, pour peu qu’il eût sous sa main une bouteille de Champagne et un pâté de gibier. » Le naturel domine en lui, un peu grossier, mais riche. Il ne se réprime pas, il se laisse aller, il coule sur sa pente, sans trop choisir son lit, sans se donner de digues, bourbeux, mais à grands flots et à pleins bords. Dès l’abord, le surcroît de santé et d’impétuosité physique le jette dans la grosse débauche joviale, et la sève intempérante de la jeunesse bouillonne en lui jusque dans le mariage et dans l’âge mûr. Il est gai, il s’égaie ; il est insouciant, il n’a pas même la vanité littéraire. Un jour, Garrick le prie de supprimer une scène maladroite, et lui dit que sinon on sifflera infailliblement : « Au diable ! qu’ils la trouvent eux-mêmes ! » On siffle, et l’acteur, fort mal à l’aise, vient avertir l’auteur, qui buvait et fumait sa pipe. « — Qu’est-ce qu’il va ? — Eh bien ! on me siffle à outrance. — Ah ! ah ! le diable les emporte ! Ils l’ont trouvée, n’est-ce pas qu’ils l’ont trouvée ? » — C’est avec ce franc rire qu’il prenait les mésaventures. Il allait de l’avant sans trop sentir les meurtrissures, en homme confiant qui a le cœur épanoui et la peau dure. Sitôt qu’il a fait un héritage, il festine, traite ses voisins, entretient une meute, s’entoure de magnifiques laquais à livrée jaune. En trois ans, il a tout mangé ; mais le courage reste, il achève ses études de légiste, écrit deux in-folio sur les droits de la couronne, devient justice, détruit des bandes de voleurs, et gagne dans la plus insipide besogne du monde « le plus sale argent de la terre. » Les dégoûts ne l’atteignent pas, la lassitude non plus ; il est trop solidement bâti pour avoir des nerfs de femme. Tout déborde en lui, la force, l’activité, l’invention, et aussi la tendresse. Il a pour ses enfans une idolâtrie de mère, il adore sa femme, il devient presque fou quand il la perd, il ne trouve d’autre consolation que de pleurer avec la servante, et finit par épouser cette bonne et brave fille pour donner une mère à ses enfans : dernier trait qui achève de peindre ce vaillant cœur plébéien[13], prompt aux effusions, exempt de répugnances, et qui, hormis la délicatesse, eut tout le meilleur de l’homme. On lit ses livres, comme on boit un vin franc, sain et rude, qui égaie, fortifie, et auquel il ne manque que le parfum.

Un pareil homme devait prendre Richardson en déplaisance. Celui qui aime la nature tout expansive et abondante chasse loin de lui, comme des ennemis, la solennité, la tristesse et la pruderie des puritains. Pour commencer, il tourne Richardson en caricature. Son premier héros, Joseph, est le frère de Paméla et résiste aux propositions de sa maîtresse, comme Paméla à celles de son maître. La tentation touchante dans une jeune fille devient comique dans un jeune homme, et le tragique tourne au grotesque. Fielding rit à pleins poumons, comme Rabelais, et aussi comme Scarron. Il contrefait le style emphatique ; il chiffonne les jupes et fait sauter les perruques ; il bouscule de ses rudes plaisanteries toute la gravité des convenances. Si vous êtes raffiné ou seulement bien habillé, ne l’accompagnez pas. Il vous mènera dans les prisons, dans les auberges, sur les fumiers, dans la boue des grands chemins ; il vous fera patauger parmi les scandales réjouissans, les peintures crues et les aventures populacières. Il est fort en gueule, et il n’a pas l’odorat sensible. M. Joseph, au sortir de chez lady Booby, est assommé, laissé dans un fossé sans habits et pour mort ; une diligence passe, les dames font les haut-le-corps à l’idée de recueillir un homme vraiment nu, et les gentlemen, qui ont trois paletots, les trouvent trop neufs pour les salir sur le corps du pauvre diable. Ceci n’est qu’un début, jugez du reste. Joseph et son ami le bon curé, M. Adam, donnent et reçoivent une infinité de horions ; les coups de bâton trottent ; on leur jette à la tête des poêlons pleins de sang de porc ; les chiens mettent leurs habits en pièces ; ils perdent leur cheval. Joseph est si beau qu’il est assailli par la servante, obligé de la prendre à bras-le-corps et de la déposer à la porte ; ils n’ont jamais le sou ; on veut les mener en prison. Ils avancent pourtant d’une façon gaillarde, comme leurs confrères des autres romans, le capitaine Booth et Tom Jones. Ces orages de coups de poing, ces clabauderies d’hôtellerie, ce retentissement de bassinoires cassées et d’écuelles lancées à la tête, ce pêle-mêle d’incidens et cette grêle de mésaventures, finissent par former la plus joyeuse musique. Tous ces braves gens se battent bien, marchent bien, mangent bien, boivent mieux encore. Il y a plaisir à regarder ces puissans estomacs ; le roastbcef, descend comme dans sa place naturelle. Ne dites pas que ces bons bras fonctionnent trop sur la peau du prochain ; la peau du prochain est solide, et en tout cas se raccommode vite. Décidément la vie est bonne, et avec Fielding nous ferons en riant le voyage, la tête cassée et le ventre plein.

Ne ferons-nous que rire ? Il y a bien des choses à voir en route ; le sentiment de la nature est un talent comme la conception de la règle, et Fielding, le dos tourné à Richardson, s’ouvre un domaine aussi large que celui de son rival. Ce qu’on appelle nature, c’est cette couvée de passions secrètes, souvent malfaisantes, ordinairement vulgaires, toujours aveugles, qui foisonnent et frétillent en nous, mal recouvertes par le manteau de décence et de raison sous lequel nous tâchons de les déguiser ; nous croyons les mener, elles nous mènent ; nous nous attribuons nos actions, elles les font. Il y en a tant, elles sont si fortes, si entrelacées les unes dans les autres, si promptes à s’éveiller, à s’élancer et à s’entraîner, que leur mouvement échappe à tous nos raisonnemens et à toutes nos prises. Voilà le domaine de Fielding ; son art et son plaisir, comme celui de Molière, consistent à lever un coin du manteau ; ses personnages paradent d’un air raisonnable, et tout d’un coup, par une ouverture, le lecteur aperçoit le fourmillement intérieur des vanités, des folies, des concupiscences et des rancunes secrètes qui les font marcher. Par exemple, quand Tom Jones a le bras cassé, le philosophe Square vient le consoler par une application des maximes stoïciennes ; mais en lui prouvant que la douleur est chose indifférente il se mord la langue et lâche un ou deux jurons, sur quoi le théologien Thwackum, son commensal et son rival, lui assure que sa mésaventure est un avertissement de la Providence, et tous deux manquent de se battre. Une autre fois le chapelain de la prison, ayant déchargé son éloquence et engagé le condamné au repentir, accepte de lui un bol de punch parce que l’Écriture ne dit rien contre cette liqueur, et lui récite après boire son dernier sermon contre les philosophes païens. Ainsi déshabillés, les instincts ont une tournure grotesque ; les gens s’avancent gravement, la canne à la main, et pour nous ils sont tout nus. Sachez qu’ils sont nus tout à fait ; aussi certaines de leurs attitudes sont bien gaies. Les dames feront sagement de ne pas entrer chez lui. Ce puissant génie, tout franc et réjoui, aime comme Rubens les kermesses ; les rouges trognes reluisantes de bonne humeur, de sensualité et d’énergie dansent chez lui, remuent et se choquent, et les instincts dévergondés y viennent accoupler leurs violences. C’est avec eux qu’il compose ses premiers personnages. Il n’y en a point chez lui de plus vivans que ceux-là, de plus largement tracés à grands traits et d’un élan, d’une couleur plus saine. Si les gens réfléchis comme Allworthy restent effacés dans un coin de sa vaste toile, les personnages instinctifs comme Western s’y détachent avec un relief et un éclat qu’on n’a point vus depuis Falstaff. Western est un squire de campagne, bonhomme au demeurant, mais ivrogne, toujours à cheval, inépuisable en jurons, prompt aux gros mots, aux coups de poing, sorte de charretier alourdi, endurci et enfiévré par la brutalité de la race, par la sauvagerie de la campagne, par les exercices violens, par l’abus de la grosse mangeaille et des boissons fortes, tout imbu d’orgueil et de préjugés anglais et rustiques, n’ayant jamais été discipliné par la contrainte du monde, puisqu’il vit aux champs, ni parcelle de l’éducation, puisqu’il sait à peine lire, ni par celle de la réflexion, puisqu’il ne peut pas mettre deux idées ensemble, ni par celle de l’autorité, puisqu’il est riche et justice, et livré, comme une girouette qui siffle et grince, à tous les coups de vent de toutes les passions. Sitôt qu’on le contredit, il devient rouge, il écume, il veut rosser les gens : « Défais ton habit[14] » Il faut même l’empoigner à bras-le-corps pour l’arrêter de vive force. Il court chez Allworthy pour se plaindre de Jones, qui ose faire la cour à sa fille. « Il a eu de la chance que je n’aie pas pu l’empoigner ; je l’aurais roulé, j’aurais dérangé son miaulement ; j’aurais appris à ce fils de gueux à mettre la main au plat de son maître. Il n’aura jamais un morceau de mon plat, ni un liard pour en acheter. Et si elle le veut, elle, une chemise sera toute sa dot. J’aimerais mieux mettre mon bien dans la caisse d’amortissement, pour qu’on l’envoie en Hanovre et qu’on corrompe notre nation avec. » — Et comme Allworthy dit qu’il en a bien du chagrin. — « Au diable votre chagrin ! il me servira joliment quand j’aurai perdu ma seule enfant, ma pauvre Sophie, qui était la joie de mon cœur, et toute l’espérance, et toute la consolation de mes vieux jours ; mais je suis décidé à la mettre à la porte : elle mendiera, elle crèvera de faim, elle pourrira dans la rue. Pas un sou, pas un sou ! elle n’aura jamais un sou de moi ! Ce fils de chienne a toujours été bon pour tirer le lièvre au gîte. Le diable le crève ! Je ne savais guère la minette qu’il avait en vue ; mais ce sera le plus mauvais gibier qu’il ait levé de sa vie. Il n’en aura que la carcasse ; sa peau est tout ce qu’il en aura ! »

Sa fille essaie de le raisonner, il tempête. Alors elle parle de tendresse et d’obéissance ; d’allégresse il saute par la chambre, et les larmes lui viennent aux yeux. À ce mot, elle reprend ses supplications ; il grince les dents, il serre les poings, il frappe du pied. « Tu l’épouseras, tu l’auras ! le diable m’emporte ! tu l’auras, quand tu te pendrais le lendemain matin ! » Il ne peut pas trouver une raison, il ne sait que lui dire d’être bonne fille. Il se contredit, il défait ses propres projets : il est comme un taureau aveugle qui butte à droite, à gauche, revient sur ses pas, n’atteint personne et piétine en place. Au moindre bruit, il fonce en avant, outrageusement, sans savoir pourquoi. Ses idées ne sont que des frémissemens ou des élans de la chair et du sang. Jamais l’animal physique n’a plus entièrement recouvert et absorbé l’homme. Il en devient grotesque, tant il est naïf et près de la brute ; il se laisse mener, il a des mots d’enfant : « Je ne sais pas comment cela arrive ; mais le diable m’emporte, Allworthy, si vous ne me faites pas toujours faire justement ce qu’il vous plaît. Et pourtant j’ai un aussi bon domaine que vous, et je suis justice aussi bien que vous-même. » Rien ne tient en lui ni ne dure ; il est tout de primesaut ; il ne vit que pour le moment. Rancune, intérêt, aucune des passions à longue portée n’a de prise sur lui. Il embrasse les gens que tout à l’heure il voulait assommer. Tout disparaît pour lui dans la fougue de la passion présente ; elle lui arrive au cerveau comme un flot soudain qui noie le reste. À présent qu’il est réconcilié avec Tom, il n’a pas de cesse que Tom n’ait sa fille. « C’est Tom qui la chiffonnera. Sus, sus, mon garçon, en avant sur elle ! Voilà ce que c’est, mes petits agneaux. Eh bien ! est-ce convenu ? Sera-ce demain ou le jour d’après ? Ce ne sera pas une minute plus tard que le jour d’après, j’y suis décidé. Allons donc, Tom, je te dis que ce sont des grimaces. Par le sang-Dieu ! elle voudrait que le mariage fût pour cette nuit ; elle le voudrait de tout son cœur. N’est-ce pas, Sophie, que tu le voudrais ? Vois-tu, Allworthy, je te parie cinq guinées contre un écu que de demain en neuf mois nous aurons un garçon ! Écoute ! dis-moi, qu’est-ce que tu choisis ? du bourgogne, du Champagne, ou bien quoi ? Par Dieu ! nous ferons ripaille cette nuit. » Et lorsqu’il devient grand-père, il passe son temps auprès des nourrices, déclarant que « le babil de la petite fille est une musique plus douce que les aboiemens de la plus belle meute d’Angleterre. » Voilà la pure nature, et personne ne l’a lâchée à travers champs plus débridée, plus impétueuse, plus ignorante de toute règle, plus abandonnée à l’afflux de la sève corporelle que Fielding.

Ce n’est pas qu’il l’aime à la façon des grands artistes indifférens, Shakspeare et Goethe ; au contraire il est moraliste par excellence, et c’est un des grands signes du siècle que les intentions réformatrices se rencontrent aussi décidées chez lui qu’ailleurs. Il donne à ses fictions un but pratique, et les recommande en disant que le ton sérieux et tragique aigrit, tandis que le style comique « dispose les gens à la bienveillance et à la bonne humeur[15]. » Bien plus, il fait la satire du vice ; il considère les passions non comme de simples forces, mais comme des objets d’approbation ou de blâme. Il nous suggère à chaque pas des jugemens moraux ; il veut que nous prenions parti ; il discute, excuse ou condamne. Il écrit un roman entier en style ironique[16] pour persécuter et assommer la friponnerie et la trahison. C’est plus qu’un peintre, c’est un justicier, et les deux rôles en lui sont d’accord ; car une psychologie engendre une morale : là où il y a une idée de l’homme, il y a un idéal de l’homme, et Fielding, qui a vu dans l’homme la nature par opposition à la règle, loue dans l’homme la nature par opposition à la règle, en sorte que, selon lui, la vertu n’est qu’un instinct. La générosité, selon lui, est comme toutes les sources d’action, une inclination primitive ; comme toutes les sources d’action, elle coule sans que les catéchismes et les phrases y ajoutent rien de bon ; comme toutes les sources d’action, elle coule parfois trop pleinement et trop vite. Prenez-la comme elle est, et n’essayez pas de l’opprimer sous une discipline ou de la remplacer par un raisonnement. Monsieur Richardson, vos héros si corrects, si compassés, si soigneusement empaquetés dans leur attirail de préceptes, sont des bedeaux de cathédrale bons pour nasiller dans une procession. Monsieur Square et monsieur Thwackum, vos tirades sur la vertu philosophique ou la vertu chrétienne sont des exercices de parole utiles pour digérer au dessert. La vertu est dans le tempérament et dans le sang ; l’éducation bavarde et le rigorisme monacal n’y ajoutent rien. Donnez-moi un homme, non un mannequin de représentation ou une serinette à phrases. Mon héros est l’homme qui naît généreux, comme le chien naît affectueux, et comme le cheval naît brave. Je veux un cœur vivant, plein de chaleur et de force, non un pédant sec occupé à aligner au cordeau toutes ses actions. Ce naturel ardent pourra l’emporter trop loin ; je lui pardonne ses écarts. Il s’enivrera par mégarde, il ramassera une fille sur la route, il donnera volontiers un coup de poing, il ne refusera pas un duel ; il souffrira qu’une grande dame le trouve beau garçon, et il acceptera sa bourse ; il sera imprudent, il gâtera sa réputation comme Jones ; il sera mauvais administrateur et fera des dettes comme Booth. Excusez-le d’avoir des muscles, des nerfs, des sens, et ce bouillonnement de colère ou d’ardeur qui précipite en avant les animaux de noble race. Mais il souffrira qu’on le batte jusqu’au sang plutôt que d’exposer un pauvre garde-chasse. Il pardonnera à son mortel ennemi sans effort, par bonté pure, et lui enverra de l’argent en cachette ; il sera loyal envers sa maîtresse, et lui gardera sa fidélité, en dépit de toutes les offres, dans le pire dénûment et sans la moindre espérance de l’obtenir ; il sera libéral de sa bourse, de ses peines, de sa souffrance, de son sang ; il ne s’en vantera pas ; il n’aura ni orgueil, ni vanité, ni affectation, ni dissimulation ; la bravoure et la bonté surabonderont dans son cœur, comme la bonne eau dans une bonne source. Il pourra être balourd comme le capitaine Booth, joueur même, dépensier, incapable de conduire ses affaires, capable par tentation d’être un jour infidèle à sa femme ; mais il sera si sincère dans son repentir, son erreur sera si involontaire, il sera si soigneusement, si véritablement tendre, qu’elle l’aimera avec excès, et qu’en bonne foi il le mérite. Il se fera auprès d’elle garde-malade, nourrice, maman ; il l’accouchera lui-même ; il aura pour elle des adorations d’amant, toujours, en présence de tout le monde, même devant miss Matthews, qui l’a séduit. « Je déclarai que, si j’avais le monde, je serais prêt à le mettre aux pieds de mon Amélia. Et Dieu sait que je le ferais, quand ce seraient dix mille mondes ! » Il pleure comme un enfant en pensant à elle ; il l’écoute comme ferait un petit enfant. « Je répète ses propres paroles, car il m’arrive ordinairement de retenir ce qu’elle dit. » Il s’habille en cachette lorsqu’il est obligé de partir pour son régiment, et, « chantant, sifflant, se secouant, essayant toutes les façons de ne pas penser, » il s’enfuit pendant qu’elle dort, parce qu’il ne saurait soutenir ses larmes. Dans ce corps de soudard, sous cette épaisse cuirasse de tapageur, il y a un vrai cœur de femme qui se fond, qu’un rien trouble lorsqu’il s’agit de ce qu’il aime, timide dans sa tendresse, inépuisable en dévouement, en confiance, en abnégation, en effusions. Quand un homme a cela, passez sur le reste ; avec ses excès et ses folies, il vaut mieux que tous vos dévots gantés.

À cela nous répondrons : Vous faites bien de défendre la nature ; mais que ce soit à la condition de n’en rien supprimer. Un point manque dans vos gens si bien membres, la finesse ; les rêveries délicates, l’élévation enthousiaste et la délicatesse frémissante sont aussi bien dans la nature que la grosse vigueur, l’hilarité bruyante et la franche bonté. La poésie est vraie comme la prose, et s’il y a des mangeurs et des boxeurs, il y a aussi des artistes et des chevaliers. Cervantes, que vous imitez, et Shakspeare, que vous rappelez, ont eu cette finesse, et l’ont peinte ; dans cette large moisson que vous rapportez à pleins bras, vous avez oublié les fleurs. On finit par se lasser de vos coups de poing et de vos comptes d’hôtellerie. Vous êtes trop à l’aise dans les étables, parmi les drôleries ecclésiastiques de Trulliber. On voudrait vous voir plus de ménagemens pour vos héroïnes ; les accidens du chemin lèvent bien souvent leurs collerettes, et Fanny, Sophie, mistress Heartfree ont beau rester pures, on se souvient malgré soi des coups de main qui ont attaqué leur vertu. Vous êtes si rude que vous ne sentez pas l’atroce. Vous persuadez à Tom Jones faussement, mais pour un instant, que mistress Williams, dont il a fait sa maîtresse, est sa mère, et vous laissez longtemps le lecteur enfoncé dans l’infamie de cette supposition. Enfin vous êtes obligé de vous guinder pour peindre l’amour ; vous ne trouvez que des épîtres compassées ; les transports de votre Tom Jones ne sont que des phrases d’auteur. Faute d’idées, il débite des odes. Vous ne connaissez que l’élan des sens, le bouillonnement du sang, l’effusion de la tendresse, mais non l’exaltation nerveuse et le ravissement poétique. L’homme tel que vous le concevez est un bon buffle, et c’est peut-être le héros qu’il faut à un peuple qui s’est appelé lui-même John Bull, Jean Taureau.


IV

En tout cas, il est puissant et redoutable, et si en ce moment vous rassemblez en votre esprit les traits dispersés des figures que les romanciers viennent de faire passer devant vos yeux, vous vous sentirez transporté dans un monde à demi barbare et dans une race dont l’énergie doit effaroucher ou révolter toute votre douceur. À présent ouvrez un copiste plus littéral de la vie : sans doute ils le sont tous, et déclarent, Fielding entre autres, que, s’ils imaginent un trait, c’est qu’ils l’ont vu ; mais Smollett a cet avantage, qu’étant médiocre il décalque les figures platement, prosaïquement, sans les transformer par l’illumination du génie : la jovialité de Fielding et le rigorisme de Richardson ne sont plus là pour égayer ou ennoblir les tableaux. Regardez chez lui les mœurs face à face, écoutez les aveux de cet imitateur de Lesage, qui reproche à Lesage d’être gai et de badiner avec les mésaventures de son héros ; voyez l’âpreté de cette rancune, qui veut « soulever l’indignation du lecteur contre le caractère sordide et vicieux du monde et montrer le mérite modeste aux prises avec l’égoïsme, l’envie, la malice et la lâche indifférence de l’humanité. » Ce ne sont plus seulement les coups de poing qui pleuvent, mais aussi les coups de couteau, d’épée, de pistolet. Dans ce monde-là, quand une fille sort de chez elle, elle court risque de rentrer femme, et quand un homme sort de chez lui, il court risque de ne pas rentrer du tout. Les femmes enfoncent leurs ongles dans la figure des hommes ; les gentlemen bien élevés, comme Pérégrine, sanglent les gens à coups de fouet. Ayant trompé un mari qui refuse de lui demander satisfaction, Pérégrine le fait prendre par ses gens et tremper dans un canal. Dénoncé par un vicaire qu’il a rossé, il le fait rouer de coups par un aubergiste, qui de plus lui arrache avec les dents un morceau de l’oreille. Je citerais de mémoire bien d’autres attentats commencés ou achevés. Les injures atroces, les mâchoires cassées, les coups de bâton assénés sur les gens abattus par terre, la hargneuse dureté des conversations, la grossière brutalité des plaisanteries, donnent l’idée d’une meute de bouledogues acharnés à se battre, et qui, lorsqu’ils entrent en gaieté, s’amusent encore à s’enlever des morceaux de chair. Un Français a peine à supporter l’histoire de Roderick Random ou plutôt celle de Smollett quand il est sur le navire de guerre. Il est pressé, c’est-à-dire empoigné de force, jeté par terre, à coups de bâton et de couteau, lié comme un ballot et roulé sanglant à bord devant les matelots, qui rient de ses blessures et disent, en voyant ses cheveux collés comme des ficelles, qu’il a ses cordes rouges sur la tête au lieu de les avoir sur le dos. Il prie ses voisins de tirer son mouchoir de sa poche pour arrêter le sang qui coule de sa tête ; les voisins tirent le mouchoir et le vendent d’un grand sang-froid à la pourvoyeuse moyennant un quart de gin. Le capitaine Oakum déclare qu’il ne veut plus de malades à bord, les fait monter sur le pont à coups de fouet, crachant le sang, défaillant de faiblesse ; plusieurs deviennent fous, beaucoup meurent, et de soixante et un il n’en reste que douze. Pour pénétrer dans ce noir hôpital suffocant qui pullule de vermine, il faut ramper sous les hamacs pressés et les écarter à la force des épaules avant d’arriver jusqu’aux patiens.

Lisez encore le récit de miss William, une jeune fille riche et de bonne naissance réduite au métier de courtisane, rançonnée, affamée, malade, grelottante, errant dans les rues pendant de longues nuits d’hiver, parmi « les misérables créatures nues, en haillons crasseux, entassées comme des pourceaux dans le coin d’une allée sombre, » qui appellent les matelots ivres pour obtenir de quoi « apaiser avec du gin la rage de la faim et le froid, et descendent dans l’insensibilité bestiale jusqu’à ce qu’à la fin elles aillent mourir et pourrir sur un fumier. » Celle-ci est jetée à Bridewell avec le rebut de la ville, soumise aux caprices d’un tyran qui lui impose des tâches au-dessus de ses forces et la punit de ne pas les remplir, fouettée jusqu’à s’évanouir, puis à coups de fouet tirée de son évanouissement, pendant ce temps volée de tout ce qu’elle a sur elle, bonnet, souliers, bas, « mourant de faim et aspirant à mourir vite. » Une nuit, elle essaie de se pendre. Deux de ses voisines qui la guettaient l’en empêchent. « Le lendemain matin, je fus punie de trente coups de verges. La douleur, jointe au désappointement et au désespoir, me priva de ma raison et me jeta dans un délire de fureur pendant lequel j’arrachai la chair de mes os avec mes dents et je me lançai la tête contre le pavé. » En vain vous vous retournez du côté du héros pour vous reposer d’un tel spectacle. Il est sensuel et grossier comme ceux de Fielding, sans être comme ceux de Fielding bon et joyeux. « L’orgueil et le ressentiment sont les deux principaux ingrédiens de son caractère. » Le généreux vin de Fielding, entre les mains de Smollett, s’est tourné en eau-de-vie de cabaret. Ses héros sont égoïstes, ils se vengent barbarement ; Roderick exploite son fidèle Strap, et finit par le marier à une prostituée. Pérégrine attaque par le complot le plus lâche et le plus brutal l’honneur d’une jeune fille qu’il doit épouser, et qui est la sœur de son meilleur ami. On prend en haine son caractère rancunier, concentré, opiniâtre, qui est tout à la fois celui d’un roi absolu habitué à se contenter aux dépens du bonheur des autres et celui d’un rustre qui n’a de l’éducation que le vernis. On serait inquiet de vivre auprès de lui ; il n’est bon qu’à choquer ou à tyranniser les autres. On l’évite comme une bête dangereuse ; l’afflux soudain de la passion animale et le torrent de la volonté fixe sont si forts en lui que, lorsqu’il manque son but, il extravague, il met l’épée à la main contre l’aubergiste ; il faut le saigner, il devient fou. Jusqu’à ses générosités, tout est gâté chez lui par l’orgueil ; jusqu’à ses gaietés, tout est assombri chez lui par la dureté. Ses amusemens sont barbares et ceux de Smollett sont du même goût. Il outre les caricatures ; il croit nous divertir en nous montrant des bouches fendues jusqu’aux oreilles et des nez longs d’un demi-pied ; il exagère un préjugé national ou un tic de métier jusqu’à y absorber tout l’homme ; il entre-choque les plus repoussans des grotesques, un lieutenant Lishamago à demi rôti par les Indiens rouges, des loups de mer qui passent leur vie à vociférer et à travestir toutes les idées dans leur jargon nautique, de vieilles filles laides comme des guenons, sèches comme des squelettes, âpres comme du vinaigre, des maniaques enfoncés dans la pédanterie, dans l’hypocondrie, dans la misanthropie, dans le silence. Bien loin de les esquisser en passant, comme Gil-Blas, il appuie le trait désagréablement avec insistance, et le surcharge de tous les détails, sans considérer s’ils sont trop nombreux, sans reconnaître qu’ils sont excessifs, sans sentir qu’ils sont odieux, sans éprouver qu’ils sont dégoûtans. Son public est au niveau de son énergie et de sa rudesse, et, pour remuer de tels nerfs, un écrivain ne peut pas frapper trop fort.

Mais en même temps, pour civiliser cette barbarie et maîtriser cette violence, une faculté paraît, commune à tous, auteur et public : la sérieuse réflexion attachée à observer les caractères. C’est vers le dedans de l’homme que leurs yeux se tournent. Ils notent exactement les particularités de l’individu et les marquent d’une empreinte si précise que leurs personnages deviennent des types que l’on n’oublie plus. Ils sont psychologues. Every man in his humour, ce titre d’une comédie du vieux Ben-Jonson indique combien ce goût, chez eux, est ancien et national. Smollett, sur cette donnée, écrit un roman entier, Humphrey Clinker. Point d’action ; le livre est un recueil de lettres écrites pendant un voyage en Écosse et en Angleterre. Chacun des voyageurs, suivant son tour d’esprit, juge différemment des mêmes objets. Un vieux gentilhomme généreux, grognon, qui s’occupe à se croire malade, une vieille fille revêche en quête d’un mari, une femme de chambre naïve et vaniteuse qui estropie vaillamment l’orthographe, une file d’originaux qui tour à tour apportent leurs bizarreries sur la scène, voilà les personnages ; le plaisir du lecteur consiste à reconnaître leur humeur dans leur style, à prévoir leurs sottises, à sentir le fil qui tire chacun de leurs gestes, à vérifier la concordance de leurs idées et de leurs actions. Poussez à l’excès cette étude des particularités humaines, vous verrez naître le talent de Sterne. Figurez-vous un homme qui se met en voyage ayant sur les yeux une paire de lunettes extraordinairement grossissantes. Un poil sur sa main, une tache à la nappe, le pli d’un habit qui remue, l’intéresseront ; à ce compte, il n’ira pas bien loin, emploiera la journée à faire six pas et ne sortira pas de sa chambre. Pareillement Sterne écrit quatre volumes pour raconter la naissance de son héros. Il aperçoit l’infiniment petit et décrit l’imperceptible. Un homme fait sa raie de travers, cela tient, selon Sterne, à l’ensemble de son caractère, lequel tient à celui de son père, de sa mère, de son oncle et de tous ses aïeux ; cela tient à la structure de son cerveau, qui tient aux circonstances de sa conception et de sa naissance, lesquelles tiennent aux manies de ses parens, à l’humeur du moment, aux conversations de l’heure précédente, aux contrariétés du dernier curé, à une coupure du pouce, à vingt nœuds faits sur un sac, à je ne sais combien de choses encore. Les six ou huit volumes de Tristram Shandy sont employés à les compter, car le moindre et le plus plat des accidens, un éternument, une barbe mal faite, traîne derrière soi un réseau inextricable de causes entre-croisées les unes dans les autres, qui, en haut, en bas, à droite, à gauche, par des prolongemens et des ramifications invisibles, s’enfoncent au plus profond des caractères et dans les plus lointains des événemens. Au lieu d’extraire, comme le reste des romanciers, la grosse racine principale, Sterne, avec des ménagemens et des réussites merveilleuses, s’applique à retirer l’écheveau embrouillé des filamens innombrables qui sinueusement plongent et s’éparpillent pour aller de tous côtés pomper la sève et la vie. Si grêles, si entrelacés, si enfouis qu’ils soient, il atteint jusqu’à eux ; il les démêle, il ne les casse point, il les rapporte à la lumière, et là où nous n’imaginions qu’une simple tige, nous contemplons avec étonnement la population et la végétation souterraine des fibres multipliées et des fibrilles par qui la plante visible végète et se soutient.

Voilà certes un talent étrange, composé d’aveuglement et de clairvoyance, et qui ressemble à ces maladies de la rétine dans lesquelles le nerf surexcité devient à la fois obtus et perspicace, incapable d’apercevoir ce que les yeux les plus ordinaires atteignent, capable d’apercevoir ce que les yeux les plus perçans ne saisissent pas. En effet, Sterne est un malade humoriste et excentrique, ecclésiastique et libertin, joueur de violon et philosophe, qui en toutes choses prend le contre-pied d’autrui. Son livre est comme un grand magasin de bric-à-brac où les curiosités de tout siècle, de toute espèce et de tout pays gisent entassées pêle-mêle : textes d’excommunication, consultations médicales, passages d’auteurs inconnus ou imaginaires, bribes d’érudition scolastique, enfilades d’histoires saugrenues, dissertations, digressions, apostrophes au lecteur. Sa plume le mène : ni suite, ni plan ; tout au contraire, quand il rencontre l’ordre, il le défait exprès ; d’un coup de pied, il fait rouler sur son histoire commencée la pile des in-folio voisins et gambade par-dessus. Il s’amuse à nous désappointer, à nous dérouter par les interruptions et les attentes. La gravité lui déplaît, il la traite d’hypocrite ; à son gré, la folie vaut mieux, et il se peint dans Yorick. Chez un esprit bien bâti, les idées défilent en procession avec un mouvement ou une accélération uniforme ; dans cette tête bizarre, elles sautillent comme une cohue de masques en carnaval, par bandes, chacune tirant sa voisine par les pieds, par la tête, par un pan d’habit, avec le remue-ménage le plus universel et le plus imprévu. Toutes ses petites phrases coupées sont des soubresauts ; on halète à les lire. Le ton ne reste jamais deux minutes le même : le rire vient, puis un commencement d’émotion, puis le scandale, puis l’étonnement, puis l’attendrissement, puis encore le rire. Le malin bouffon tire et brouille les fils de tous nos sentimens, et nous fait aller deci, delà, baroquement, comme des marionnettes. Entre tous ces fils, il y en a deux qu’il tire plus volontiers que les autres. Comme tous les gens qui ont des nerfs, il est sujet aux attendrissemens : non qu’il soit vraiment bon et tendre, au contraire sa vie est d’un égoïste ; mais à de certains jours il a besoin de pleurer, et nous fait pleurer avec lui. Il s’émeut pour un oiseau captif, pour un pauvre âne qui, accoutumé aux coups, le regarde d’un air résigné, « comme pour lui dire de ne point le battre trop fort, mais que cependant, s’il veut, il peut le battre. » Il écrira deux pages sur l’attitude de cet âne, et Priam aux pieds d’Achille n’était pas plus touchant.

C’est ainsi qu’il rencontrera dans un silence, dans un juron, dans la plus mince action domestique, des délicatesses exquises et de petits héroïsmes, sortes de fleurs charmantes invisibles à tout autre, et qui poussent dans la poudre du plus sec chemin. Un jour l’oncle Toby, le pauvre capitaine invalide, attrape, après de longs essais inutiles, une grosse mouche bourdonnante qui l’a cruellement tourmenté pendant tout le dîner ; il se lève, traverse la chambre sur sa jambe souffrante, et, ouvrant la fenêtre : « Va-t’en, pauvre diablesse, va-t’en ; pourquoi est-ce que je te ferais du mal ? Le monde certainement est assez large pour nous contenir tous les deux, toi et moi. » Cette sensibilité de femme est trop fine, on ne peut la décrire : il faudrait traduire une histoire entière, celle de Lefèvre par exemple, pour en faire respirer le parfum ; ce parfum s’évapore sitôt qu’on y touche, et ressemble à la faible senteur fugitive des plantes qu’on a portées un instant dans la chambre d’un convalescent. Ce qui en augmente encore la douceur triste, c’est le contraste des polissonneries qui, comme une haie d’orties, les environnent de toutes parts. Sterne, comme tous les gens dont la machine est surexcitée, a des appétits baroques. Il aime les nudités, non par sentiment du beau à la façon des peintres, non par sensualité et franchise à l’exemple de Fielding, non par recherche du plaisir, ainsi que les Dorat, les Boufflers et tous les fins voluptueux qui riment et s’égaient en ce moment de l’autre côté de la Manche. S’il va aux endroits sales, c’est qu’ils sont interdits et point fréquentés. Ce qu’il y cherche, c’est la singularité et le scandale. Ce qui l’affriande dans le fruit défendu, ce n’est pas le fruit, c’est la défense, car celui où il mord de préférence est tout flétri ou piqué aux vers. Qu’un épicurien ait du plaisir à détailler les jolis péchés d’une jolie femme, rien d’étonnant ; mais qu’un romancier se complaise à surveiller les suites de la chute d’un marron brûlant dans une culotte et les questions de la veuve Wadman sur la portée des blessures de l’aine, cela ne s’explique que par un dévergondage d’imagination pervertie qui trouve son amusement dans les idées répugnantes, comme les palais gâtés trouvent leur contentement dans la saveur acre du fromage avancé. Aussi, pour lire Sterne, faut-il attendre les jours de caprice, de spleen et de pluie, où à force d’agacement nerveux on est dégoûté de la raison. En effet ses personnages sont aussi déraisonnables que lui-même. Il ne voit en l’homme que la manie, et ce qu’il appelle le dada, le goût des fortifications dans l’oncle Tobie, la manie des tirades oratoires et des systèmes philosophiques dans M. Shandy. Ce dada, à son gré, est comme une verrue, d’abord si petite qu’on l’aperçoit à peine, et seulement lorsqu’elle est sous un bon jour ; mais la voilà qui peu à peu grossit, se couvre de poils, rougit et bourgeonne tout alentour ; son propriétaire, qui en jouit et l’admire, la nourrit, jusqu’à ce qu’enfin elle se change en loupe énorme, et que le visage entier disparaisse sous l’excroissance parasite qui l’envahit. Personne n’a égalé Sterne dans l’histoire de ces hypertrophies humaines ; il pose le germe, l’alimente par degrés, il fait ramper alentour les filamens propagateurs, il montre les petites veines et les artérioles microscopiques qui s’abouchent dans son intérieur, il compte les palpitations du sang qui les traverse, il explique leurs changemens de couleur et leurs augmentations, de volume. L’observation psychologique atteint ici l’un de ses développemens extrêmes. Il faut un art bien avancé pour décrire, par-delà la régularité, l’exception ou la dégénérescence, et le roman anglais se complète ici en ajoutant à la peinture des formes la peinture des déformations.


V

Le moment approche où les mœurs épurées vont, en l’épurant, lui imprimer son caractère final. Des deux grandes tendances qui se sont manifestées par lui, la brutalité native et la réflexion intense, l’une a fini par vaincre l’autre ; la littérature, devenue sévère, chasse de la fiction les grossièretés de Smollett et les indécences de Sterne, et le roman tout moral, avant d’arriver dans les mains presque prudes de miss Burney, passe dans les honnêtes mains de Goldsmith. Son Ministre de Wakefield est a une idylle en prose, » un peu gâtée par des phrases trop bien écrites, mais au fond bourgeoise comme un tableau flamand. Regardez dans Terburg ou Miéris une femme qui fait son marché, un bourgmestre qui vide son long verre de bière ; les figures sont vulgaires, les naïvetés comiques, la marmite est à la place d’honneur ; pourtant ces bonnes gens sont si paisibles, si contens de leur petit bonheur régulier, qu’on leur porte envie. L’impression que laisse le livre de Goldsmith est à peu près celle-là. L’excellent docteur Primrose est un ecclésiastique de campagne dont toutes les aventures pendant longtemps consistent « à passer du lit bleu au lit brun. » Il a des cousins au quarantième degré qui viennent manger son dîner et lui emprunter ses bottes. Sa femme, qui a toute l’éducation du temps, est parfaite cuisinière, sait presque lire, excelle dans les conserves, et conte à table l’histoire et les mérites de chaque plat. Ses filles aspirent à l’élégance et confectionnent des eaux de toilette dans la poêle à frire. Son fils Moïse se fait duper à la foire, et vend le poulain moyennant un assortiment de lunettes vertes. Lui, Primrose, composé des traités, que personne n’achète, contre les secondes noces des ecclésiastiques, écrit d’avance dans l’épitaphe de sa femme qu’elle fut la seule femme du docteur Primrose, et, en manière d’encouragement, encadre sur sa cheminée ce morceau d’éloquence. Cependant ce ménage va son petit train ; les filles et la mère régentent un peu le père de famille ; il se laisse faire en bon homme, lâche tout au plus de loin en loin quelque innocente raillerie, s’arrange dans, sa nouvelle ferme avec ses deux chevaux, Blackberry à l’œil vairon et l’autre qui n’a pas de queue. « Rien ne pouvait surpasser la propreté de mes petits enclos ; les ormes et les haies étaient d’une beauté inexprimable… » Notre maison « était située au pied d’une colline en pente, avec un beau taillis qui l’abritait par derrière et une rivière babillarde par devant. D’un côté une prairie et de l’autre une pelouse… Elle n’était que d’un étage et couverte de chaume, ce qui lui donnait un air très gentil. Les murs en dedans étaient soigneusement blanchis à la chaux… Quoique la même chambre nous servît de parloir et de cuisine, cela ne faisait que la rendre plus chaude. D’ailleurs, comme elle était tenue avec une extrême propreté, les plats, les assiettes, les cuivres étant bien nettoyés et tous déposés en rangées brillantes sur les rayons, l’œil était agréablement flatté et n’avait pas besoin d’un plus riche ameublement. » Ils fanent en famille, vont s’asseoir sous le chèvrefeuille pour boire une bouteille de vin de groseilles ; les deux filles chantent ou les petits garçons lisent, et les parens s’amusent à regarder le champ qui descend sous leurs pieds plein de clochettes bleues et de centaurées. « Encore une bouteille, Déborah, ma chère, et toi, Moïse, une bonne chanson. Quels remercîmens ne devons-nous point au ciel pour nous avoir accordé ainsi la santé, la tranquillité, l’abondance ! Je me sens plus heureux maintenant que le plus grand monarque de la terre. Il n’a pas un coin du feu pareil, ni autour de lui des visages si gais. »

Voilà le bonheur moral. Le malheur ici ne l’est pas moins. Le pauvre ministre a perdu sa fortune, et, transporté dans une petite cure, il est devenu fermier. Le squire du voisinage séduit et enlève sa fille aînée ; le feu prend à sa maison, il à le bras brûlé jusqu’à l’épaule en sauvant ses deux petits enfans. Il est mis en prison, pour dettes, parmi des brutes et des coquins qui jurent et blasphèment. Dans un mauvais air, sur la paille, sentant que son mal augmente, prévoyant que sa famille sera bientôt sans pain, apprenant que sa fille meurt, « son cœur se soutient pourtant ; » il reste prêtre et chef de famille, prescrit à chacun des siens son emploi, encourage, console, pourvoit, ordonne, prêche les prisonniers, supporte leurs railleries grossières, les réforme, établit dans la prison le travail utile et la règle volontaire. Ce n’est pas la dureté ni le tempérament morose qui raffermit ; il n’y a pas d’âme plus paternelle, plus sociable, plus humaine, plus ouverte aux émotions douces et aux tendresses intimes. Ce n’est point l’orgueil ni la haine concentrée qui le raidit. « Je n’ai point de ressentiment à présent ; quoiqu’il m’ait pris ce que je tenais plus cher que toutes les richesses, quoiqu’il ait déchiré mon cœur (car je suis malade, très malade, presque jusqu’à défaillir), pourtant cela ne m’inspirera jamais un désir de vengeance… Si ma soumission peut lui faire plaisir, qu’il sache que si je lui ai fait quelque injure, j’en suis fâché… Comme il a été autrefois mon paroissien, j’espère un jour pouvoir présenter son âme purifiée au tribunal éternel. » Rien ne sert ; le misérable repousse hautainement cette prière si noble, par surcroît fait enlever la seconde fille et jeter le fils en prison sous une fausse accusation de meurtre. À ce moment-là, toutes les affections du père sont blessées, toutes ses consolations perdues, toutes ses espérances ruinées. Son cœur n’est qu’une plaie, il s’écrie ; mais, revenant aussitôt à sa profession et à son devoir, il songe à préparer son fils et à se préparer lui-même pour l’autre vie, et, afin d’être utile à autant de gens qu’il pourra, il veut en même temps exhorter les prisonniers. Il « s’efforce de se lever sur sa paille, mais la force lui manque, et il n’est capable que de s’appuyer contre le mur, soutenu d’un côté par son fils et de l’autre par sa femme. » En cet état, il parle, et son sermon, qui fait contraste avec son état, n’en est que plus émouvant. C’est une dissertation à l’anglaise, toute composée de raisonnemens exacts, ayant pour but d’établir que, d’après la nature du plaisir et de la peine, les malheureux souffrent moins que les heureux de quitter la vie, et jouissent plus que les heureux d’obtenir le ciel. On y voit les sources de cette vertu, née du christianisme et de la bonté naturelle, mais alimentée longuement par la réflexion intérieure. La méditation, qui d’ordinaire ne produit que des phrases, aboutit chez lui à des actions. Véritablement ici la raison a pris le gouvernement du reste, et elle l’a pris sans opprimer le reste : rare et éloquent spectacle, qui, rassemblant et harmonisant en un seul personnage les meilleurs traits des mœurs et de la morale de ce temps et de ce pays, fait admirer et aimer la vie pieuse et réglée, domestique et disciplinée, laborieuse et rustique. La vertu protestante et anglaise n’a point formé un modèle plus éprouvé et plus aimable. Religieux, affectueux, raisonneur, il concilie des dispositions qui semblaient s’exclure ; ecclésiastique, cultivateur, père de famille, il relève des caractères qui ne semblaient propres qu’à fournir des comiques et des bourgeois.


VI

Au centre de ce groupe se tient debout un personnage étrange, le plus accrédité de son temps, sorte de dictateur littéraire ; Richardson est son ami et lui fournit des essais pour son journal ; Goldsmith, avec une vanité naïve, l’admire en souffrant d’être toujours primé par lui ; miss Burney imite son style, et le révère comme un père. L’historien Gibbon, le peintre Reynolds, l’acteur Garrick, l’orateur Burke, l’indianiste Jones, viennent à son club lui donner la réplique. Lord Chesterfield, qui a perdu sa faveur, essaie en vain de la regagner en proposant de lui décerner, sur tous les mots de la langue, l’autorité d’un pape. Boswell le suit à la trace, note ses phrases et le soir en remplit des in-quarto. Sa critique fait loi ; on se presse pour entendre sa conversation ; il est l’arbitre du style. Transportons par l’imagination ce prince de l’esprit en France, parmi nos jolis salons de philosophie élégante et de mœurs épicuriennes ; la violence du contraste marquera mieux que tout raisonnement la tournure et les prédilections de l’esprit anglais.

On voyait entrer un homme énorme, à carrure de taureau, grand à proportion, l’air sombre et rude, l’œil clignotant, la figure profondément cicatrisée par des scrofules, avec un habit brun et une chemise sale, mélancolique de naissance et maniaque par surcroît. Au milieu d’une compagnie, on l’entendait tout d’un coup marmotter un vers latin ou une prière. D’autres fois, dans l’embrasure d’une fenêtre, il remuait la tête, agitait son corps d’avant en arrière, avançait, puis retirait convulsivement la jambe. Son compagnon racontait qu’il avait voulu absolument arriver du pied droit, et que, n’ayant pas réussi, il avait recommencé avec une attention profonde, comptant un à un tous ses pas. On se mettait à table. Tout d’un coup il s’oubliait, se baissait, et enlevait dans sa main le soulier d’une dame. À peine servi, il se précipitait sur sa nourriture « comme un cormoran, les yeux fichés sur son assiette, ne disant pas un mot, n’écoutant pas un mot de ce qu’on disait autour de lui, » avec une telle voracité que les veines de son front s’enflaient et qu’on voyait la sueur en découler. Si par hasard le lièvre était avancé ou le pâté fait avec du beurre rance, il ne mangeait plus, il dévorait. Lorsqu’enfin son appétit était gorgé et qu’il consentait à parler, il disputait, vociférait, faisait de la conversation un pugilat, arrachait n’importe comment la victoire, imposait son opinion doctoralement, impétueusement, et brutalisait les gens qu’il réfutait. « Monsieur, je m’aperçois que vous êtes un misérable whig. — Ma chère dame, ne parlez plus de ceci, la sottise ne peut être défendue que par la sottise. — Monsieur, j’ai voulu être incivil avec vous, pensant que vous l’étiez avec moi. » Cependant, tout en prononçant, il faisait des bruits étranges, « tantôt tournant la bouche comme s’il ruminait, tantôt sifflant à mi-voix, tantôt claquant de la langue comme quelqu’un qui glousse. » à la fin de sa période, il soufflait à la façon d’une baleine, son ventre ballottait, et il lançait une douzaine de tasses de thé dans son estomac.

Alors tout bas, avec précaution, on questionnait Garrick ou Boswell sur l’histoire et les habitudes de cet ogre grotesque. Il avait vécu en cynique et en excentrique, ayant passé sa jeunesse à lire au hasard dans une boutique, surtout des in-folio latins, même les plus ignorés, par exemple Macrobe ; il avait découvert les œuvres latines de Pétrarque en cherchant des pommes, et crut trouver des ressources en proposant au public une édition de Politien. À vingt-cinq ans, il avait épousé par amour une femme de cinquante, courte, mafflue, rouge, habillée de couleurs voyantes, qui se mettait sur les joues un demi-pouce de fard, et qui avait des enfans du même âge que lui. Arrivé à Londres pour gagner son pain, les uns à ses grimaces convulsives l’avaient pris pour un idiot, les autres à l’aspect de son tronc massif lui avaient conseillé de se faire portefaix. Trente ans durant, il avait travaillé en manœuvre pour les libraires, qu’il rossait lorsqu’ils devenaient impertinens, toujours râpé, ayant une fois jeûné deux jours, content lorsqu’il pouvait dîner avec six pence de viande et un penny de pain, ayant écrit un roman en huit nuits pour payer l’enterrement de sa mère. À présent, pensionné par le roi, exempt de sa corvée journalière, il suit son indolence naturelle, reste au lit souvent jusqu’à midi et au-delà. C’est à cette heure qu’on va le voir. On monte l’escalier d’une triste maison située au nord de Fleet-Street, le quartier affaire de Londres, dans une cour étroite et obscure, et l’on entend en passant les gronderies de quatre femmes et d’un vieux médecin charlatan, pauvres créatures sans ressources, infirmes, et d’un mauvais caractère, qu’il a recueillies, qu’il nourrit, qui le tracassent ou qui l’insultent ; on demande le docteur, un nègre ouvre ; une assemblée se forme autour du lit magistral ; il y a toujours à son lever quantité de gens distingués, même des dames. Ainsi entouré, il « déclame » jusqu’à l’heure du dîner, va à la taverne, puis disserte tout le soir, sort pour jouir dans les rues de la boue et du brouillard de Londres, ramasse un ami pour converser encore, et s’emploie à prononcer des oracles et à soutenir des thèses jusqu’à quatre heures du matin.

Là-dessus nous demandons si c’est l’audace libérale de ses opinions qui séduit. Ses amis répondent qu’il n’y a pas de partisan plus intraitable de la règle. On l’appelle l’Hercule du torysme. Dès l’enfance, il a déserté les whigs, et jamais il n’a parlé d’eux que comme de malfaiteurs publics. Il les insulte jusque dans son dictionnaire. Il exalte Jacques II et Charles II comme deux des meilleurs rois qui aient jamais régné. Il justifie les taxes arbitraires que le gouvernement prétend lever sur les Américains. Il déclare que « l’esprit whig est la négation de tout principe, » que « le premier whig a été le diable, » que « la couronne n’a pas assez de pouvoir, » que « le genre humain ne peut être heureux que dans un état d’inégalité et de subordination. » Pour nous, Français du temps, admirateurs du Contrat social, nous sentons bien vite que nous ne sommes plus en France. Et que sentirons-nous, bon Dieu ! quand, un instant après, nous entendions le docteur continuer ainsi : « Rousseau est un des pires hommes qu’il y ait, un coquin qui mérite d’être chassé de toute société, comme il l’a été. C’est une honte qu’il soit protégé dans notre pays. Je signerais une sentence de déportation contre lui plus volontiers que contre aucun des drôles qui sont sortis d’Old Bailey depuis bien des années. Oui, je voudrais le voir travailler dans les plantations. » — Il paraît qu’on ne goûte pas dans ce pays les novateurs philosophes ; voyons si Voltaire sera plus épargné : « De Rousseau ou de lui, il est difficile de décider lequel est le plus grand vaurien. » — à la bonne heure, ceci est net. Mais quoi ! est-ce qu’on ne peut pas chercher la vérité en dehors d’une église établie ? Non, « aucun honnête homme ne peut être déiste, car aucun homme ne peut l’être après avoir examiné loyalement les preuves du christianisme. » — Voilà un chrétien péremptoire ; nous n’en avons guère en France d’aussi décidés. Bien plus, il est anglican, passionné pour la hiérarchie, admirateur de l’ordre établi, hostile aux dissidens. Vous le verrez saluer un archevêque avec une vénération particulière. Vous l’entendrez blâmer un de ses amis d’avoir oublié le nom de Jésus-Christ en récitant les grâces. Si vous lui parlez d’une méthodiste qui convertit les gens, il vous dira qu’une femme qui prêche est comme un chien qui marche sur les pattes de derrière, que cela est curieux, mais n’est point beau. Il est conservateur et ne craint point d’être suranné. Sachez qu’il est allé à une heure du matin dans l’église de Saint-Jean de Clerkenwell pour interroger un esprit tourmenté qui revenait. Si vous aviez entre les mains son journal, vous y trouveriez des prières ferventes, des examens de conscience et des résolutions de conduite. Avec des préjugés et des ridicules, il à la profonde conviction, la foi active, la sévère piété morale. Il est chrétien de cœur et de conscience, de raisonnement et de pratique. La pensée de Dieu, la crainte du jugement final, le préoccupent et le réforment. « Garrick, dit-il un jour, je n’irai plus dans vos coulisses, car les bas de soie et les poitrines blanches de vos actrices excitent mes instincts amoureux. » Il se reproche son indolence, il implore la grâce de Dieu, il est humble et il a des scrupules. — Tout cela est bien étrange. Nous demandons aux gens ce qui peut leur plaire dans cet ours bourru, qui a des habitudes de bedeau et des inclinations de constable. On nous répond qu’à Londres on est moins exigeant qu’à Paris en fait d’agrément et de politesse, qu’on y permet à l’énergie d’être rude et à la vertu d’être bizarre, qu’on y souffre une conversation militante, que l’opinion publique est tout entière du côté de la constitution et du christianisme, et qu’elle a bien fait de prendre pour maître l’homme qui par son style et ses préceptes s’accommode le mieux à son penchant.

Sur ce mot, nous nous faisons apporter ses livres, et au bout d’une heure nous remarquons que, quel que soit l’ouvrage, tragédie ou dictionnaire, biographie ou essai, il garde toujours le même ton. « Docteur, lui disait Goldsmith, si vous faisiez une fable sur les petits poissons, vous les feriez parler comme des baleines. » En effet, sa phrase est toujours la période solennelle et majestueuse, où chaque substantif marche en cérémonie, accompagne de son épithète, où les grands mots pompeux ronflent comme un orgue, où chaque proposition s’étale équilibrée par une proposition d’égale longueur, où la pensée se développe avec la régularité compassée et la splendeur officielle d’une procession. La prose classique atteint la perfection chez lui comme la poésie classique chez Pope. L’art ne peut être plus consommé ni la nature plus violentée. Personne n’a enserré les idées dans des compartimens plus rigides ; personne n’a donné un relief plus fort à la dissertation et à la preuve ; personne n’a imposé plus despotiquement au récit et au dialogue les formes de l’argumentation et de la tirade ; personne n’a mutilé plus universellement la liberté ondoyante de la conversation et de la vie par des antithèses et des mots d’auteur. C’est l’achèvement et l’excès, le triomphe et la tyrannie du style oratoire. Nous comprenons maintenant qu’un âge oratoire le reconnaisse pour maître, et qu’on lui attribue dans l’éloquence la primauté qu’on reconnaît à Pope dans les vers.

Reste à savoir quelles idées l’ont rendu populaire. C’est ici que l’étonnement d’un Français redouble. Nous avons beau feuilleter son dictionnaire, ses huit volumes d’essais, ses dix volumes de vies, ses innombrables articles, ses entretiens si précieusement recueillis ; nous bâillons. Ses vérités sont trop vraies ; nous savions d’avance ses préceptes par cœur. Nous apprenons de lui que la vie est courte et que nous devons mettre à profit le peu de momens qui nous sont accordés[17], qu’une mère ne doit pas élever son fils comme un petit-maître, que l’homme doit se repentir de ses fautes, et cependant éviter la superstition, qu’en toute affaire il faut être actif et non pressé. Nous le remercions de ces sages conseils, mais nous nous disons tout bas que nous nous en serions bien passés. Nous voudrions savoir quels sont les amateurs d’ennui qui en ont acheté tout d’un coup treize mille exemplaires. Nous nous rappelons alors qu’en Angleterre les sermons plaisent, et ces Essais sont des sermons. Nous découvrons que des gens réfléchis n’ont pas besoin d’idées aventurées et piquantes, mais de vérités palpables et profitables. Ils demandent qu’on leur fournisse une provision utile de documens authentiques sur l’homme et sa vie, et ne demandent rien de plus. Peu importe que l’idée soit vulgaire ; la viande et le pain aussi sont vulgaires, et n’en sont pas moins bons. Ils veulent être renseignés sur les espèces et les degrés du bonheur et du malheur, sur les variétés et les suites des conditions et des caractères, sur les avantages et les inconvéniens de la ville et de la campagne, de la science et de l’ignorance, de la richesse et de la médiocrité, parce qu’ils sont moralistes et utilitaires, parce qu’ils cherchent dans un livre des lumières qui les détournent de la sottise et des motifs qui les confirment dans l’honnêteté, parce qu’ils cultivent en eux le sensé, c’est-à-dire la raison pratique. Un peu de fiction, quelques portraits, le moindre agrément suffira pour l’orner ; cette substantielle nourriture n’a besoin que d’un assaisonnement très simple ; ce n’est point la nouveauté du mets ni la cuisine friande, mais la solidité et la salubrité qu’on y recherche. À ce titre, les Essais sont un aliment national. C’est parce qu’ils sont pour nous insipides et lourds que le goût d’un Anglais s’en accommode ; nous comprenons à présent pourquoi ils prennent comme favori et révèrent comme philosophe le respectable et insupportable Samuel Johnson.


VII

Je voudrais rassembler tous ces traits, voir des figures. Il n’y a que les couleurs et les formes qui achèvent une idée. Pour savoir, il faut voir. Allons au musée des estampes : Hogarth, le peintre national, l’ami de Fielding, le contemporain de Jonhson, l’exact imitateur des mœurs nous montrera le dehors comme ils nous ont montré le dedans.

Nous entrons dans cette grande bibliothèque des arts. La noble chose que la peinture ! Elle embellit tout, même le vice. Aux quatre murs, sous ces vitres transparentes et reluisantes, les torses se soulèvent, les chairs palpitent, la tiède rosée du sang court sous la peau veinée, les visages parlans se détachent dans la lumière ; il semble que le laid, le vulgaire et l’odieux aient disparu du monde. Je ne juge plus les caractères, je laisse là les règles morales. Je ne suis plus tenté d’approuver ni de haïr. Un homme ici n’est qu’une tache de couleur, tout au plus un emmanchement de muscles ; je ne sais plus s’il est assassin.

La vie, le déploiement heureux, entier, surabondant, l’épanouissement des puissances naturelles et corporelles, voilà ce qui de tous côtés afflue vers les yeux et les réjouit. Nos membres involontairement se remuent par l’imitation contagieuse des mouvemens et des formes. Devant ces lions de Rubens, dont les voix profondes montent comme un tonnerre vers la gueule de l’antre, devant ces croupes colossales qui se tordent, devant ces mufles qui remuent des crânes, l’animal en nous frémit par sympathie, et il nous semble que nous allons faire sortir de notre poitrine une clameur égale à leur rugissement.

En vain l’art a-t-il dégénéré ; même chez des Français, chez des faiseurs d’épigrammes, chez des abbés poudrés du XVIIIe siècle, il reste lui-même. La beauté est partie, mais la grâce demeure. Ces jolis minois fripons, ces fins corsages de guêpe, ces bras mignons plongés dans un nid de dentelles, ces nonchalantes promenades parmi des bosquets et des jets d’eau qui gazouillent, ces rêveries galantes dans un haut appartement festonné de guirlandes, tout ce monde délicat et coquet est encore charmant. L’artiste, alors comme autrefois, cueille dans les choses la fleur, et ne s’inquiète pas du reste.

Mais Hogarth, qu’est-ce qu’il a voulu ? qui a jamais vu un pareil peintre ? Est-ce un peintre ? Les autres donnent envie de voir ce qu’ils représentent ; il donne envie de ne pas voir ce qu’il veut représenter.

Y a-t-il rien de plus agréable à peindre qu’une ivresse de nuit, de bonnes trognes insouciantes, et la riche lumière noyée d’ombres qui vient jouer sur des habits chiffonnés et des corps appesantis ? Chez lui au contraire, quelles figures ! La méchanceté, la stupidité, tout l’ignoble venin des plus ignobles passions humaines en suinte et en distille. L’un flageole debout, écœuré, pendant qu’un hoquet entr’ouvre ses lèvres écumantes ; l’autre hurle rauquement, en mauvais dogue ; celui-ci, crâne chauve et fendu, raccommodé par places, tombe en avant, précipité sur la poitrine, avec un sourire d’idiot malade. On feuillette, et la file des physionomies odieuses ou bestiales va s’allongeant sans s’épuiser : traits contractés ou difformes, fronts bosselés ou empâtés de chair suante, rictus hideux distendus par un rire féroce ; celui-ci a eu le nez mangé ; son voisin, borgne, à tête carrée, tout bourgeonné de verrues sanguinolentes, rouge sous la blancheur crue de sa perruque, fume silencieusement, gonflé de rancune et de spleen ; un autre, vieillard avec sa béquille, écarlate et bouffi, le menton débordant jusque sur la poitrine, regarde avec les yeux fixes et saillans d’un crabe. C’est la bête que Hogarth montre dans l’homme, bien pis, la bête folle ou meurtrière, affaissée ou enragée. Voyez cet assassin arrêté sur le corps de sa maîtresse égorgée, les yeux tors, la bouche contractée, grinçant à l’idée du sang qui l’éclabousse et le dénonce, ou ce joueur ruiné qui vient d’arracher sa perruque et sa cravate, et crie à genoux, les dents serrées et le poing levé vers le ciel. Regardez encore cet hôpital de maniaques, le sale idiot au visage terreux, aux cheveux crasseux, aux griffes salies, qui croit jouer du violon et qui s’est coiffé d’un cahier de musique ; le superstitieux qui se tord convulsivement sur la paille, les mains jointes, sentant la griffe du diable dans ses entrailles ; le furieux hagard et nu qu’on enchaîne, et qui s’arrache avec les ongles des morceaux de chair. Détestables Yahous que vous êtes, et qui prétendez usurper la lumière bénie, dans quel cerveau avez-vous pu naître, et pourquoi un peintre est-il venu salir les yeux de votre aspect ?

C’est que ces yeux étaient anglais, et que les sens ici sont barbares. Laissons à la porte nos répugnances, et regardons les choses comme les gens de ce pays, non par le dehors, mais par le dedans. Tout le courant de la pensée publique se porte ici vers l’observation de l’âme, et la peinture entraînée roule avec les lettres dans le même canal. Oubliez donc les contours, ils ne sont que des lignes ; le corps n’est ici que pour traduire l’esprit. Ce nez tortu, ces bourgeons sur une joue vineuse, ce geste hébété de la brute somnolente, ces traits grimés, ces formes avilies, ne servent qu’à faire saillir le naturel, le métier, la manie, l’habitude. Ce ne sont plus des membres et des têtes qu’ils nous montre, c’est la débauche, c’est l’ivrognerie, c’est la brutalité, c’est la haine, c’est le désespoir, ce sont toutes les maladies et les difformités de ces volontés trop âpres et trop dures, c’est la ménagerie forcenée de toutes les passions. Non qu’il les déchaîne ; ce rude bourgeois dogmatique et chrétien manie plus vigoureusement qu’aucun de ses confrères le gros gourdin de la morale. C’est un policeman mangeur de bœuf qui s’est chargé d’instruire et de corriger des boxeurs ivrognes. D’un tel homme à de tels hommes, les ménagemens seraient de trop. Au bas de chaque cage, il enferme un vice, il en inscrit le nom, il y ajoute la condamnation prononcée par l’Écriture ; il l’étale dans sa laideur, il l’enfonce dans son ordure, il le traîne à son supplice, en sorte qu’il n’y a pas de conscience si faussée qui ne le reconnaisse, ni de conscience si endurcie qui ne le prenne en horreur.

Regardez bien, voici des leçons qui portent : celle-ci est contre le gin. Sur un escalier, en pleine rue, gît une femme ivrogne, à demi nue, les seins pendans, les jambes scrofuleuses ; elle sourit idiotement, et son enfant, qu’elle laisse tomber sur le pavé, se brise le crâne. Au-dessous un pâle squelette, les yeux clos, s’affaisse tenant en main son verre. Alentour l’orgie et le délire précipitent l’un contre l’autre des spectres déguenillés. Un misérable qui s’est pendu vacille dans une mansarde. des fossoyeurs mettent au cercueil un cadavre de femme nue. Un affamé ronge côte à côte avec un chien un os qui n’a plus de viande. À côté de lui, des petites filles trinquent, et une jeune femme fait avaler du gin à son enfant à la mamelle. Un fou embroche son enfant, l’emporte ; il danse en riant, et la mère le voit.

Encore un tableau et une leçon, cette fois contre la cruauté. Le jeune homme barbare, devenu assassin, a été pendu, et on le dissèque. Il est là sur une table, et le président tranquillement indique de sa baguette les endroits où il faut travailler. Sur ce geste, les opérateurs taillent et tirent. L’un est aux pieds ; le second, homme expert, vieux boucher sardonique, empoigne un couteau d’une main qui fera bien son office, et fourre l’autre dans les entrailles qu’on dévide plus bas pour les mettre dans un seau. Le dernier carabin extirpe l’œil, et la bouche contractée a l’air de hurler sous sa main. Cependant un chien attrape le cœur qui traîne à terre ; des fémurs et des crânes bouillent en manière d’accompagnement dans une chaudière, et les docteurs tout alentour échangent de sang-froid des plaisanteries chirurgicales sur le sujet qui, morceau par morceau, va s’en aller sous leur scalpel.

Vous direz que des leçons de ce goût sont bonnes pour des barbares et que vous n’aimez qu’à demi ces prédicateurs officiels ou laïques, de Foe, Hogarth, Smollett, Richardson, Johnson et les autres ; je réponds que les moralistes sont utiles, et que ceux-ci ont changé une barbarie en civilisation.


H. TAINE.

  1. Comparer au Cas de M. Waldemar, par Edgar Poe. L’Américain est un artiste malade, et de Foe un bourgeois sensé.
  2. « I bore with this. I went through that by dint of hard labour. Many weary stroke it had cost. This will teatify that I was not idle. »
  3. Nos anciennes éditions françaises suppriment tous ces détails caractéristiques.
  4. 1709-1711-1713.
  5. 1741.
  6. Voyez déjà dans Paméla les rôles de M. B. et de lady Davers.
  7. He told he would break some body’s heart.
  8. Mémoires du maréchal de Richelieu.
  9. Entre autres choses voyez son testament.
  10. Voyez entres autres, p. 196, VII,, 49e lettre.
  11. Niceties.
  12. C’est tout le contraire pour les héroïnes de George Sand.
  13. Il était pourtant fils d’un général et petit-fils d’un comte.
  14. Nous abrégeons ici la traduction.
  15. Préface de Joseph Andrews.
  16. Jonathan Wild.
  17. Rambler, 108,109, 110, 111.