Les Mœurs - le droit public et privé du Japon

Les Mœurs - le droit public et privé du Japon
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 241-281).
LES MOEURS
LE DROIT PUBLIC ET PRIVE
DU JAPON

De toutes les manifestations auxquelles un peuple est conduit par le développement naturel de ses facultés, nulle ne reflète mieux son génie, ne révèle plus clairement son caractère que sa législation. C’est là que chaque nation dépose le secret des tendances et des forces créatrices dont les évolutions constituent sa grandeur ou sa décadence. Tous les monumens de l’histoire romaine eussent-ils péri, nous retrouverions encore dans l’aride lecture du Corpus juris un tableau fidèle de la société qui vivait à Rome, de sa constitution civile et politique, de ses idées morales, de son idéal social. L’histoire du droit peut aussi nous renseigner mieux qu’une sèche chronique sur ce moyen âge japonais qui s’est perpétué jusqu’à nos jours. C’est dans le développement de ses institutions fondamentales que nous nous proposons d’étudier ce peuple si curieux, cette société si complète et si raffinée, où l’Europe retrouve avec surprise le tableau des âges qui ont disparu pour elle. Pourtant qu’on ne s’y trompe pas, le mot droit réveille avant tout chez nous l’idée de la justice absolue appliquée comme principe dirigeant aux actions humaines : c’est ainsi qu’il peut être opposé tour à tour à la force, à l’injustice, à la légalité ; il est à la morale comme une circonférence plus petite, mais concentrique, et, tandis qu’elle nous crée de simples devoirs, il nous impose des obligations. Précise ou confuse, cette notion se trouve au fond de tous les esprits, elle est pour l’homme un élément de son identité morale, et devient l’apanage des hommes libres, des races indépendantes et progressives qui ont marqué chacun de leurs pas dans l’histoire par les perfectionnemens que l’idée du droit a reçus dans leur sein. Chaque grande époque en a donné sa définition et s’est du même coup définie elle-même dans ses tendances et ses aptitudes. Toutefois cette notion ainsi comprise ne peut surgir là où l’homme n’est rien, où l’individu, dominé par une nécessité aveugle, ne compte plus que comme une molécule d’un organisme étranger, où sa nature fléchit devant l’immobilité des castes, où sa liberté, se heurtant contre les hauteurs mystérieuses de la théocratie, s’enferme dans le cercle infranchissable tracé autour de lui par une puissance supérieure. Aussi chez les races indolentes et asservies de l’extrême Orient le principe de libre examen s’efface devant une soumission aveugle à des traditions obscures et à des formes permanentes, et tandis que l’homme des pays libres se place pour raisonner au-dessus des faits ou des lois écrites, un Chinois ou un Japonais acceptera comme nécessités dominantes et directrices ces lois écrites ou ces faits existans. Pour lui, la belle parole de Bossuet n’existe pas, il répondrait au contraire qu’il n’y a pas de droit en dehors de l’autorité.

Dans ce sommeil de la conscience individuelle, les hommes, habitués à écouter la voix du maître avant celle de la nature même, n’ont d’autre lien social que l’obéissance affermie par la crainte, par les sanctions pénales et par l’opinion publique. Il se forme au milieu d’eux une série de préceptes conventionnels qu’on observe par habitude, par conviction ou par respect humain, mais qu’on n’examine pas et dont aucun n’a pris racine dans les profondeurs du moi. Il en résulte une grande fixité dans l’état social, une grande facilité à gouverner, et, tandis que chez nous le mouvement perpétuel des esprits détruit sans cesse à mesure qu’il fonde, en Orient, si quelque grand homme a réalisé une conception puissante, elle se perpétue par l’inertie de ceux qui la subissent. On ne saurait nier toutefois qu’il en résulte aussi une grande faiblesse, Car il n’y a pas de véritable cohésion sociale là où il n’y a pas d’hommes habitués à penser en commun, à se rencontrer dans un même idéal. Si le seul lien qui les unisse est le respect machinal d’un même pouvoir, le jour où ce pouvoir tombe, où l’autorité disparaît devant le scepticisme, il reste une poussière humaine, mais plus de nation.

Au contact du scepticisme étranger, sous l’influence des coups d’état et des perturbations sociales, un éparpillement semblable menace de s’accomplir au Japon. La nature complexe de son ancienne constitution et les qualités particulières de la race japonaise permettront peut-être d’en ralentir la marche ou d’en supprimer les dangers : nous aurons à en indiquer les causes et les remèdes ; mais nous devons avant tout présenter le tableau des institutions politiques et privées telles qu’elles résultent des usages encore plus que des lois. Quels furent aux différentes périodes de son histoire l’organisation des pouvoirs, les rapports des classes privilégiées avec le peuple ? Comment le droit politique se trouvait-il reflété dans les coutumes privées ? Qu’était-ce en un mot que la société japonaise, qu’en reste-t-il et qu’en peut-on faire ? Telles sont les questions auxquelles, après plusieurs années d’observation attentive, nous essaierons de répondre sans nous flatter de les trancher définitivement.


I

En dehors des temps fabuleux qui dépassent toutes les chronologies connues, l’histoire du Japon se divise en deux périodes que les Japonais appellent l’une oskei, et l’autre hanhei. La première s’étend depuis 660 avant Jésus-Christ jusqu’à 1192 après ; c’est celle pendant laquelle s’exerça le pouvoir des mikados. La seconde, commencée en 1192, ne s’est terminée qu’en 1868 ; elle correspond au pouvoir des shogoun ou commandans militaires, que les Européens se sont obstinés à désigner depuis longtemps par l’expression impropre de taïkoun. il s’en faut bien que cette date de 1192 marque un changement brusque opéré dans les institutions du pays ; elle n’a été choisie, comme celle qui marque chez nous la fin du moyen âge, que pour indiquer le point culminant d’une transition lente, poursuivie à travers les siècles. C’est seulement au commencement du XVIIe siècle, avec Yéyas, que le shogounat devint une institution légale et incontestée. Au point de vue particulier qui nous occupe, ce qu’il importe d’étudier dans la première période, c’est l’origine du pouvoir impérial, ses moyens de conservation et aussi ses élémens de faiblesse et de dissolution.

Les conquérans, Malais ou Chinois, qui au début de l’époque historique s’emparèrent du sol semblent s’y être établis en maîtres exclusifs sans se mêler à la population aborigène des Yessos ou Aïnos, qui recula devant eux. Leurs chefs, les mikados, étaient avant tout des chefs militaires ; leur pouvoir conserva quelque force tant qu’ils eurent à combattre vers l’est les habitans primitifs. C’est pendant cette période qu’on essaya, sans y parvenir, d’extirper l’odieuse coutume d’enterrer les vivans avec les morts ; plus tard on remplaça ces victimes humaines par des images de bois. Ce pouvoir des mikados dut s’affaiblir dès que la conquête achevée le rendit inutile et à charge aux vainqueurs, et c’est alors qu’il revêtit le caractère religieux. On vit apparaître le sintoïsme, — culte des kamis ou génies protecteurs, dont le souverain est le descendant charnel, — et le mythe du glaive, du miroir et du sceau remis par Zenshio-Daijin à ses héritiers mortels. La théocratie sintoïste remplace l’autorité militaire, elle dut bientôt elle-même céder le pas au bouddhisme (600 ans après Jésus-Christ). Cependant les nouveau-venus, qu’il faut appeler désormais les Japonais, prenaient possession du sol en guerriers laboureurs à la façon des anciens Germains. Ils s’habituèrent à vivre dans une sorte d’indépendance. Ceux qu’une infirmité physique ou leur penchant naturel éloignait du métier des armes se vouèrent exclusivement à l’agriculture ; les autres abandonnèrent tout travail, se tinrent prêts à répondre à l’appel de l’empereur en cas de guerre, et prirent ainsi vis-à-vis des premiers le rôle de protecteurs, prélude d’une féodalité bien plus militaire que territoriale, fondée au profit de quelques potentats qui ne tardèrent pas à devenir les maîtres du pays. Loin de s’en inquiéter, la cour impériale crut avoir assuré son salut en s’évertuant à fomenter la discordé entre les différens clans et à perpétuer des guerres civiles dans lesquelles elle devait finalement disparaître.

Par quels moyens espérait-elle maintenir sa suprématie ? En premier lieu, elle avait fait alliance avec la religion. Le mikado était le descendant des dieux, le chef et le souverain juge du clergé, le fondateur des temples les plus célèbres, le distributeur des gros « bénéfices » et des dîmes énormes attribuées aux bonzeries. Il disposait de toute l’influence monastique, qui était grande ; on voyait des criminels échapper à la justice et des usurpateurs même éviter le châtiment en se mettant sous la protection des monastères, qui exerçaient un véritable droit d’asile. Les temples servaient en même temps d’écoles, et entre les mains des prêtres bouddhistes l’enseignement, emprunté tout entier aux livres chinois, inculquait aux générations le respect du souverain comme un dogme fondamental. Les desservans laïques des temples ou mya sintoïstes formaient de leur côté une véritable armée et assuraient la centralisation impériale tout au moins dans le domaine religieux. Enfin les empereurs consacraient cette union avec le clergé en se faisant eux-mêmes raser la tête après leurs fréquentes abdications, forcées ou volontaires. Le sacerdoce offrait ainsi aux monarques incapables ou aux candidats évincés un refuge qui fait involontairement songer à nos derniers Mérovingiens.

On chercha un autre élément de durée dans l’immobilité de la dynastie. Au début, le pouvoir était héréditaire et transmis le plus souvent au fils aîné, quoiqu’il n’y eût pas de règle à cet égard. A défaut d’héritier mâle, l’empereur choisissait par adoption son successeur, ou bien une fille, veuve ou sœur, montait sur le trône. Outre les fils d’impératrice, les fils d’une des douze concubines officielles attachées à la cour sous le titre de servantes de l’impératrice pouvaient devenir héritiers ; mais, sous l’influence des idées chinoises, afin de donner plus de fixité au pouvoir, afin d’écarter aussi les compétitions que la faculté d’adopter devait susciter autour du trône, on établit quatre familles impériales, shi-shin-wo, qui eurent le privilège exclusif de fournir des monarques, soit en cas d’extinction de la ligne directe, soit même en cas d’indignité de l’héritier du sang. Ces familles, dont les deux premières ont encore des représentai, portaient les noms d’Arisungawa, Fushimi, Katsura, Kumin. Au-dessous d’elles se plaçaient dans une hiérarchie toute conventionnelle les cinq familles adjointes ou gosekkai. Leurs membres résidaient autour du palais dans des enceintes séparées et entouraient constamment la personne royale. Aussitôt dépouillés de leurs fonctions militaires, les mikados, condamnés à l’existence claustrale du sérail, tombèrent aux mains d’un entourage intrigant, à qui toutes les ambitions étaient permises. Le caractère particulier de cette cour était en effet l’origine identique de tous ceux qui en faisaient partie. Les kugès étaient des descendans soit des lignes collatérales, soit des bâtards nés des douze concubines officielles, par conséquent tous parens des mikados. Ils se rasaient la tête, se laquaient les dents, portaient un seul sabre, et, ne se mariant qu’entre eux, formaient une caste à part, fière de sa naissance et des privilèges qui s’y rattachaient, de sa préséance sur les chefs militaires les plus importans, de son inscription sur le « grand-livre de la noblesse, » de son droit exclusif d’approcher le descendant des dieux. Pendant longtemps, ils exercèrent seuls ce qui restait de pouvoir à l’empereur ; si puissans qu’ils fussent chez eux, les chefs de clans n’avaient pas entrée à la cour et ne pouvaient s’emparer de la direction des affaires. L’étiquette orientale et le prestige mystérieux de ce gouvernement invisible retardèrent pendant longtemps une chute imminente.

En résumé, la forme du gouvernement à cette époque était un despotisme théocratique, superposé à une oligarchie guerrière, l’un représentant une volonté sans moyens d’action, l’autre une force sans unité de direction. Ce dualisme, qu’on retrouve à toutes les époques de l’histoire du Japon et jusqu’à nos jours, est inhérent à la nature même de l’esprit national, qui échappe à la centralisation et recherche les petits groupes, le fractionnement, le morcellement infini. Ce qu’il faut dire, c’est que la domination du mikado, absolue sur les cinq provinces qui entouraient Kioto, était très paternelle.

Il paraît difficile chez nous de réprimer un sourire quand on parle de gouvernement paternel ; mais le mot reçoit ici son acception vraie et ne représente pas une pure fiction. A côté de quelques monstres, l’histoire mentionne la plupart du temps les noms de souverains bienfaisans. Non-seulement la sagesse chinoise prise à la lettre, mais la raison d’état elle-même leur trace cette voie. Épargner les petits, ne pas s’aliéner les masses, se préoccuper de leur bien-être, prendre indirectement leur avis sans avoir l’air de les consulter, sont d’antiques traditions que le passé a léguées au présent. Il est facile de les observer à l’égard d’une foule obéissante et résignée, qui, loin de songer à contester le principe de l’autorité, n’y voit que l’émanation d’une puissance supérieure et nécessaire ; bienfaisante ou malfaisante, libérale ou oppressive, elle demeure toujours incontestable comme l’empire d’un père sur ses enfans. C’est à ce titre de père spirituel que l’empereur offrait ses prières pour le bonheur du peuple, faisait des distributions de riz, consacrait des temples, ouvrait des routes et des canaux. D’ailleurs le souverain n’exerçait pas le pouvoir lui-même ; il le délégua de bonne heure à un kwambaku ou premier ministre, qui seul signait les décrets, A l’heure qu’il est, c’est encore l’empereur qui parle dans les actes publics, et c’est le premier ministre qui signe. Les grands dignitaires ne sont que les interprètes de la volonté mystérieuse d’un oracle muet. De là une forme particulière de la responsabilité ministérielle assez digne de remarque. Veut-on exclure un ministre, veut-on retirer un décret impopulaire, on déclare que le ministre a mal compris et mal rendu la pensée du monarque. Comme le prince rebelle et l’assassin sont accusés d’avoir troublé le sommeil auguste de leur souverain, sa volonté est le critérium infaillible, universel, du bien et du mal.

Le mikado était, comme il l’est encore aujourd’hui, propriétaire éminent de tout le territoire de l’empire ; mais ce droit nominal ne s’étendait avec efficacité que sur les Gokinaï ou cinq provinces qui entouraient Kioto et dont il touchait les impôts sous forme de rentes en nature. La cour était bien loin de vivre dans le faste ; les constructions de cette époque qui subsistent encore, notamment le palais de Kioto, n’attestent pas une grande splendeur. A part les vêtemens, les parures, les meubles précieux, la vie antique était simple au Japon, et le budget restreint du prince lui permettait à peine d’entretenir une cour embarrassante et nombreuse. Aussi beaucoup de kngés en étaient-ils réduits à gagner modestement leur vie en se faisant maîtres d’escrime, de musique, ou professeurs de cuisine, de poésie et de dessin, occupations que beaucoup conservent aujourd’hui malgré la restauration du pouvoir impérial, qui ne les a pas tous enrichis. Il se forma ainsi dans la capitale un centre de lumières, une société cultivée et raffinée, où se développèrent les belles-lettres, les sciences, les arts importés de la Chine. Ce fut non-seulement la suprématie religieuse, mais la supériorité intellectuelle, qui devint le privilège de la noblesse de cour, et cela ne servit qu’à augmenter son dédain pour l’ignorance de la caste militaire et à l’isoler des clans qui devaient la réduire bientôt au néant.

On a vu toutes les causes de dissolution qui menaçaient l’état ; il en reste une dernière à signaler. « Vous ne pouvez, dit Confucius, habiter sous le même ciel que le meurtrier de votre père. » La solidarité dans la famille japonaise, comme dans la famille germanique, se résume dans le principe que les fautes d’un seul sont communes à tous, et que les insultes faites à l’un s’adressent à l’autre. Elle renfermait sans doute le germe de grandes vertus, et réunissait dans une même main des forces éparses ; mais, née dans le clan, elle n’en dépassait pas les limites, et ne s’élevait pas de la tribu à la nation. Nulle considération ne dominant la fidélité due au patron, aucune ne pouvait prévaloir contre son honneur et contre la poursuite de ses vengeances. Si l’on ajoute que dans les sociétés mal policées la vendetta remplace forcément l’action impuissante de la justice, on conçoit que les dynasties militaires ne pouvaient se faire que des guerres d’extermination. Le jour où l’une d’elles aurait réussi à désarmer tous ses ennemis, elle devait arriver à la toute-puissance. Quinze siècles s’écoulèrent dans ces luttes intestines, d’où la maison de Minamoto sortit victorieuse, maîtresse d’un pays jonché de ruines et aussi mal préparé dans cette longue anarchie pour la soumission que pour la liberté. Elle avait démembré et anéanti les forces rivales, elle avait brisé les ressorts de la puissance sacerdotale en se servant comme instrument du christianisme, qui venait de faire son apparition, elle s’était donné, par une brillante expédition en Corée, le prestige de la conquête ; il lui restait à profiter d’un succès momentané pour assurer l’avenir et fixer les destinées du pays dans une organisation stable, fondée sur ses instincts invincibles et ses réels besoins. Ce fut l’œuvre de Yéyas.


II

Le voyageur qui sort d’Yeddo par la porte du nord ne tarde pas à rencontrer une large avenue de sapins, au bout de laquelle, après trois jours de marche, il vient se heurter au pied des montagnes de Nikko. Au milieu d’une riche végétation, dans une solitude grandiose, s’élèvent des temples qui dépassent en réputation et en richesse tous ceux que possède le Japon. C’est là que voulut reposer le soldat-législateur, le plus grand homme de son pays, qui, après avoir fermé l’ère des guerres civiles, assurait à la nation deux siècles et demi d’une profonde paix. En parcourant le monument qui survit à son œuvre, le désir s’éveille de connaître les hommes et les choses de ce temps, de savoir quels furent les ressorts du gouvernement et de la société qui reçurent alors une si puissante impulsion. Il est dans la vie des peuples une heure critique que l’on pourrait appeler l’heure du législateur ; c’est quand, épuisée par les grandes luttes et les secousses intérieures, la société, avide de repos et lasse de chimères, contemple autour d’elle les désastres de l’anarchie et prend le parti de les effacer, si elle est libre, ou demies laisser réparer par la main d’un maître, si elle est esclave. Les lois dans lesquelles une nation immobilise alors son avenir ne sont souvent que des transactions que la lassitude arrache à l’esprit de progrès et de nouveauté ; mais, tandis que chez certains peuples la mobilité des esprits force le législateur à reprendre perpétuellement son œuvre, chez d’autres l’activité législative ne répond qu’à de rares évolutions et ne s’éveille qu’à de longs intervalles.

Yéyas fut un de ces réformateurs heureux qui trouvent au même moment leur œuvre préparée et leur génie prêt. Issu d’une famille d’origine impériale, entouré de serviteurs dévoués qui l’avaient aidé à vaincre, maître de la rébellion, il songea à éterniser au profit de sa postérité une domination pacifique, et au profit de son pays une forme de gouvernement immuable. Tout ne lui appartient pas dans ses lois ; on retrouve dans la partie morale l’influence de Confucius, la théorie des cinq devoirs réciproques de souverain et de sujet, de père et de fils, de mari et de femme, d’aîné et de cadet, d’ami et d’ami, l’examen personnel de soi-même et toute la philosophie contemplative et froide des écoles chinoises. Sa sagacité lui enseignait qu’il faut dans les réformes conserver tout ce qu’on peut du passé, et qu’il n’est pas dans les édifices nouveaux de matériaux plus solides que ceux qui ont subi déjà l’épreuve du temps. Œuvre composite où se mêlent des préceptes de morale, des lois constitutionnelles, des pénalités, des souvenirs personnels et des conseils sur l’art de gouverner, la législation de Yéyas a beaucoup plus le caractère d’un testament que celui d’un code. Les recommandations d’un politique habile et dissimulé y tiennent trop de place pour être impunément soumises aux regards des profanes ; aussi ne pouvaient-elles être consultées que par certains dignitaires.

La première nécessité qui s’imposait au shogoun était de régler définitivement ses rapports avec le gouvernement du mikado. Reléguer celui-ci à Kioto et s’établir à Yeddo, c’était quelque chose, ce n’était pas assez. Le souverain était confiné dans un modeste palais, au milieu d’une ville dominée de tous côtés par des montagnes, et dont la seule issue vers la mer était gardée par le château d’Osaka, magnifique forteresse confiée à un fidèle du shogoun. Dans Kioto même résidait un de ses délégués sous le titre de gouverneur, et avec la mission réelle d’exercer une surveillance incessante sur tous les actes de la cour et jusque sur la police intérieure. En même temps les fonctions de grand-prêtre du temple de Heizan à Yeddo furent confiées à l’un des proches parens du mikado, afin qu’on eût toujours sous la main, sinon un otage, du moins un rival à lui opposer en cas de conflit. D’autre part le shogoun est seul en rapport avec la cour de Kioto, à laquelle aucun daïmio n’a d’hommage à rendre ; aussi, sauf les hommes sûrs qu’on lui adresse, le souverain prisonnier n’a-t-il jamais l’occasion de voir un des grands feudataires. Point de contributions à leur demander, point d’ordres à leur donner ; le séjour même de Kioto leur est interdit : on évite ainsi une conspiration de l’aristocratie sous la bannière du prince semblable à celle qui a précisément réussi en 1868. Le shogoun prend à sa charge personnelle toutes les dépenses d’entretien de la cour, et affecte à cette partie du budget toutes les taxes perçues sur les routes, ponts, bacs, etc. Ainsi isolé, le monarque fainéant n’était plus à redouter ; mais il restait à faire tourner au profit du nouveau pouvoir les élémens de force et de centralisation de l’ancien. L’autorité ecclésiastique rayonnait autour de Kioto : c’est là qu’elle avait son centre d’action ; il fut déplacé. Les tribunaux ecclésiastiques furent transférés à Yeddo. Si affaiblie que fût l’autorité impériale, elle n’en conservait pas moins un prés-tige que Yéyas sut maintenir pour se l’approprier. Il lui demanda l’investiture et la consécration solennelle d’un pouvoir qu’on ne pouvait ni lui ôter, ni lui contester. Reconnaissant une supériorité nominale qui ne pouvait militer qu’à son profit, il donna lui-même l’exemple d’un respect à distance pour le trône.

Tranquille désormais du côté de son auguste rival, il reste au législateur le soin d’assurer la paisible possession de la toute-puissance à ses descendans. Il laisse sous leur domination immédiate les plus riches provinces du Japon, celles qui ont la plus grande importance commerciale. Quelques chefs des plus fidèles familles qui l’entourent doivent constituer une petite oligarchie solidaire et s’accorder sur le choix d’un successeur à défaut d’héritier mâle. Le choix du chef confié aux grands dignitaires rivaux constitue sans aucun doute le point faible du système, il a été l’origine de bien des luttes obscures et l’une des causes qui en ont amené la chute.

À ses successeurs et à ceux qu’il croit intéressés à la grandeur du shogounat, le testateur adresse à plusieurs reprises des avertissemens dont quelques-uns semblent empreints d’une naïveté un peu factice, tandis que d’autres nous offrent la révélation curieuse de ce que pensait, il y a trois siècles, un Machiavel oriental s’inspirant de la sagesse chinoise.


« Article 76. … Un homme ordinaire est comme un outil. Or chaque outil a son usage propre et séparé ; le marteau ne répond pas au besoin du ciseau, et la vrille ne peut servir de scie. Chaque individu a précisément son emploi spécial de la même manière. Servez-vous d’un sage pour la sagesse, d’un homme brave pour le courage, d’un homme robuste pour la force ; la maladie même d’un homme malade peut servir ; en un mot servez-vous de chacun suivant son aptitude individuelle. Pas plus qu’une vrille ne remplace une scie, un ignorant ou un homme faible ne peut remplir le rôle d’un homme fort et ne peut le remplacer. C’est en adoptant ou en rejetant ce principe qu’on montre son habileté ou son incapacité. »


Cet ensemble de préceptes constitue un corps de doctrine, une sorte de catéchisme politique dont tout homme en place était imbu et qui a servi de guide à plusieurs générations. Aujourd’hui encore bien des choses que l’on croit changées parce que les mots ont varié demeurent identiques, et les enseignemens du soupçonneux despote, les traditions qu’il a laissées après les avoir lui-même reçues, demeurent encore l’explication la plus satisfaisante de beaucoup d’actes. À un étranger qui lui demandait jadis pourquoi en se rendant au conseil les fonctionnaires se faisaient toujours porter au pas de course dans leur litière, un conseiller répondit : « C’est que nous pourrions être forcés une fois par hasard de nous hâter pour quelque affaire pressante. Or, en nous voyant courir, le peuple serait effrayé, tandis qu’ainsi il en a l’habitude. »

La cour domptée, la dynastie assise, il restait à en assurer la stabilité en faisant concourir à ce but toutes les forces vives de la nation. Le peuple n’est qu’un troupeau, la noblesse des kugés est sans force, mais il reste d’une part l’ancienne aristocratie des clans, vaincue et non réconciliée, de l’autre l’aristocratie nouvelle qui entoure le shogoun, mais ne tardera pas à s’entre-déchirer de nouveau, si l’on n’y met obstacle. Apaiser et désarmer les uns, contenter et contenir les autres, en leur laissant tous les moyens de faire le bien sans aucune liberté de faire le mal, prémunir son système contre le pouvoir excessif de ceux qui doivent le soutenir, aussi bien que contre les résistances de ceux qui peuvent l’attaquer, tel sera le plan de notre organisateur.

Chaque daïmio reste étranger aux autres et doit se tenir strictement renfermé dans l’exercice de ses fonctions de cour ; n’ayant entre eux aucun rapport officiel, ils ne peuvent former ces ligues qui seules pourraient leur permettre de résister au gouvernement, plus fort que chacun d’eux isolément. Les précautions prises à cet égard descendent jusqu’à la minutie ; s’ils sont appelés au château pour délibérer, c’est dans des salles séparées. Forcés de venir chaque année à Yeddo rendre leurs devoirs au chef suprême et d’y laisser le reste du temps leur famille en otage, ils ne s’y rencontreront jamais avec leurs voisins territoriaux ; un officier chargé de leur indiquer l’époque de leur séjour marquera des époques différentes aux seigneurs de deux clans contigus. Cette obligation de séjour à Yeddo fait involontairement songer à la noblesse de France contrainte de venir saluer le roi-soleil et allant s’entasser dans les galetas de Versailles. La coutume avait existé sous les mikados, mais elle était tombée en désuétude ; Yéyas la fit revivre, et, pour s’assurer des familles comme otages, il défendit aux garnisons chargées de surveiller les ; défilés des montagnes de laisser passer aucune femme venant de Yeddo.

Si l’alliance des principicules entre eux est repoussée, en revanche la solidarité intérieure du clan, est respectée. Les devoirs du vassal ou bayshin envers son seigneur sont rigoureusement tracés.. Il lui est seulement interdit de s’immoler par un suicide sur le tombeau de son maître, ancienne coutume qui avait déjà presque entièrement disparu alors. Désespérant sans doute de briser ces liens, les Cent-Lois les consolident sans leur permettre de s’étendre.

Ainsi renfermé dans sa principauté, le daïmio y jouit d’une autonomie limitée au début, Mais qui s’est constamment accrue. Aujourd’hui que toute cette aristocratie foncière a disparu, c’est au théâtre ou au roman qu’il faut demander de nous restituer le tableau de ces petits dynastes à peu près indépendans qui levaient les impôts à leur gré, façonnaient des lois, élevaient des temples, rendaient la justice dans leurs cours seigneuriales, faisaient la police, exigeaient et obtenaient des populations un respect sans bornes, tenaient autour d’eux une véritable cour, s’entouraient d’urne armée de fidèles, et, suivant qu’ils étaient cruels ou bienfaisans, remplissaient le pays de ruines ou le comblaient de prospérité. « Combien est vrai ce principe de Confucius que la bonté ou la méchanceté du prince se reflète dans la contrée ! » s’écrie avec douleur l’auteur du Spectre de Sakura, l’un des plus émouvans récits qu’on ait écrits en japonais des exactions d’un daïmio. Celui-là était un tyran sans entrailles, seigneur d’une province où s’élèvent encore les remparts du château de Sakura. Ses ministres pressuraient le peuple et le chargeaient de taxes si lourdes que les malheureux paysans résolurent de demander grâce à Yeddo. On détermine, non sans peine, Sogoro, le plus ancien du village, à se mettre à la tête des pétitionnaires ; arrivé à Yeddo, il jette son mémoire dans la litière d’un membre du conseil. Le lendemain, Sogoro est appelé auprès du personnage, qui lui fait dire : « On vous pardonne pour cette fois votre manque de déférence envers votre prince, mais une autre fois vous serez puni ; rentrez chez vous, et acceptez un mal que nous ne pouvons empêcher. » Sogoro, désolé, mais non découragé, va retrouver ses compagnons, et l’on arrête un parti désespéré ; l’un d’eux se chargera de remettre un mémoire au shogoun Jémitsu en personne. C’est encore à Sogoro qu’échoit cette périlleuse mission. Embusqué sous un pont voisin d’Ouéno, où le prince devait passer, il s’élance au moment où paraît la litière impériale et jette sa pétition, qui arrive à son adresse malgré la résistance de l’escorte. Cependant le shogoun a lu le mémoire et Ta renvoyé au daïmio accusé. Celui-ci sent sa faute, il prend le parti d’abolir toutes les taxes arbitraires en rejetant tous les torts sur ses ministres, qu’il disgracie, mais en même temps il se fait livrer le malheureux Sogoro. Revenu à Sakura, il tient lui-même ses assises, et en séance solennelle prononce ce jugement : « attendu que vous vous êtes mis à la tête des villages, — attendu que vous avez fait appel direct au gouvernement, suprême insulte pour votre maître, — attendu que vous avez présenté un mémoire au gorodjio, — attendu que vous avez conspiré, — pour ces quatre crimes, vous êtes condamné à mourir crucifié, votre femme à mourir de la même mort, vos enfans à être décapités. » Le dernier des enfans avait sept ans. Quant aux compagnons de Sogoro, ils étaient simplement bannis. En vain le peuple et le clergé joignent leurs supplications pour obtenir, sinon la grâce de Sogoro, du moins celle de sa famille ; le prince reste inflexible. Le supplice s’accomplit ; les deux époux, étendus sur leur croix, voient périr leurs trois enfans, qui les exhortent stoïquement à la fermeté ; eux-mêmes se répètent qu’ils vont se retrouver bientôt dans le séjour des dieux. Les bourreaux, en leur donnant le dernier coup de lance, font amende honorable ; mais les prêtres ne sont autorisés à leur donner la sépulture qu’après trois jours d’exposition. Enfin tous les biens de la famille sont confisqués. Cependant la femme du daïmio ne tarde pas à tomber malade, elle est hantée par des spectres ; chaque nuit, sa chambre se remplit de fantômes assemblés, de multitudes en larmes. Le prince se rend auprès d’elle pour la rassurer ; mais à son tour il voit avec horreur se dresser devant lui Sogoro et sa femme étendus sur leur croix, entourés de leurs enfans, qui saisissent la princesse par les mains en la menaçant de tous les tourmens de l’enfer. Il se jette sur son sabre, mais l’apparition s’évanouit avec un bruit épouvantable pour recommencer ensuite chaque nuit ; la princesse en meurt, le daïmio lui-même en devient fou, et ne recouvre la raison qu’après avoir consacré à la mémoire de ses victimes un temple où il leur fait rendre des honneurs presque divins.

Malgré ces rares exactions, le pouvoir des daïmios était généralement protecteur. Une grande partie des revenus de la province se dépensait sur place, et les redevances, profitant ainsi à ceux qui les payaient, paraissaient moins lourdes. L’absence d’échanges était un obstacle à l’activité commerciale, mais elle assurait le pauvre contre la cherté des denrées de première nécessité. Les arts, que la protection d’un gouvernement généreux peut seule empêcher de verser dans l’industrie et le métier, vivaient en sécurité sous cette égide. Entretenu par le prince, l’artiste travaillait à l’aise, sans impatience, et ne mettait au jour que des œuvres achevées ; on ne refera plus ces magnifiques laques d’or, ces peintures sur émail, ces ciselures sur métaux, toutes ces œuvres de patience qui exigeaient de longues années de labeur avant de donner un profit. Chaque année, au retour de Yeddo, le possesseur d’une province devait y faire une tournée d’inspection pour s’assurer du bon ordre et veiller aux réformes nécessaires, et nous venons de voir quel soin il mettait à étouffer les plaintes avant qu’elles n’arrivassent à Yeddo. Les feudataires n’étaient pas d’ailleurs exempts de tout contrôle. Leur juridiction seigneuriale était, du moins pour les plus petits, limitée à certaines pénalités ; les simples possesseurs de siro (château) ne pouvaient infliger la peine capitale et devaient, le cas échéant, en référer au gouvernement central.

Au-dessous des daïmios et à leur charge vivait une petite aristocratie pensionnaire, nombreuse, et revêtue de privilèges importans. Le samouraï avait le droit de porter deux sabres et de ne payer en voyage que ce qu’il voulait, c’est-à-dire de voyager à peu près gratis à la charge des aubergistes. Il était séparé du peuple par une ligne infranchissable ; il pouvait, comme le prince, entretenir à côté de la femme légitime une mékaké (concubine).

Enfin, bien au-dessous de cette classe privilégiée à divers degrés, vivait la classe populaire, divisée en catégories (paysans, artisans, marchands), n’offrant pas d’intérêt au point de vue du droit public, troupeau soumis et obéissant, pour lequel le législateur recommande une large sollicitude, dont lui-même donne l’exemple, mais de qui il attend en échange une docilité sans bornes. C’est sur cette assise de roche primitive que repose toute la constitution. « Le peuple est la base de l’empire » (art. 15). Du shogoun au plus petit fonctionnaire, chacun a envers lui des devoirs dictés par la morale et proclamés par la loi. Le gouvernement doit s’efforcer de le pourvoir à bon marché des alimens nécessaires et veiller sur l’accaparement ; le chef de l’état doit « le considérer avec des yeux de mère » (art. 98). Il doit pour aider le peuple donner la paix à l’état. Les nobles de tous rangs lui doivent bienveillance, douceur et protection. C’est à ces enseignemens que se bornent les Cent-Lois. On y chercherait en vain quels sont les droits de cette foule et quel recours lui est ouvert quand ils sont violés. On a vu ce qu’il en peut coûter pour exercer le droit de pétition ; les autres droits ne sont même pas soupçonnés à l’heure qu’il est. Le droit public, entendu comme réglant les rapports de l’autorité avec l’individu, se réduit à ce double conseil : « obéissez ! » donné aux uns, « n’ordonnez que le bien, » donné aux autres. A cet égard, tous les détenteurs de la force sont solidaires contre la plèbe. Quiconque porte le sabre doit exiger d’elle un respect illimité ; quiconque est ou se croit insulté doit punir immédiatement le coupable. Rien n’est plus digne d’être noté sur ce point que les termes de l’article 45 : « Article 45. — Les samouraï sont les maîtres des quatre classes. Agriculteurs, artisans et marchands ne doivent pas se conduire envers eux d’une façon grossière. Par cette expression, on doit entendre une façon autre que celle à laquelle on s’attend de la part de quelqu’un ; un samouraï ne dort pas hésiter à trancher la tête à un manant qui s’est conduit envers lui d’une façon autre que celle qu’il attendait. »


Le souvenir de ce terrible article est resté encore vivant malgré l’abrogation. Eût-il cent fois raison, un homme du peuple, un portefaix par exemple, ne discute jamais avec un officier ; il se prosterne en déclarant qu’il a complètement tort, mais qu’il supplie l’autre, uniquement par générosité, de lui accorder la chose demandée, vu qu’il est chargé de famille. Malheur au brutal qui se laisserait aller à lever la main ; il aurait l’humiliation de s’entendre dire « merci » par un homme à genoux. Si absolu qu’il soit en théorie, ce despotisme des privilégiés est tempéré par une grande douceur de manières au moins chez les nobles d’ancienne race. Traiter les inférieurs avec politesse et bonté est en tous lieux une des vertus aristocratiques dont le secret n’appartient pas aux parvenus.

Ces deux enseignemens d’une si haute portée sociale, l’obéissance du faible, la bienveillance des forts, prennent la première place dans l’éducation publique, et l’on sait que nulle part elle n’est plus répandue qu’au Japon ; mais là comme ailleurs se retrouve la division infranchissable entre patriciens et plébéiens. Tandis que ces derniers ne recevaient qu’une instruction primaire, n’apprenaient que l’écriture courante et quelques préceptes de morale, les premiers seuls, outre les différens exercices du corps, pouvaient être initiés par les bonzes aux mystères de l’écriture chinoise et de la littérature sacrée et profane. Nul ne pouvait nourrir l’espoir de s’élever de l’une à l’autre caste, fût-ce même par un mérite extraordinaire. Les médecins des bourgs qui faisaient partie du peuple ne pouvaient recevoir de terres à titre de récompenses, si merveilleuses que fussent leurs cures, a de peur, dit la loi, que, possesseurs d’un bien foncier, ils ne deviennent négligens dans leurs fonctions, » mais en réalité de peur d’entretenir chez eux et chez d’autres l’ambition déraisonnable de s’anoblir, — périlleuse profession d’ailleurs dont le moindre inconvénient était de goûter tous les remèdes avant de les présenter à un daïmio. Cette aristocratie veut se clore, se fermer, elle en subira un jour les conséquences.


III

On sait quelle organisation puissante et solide avait reçue la société japonaise. Dans ce mécanisme, tout a sa place marquée ; chaque molécule sociale appartient à un groupe qui lui-même se rattache par des rapports nécessaires à l’ensemble. Tout se tient et s’enchaîne. Nul n’échappe à cette série d’engrenages ; le ronine (l’homme flottant), celui qui a renoncé à son clan ou trahi son prince, n’a plus ni famille, ni patrie ; il devient un étranger, un ennemi public. L’individu se sent paralysé par une force supérieure, rivé à sa position humble ou élevée comme le zoophyte à son rocher. Il sent peser au-dessus de lui et se dresser de toutes parts autour de lui des nécessités invincibles ; tout l’avertit de ne pas se révolter contre une destinée qu’il ne peut refaire, ni changer. Nulle société n’est stable sans doute, si ces sentimens n’y sont admis et ces nécessités reconnues ; mais, tandis que l’homme de grande race les raisonne et les accepte, l’homme de race inférieure les subit aveuglément. Cette étude resterait incomplète, si nous n’essayions d’indiquer quel esprit général cimentait tout l’édifice que nous avons décrit, quelles précautions étaient prises pour le consolider et en écarter les causes de ruine.

Quel législateur n’a fait ce rêve : assurer à son œuvre l’immutabilité ? L’Orient seul a donné de tels témoignages de piété à ses précepteurs. Yéyas revient à plusieurs reprises sur ce sujet. « Alors, connaissant la loi, j’ai fait une innovation ; que cela ne se fasse plus à l’avenir ! » et ailleurs : « il est défendu de changer un règlement vicieux, si, sans qu’on s’aperçoive du vice, il est demeuré en vigueur plus de cinquante ans. » Il ne se contente pas de platoniques conseils ; il se préoccupe d’écarter tous les dangers d’innovation. Le plus grand de tous eût été la présence des étrangers. Déjà sous le prédécesseur de Yéyas avaient commencé les persécutions contre le christianisme provoquées par l’attitude même de ses adhérens. On n’ignore pas à quel massacre épouvantable elles aboutirent quelques années après lui. De toutes les religions, c’est la seule qui soit exclue par les Cent-Lois de la tolérance universelle ; le principe de l’église romaine qui place la souveraineté en dehors de l’état était en opposition trop flagrante avec les desseins du despote, Quant aux étrangers, — expulsés progressivement du Japon, — ils furent relégués dans le petit îlot de Désima, où la soif du gain retint quelques Hollandais au prix de mille vexations.

L’empire était désormais fermé. Défense fut faite aux indigènes de voyager à l’extérieur sans une autorisation, et la forme même des jonques fut réglée de manière à leur interdire les longs voyages. On retrouve encore comme une trace de ces prohibitions dans l’accueil soupçonneux que rencontrent parfois à leur retour ceux que le gouvernement envoie en Europe. « Dans les rares occasions où l’on sera forcé d’entrer en relations avec les barbares, il faudra du moins se tenir sur une grande réserve et leur imposer par l’appareil militaire, la bonne tenue des troupes et l’apparence de la prospérité. »

Les innovations extérieures écartées, il s’agissait de prémunir contre le mouvement naturel des esprits l’immobilité des castes, le palladium du système. Ici la loi n’avait rien à faire, les mœurs suffisaient. La réglementation minutieuse du législateur ne fait que donner une direction fixe à une tendance préexistante. Tout homme apporte en naissant ou reçoit dès le berceau le sentiment qu’il est l’inférieur ou le supérieur de quelqu’un. La théorie des droits civils repose tout entière sur le code du cérémonial, l’étiquette constitue à elle seule le droit public. Conserver exactement la place qui lui appartient dans la hiérarchie est pour chacun le premier des devoirs et le plus sacré des droits. On se fait un point d’honneur de ne pas transgresser ces règles, qu’on rougirait d’ignorer ; celui-là même que la crainte du châtiment n’empêcherait pas de violer la loi est réduit par la peur du ridicule et du mépris à observer l’étiquette. Qui la méprise se condamne et se déshonore ; la pire des hontes est une grossièreté. Le chef-d’œuvre de l’esprit aristocratique dans l’extrême Orient, c’est, pour emprunter l’expression célèbre de Joseph de Maistre, d’avoir « encanaillé » la résistance. Contrainte de se modeler dans des formes immobiles, dans des dehors permanens, dans des phrases faites d’avance, la pensée finit à son tour par s’y cristalliser. L’imagination n’évoque plus rien en dehors de formes jugées immuables parce qu’elles n’ont jamais changé ; tous les mouvemens prennent une régularité mécanique ; la société se meut sur place et la nation se fixe dans un moule où on la retrouve identique à plusieurs siècles de distance, comme ces villes antiques qui sortent momifiées des laves d’un volcan.

Encore une fois, ce caractère bien tranché s’était manifesté chez les Japonais avant Yéyas ; il n’eut qu’à s’en servir. Le palais du shogoun devint un séjour mystérieux et presque diyin ; c’était profanation d’y faire entendre une querelle ou d’y manquer de respect même à un égal ; y tirer l’épée était un crime puni de la mort et de la confiscation. On y avait marqué les divers endroits où chacun, suivant son rang, devait descendre de sa litière avant d’entrer. Nul, à l’exception des « hôtes d’honneur, » ne pouvait franchir à cheval la dernière enceinte ; ce fut, il y a quelques années, une révolution quand le même droit fut donné aux ministres. Les règles les plus minutieuses fixèrent les prérogatives dont jouissait chaque rang hiérarchique, le degré d’inflexion du salut, les salles de réception, les appellations, les postes désignés dans le château aux gardes d’honneur, le nombre des suivans dont on pouvait se faire escorter à la ville et en voyage, les préséances, les honneurs dus à chacun par le peuple, la question des rencontres de deux cortèges sur une même route, si fertile en sanglans épisodes, la nature et la quotité des présens à offrir au shogoun, en un mot tous les détails de cette orgueilleuse domesticité contre laquelle les aristocraties déchues échangent volontiers leur indépendance. Ainsi se transforma en instrument de gouvernement et en moyen de conservation cette politesse extérieure et formaliste qui dut sans doute son origine à une réaction contre la brutalité des mœurs primitives. Une ancienne loi du prince de Satzouma permettait à quiconque avait été insulté de tuer l’insulteur, mais à la condition de s’ouvrir le ventre immédiatement.

Comme il y a deux nations superposées l’une à l’autre, la noblesse et le peuple, il y a deux codes de morale et deux codes criminels, celui du samouraï et celui du vilain. Le premier enseigne le point d’honneur, la fidélité à toute épreuve au seigneur, les devoirs qu’entraîne le port du sabre, le mépris de la mort, la compassion pour les faibles. Il ne frappe le délinquant d’aucune peine, mais il le déclare déshonoré s’il a failli, et ce déshonneur ne peut être couvert que par le harakiri. Aussi tout homme d’épée doit-il apprendre de bonne heure le cérémonial de cette opération, savoir composer son attitude, s’il y joue le rôle principal, connaître les devoirs d’un bon coadjuteur, pouvoir notamment faire sauter d’un coup la tête d’un ami pour lui épargner la souffrance quand il s’est donné le coup mortel. Si le samouraï se rend coupable de quelque délit de droit commun, vol, adultère, il est dégradé, c’est-à-dire qu’il perd la prérogative de s’ouvrir le ventre, qu’il meurt supplicié et que sa pension est alors confisquée à ses héritiers. Le suicide judiciaire était en honneur comme à Rome sous les césars, c’était un acte de courage qui dispensait le juge de prononcer un jugement et qui mettait la mémoire à l’abri de la honte. Quant au roturier, on n’exige de lui que probité et subordination ; mais, comme le point d’honneur n’existe pas pour lui, c’est par la sévérité excessive des châtimens qu’il sera contenu. Ce qui caractérise la législation pénale, c’est l’arbitraire et l’inégalité des peines suivant les castes ; le droit pénal se résume à peu près ainsi : punissez tout ce qui vous semblera mauvais, autant qu’il vous paraîtra nécessaire.

On a vu quelle justice sommaire pouvaient se faire à eux-mêmes les samouraï ; l’exécution des sentences récemment encore était instantanée ; au sortir du tribunal, le condamné était décapité. Huit palefreniers d’Owari en ayant maltraité un du prince Midzuno-kami, celui-ci demanda justice, et séance tenante, devant lui, on trancha la tête des huit coupables. La procédure repose sur l’emploi de la torture ; il nous est pénible de dire qu’elle est encore journellement employée contre les accusés reconnus coupables, pour leur arracher l’aveu de leur crime. Ainsi l’exige la coutume d’après laquelle nul ne peut être exécuté, s’il n’a signé lui-même sa sentence.

Où la liberté n’existe pas, la conscience humaine ne peut arriver à son complet développement ; la pure lumière intérieure de l’âme est éclipsée par le flambeau vacillant des lois conventionnelles, comme la lampe solitaire du penseur par les clartés douteuses d’une aube d’hiver. Qui tremble sans cesse ne réfléchit jamais, et c’est à la rigueur des pénalités de suppléer alors à la droiture des esprits : on sait quelle fut la sévérité des lois japonaises et la cruauté des supplices. L’exemple de la Chine introduisit au Japon des châtimens barbares qui contrastent avec la douceur des mœurs. Le vol au-dessus de 10 rios (50 francs) était puni de mort ; la décollation par le sabre, l’étranglement, la mise en croix, le transpercement par la lance, n’étaient pas les seuls modes d’exécution. Il y a soixante ans, un valet qui avait assassiné son maître après avoir séduit sa fille fut exposé pendant trois jours à Riongokou-Bashi, l’un des ponts les plus fréquentés de Yeddo, et chaque passant devait lui donner un coup de scie. Il y a huit ans, une courtisane incendiaire fut brûlée à petit feu. En 1868, une mère infanticide fut précipitée au fond d’une vasque d’eau bouillante.

Encore mieux que le choix des peines, la qualification des crimes révèle la pensée politique que nous avons retrouvée partout : consolider le pouvoir. C’est ainsi que le silence gardé par celui qui avait connaissance d’un crime était puni comme le crime même, dût-on livrer un frère ou un père, car le souverain est le père suprême que l’on trahit par la non-révélation. C’est ainsi que la moindre atteinte aux propriétés du shogoun était punie comme un parricide. Il y avait jadis peine de mort contre quiconque tuait un des canards sauvages qui viennent chaque hiver s’abattre en foule sur les larges canaux du Siro (château). Un enfant, en jetant une pierre, eut le malheur d’en tuer un. Saisi par la police, il est amené devant le juge avec ses parens éplorés ; on n’oublie pas d’apporter le corps du délit. Le juge, après l’avoir attentivement considéré, leur dit ; « La loi est formelle ; si l’enfant a tué l’oiseau, je dois le condamner à mort ; mais, si l’animal est sauf, votre fils est innocent : or ce canard n’est peut-être qu’étourdi par le coup, et, pour moi, j’ai idée qu’il en reviendra. Emportez-le chez vous, soignez-le bien, et, si demain il est guéri, rapportez-le-moi ; je mettrai alors l’enfant en liberté. » Voilà le père plus désolé que jamais, il gémit et se désespère en palpant ce volatile déjà raidi par la mort ; mais la mère, avertie par son instinct, a lu dans la pensée du juge. Elle court acheter dans une volière un beau canard mandarin et le rapporte triomphante au juge, qui lui dit en souriant malgré lui : « Je vous l’avais bien dit qu’il en reviendrait. » On voit par là quel rôle tout-puissant s’attribuait le juge, et quel arbitraire parfois bienfaisant régnait dans l’application de la loi.

Le sin-ritz-ko-rio ou loi pénale réformée, quoique de rédaction moderne, est empreint du même esprit de rigueur et d’inégalité. On y peut suivre la transformation actuelle de la société japonaise. Tandis qu’autrefois pour le même fait le noble était puni d’heimon (arrêts forcés), et le roturier emprisonné ou battu, aujourd’hui les peines corporelles peuvent être évitées par l’un et l’autre en payant une amende ou plutôt une composition tarifée ; voici l’aristocratie d’argent qui parait à la place de l’aristocratie de naissance. L’article 52 des Cent-Lois avait maintenu le droit de vengeance personnelle, et l’avait seulement astreint à une déclaration préalable ; le nouveau gouvernement veut détruire l’esprit de clan et punit la vendetta, la centralisation s’essaie à renverser l’indépendance locale ; mais, avant d’arriver à la récente période législative, il nous reste à examiner les conditions d’existence de cette oligarchie.

Tout système hiérarchique, pour être complet, doit se refléter dans les choses ; c’est sur le sol même qu’il doit avoir ses premières assises. A des classes de personnes correspondent nécessairement des classes de terre ou des titres divers de possession ; l’échelle des domaines représente celle des castes. Au mikado revenait le domaine éminent sur tout le territoire de l’empire ; en acceptant sa suzeraineté théorique et en lui demandant l’investiture, le shogoun s’interdisait de porter la main sur ses droits ; mais il s’en réservait l’exercice et disposait en fait des terres à son gré. L’état jouissait, en vertu de son domaine éminent, du droit de chasse et de l’exploitation des mines. « L’or, dit un auteur japonais, est comme les ossemens du corps humain qui ne se renouvellent pas, tandis que le sang et les chairs se renouvellent, de sorte qu’exploiter les mines, c’est épuiser et par suite appauvrir le pays. » Étrange économie politique, encore mal désapprise ! Les daïmios n’étaient légalement investis que de l’administration et de la jouissance à perpétuité de leurs provinces ; ils se considéraient néanmoins par un long usage comme nantis de la propriété et capables de la transmettre à leurs bayshin ou vavassaux. Ces derniers n’étaient en réalité que des usufruitiers perpétuels, incapables d’aliéner directement, et à défaut de descendans l’usufruit retournait au seigneur. Quant aux paysans, ils n’étaient que des fermiers détenant la terre en vertu d’une emphytéose à perpétuité, à charge d’une redevance annuelle dont le chiffre variait suivant les lieux. Les femmes, n’étant aptes ni à cultiver, ni à porter les armes, ne pouvaient posséder ni à titre de métairie, ni à titre de seigneurie féodale ; les étrangers ne pouvaient devenir propriétaires du sol d’aucune façon. Il en est encore ainsi aujourd’hui, et l’une des mesures les plus graves qui s’imposent au gouvernement est d’asseoir du même coup sur de nouvelles bases et la propriété et l’impôt.

La hiérarchie a pris possession du sol, comment va-t-elle l’administrer ? Il faudrait, pour répondre à cette question, passer en revue toute la série des règlemens et des usages administratifs sous le fardeau desquels gémissait le Japon, dénombrer cette armée de fonctionnaires grands et petits, qui transmettent l’action du gouvernement, récapituler tous les services qu’ils rendaient au pays et tous les abus qu’ils commettaient à son détriment. Nulle part, sauf en Chine, le fonctionnarisme ne s’est plus librement épanoui ; mais, laissant de côté mille règles de détail relatives à la voirie, à l’agriculture, à la garde des frontières stratégiques de Yeddo, au prix des transports, aux deuils, aux bateleurs en plein vent et nécromanciens, aux plaisirs permis, tolérés ou défendus, à l’ordre public extérieur, nous nous bornerons à quelques indications sur la police générale.

On ne saurait imaginer la patience et la sagacité déployées par les Japonais dans cette branche de l’administration, bien plus considérable chez eux que partout ailleurs. C’est à peine si le mot de police est assez compréhensif pour embrasser les divers services qui assurent l’exécution des règlemens innombrables sur la voirie, les transports, les tarifs des prix, les prérogatives des voyageurs suivant leur classe et leur qualité, la tenue des maisons, le personnel des auberges, les registres d’inscription des voyageurs, les mesures à prendre en cas d’incendie, la surveillance des marchés, la vérification des poids et mesures, la proscription du christianisme, la mendicité et le vagabondage. A chaque pas, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, l’individu trouve devant lui un fonctionnaire chargé de lui dicter ses actions, de le mener par la main, de le contrôler et de le punir. Tout nouveau-né est inscrit sur un registre tenu dans chaque village où l’on ouvre un feuillet à chaque nouvel habitant, comme un commerçant ouvre un compte à un client ; c’est le nin-betseu, à la fois livre de l’état civil et sommier de police. Là sont relatés tous les incidens de la vie, le nom qu’on donne à l’enfant le trentième jour après sa naissance si c’est une fille, le trente et unième jour si c’est un garçon, la secte à laquelle il appartient, l’adoption dont il est l’objet, la profession qu’il embrasse, les délits dont il se rend coupable, les voyages qu’il fait, le mariage, le moment où il devient chef de famille, les noms et le nombre de ses enfans, le divorce, la retraite, le genre de mort ; le feuillet n’est clos que lorsque les prêtres ont adressé au nanushi un certificat de sépulture.

En dehors de cette action officielle, la police en avait une occulte, encore plus puissante ; l’article 90 des Cent-Lois disait : « Dans les cas d’enquête, si la puissance publique est convenablement dirigée, il n’est rien, entre le ciel et la terre, dans les demeures même des « barbares » répandues aux quatre coins du globe, sous les racines du gazon ou sous la surface terrestre, qui puisse échapper à ses recherches. La seule chose difficile à découvrir est le fil insaisissable du cœur humain. Yoritomo adopta à cet égard un plan ingénieux dû à Sotokotoku, de la dynastie de Daïto (Chine) ; il voulut obtenir comme un reflet des cœurs en suspendant de l’or et des promesses de récompenses aux écriteaux répandus dans les carrefours des capitales. Cette coutume existe encore, mais il est à craindre que l’on ne trouve pas chez les samouraï de dispositions conformes à son esprit. » Cet encouragement à la délation pouvait en effet ne pas suffire, et une classe d’espions, me katchi, y suppléa. Ils occupaient diverses fonctions nominales, se présentaient comme domestiques chez les personnages dangereux, chez les daïmios qu’on voulait surveiller, dans les maisons de thé qui servaient souvent de lieu de rendez-vous aux conspirateurs, plus tard chez les Européens dont on voulut connaître la conduite, écrivaient tout ce qu’ils voyaient ou entendaient, et parfois filaient un criminel ou un suspect pendant des semaines avant de le dénoncer. Chaque daïmio avait à son tour sa police secrète, et l’on pouvait dire que, de trois Japonais qui se trouvaient ensemble, il y en avait deux qui faisaient le métier d’espions. L’histoire du shogounat est celle de vingt complots toujours découverts ; mais, si l’espionnage est une tentation inévitable du despotisme, il n’y a pas de plus sûr moyen d’abâtardissement pour une aristocratie. L’homme le plus courageux se replie et se courbe sous cette puissance occulte qui échappe à toute résistance : la nation politique y perd son ressort et sa virilité ; la chute de l’ancien régime japonais en est un exemple dont le nouveau fera bien de profiter.

Telle est, dans ses traits généraux, cette organisation sociale que le passé a léguée au présent. Formée d’élémens divers et hostiles que l’habileté d’un grand homme avait su mettre en harmonie, maintenue par un heureux concours des lois avec les mœurs, elle a prouvé par un silence de près de trois siècles dans son histoire quelle était sa stabilité. Toute personne, toute chose avait sa place nécessaire, sa sphère déterminée, son action limitée, ses devoirs tracés d’avance, ses règles infranchissables ; mais cet organisme, si admirablement disposé pour fonctionner sur place, était incapable de mouvement et de progrès, il devait se fausser au premier effort. Cet édifice si solide était exposé, comme tout ce qui ne se renouvelle pas, aux lois du temps et de la vétusté ; le jour où une cause extérieure vint l’ébranler, il devait chanceler et s’effondrer au premier choc.

IV

Les années 1867-1870 seront marquées dans l’histoire du Japon par deux péripéties importantes que l’on confond souvent. Le mikado, après avoir renversé le shogoun, a repris l’exercice direct du pouvoir, et du même coup le gouvernement central a déposé l’aristocratie indépendante et repris l’administration du pays. Le descendant de Yéyas n’a pas même essayé de conserver un commandement déserté par la noblesse qui devait le soutenir ; celle-ci s’est résignée sans trop de murmures à résilier une autorité qu’elle ne savait plus exercer. Quelques résistances locales, quelques batailles gagnées d’avance, ont donné au coup d’état la consécration de la victoire et le facile prestige de la clémence. Une nouvelle puissance s’est substituée à l’ancienne ; une révolution qui semblait de nature à bouleverser l’état de fond en comble s’est accomplie sans tumulte, et de cette savante constitution que nous avons étudiée il n’est plus resté que des ruines. Quelles circonstances ont amené la catastrophe ? Pourquoi cette féodalité, qui semblait si solidement liée au sol, en a-t-elle été détachée soudainement et sans bruit, comme ces îlots de verdure que les grands fleuves d’Amérique rongent en silence et emportent sourdement en une nuit ? Et d’ailleurs sa disparition est-elle complète, n’en subsiste-t-il pas des débris ? Que peut-on faire encore de ces élémens épars, et quelle est la tâche de l’avenir ? Ce sont là des questions auxquelles nous essaierons de répondre. D’abord quelles sont les institutions du moyen âge japonais qui ont survécu au désastre ? Nous les rencontrerons dans le droit privé.

Les perturbations politiques, si complètes qu’elles soient, ne changent pas en un jour l’esprit d’une nation ni l’état de ses mœurs. Au-dessous des formes variables de gouvernement, il subsiste un élément immobile, comparable à ces couches profondes que ne troublent pas les agitations de la surface. Au régime disparu survit la société civile qui le portait et lui servait de substratum ; il ne dépend pas du régime nouveau de la transformer à son tour d’un coup de baguette. C’est une œuvre qui réclame avant tout le secours du temps. La constitution de la famille, de la propriété, de la corporation, de la commune, reste sensiblement la même, et c’est poursuivre une entreprise chimérique que de vouloir la renouveler sans tenir compte des coutumes établies, des sentimens régnans, des préjugés séculaires. Le législateur ne doit jamais toucher que d’une main timide à ces lois civiles où une nation dépose ses aspirations et ses croyances. En cette matière, toute réforme est fatale qui n’est point accompagnée d’un changement parallèle dans la direction des esprits. Ce que César dit des Gaulois, le peuple est presque regardé comme esclave, résume les droits politiques de la nation japonaise. Les nobles y sont nés pour gouverner, les autres pour obéir ; il y a des fonctionnaires et des administrés ; il ne faut y chercher ni citoyens, ni liberté individuelle, ni égalité civile. L’homme du peuple ne peut ni porter des armes, ni monter à cheval, ni se faire porter en kango, ni s’habiller d’une certaine façon, ni se marier ou disposer de ses biens de la même manière que les privilégiés. Ne l’interrogez pas sur ses droits civils, il n’en a pas, ou n’en a que par une tolérance qui peut cesser sans qu’il s’en étonne. Les coutumes, qui varient d’une province à l’autre, assez précises sur les droits civils du samouraï, sont muettes sur ceux du roturier. Voilà pour l’égalité civile.

Quant à la liberté individuelle, si les anciennes prohibitions de voyager d’une province à l’autre, de sortir de l’empire, d’entretenir des relations avec les étrangers, d’embrasser et de pratiquer la religion chrétienne, sont tombées, elles peuvent renaître au gré du pouvoir. Un décret changera la forme des chapeaux ou ordonnera l’adoption d’une nouvelle coiffure sans exciter l’hilarité, ni l’indignation. Les hommes ne se sentent pas plus libres dans l’état que l’enfant sous l’autorité paternelle. La monarchie absolue a rempli l’esprit public de son image et formé les institutions privées sur le modèle du gouvernement.

Ce rapport intime se manifeste avant tout dans la famille. Sous la double influence du despotisme et de la féodalité, le droit domestique a concentré toute l’autorité dans une seule personne, le chef de la communauté. Comme tous les peuples orientaux, le Japon n’a donné à la femme qu’une place secondaire dans la vie sociale. Nubile à douze ou treize ans, elle n’est qu’une enfant à l’âge où elle peut déjà charmer, et la raison ne lui vient qu’à l’âge où elle atteint une précoce décadence. La femme n’est dans les premiers temps que la fille aînée de son mari, dans la suite qu’une ménagère soumise ; la maternité seule lui donne quelque considération. « La femme, dit Confucius, doit obéir à son père quand elle est jeune, à son époux quand elle est mariée, à ses enfans quand elle devient veuve. »

Le mariage est un contrat purement civil, où la religion n’intervient pas. Il est généralement précédé des fiançailles, tantôt simples, si les parties n’échangent qu’une promesse de vive voix, tantôt solennelles, si elles s’engagent par écrit et par l’accomplissement de certains rites. Jamais un garçon, encore moins une fille, n’osent parler de mariage à leurs parens ; s’ils se sentent une inclination qu’ils désirent consacrer, ils demandent à une personne tierce d’en faire part à leur père et mère. Souvent, sans même consulter leurs enfans, et alors qu’ils sont en bas âge, les parens les fiancent avec une famille dont ils briguent l’alliance, et les enfans ne peuvent briser le contrat, à moins que le fiancé ne trouve un bon parti à offrir à la future qu’il repousse ; sinon, il peut être contraint par les magistrats d’accomplir la promesse faite en son nom. Les fiançailles solennelles constituent entre les futurs époux un lien aussi indissoluble que le mariage. Ils doivent en cas de mort porter le deuil l’un de l’autre, et autrefois la jeune fille qui avait eu le malheur de perdre son fiancé était regardée comme veuve, devait se noircir les dents, se raser les sourcils et renoncer au mariage. On reste ainsi fiancé pendant des années entières, souvent sans se voir et quelquefois sans se connaître. Ces longues attentes semblent surtout avoir pour but d’assurer des maris aux filles, qui sont en plus grand nombre que les hommes dans la population, de tenir une femme toute prête pour les jeunes gens le jour où le désordre de leur conduite avertirait le père qu’il est temps de les mettre en ménage, et enfin de faciliter entre les familles la perpétuation du même sang. Les conditions d’âge sont assez variables ; toutefois on ne marie guère les filles avant douze ans, ni les hommes avant quinze. Ils doivent à tout âge obtenir le consentement de leurs parens et même de leurs proches. L’autorisation du maire est nécessaire pour les gens du peuple, celle du daïmio et aujourd’hui du gouverneur pour les samouraï, celle du shogoun, aujourd’hui du mikado pour les princes.

La célébration des noces est de deux sortes. La première, plus compliquée et plus relevée, s’applique aux nobles, elle rappelle la confarreatio des Romains ; elle exige la présence d’un personnage sans lequel un mariage ne se fait guère, mais qui a ici un caractère officiel : c’est l’entremetteur. L’entremetteur choisit quelquefois pour les époux ; il transmet entre les parties les renseignemens sur la fortune et les autres questions préalables ; il est en quelque sorte garant de la bonne harmonie. Si des discussions éclatent entre les époux mariés sous ses auspices, il sert de négociateur et d’arbitre ; si les circonstances rendent une rupture nécessaire, c’est à lui qu’il appartient d’expédier la séparation. Le jour de la cérémonie nuptiale venu, la fiancée se rend, vêtue et voilée de blanc, au domicile de son futur époux, qui la reçoit à la porte de sa maison. On prend place, l’entremetteur entre les fiancés ; trois coupes sont placées devant lui : il passe la première remplie de sakki à la jeune fille, qui y trempe ses lèvres et la remet à son fiancé, celui-ci la vide et la remet à l’entremetteur ; une seconde coupe fait le tour en sens inverse ; elle circule jusqu’à ce que chacun l’ait offerte et reçue trois fois (san-san-ku-do, 3 fois 3 font 9). Par cette cérémonie, l’union est accomplie. La nouvelle épousée rejette alors son voile ; on va retrouver les parens et l’on commence un festin au milieu des chansons qui célèbrent le bonheur, la longue vie et la nombreuse postérité des jeunes mariés. Telle est la solennité essentielle ; accessoirement les époux échangent divers cadeaux, entre autres la jeune fille apporte deux seaux de bois où l’on mettra sa tête et celle de son complice, si jamais elle devient adultère. Elle en explique l’aimable usage en les offrant. La femme conserve avec elle chez son mari une vieille servante (obasan), qui est chargée de faire aux parens le rapport circonstancié des faits et gestes du nouveau ménage. Chez les gens du peuple, la cérémonie se borne à un repas que les parens et les époux font en commun, après quoi il est entendu qu’ils vivront comme mari et femme. Rien n’est plus frappant que cette absence de formalités en pareille matière chez un peuple si formaliste. Il en est de même dans tous les actes de la vie civile.

La femme aussitôt mariée sort de sa famille naturelle pour tomber, comme chez les Romains, sous la puissance du mari, ou, si celui-ci n’est pas encore chef de famille, sous la main du père ou de l’aïeul de son mari. Elle est comptée au nombre des enfans et doit en conséquence à ses beaux-parens les mêmes égards qu’une fille. Même après la mort du mari elle leur doit des alimens dans le besoin. Le mari a un pouvoir absolu sur sa femme, elle ne doit se mêler en rien des affaires du dehors. « C’est une règle juste et reconnue dans le monde entier, dit Yéyas, qu’un fidèle mari s’occupe des choses du dehors, tandis qu’une fidèle épouse prend soin de son menage. Lorsqu’une femme s’occupe du dehors, son mari abandonne ses devoirs, et c’est un présage de la ruine de la maison. Il ne faut pas que la poule s’habitue à chanter à l’aube, c’est un fléau dont tout samouraï doit se garder. » L’époux dispose de tous les biens qu’apporte sa femme (elle ne possède rien), il peut la vendre elle-même en cas de pressant besoin ; mais il faut s’empresser d’ajouter qu’il use rarement de ce pouvoir excessif. Il peut aussi la répudier pour des causes assez multiples : en cas de stérilité, — en cas de jalousie exagérée de la part de celle-ci, — dans le cas où elle parlerait « comme un perroquet » et troublerait ainsi la paix du ménage, — en cas d’irrévérence envers les parens du mari, — en cas d’incapacité dans la direction de la maison et des enfans. On s’explique difficilement après cette énumération qu’il se soit trouvé deux Européennes pour profiter de la nouvelle loi, qui permet les mariages internationaux ; ajoutons qu’aucune n’est Française. De son côté, la femme peut demander le divorce en cas de prodigalité du mari ou par consentement mutuel. L’adultère du mari n’est puni que chez les samouraï et de peines simplement disciplinaires (arrêts forcés) ; quant à celui de la femme, il donne au mari non-seulement le droit de la chasser, mais celui de la tuer avec son complice ; s’il tue l’un sans l’autre, il est considéré et puni comme meurtrier. La femme divorcée ne peut emmener ses enfans si elle en a eu (mais le divorce est rare dans ce cas) ; elle quitte la famille du mari, rentre dans sa famille naturelle et peut se remarier, si elle en trouve l’occasion, ce qui n’est pas fréquent.

L’association conjugale, qui, sous l’influence du christianisme, a pris dans les sociétés de l’Occident une si haute importance sociale, n’en a ici, comme on le voit, qu’une très restreinte. Les mœurs exigent tout de la femme, rien du mari ; elles créent pour l’une un lien que la mort peut à peine dissoudre, pour l’autre une société où il ne restera engagé qu’autant qu’il lui plaira. Comme le gouvernement despotique ne réclame ni forte éducation dès l’enfance, ni éducatrices, la femme ne sera qu’un docile instrument de propagation de l’espèce et une servante obéissante.

S’ils n’ont pas adopté la polygamie, les Japonais appliquent une institution qui s’en rapproche beaucoup. Le mari peut introduire dans la maison, sous le titre de servantes, une ou plusieurs mékaké, suivant son rang. Les Cent-Lois en accordent huit aux daïmios, cinq aux grands-officiers, deux au simple samouraï, aucune au vilain ; mais elles sont loin d’encourager cette pratique, qui du reste ne réclame pas d’encouragement, car elle s’est conservée très exactement jusqu’à nos jours. La mékaké n’est en théorie qu’une domestique, et, pour sauver l’amour-propre de la femme légitime, c’est celle-ci qui est censée en faire don à son époux. Les enfans issus de la mékaké ne sont aptes à succéder au père qu’à défaut d’enfans issus de l’épouse, et par une loi contre nature, tandis que leur mère naturelle reste pour eux une domestique, c’est la femme de leur père, leur marâtre, que les enfans doivent considérer et traiter comme une mère. Si celle-ci les accepte et si le père les adopte, ils prennent le pas, en qualité d’aînés, même sur les fils légitimes qui naîtraient après eux. La femme du peuple est donc sous ce rapport mieux traitée que la femme noble : elle ne partage pas avec une autre l’autorité domestique, et, comme elle sait en même temps se rendre plus utile, elle jouit d’une certaine considération qui paraîtrait probablement suffisante au bonhomme Chrysale.

Le véritable centre de gravité de la famille, ce n’est pas le ménage, c’est le père de famille. « Chaque sujet doit être prêt à épuiser pour l’empereur ses forces, son intelligence et ses biens, chaque enfant pour ses parens, chaque élève pour son maître, car à l’empereur il doit sa nourriture, à ses parens il doit l’existence, à son maître il doit l’instruction, et la vie n’est pas possible sans ces trois bienfaits. » Fondée sur ce principe, la puissance paternelle est illimitée. De tous les crimes, le plus grave, c’est de manquer au devoir filial, et, pour l’honneur du Japon, on peut ajouter, le plus rare. Le père peut vendre ses filles, si elles ne s’y refusent pas, et ce dévoûment est cité dans les histoires populaires comme un beau trait de vertu filiale[1]. La fille qui cède à un séducteur sans le consentement de ses parens est punie de soixante coups de fouet, non pour avoir violé la pudeur, mais parce qu’elle leur a dérobé ainsi un bien dont eux seuls pouvaient disposer. Le père a aussi le droit de vie et de mort sur ses enfans, et l’on cite plus d’un exemple d’exécutions faites ou ordonnées par d’autres Brutus.

On ne distingue pas entre les enfans légitimes et ceux de la mékaké reconnus par le père, mais on distingue entre les aînés et les cadets, les garçons et les filles. Le père peut déshériter son fils aîné, et c’est bien une exhérédation, car à défaut de volonté contraire exprimée c’est celui-ci qui hérite de plein droit. Quant au droit de masculinité, il ne fléchit jamais, les filles ne pouvant hériter ni être propriétaires de quoi que ce soit. Celui à qui le ciel a refusé des enfans mâles s’empresse d’adopter un gendre qui entre dans la famille, devient un agnat et un héritier désigné. Légitime ou adoptif, l’héritier ne peut renoncer à la succession, il doit en acquitter toutes les obligations, si lourdes qu’elles puissent être. Le droit d’aînesse emporte, lui aussi, ses obligations. Si l’aîné a le pouvoir sur tout le reste de la famille, même le droit de vie et de mort sur ses frères cadets dans certaines provinces, en revanche il est tenu de remplir envers eux les devoirs d’un père, de les nourrir et de les élever ; la propriété des biens n’est, pour ainsi parler, qu’une gestion confiée à ses mains ; mais il n’en reste pas longtemps chargé, les cadets s’empressent de se donner en adoption ou de se marier dans des familles sans garçons et changent ainsi de maison.

La famille japonaise est donc, comme la famille romaine, un petit état muni de tous ses organes ; elle a un chef absolu qui la représente et qui la conduit, des sujets, un peuple de serviteurs attachés à elle et qui ne la quittent pas, une propriété commune, un conseil délibératif formé des agnats les plus âgés, sans limite de nombre ni d’âge. Elle a enfin son tribunal domestique. C’est devant ce tribunal que se règlent les difficultés sur les successions, s’il en peut surgir ; c’est devant ce tribunal que le père peut prononcer la peine de mort contre son fils en cas de désobéissance, il n’a plus ensuite qu’à en informer l’officier. C’est là qu’est dénoncée l’épouse qui a encouru la répudiation et qu’est traînée la femme adultère. Celle-ci peut même être condamnée, en l’absence de son mari, à s’éloigner immédiatement de la maison qu’elle déshonore. Une grande solidarité s’établit ainsi entre des personnes réunies pendant longtemps sous un joug si étroit ; elles ne séparent pas leur honneur et leur fortune de ceux du groupe où elles sont nées. Un adage dit : « La fortune du père est celle du fils, et les liens de celui-ci sont ceux de celui-là. » Sous l’empire de nos lois démocratiques, nous ne voyons guère dans la famille qu’un centre d’affections et d’intimité : sous le rapport des intérêts, le code lui-même crée l’antagonisme entre les parens les plus proches ; ici au contraire l’individu disparaît et s’oublie volontiers pour ne songer qu’à la prospérité de ce groupe auquel tout le rattache, par lequel seul il existe, et qui représente à la fois pour lui le foyer, l’autorité, la possession et la patrie.

Mais ce petit état ne peut vivre sans son chef. Despotique par essence, il lui faut une tête pour assurer son existence légale. Qu’adviendrait-il, si le chef mourait sans descendant ? La dispersion du bien commun, la rupture du lien qui réunit tous les membres ; pis encore, le gouvernement reprendrait la pension du samouraï, le prince reprendrait le droit de culture concédé au cultivateur ; enfin, chose plus grave encore qu’elle ne l’était à Rome, il ne resterait plus personne pour faire aux ancêtres, à certains jours consacrés, les libations qui doivent apaiser leurs mânes. De là cette idée enracinée au cœur de la nation, que le nom d’une famille ne peut pas périr, qu’un chef de famille ne peut pas mourir sans un continuateur. L’adoption sous ses nombreuses formes doit assurer cette perpétuité ; c’est l’institution entre vifs d’un héritier « nécessaire, » moyen plus sûr encore que la substitution romaine.

Pratiquée dès les temps les plus anciens, faiblement encouragée par Yéyas, défendue, puis rétablie sous ses successeurs, l’adoption est très répandue au Japon, où elle n’a rien du caractère de bienfaisance que nous lui prêtons d’ordinaire. Elle est commandée, non par l’intérêt de l’adopté, mais par celui de la famille adoptante, et remplace plusieurs institutions du droit civil (testament, donation, succession, contrat de mariage). On en distingue plusieurs espèces. Dans ses effets, l’adoption japonaise est une imitation parfaite de la nature. L’enfant adoptif entre dans la nouvelle famille et y contracte des liens de parenté rigoureusement semblables à des liens naturels, de sorte qu’il a deux pères, deux mères, etc… Il quitte, il est vrai, sa famille originaire au point de vue du droit civil et tombe sous la puissance de son nouveau père, mais tout en restant soumis à toutes les obligations filiales envers l’ancien. Il prend le nom du père adoptif, son rang, son titre, ses armes et son hérédité présomptive, a besoin, pour se marier, du consentement de ses deux familles à la fois, et doit nourrir l’une et l’autre aussitôt que, devenu chef, il a la disposition des biens. Lorsque par le décès du père adoptif le fils recueille l’héritage, il se fait un revirement dans les rapports de parenté. Jusque-là il avait porté le deuil de ses parens adoptifs moitié moins longtemps que celui de ses parens naturels ; à partir de ce moment, c’est l’inverse qui a lieu. Si exorbitante que soit la puissance du père adoptif, il ne peut cependant pas prostituer la fille qu’il a adoptée ; cette spéculation, dont il y a malheureusement des exemples, l’expose à un châtiment sévère à la volonté du juge. On voit qu’il résulte de l’adoption plus de charges que de bienfaits pour celui qui en est l’objet. Il est entretenu, il est vrai, pendant sa jeunesse ; mais le père ne tarde pas à prendre sa retraite, et le fils, alors forcé de le nourrir et de veiller à la subsistance de toute la famille, est en outre exposé à la mauvaise humeur d’une belle-mère, à la jalousie de frères puînés, à l’arbitraire d’un maître qui ne peut voir dans cet héritier qu’une faible image de la nature, enfin à toute sorte d’onéreuses corvées. Aussi est-ce un dicton populaire que, si vous avez trois setiers de riz, il faut vous garder de l’adoption.

La toute-puissance ne suffit pas au chef de famille ; il lui faut encore l’autorité personnelle, l’énergie de l’âge mûr, la vigueur de la santé, la faveur du prince chez les grands, la bienveillance du voisinage chez les petits. L’incapacité ou l’opprobre du chef retomberait sur ceux qu’il dirige ; il faut donc que ce petit monarque puisse abdiquer à propos. C’est à ce besoin que répond une institution curieuse et tout à fait particulière, que nous avons appelée jusqu’ici la retraite volontaire, et qu’il faut étudier maintenant sous son vrai nom d’inkyo (in cacher, kyo demeure). Le mot désigne à lajois la retraite et la personne qui la prend. L’inkyo peut être volontaire ou forcé et s’appliquer tout à la fois aux fonctions publiques et aux devoirs domestiques ou à l’un des deux seulement. Volontaire, il doit être, en ce qui concerne les fonctions, demandé au seigneur tantôt à soixante-dix ans, tantôt à cinquante, suivant les coutumes ; mais les infirmités, la maladie réelle ou prétextée, peuvent avancer cette limite.

Cette retraite peut être requise par la famille quand elle voit l’un de ses membres frappé d’imbécillité, de démence ou de prodigalité ; elle le contraint alors, quel que soit son âge, fût-il même très jeune, à prendre sa retraite, s’il est chef de famille. L’inkyo forcé a lieu en cas de condamnation judiciaire, c’est notre interdiction légale. Sans même qu’il intervienne une condamnation, si les magistrats d’une ville jugent à propos, par mesure de sûreté, de confiner chez lui un prodigue, un homme mal famé, un halluciné ou un contribuable récalcitrant, il est frappé de tikkio-inkyo, interdiction de sortir de sa demeure. En cas d’inkyo forcé, l’incapacité domestique est complète. Quel que soit le caractère de la retraite, elle repose sur une condition essentielle : la désignation d’un successeur. L’ancien chef de famille ne devient pas incapable juridiquement, et, si la puissance paternelle lui échappe, son influence morale ne diminue pas. Une déférence sans bornes, des soins et des attentions de toute sorte font de cette retraite une situation honorable que tout père de famille envisage avec joie pour ses vieux jours. En offrant à la vieillesse un refuge entouré de vénération, l’inkyo maintient à la fois l’administration dans des mains capables et le prestige de l’autorité dans celui qui ne l’exerce plus ; il comble une lacune qu’un éminent jurisconsulte contemporain a signalée en termes éloquens dans nos lois.

Telle était la solidarité du groupe familial, que la loi jadis poursuivait tous les membres pour le crime d’un seul, qu’il fût le chef on en puissance. Ce que la loi ne fait plus, l’opinion publique n’a pas cessé de le faire. De là une institution qui servait à maintenir l’unité de la famille en éloignant d’elle tous les élémens rebelles : c’est le kando, détachement ou expulsion d’un membre dont l’inconduite pourrait entraîner la responsabilité civile ou morale des siens. Le kando ne peut avoir lieu que dans le cas de prodigalité, vol, violences, adultère, et seulement contre un fils majeur de quinze ans. Il faut que la mère soit d’accord pour le demander au magistrat local, qui l’ordonne, si le motif est justifié. L’enfant ainsi frappé sort de la famille ; il n’a plus ni asile, ni secours, ni héritage à attendre de ses parens. La seule faveur qu’il en reçoive, c’est au moment de la séparation une petite somme qu’on appelle namida kin, l’or des larmes, car c’est une mère qui le donne à un fils qui va la quitter pour toujours. Il doit s’éloigner de sa province et ne tarde pas à devenir un vagabond, un mendiant ou fin voleur ; mais sa famille n’a plus à en rougir. Il ne peut y rentrer que s’il sauve la vie de son ancien seigneur dans un accident quelconque, ou s’il prouve avec éclat qu’il s’est amendé. Les parens demandent alors la révocation du kando au magistrat, qui décide arbitrairement. Cette institution, que l’adoucissement des mœurs tend à faire disparaître, n’a jamais existé chez les samouraï ; en cas d’inconduite grave, c’est par le harakiri ordonné au fils qu’un père sauvait l’honneur de sa maison.

La famille japonaise, avec sa constitution despotique, suppose et consacre des principes auxquels nos mœurs et nos lois occidentales sont étrangères. Tandis que les affections naturelles sont chez nous les seuls liens entre parens, elles semblent ici rejetées au second plan pour faire place à des devoirs rigoureux imposés sous des menaces terribles. La piété filiale a je ne sais quoi de contraint et de conventionnel ; l’obéissance tient plus de la crainte que de la confiance. L’union des agnats assemblés en conseil ou en tribunal domestique repose moins sur une bienveillance réciproque que sur une communauté d’intérêts, d’honneur, de réputation. Les préjugés sont plus forts que les sentimens et en tiennent lieu. Ceux-ci n’ont pas d’ailleurs chez les races peu nerveuses de l’Orient cette vivacité et ce raffinement qui trop souvent, en même temps que les cœurs, amollissent les volontés. Comme la douleur physique, l’ébranlement moral leur arrache difficilement des larmes. L’exclusion perpétuelle des femmes ayant banni des relations la tendresse proprement dite, la sensibilité s’éveille avec peine et ne devient jamais maladive. C’est la loi, ce sont les préceptes moraux et les ordres du magistrat qui, bien mieux que les instincts naturels, enseignent à chacun la place qu’il doit prendre et le rôle qu’il doit jouer dans la famille. Elle s’est peu à peu formée, suivant le vœu du législateur, pour lui fournir des sujets obéissans et des exécuteurs toujours obéis. Telle qu’elle est, on conçoit quel élément d’ordre et de stabilité elle représente, et l’on sent qu’on ne peut toucher à une partie sans ébranler de fond en comble cet édifice artificiel et entraîner la nation tout entière vers l’inconnu.

Si la famille est le principal des groupes où l’individu va chercher un refuge contre son propre néant, elle n’est pas le seul. Partout où l’esprit national encore sommeillant n’a pas donné à une agglomération d’hommes une vie unique, il arrive que les petites associations prennent la place de la grande, qui est la patrie. Nous avons vu cette tendance se manifester dans la formation des clans, nous allons la retrouver dans certains groupemens populaires. L’individualisme rend les Japonais peu propres à la vie municipale, telle que l’entendaient les Romains. Dans tout le Japon, il n’y a pas une place publique, pas un lieu de réunion. Loin de se sentir entraîné dans un large courant de patriotisme, chacun s’enchaîne à une petite coterie dont l’intérêt particulier passe avant toute chose et éclipse tout le reste ; la société apparaît comme une hiérarchie de groupes dont le plus proche est le plus cher. Il faudrait évoquer l’histoire tout entière de notre moyen âge populaire pour présenter le tableau complet de ces corporations, maîtrises, jurandes, que fournissent encore les différentes industries de Yeddo ! corps de pompiers, corps de charpentiers, corps de bateliers, confréries d’aveugles, de mendians, de parias, associations responsables de bettos, de domestiques, bandes de musiciennes en plein vent, de comédiens, de saltimbanques, sans parler de la caste récemment dispersée des hétas, ces truands de Yeddo, dont la cour des miracles se tenait dans les rues malsaines qui entourent Asakusa, et qui avaient, eux aussi, leur « roides ribauds. » Les deux communautés auxquelles nous nous bornerons parce qu’elles ont eu une existence officielle sont le go nin gumi et l’otokodaté.

Le go nin gumi (union de cinq hommes) est une association formée entre cinq voisins, chefs de famille, propriétaires, ayant à leur tête un kumigashira ; leur existence est reconnue par l’état, qui leur impose des obligations collectives en matière de voirie, de surveillance et d’entretien des quartiers dans les villes, de culture dans les villages, de responsabilité civile en cas de dégâts, etc. Les otokodaté avaient plus d’étendue et un tout autre but. C’étaient des associations maçonniques de braves gens qui se promettaient mutuellement aide et assistance. Un samouraï déclassé, un ouvrier sans emploi, un fils chassé par son père, quiconque se sentant faible et isolé voulait se recomposer une famille et un clan se présentait au « père » de l’otokodaté. On ne se montrait pas difficile sur les antécédens ; pourvu que le postulant fût un bon compagnon, prêt à donner sa vie pour les autres. Le mot lui-même signifie homme chevaleresque, et c’était en effet une sorte de chevalerie roturière qui se proposait de combattre les oppresseurs et de soutenir les faibles, quelquefois même de subvenir à leurs besoins. Ils se secouraient en cas de maladie ou de misère, mais en échange le chef ou père obtenait une autorité sans limites, il se faisait obéir au premier signal, sous peine d’exclusion irrévocable du compagnon récalcitrant. Le bas peuple des grandes villes se courbait avec soumission devant ses ordres ; il en obtenait parfois ce que les officiers du gouvernement se voyaient refuser ; c’était un protecteur puissant, et même parmi les grands plus d’un briguait son amitié. Il traitait de pair à compagnon avec les plus grands seigneurs, et comme l’orgueil des humbles s’attache à la gloire de ceux qui les commandent, sa position relevait à leurs propres yeux les pauvres gens qui exécutaient ses volontés.

La tradition populaire a conservé le nom d’un de ces chefs. Elu après une série d’aventures père de l’otokodaté, Chobei avait acquis dans Yeddo une puissance avec laquelle il fallait compter. On jour, il entre dans une maison de thé du Yoshiwara, où l’on attendait un hattamoto (noble), et s’installe sans façon sur le tapis préparé pour un autre. Le noble arrive, et, trouvant un homme en apparence endormi, demande quel est ce manant ; on le lui nomme ; saisissant cette occasion d’humilier l’orgueil d’un roturier, il vide par dix fois le contenu de sa pipette sur Chobei. Celui-ci consent enfin à s’éveiller et s’excuse ; Iurosayémon l’invite ironiquement à partager son repas et lui tend des tranches de poisson cru à la pointe de son sabre ; mais Chobei, sans trembler, ouvre la bouche pour les recevoir. Sans se laisser décontenancer, le père de l’otokodaté demande à son tour à son hôte ce qu’il peut lui offrir suivant son goût. « J’adore le hudon, » répond le grand seigneur. C’est un mets très vulgaire et à très bas prix, dont se nourrissent uniquement les gens du peuple. Il voulait rappeler ainsi au père de l’otokodaté sa chétive origine ; mais celui-ci, résolu à tenir tête, donne ordre à un de ses hommes de faire apporter pour cent rios de hudon. Tous ses fidèles se mettent en course et en quelques instans apportent des montagnes de cette nourriture. Cette fois Iurosayémon, humilié, vit qu’il n’aurait pas le dernier mot, mais il en conserva une profonde haine contre Chobei et résolut de se venger.

A quelque temps de là, il l’invita à un repas chez lui. Chobei savait que ce qui l’attendait, c’était un odieux guet-apens ; mais son devoir était avant tout de montrer que le père de la confrérie ne tremblait pas devant un grand. Ayant donc fait ses dernières recommandations aux siens, il se rend chez son ennemi, précédé des présens d’usage. comme il s’y attendait, deux séides de Iurosayémon fondent sur lui dès l’entrée, le sabre en main ; il réussit à esquiver les coups et à les désarmer, après quoi il se présente avec sang-froid devant son hôte. « Arrivez, maître Chobei, dit celui-ci, on m’avait dit que vous étiez un habile tireur, mes gens ont voulu s’en assurer, je vous prie d’excuser cette brusque réception. — N’en parlons pas, répond l’autre en souriant, mon adresse n’a rien de comparable à celle d’un noble samouraï, et si ces seigneurs ont eu le dessous cette fois, c’est pur hasard. » le maître lui offre un bain pour se délasser. Il sait que la mort l’attend là quand il sera désarmé, mais il n’hésite pas. A peine entré dans la salle de bains, la porte se referme sur lui et, à travers les cloisons, il est assassiné à coups de lance par d’invisibles ennemis. Le lendemain, sept membres de l’otokodaté se présentent chez l’assassin, apportant un cercueil que Chobei s’était commandé d’avance, sûr de la mort qu’il allait chercher. Ce flegme est la forme favorite du courage.

Il faudrait un volume pour raconter toutes les prouesses chevaleresques, tous les actes de bienfaisance de ces otokodaté. Elles ne font que représenter, sous sa forme militante, l’esprit d’association limitée, le besoin de lien et d’alliance immédiats, que nous avons déjà rencontrés dans la famille et dans le clan. L’homme sans point d’appui ne peut vivre dans ce milieu féodal. Il ne peut compter sur lui-même, il lui faut des protecteurs, des parens, des amis ; la loi est impuissante à l’aider, la société prête à l’accabler, tout lui crie : Vœ soli !


V

Le XVIIIe siècle vit naître un mouvement de réaction en faveur du pouvoir mikadonal, et les grands feudataires, jaloux de l’autorité du shogoun, songèrent à se faire de la cour de Kioto un instrument pour le renverser. Lui-même, pour éviter une rupture ouverte, dut reprendre dans les dernières années un usage depuis longtemps tombé en désuétude, et se rendre en visite officielle à la cour impériale ; mais ces causes agissaient lentement, elles n’eussent produit leurs effets qu’après des siècles sans l’événement qui vint brusquement changer la face de toutes choses au Japon, l’arrivée des étrangers. Jusque-là, dans l’empire fermé, chacun avait occupé sa place et rempli sa fonction sans qu’il fût bien facile ou bien urgent de délimiter la compétence respective de chacun, ni de décider qui avait qualité pour représenter l’état. Dès les premiers traités demandés par les étrangers, il fallut trancher la question : à qui appartenait le droit de les signer ? Le shogoun prit sur lui de le faire sans le consentement du mikado ; mais cette mesure, qualifiée d’usurpation de pouvoirs par l’école historique de Mito, fut le point de départ d’une agitation extraordinaire qui ébranla le trône séculier jusqu’en ses fondemens. Il devenait évident que le shogoun, délégataire d’un pouvoir limité à l’administration du pays, n’était plus rien en présence des nations étrangères, et que le seul gouvernement muni de la plénitude de la souveraineté était celui de Kioto.

La scission qui se fit alors dans l’aristocratie entre les partisans du mikado restauré et ceux du shogounat vint hâter les progrès de sa décrépitude, et bientôt tous les petits dynastes durent s’incliner devant la supériorité d’un triumvirat formé par les plus riches d’entre eux, Satzuma, Tosa, Nagato, et appuyé sur le prestige moral du descendant des dieux. Ces trois derniers, fondateurs et patrons de l’ordre de choses nouveau, sont restés pendant longtemps ses tuteurs nécessaires, et si la direction leur échappe progressivement, nul ne peut dire ce qui adviendra d’une lutte ouverte entre les princes encore indépendans et le monarque encore militairement isolé.

Toutes ces raisons, si elles justifient la chute de l’aristocratie, n’expliquent guère la résignation avec laquelle l’ancienne noblesse, acceptant sa déchéance, s’est retirée de la soène politique. Ni le fanatisme oriental, ni la soumission passive n’en donnent la raison. Il faut, pour comprendre cette abnégation, se souvenir des lourdes, charges qui pesaient sur les seigneurs et songer que leurs revenus immenses suffisaient à peine à couvrir leurs dépenses et rarement à satisfaire leurs fantaisies. En leur proposant d’échanger leurs rentes contre des pensions plus modiques, le gouvernement payait leurs dettes énormes, les débarrassait de l’entretien d’une armée et d’une cour, des corvées de la vie officielle, d’un pouvoir devenu un fardeau, et leur permettait de vivre comme de riches particuliers sans soucis et sans dangers. Si l’abdication volontaire est possible à qui commande en maître, combien plus elle doit être facile à qui n’a gardé de la puissance que le poids et les chagrins ! La lassitude et le découragement ont fait ici, dans l’ordre politique, ce que le patriotisme et l’élan des esprits firent, dans l’ordre civil, lors de la nuit du Il août. Moins spontanée, mais plus durable, la retraite des princes ne semble pas leur avoir laissé de regrets, et chaque année qui s’écoule contribuerait à rendre leur repentir plus impuissant, s’il voulait se manifester.

Ainsi a disparu l’œuvre habile et puissante des Tokungawa. Ce n’est pas sans effort qu’on impose silence aux regrets, peu philosophiques sans doute, qui vous saisissent à l’aspect des grandes institutions du passé renversées. Ces regrets s’accentuent davantage lorsque, nulle institution n’ayant pris la place des anciennes, la nation se débat dans le chaos et l’anarchie. Pour qui voit aujourd’hui au milieu de quels tiraillemens et de quels périls marche le Japon, il est difficile de ne pas se prendre d’une admiration rétrospective pour le mécanisme si bien réglé de son ancien régime. Ainsi pensent tout bas maints Japonais, et, s’il faut le dire, quelques-uns des Européens qui ont été cependant les complices involontaires de la révolution. Regrets inutiles du reste ! chaque nation porte en elle des forces latentes dont elle ne peut empêcher les évolutions nécessaires ; l’habileté des politiques consiste à les diriger, non à les arrêter. Il ne reste donc plus qu’à envisager résolument le présent, à en étudier les besoins et les ressources pour imprimer, s’il se peut, au pays une impulsion favorable à son avenir.

A vrai dire, le tableau qu’offre le moment actuel n’est ni beau ni rassurant. Les nations ont comme les adolescens leur âge ingrat, époques indécises où les grâces de l’enfance s’enfuient avant que la virilité leur succède. Les périodes de transformation, si lumineuses quand l’histoire les contemple de loin, n’offrent aux yeux des contemporains que confusion et contradictions. Tout ce qui était n’est plus ; rien de ce qui sera n’est encore. Comme la Russie de Pierre le Grand, le Japon, surpris en formation, ne présente que des ruines encombrantes, du milieu desquelles on ne voit pas encore s’élever un nouvel édifice. Les impatiences du réformateur brisant ce qu’il devrait améliorer, les mesures despotiques employées dans un dessein libéral et allant droit contre leur but, les concessions faites à la nécessité au détriment de la logique, les alternatives d’audace et de timidité, sont le cortège ordinaire de ces sortes de révolutions par en haut.

Mais une pareille crise offre dans un pays oriental un phénomène particulier qui tient à la connexité plus étroite qu’ailleurs des mœurs avec les lois. Sous le despotisme paternel, les lois, les mœurs, les manières, les devoirs publics et privés n’ont qu’une même source : l’autorité du souverain. La réglementation tue la conscience et la remplace ; elle prend l’homme au berceau et lui indique heure par heure ce qu’il doit faire, dire et penser. Parmi l’amas formidable des nécessités sociales qui s’imposent à lui, l’individu ne songe même pas à en distinguer d’absolues, de relatives, de contingentes, de supérieures, de conventionnelles. Toutes sont également sacrées, car toutes ont la même origine : la volonté du prince. L’assassin est déclaré coupable, non d’avoir violé les lois divines et humaines, mais d’avoir troublé le sommeil de sa majesté sacrée ; si son crime diffère d’une infraction à un décret sur les coiffures, c’est du plus au moins et non de l’innocence à l’infamie. Toutes ces lois se tiennent aux yeux du peuple, depuis celles qui organisent les pouvoirs de l’état jusqu’à celles qui fixent la forme des chaises à porteur. Il en résulte que chez ces nations de l’extrême Orient la révolution, une fois commencée, ne s’arrête plus devant rien. Avec le pouvoir politique de l’aristocratie est tombé son prestige moral ; avec la sévérité des maîtres est tombée la servilité et avec celle-ci le respect. La suppression des lois somptuaires a emporté avec elle le sentiment de la hiérarchie ; parce que certaines lois politiques ont été abrogées, il a semblé qu’il n’y avait plus de lois. Les notions de morale se sont elles-mêmes ébranlées, les traditions perdues ; la constitution de la famille s’est trouvée atteinte. L’imitation à outrance des étrangers a perverti les mœurs sans les remplacer ; les coutumes séculaires, en tombant sous les décrets, ont entraîné dans leur ruine tout un ordre d’idées et de préjugés qui s’y rattachaient. Ce n’est pas seulement le shogounat et l’aristocratie qui ont péri ; c’est la société d’autrefois tout entière.

La nation dévoyée, désorientée, obéit encore machinalement à une certaine routine, à la vertu de laquelle elle ne croit plus, cherche sa voie sans la trouver, et ne voit clairement ni où elle veut aller, ni où on la mène. Ce peuple, naguère en garde contre l’approche même des Européens, leur emprunte depuis leurs procédés administratifs jusqu’à leurs vêtemens, depuis leurs chemins de fer jusqu’à leur façon de saluer. Il n’a plus de règles à lui, plus de croyances propres ; n’a-t-on pas mis en avant l’idée de décréter une religion nouvelle ? Des gens qui en 1867 n’avaient pas songé qu’un mikado pût sortir de son palais, et qui s’agenouillaient dans la poussière sur le passage de sa litière fermée, le regardent aujourd’hui passer à cheval, sans même se découvrir, à tel point qu’il a fallu faire un décret tout récemment pour leur rappeler à ce sujet les règles de la politesse la plus élémentaire. Quand un peuple est fortement ébranlé dans son idéal social et moral, les vertus s’en vont les premières et ne se remplacent pas facilement. Avec la politesse s’est évanoui le vieux point d’honneur ; les fonctionnaires disgraciés, qui autrefois s’ouvraient le ventre, se font négocians ou banquiers et roulent carrosse. Une mystérieuse puissance dissolvante s’est emparée de toutes les classes ; elles n’ont plus une pensée commune, un point d’attache entre elles : de ce qui formait une hiérarchie si bien cimentée, il ne reste plus, le ciment détruit, qu’une poussière humaine. Semblable à ces momies des tombeaux égyptiens qui s’étaient conservées pendant des siècles dans une atmosphère raréfiée, mais qui tombent en poudre au premier souffle d’air libre, la société japonaise, au premier vent du dehors, s’est éparpillée en cendres.

Que pouvait-on faire et qu’a-t-on essayé pour prévenir le mal ? Peu de chose, car la crainte des pouvoirs révolutionnaires est plutôt de trop épargner que de trop détruire. Après avoir renversé l’aristocratie dans l’ordre politique, on a voulu conserver dans l’ordre civil une classe de privilégiés ; les anciens daïmios et samouraï ont été assimilés sous les noms de hazoku et shizoku aux anciens kugés et confondus avec eux ; mais les privilèges n’ont de raison que lorsqu’ils se rattachent à une fonction sociale ; hors de là, ils deviennent vite odieux. On a remplacé les anciens princes par une bureaucratie écrasante, dispendieuse et déprédatrice, qui ne peut passer pour une institution et ne constitue, si elle est une force, qu’une force de répulsion. A vrai dire, rien n’était prêt à succéder à la hiérarchie brisée. Par un malheur qui lui est commun avec toutes celles qui se font par autorité, la révolution de 1868 a été trop rapide, elle ne trouve à son lendemain personne pour la soutenir, parce que personne ne s’était préparé à la faire.

Il est difficile de ne pas être effrayé de l’isolement dans lequel vit le gouvernement, entre des privilégiés sans pouvoirs et une plèbe sans instinct politique. Jadis une puissance territoriale séparait l’empereur de ses sujets ; aux daïmios revenait tout l’odieux des mesures impopulaires, au monarque tout le prestige d’un pouvoir bienfaisant qui ne se faisait sentir que pour apaiser les querelles intestines et contenir la tyrannie des seigneurs. Aujourd’hui le flot des plaintes, des mécontentemens populaires, qui venait se briser contre les petits souverains locaux, roule sans obstacles jusqu’au pied du trône. La soumission coûte davantage envers un maître qui est plus loin ; la foule, qui aimait son prince quand il était bon, ne peut voir un père dans le gouverneur qui lui est envoyé de Yeddo et qui change de poste au bout de quelques mois. Elle accepte avec plus de peine encore de payer des impôts chaque jour plus lourds, dépensés en embellissemens pour la capitale sans qu’il en revienne rien à la province. L’impopularité de toutes ces mesures, dont quelques-unes sont inévitables, remonte jusqu’au souverain lui-même ; il ne peut plus commettre une faute impunément.

En résumé, le Japon n’a plus d’institutions. Comment s’en donnera-t-il ? A notre avis, il devrait beaucoup moins regarder au dehors et beaucoup plus au dedans. Les lois ne se transplantent pas d’un sol dans un autre ; elles ne sont durables et efficaces qu’à la condition de répondre exactement à des besoins déjà nés, à des instincts formés, à des mœurs générales conformes. L’œuvre patiente et souvent ingrate du législateur est de prévoir de loin vers quel état d’esprit il veut amener la nation et d’y façonner progressivement ses idées avant de lui dicter des lois. Il n’est pas bien certain qu’en faisant appel aux lumières étrangères les ministres japonais se soient rendu compte des difficultés de leur entreprise et du temps qu’elle allait réclamer. Le code Napoléon leur apparaissait comme la loi par excellence des peuples civilisés, et ils ne voyaient guère d’autre conduite à suivre que de le traduire et de le promulguer dans le plus bref délai. Appelé en 1872 à inaugurer ici l’étude de notre législation, je ne tardai pas à reconnaître et à signaler l’inanité de l’œuvre précipitée qu’on voulait entreprendre. Il fut résolu à cette époque qu’au lieu de légiférer à la hâte on entreprendrait une étude parallèle et approfondie de la législation coutumière, si confuse et si diverse, et des lois françaises, prises comme type du droit moderne de l’Europe. On n’essaierait d’y faire des emprunts qu’après avoir pénétré de part et d’autre dans l’esprit des institutions. L’activité législative dut se borner à quelques réformes urgentes et provisoires dans la procédure et les juridictions, à un essai de séparation entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire, à la régularisation des actes de l’état civil. On créa une école préparatoire de français, et bientôt s’ouvrirent des cours de droit[2]. On adoptait ainsi un plan dont l’exécution réclame une longue série d’années, mais promet des résultats plus complets.

Quel que soit le zèle déployé par les ministres auxquels cette tâche est confiée, elle réclame avant tout le secours du temps. On ne fonde rien par les procédés révolutionnaires, et, si des coups de force peuvent transformer l’état politique, ils ne font dans la sphère morale que désorienter la nation sans la rallier. Le Japon a perdu ses anciennes mœurs, il faut attendre qu’il ait fixé ses mœurs nouvelles avant d’en faire la base des lois : il a emprunté quelques idées étrangères, il faut leur laisser le temps de pénétrer et de détruire les préjugés locaux encore enracinés. Il faut avant la promulgation d’un droit nouveau créer et propager la notion absolue du droit. L’entreprise en un mot n’est pas mûre, et demande une longue et patiente préparation. L’idée qui frappe le plus, c’est que la forme même de la future constitution ne semble pas arrêtée ; l’oligarchie est morte, la démocratie n’est ici qu’un mot vide de sens ; quant au despotisme absolu, il est environné des périls que nous avons signalés. Tous les élémens font défaut à la fois. C’est à jeter les fondemens de la société future qu’il faut travailler ; il faut établir une base qui manque aujourd’hui, et pour cela créer un tiers-état.

Si surprenante que puisse paraître l’idée au premier abord, elle a prouvé sa vitalité par le commencement d’exécution qu’elle a reçu. Déjà la classe des marchands, entrepreneurs de travaux industriels, banquiers, a été tirée du mépris où elle était reléguée ; on a supprimé les lois somptuaires qui lui défendaient de jouir de sa richesse, l’empereur a, au grand scandale des vieux courtisans, rendu visite à un marchand et accepté son hospitalité. Dans l’armée, le recrutement appelle sous les armes les fils de marchands et de paysans ; dans les écoles, l’instruction est donnée non-seulement aux fils des samouraï, mais aussi aux fils des riches négocians. A l’ancienne noblesse succède peu à peu une classe plus instruite, plus active, plus laborieuse, composée de petits officiers des derniers rangs, de marchands enrichis, de lettrés, classe moyenne obéissante et modérée qui, consultée à propos, peut devenir un excellent point d’appui pour la monarchie. Autant la plèbe est incapable à jamais de se gouverner elle-même ou de soutenir ses gouvernans, autant cette bourgeoisie naissante promet d’être, après sa formation, propre à hâter le développement du pays. Il s’agit donc de favoriser l’accroissement de ce tiers-état, mais sans oublier que ses progrès doivent précéder ses droits politiques, que les uns et les autres doivent provenir de son initiative, et qu’on l’embarrasserait plus qu’on ne l’aiderait dans sa croissance par des concessions prématurées et des prérogatives qu’il ne réclame pas encore. C’est dans son sein que devra se recruter un jour le parlement ; mais il serait inutile et dangereux de l’appeler à y siéger tant qu’il ne sera pas arrivé à la conscience de lui-même.

Dans la sphère administrative, le gouvernement poursuit une œuvre de centralisation nécessaire ; mais, s’il doit y persister énergiquement, il a en même temps pour devoir de respecter l’esprit du municipe, tout en combattant l’antique esprit provincial. Au clan toujours en révolte, il doit substituer les communes, groupes à la fois dociles et solides, qui, par leur personnalité, lui assurent un élément actif, comme par leur cohésion ils lui fourniront un élément de stabilité. Si l’on peut emprunter à l’étranger des méthodes et parfois même des institutions, on ne peut se flatter d’un succès qu’en utilisant les élémens que l’on possède déjà. Nous avons bien des fois, dans le cours de cette étude, signalé l’esprit d’association limitée qui semble indiquer chez les Japonais l’ancienne existence de tribus. C’est vers la commune qu’il faut le détourner et le développer de manière à éviter l’individualisme et l’indifférence, qui en matière politique tuent les démocraties modernes.

Dans le droit privé, nous rencontrons au premier rang une institution devant laquelle il serait impardonnable de ne pas s’incliner avec respect : c’est la famille. On a vu quel ordre parfait résulte de sa puissante organisation. L’autorité absolue du père, la liberté illimitée dont il jouit dans la disposition de ses biens, l’esprit d’union et de responsabilité commune qui règne entre parens, sont au nombre des liens les plus solides par lesquels l’homme prend dès l’enfance et garde toute sa vie l’habitude d’être attaché à des intérêts qui ne sont pas les siens et soumis à une autre autorité que son pur caprice. Toucher à la famille, ce serait énerver la discipline sociale, qui n’a que trop de tendance à se relâcher. Quelques symptômes semblent indiquer déjà une perturbation dans le gouvernement domestique ; l’adoption perd de nos jours son caractère essentiellement patriarcal pour devenir un simple contrat de bienfaisance ; les fils vivant à Yeddo, loin de leurs pères relégués en province, y prennent une certaine indépendance de conduite et d’esprit. Le dernier lien social semble s’affaiblir, et il est temps de s’arrêter sur cette pente fatale.

Tout en conservant à la famille sa consistance et son unité, il est nécessaire d’y donner à la femme une place plus élevée comme épouse et comme mère, et de lui laisser une part d’exercice de ce pouvoir que jusqu’à présent elle ne fait que subir. L’avènement de la classe marchande, dans laquelle les femmes ont droit à plus d’égards, les heureux efforts faits pour répandre l’instruction secondaire chez les filles, la mode de n’avoir plus de mékaké, devenue de bon ton chez quelques grands fonctionnaires, l’introduction des femmes de ministres et de l’impératrice elle-même dans quelques cérémonies officielles, entraînent la nation, peut-être à son insu, vers ce but si désirable : donner des éducatrices aux enfans, qui jusqu’à présent n’ont eu que des nourrices. C’est à elles que les Japonais devront, s’ils les acquièrent, cette délicatesse de sentimens, cette chaleur de cœur, ces élans de générosité et de franchise sans lesquels l’énergie virile n’est qu’une implacable dureté, la vie qu’une suite de calculs égoïstes, qu’un perpétuel concours d’astuce et d’indifférence.

Sans doute à cette société ainsi organisée il manquera encore l’élément chrétien par excellence, le spiritualisme ; il lui manquera un idéal intime et surhumain, une aspiration vers l’au-delà et cette secrète impulsion vers le beau et le bien absolus, qu’elle ne peut puiser ni dans sa religion désolante ni dans le stoïcisme inerte de Confucius. Or il est difficile de se payer de l’illusion que le christianisme lui fournira cet élément qui lui manque ; sans parler de la terreur et d’une sorte de répugnance séculaire qu’il inspire, du mépris où il est malheureusement relégué, sinon désormais par les lois, du moins par les préjugés, l’Évangile, pût-il faire dans ces contrées des prosélytes et des catéchumènes, ne fera pas de convertis. Le profond scepticisme japonais peut embrasser une religion nouvelle, se livrer à quelques pratiques extérieures de dévotion sans piété, mais il ne saurait se concilier avec cette ferveur religieuse qui fait les métamorphoses morales. On a vu au Japon des martyrs par point d’honneur, des fidèles par tradition, on n’y verra pas des saint Paul ni des saint Augustin. Le christianisme est arrivé trop tard dans l’extrême Orient et l’a trouvé trop vieux. Au lieu du chaos dont il s’est emparé au ive siècle en Europe, il y a rencontré des âmes déjà formées sous une discipline inconciliable avec lui, qui a survécu même dans le petit troupeau qu’il a rassemblé autour de ses temples. Là où tout vient du souverain temporel et retourne à lui, où il est le pivot de toute morale, une religion qui dit : « Rendez à César ce qui est à César, » n’a aucune efficacité sociale ; la direction de la conduite lui échappe comme celle des sentimens et des consciences.

Nous ne prétendons pas, dans les bornes de cette étude, indiquer toutes les préoccupations qui s’imposent au législateur dans l’œuvre de préparation qu’il a assumée, ni exposer un programme dont la place n’est pas ici. Disposant d’élémens précieux et d’un pouvoir immense, il peut élever un monument durable ou échouer misérablement selon la conduite sage ou précipitée qu’il suivra. On a vu qu’il lui importe bien plus de sauver du naufrage les débris de l’ancienne société pour les utiliser en les façonnant à ses desseins que de détruire le peu qui en reste. A lui de poursuivre son but sans se laisser détourner ; à l’Europe de le laisser en paix continuer ses réformes, sans se plaindre de la lenteur ou de la confusion d’un jour qui en résulte. Toute éclosion est chaos ; aussi est-il d’une courte vue de désespérer du succès de demain devant les embarras d’aujourd’hui. Il n’est pas un peuple européen dont l’histoire n’offre de pareilles périodes de laborieuse gestation. Le moment de juger celle-ci sera venu lorsque, arrivée à son terme, elle aura produit ses effets. Jusque-là que doit faire le Japon ? Travailler, attendre et ne pas oublier le conseil prophétique que Montesquieu donnait aux réformateurs d’une nation qui, elle aussi, n’a pas vécu sans gloire, de « ne point gêner ses manières pour ne point gêner ses vertus. »


GEORGE BOUSQUET.

Yeddo, 1er février 1875.

  1. Un récent décret le rend impossible aujourd’hui.
  2. Ces nouveaux projets réclamaient le concours d’un collègue. Le gouvernement japonais ne pouvait mieux le choisir qu’en la personne de M. Boissonnade, professeur agrégé de la Faculté de Paris.