Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/Livre X

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LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,

LIVRE DIXIEME.


Le lendemain, je ne sais ce qui arriva du jardinier, mon maître ; mais ce soldat qui, par son injuste violence, s’étoit attiré un si mauvais traitement, me détacha et m’emmena de l’écurie où l’on m’avoit mis, sans que personne s’y opposât, et ayant pris, de l’endroit où il logeoit, des hardes qui me paroissoient être les siennes, il me les chargea sur le corps, et m’ajusta dans un équipage de guerre ; car il me mit par-dessus cela un casque fort brillant, un bouclier qui l’étoit encore davantage, avec une lance extrêmement longue, le tout en manière de trophée, comme on a coutume de faire à l’armée ; ce qu’il avoit accommodé ainsi, non pour observer la discipline militaire, mais pour épouvanter les pauvres passans. Après que nous eûmes marché quelque temps dans une plaine par un chemin aisé, nous arrivâmes dans une petite ville ; nous ne fûmes point loger à l’hôtellerie, nous allâmes à la maison d’un certain décurion. Après que le soldat m’eut donné en garde à un valet, il s’en alla dans le moment trouver son colonel qui avoit mille hommes sous son commandement. Je me souviens qu’au bout de quelques jours il se commit un crime en ce lieu-là, bien horrible et bien extraordinaire. J’en vais mettre l’histoire dans mon livre, afin que sous la sachiez aussi.

Le maître de la maison où nous étions, avoit un fils fort bien instruit dans les belles lettres, et qui, par une suite assez naturelle, étoit très-vertueux, très-modeste, et tel enfin qu’il n’y a personne qui ne souhaitât d’avoir un fils aussi-bien né qu’étoit celui-là. Sa mère étoit morte il y avoit long-temps ; son père s’étoit remarié, et avoit eu de ce second lit un autre fils qui n’avoit guères plus de douze ans. La mère de ce dernier qui s’étoit acquis une grande autorité dans la maison de son mari, plutôt par sa beauté que par ses mœurs, jetta les yeux sur son beau-fils, soit qu’elle fût d’un tempérament amoureux, soit que son mauvais destin la portât à commettre un si grand crime. Sachez donc, mon cher lecteur, que ce n’est point ici un conte, mais une histoire tragique, et que du brodequin, je monte au cothurne (1).

Dans le temps que l’amour ne faisoit que de naître dans le cœur de cette femme, et qu’il étoit encore foible, elle lui résistoit en se contraignant au silence, et en cachant aux yeux de ce jeune homme une petite rougeur que sa vue lui faisoit naître ; mais, dans la suite, quand cet amour déréglé se fut absolument rendu maître de son ame, elle fut forcée de succomber sous sa violence ; et, pour mieux dissimuler les peines qu’elle souffroit, elle cachoit la blessure de son cœur sous une feinte maladie.

Personne n’ignore que l’abattement du corps et du visage ne convient pas moins à ceux que l’amour tourmente, qu’à ceux qui sont malades. Elle avoit le teint pâle, les yeux mourans, à peine pouvoit-elle se soutenir ; son sommeil étoit inquiet et troublé, et ses fréquens soupirs exprimoient sa langueur. Si vous n’eussiez vu que les larmes qu’elle répandoit à tout moment, vous auriez cru qu’elle étoit tourmentée d’une fièvre très-ardente. O médecins ignorans ! que signifioit ce poux élevé, cette ardeur immodérée, cette difficulté de respirer, et ces fréquentes palpitations de cœur ? Grands Dieux ! sans être médecins, quand on voit une personne qu’un feu interne consume, sans qu’il paroisse violemment au-dehors, qu’il est aisé de connoître, pour peu qu’on ait d’expérience sur cette matière, que c’est un effet de l’amour.

Cette femme tourmentée de plus en plus par la violence de sa passion, se résout enfin à rompre le silence. Elle ordonne qu’on lui fasse venir son beau-fils, nom qu’elle auroit bien voulu qu’il n’eût jamais eu, pour ne pas rougir en le prononçant. Le jeune homme se rend aussi-tôt aux ordres de sa belle-mère qui étoit malade, et regardant son obéissance comme un devoir, va la trouver dans sa chambre, avec un air fort affligé de l’état où il la voyoit. Elle, qu’un pénible silence avoit tant fait souffrir, se trouve interdite à sa vue : elle est dans une agitation terrible, et sa pudeur combattant encore un peu, elle rejette tout ce qu’elle avoit résolu de lui dire, et cherche par où elle commencera la conversation.

Le jeune homme qui ne soupçonnoit rien, lui demande, d’une manière honnête, quelle est la cause de sa maladie. Cette femme le voyant seul avec elle, profite de cette malheureuse occasion ; elle s’enhardit, et lui parle ainsi en peu de mots, d’une voix tremblante, versant un torrent de larmes, et se cachant le visage avec le bord de sa robe : C’est vous, dit-elle, qui êtes la cause de mon mal ; c’est vous qui en êtes le remède, et qui seul pouvez me sauver la vie ; car vos yeux ont pénétré par les miens, jusqu’au fond de mon cœur, et y ont allumé un feu qui le dévore. Ayez donc pitié de moi, puisque c’est à cause de vous que je meurs, que le respect que vous avez pour votre père ne vous retienne point ; vous lui conserverez une épouse, qu’il est sur le point de perdre ; c’est la parfaite ressemblance que vous avez avec lui, qui me force à vous aimer, et qui servira d’excuse à ma passion. Au reste, nous sommes seuls, vous n’avez rien à craindre, il dépend de vous de me conserver la vie, le temps et l’occasion sont favorables, et ce qui n’est su de personne, est comme s’il n’étoit pas arrivé.

Le jeune homme tout troublé d’une déclaration si peu attendue, quoiqu’il fût saisi d’horreur à la seule pensée d’un tel crime, crut néanmoins qu’il ne devoit pas irriter sa belle-mère par un refus trop précipité ; mais qu’il devoit plutôt l’adoucir par la promesse trompeuse de répondre une autre fois à ses desirs. Il lui promet donc tout ce qu’elle lui demande ; et l’exhorte en même-temps de prendre courage, de se bien nourrir, et d’avoir soin de sa vie, jusqu’à ce que son père fasse quelque voyage, et qu’il leur donne occasion par son absence d’être heureux l’un et l’autre. Ensuite il se retire de la présence de cette pernicieuse femme, et jugeant que, dans le malheur affreux qui menaçoit sa famille, il avoit besoin d’un bon conseil, il va dans le moment trouver un vieillard, d’une sagesse et d’une prudence reconnue, qui avoit eu soin de son éducation, à qui il fait confidence de ce qui venoit d’arriver. Après une longue délibération, ils jugèrent qu’il n’avoit rien de mieux à faire, que de se dérober par une prompte fuite à l’orage, que la fortune cruelle lui préparoit.

Cependant sa belle-mère impatiente, et ne pouvant souffrir le moindre retardement à ses desirs, imagina quelques raisons, et persuada adroitement à son mari d’aller au plutôt à une de ses terres, qui étoit fort éloignée. D’abord qu’il fut parti, cette femme impatiente de remplir son espérance, sollicite son beau-fils de tenir la promesse qu’il lui avoit faite. Mais ce jeune homme alléguant tantôt une excuse, tantôt une autre, fait si bien qu’il évite de la voir, tant qu’enfin elle connut, à n’en pouvoir douter, par la contrariété des réponses qu’on lui faisoit de sa part, qu’elle ne devoit plus compter sur la parole qu’il lui avoit donnée ; ce qui changea tout d’un coup l’amour incestueux qu’elle avoit pour lui, en une haine encore plus détestable, et ayant appellé un ancien valet qu’elle avoit (2), homme capable de toutes sortes de crimes, elle lui communiqua ses pernicieux desseins, et ils conclurent ensemble que le meilleur parti qu’ils eussent à prendre, étoit de faire mourir ce malheureux jeune homme.

Ce scélérat va donc aussi-tôt, par l’ordre de sa maîtresse, acheter du poison d’un effet très-prompt ; et le prépare pour la mort du fils aîné de la maison, en le délayant avec soin dans du vin. Mais, pendant qu’ils délibèrent entre eux du temps qu’ils prendront pour lui donner cette boisson, le plus jeune des deux frères, le propre fils de cette abominable femme, étant de retour de ses études du matin, et ayant soif après avoir mangé son déjeûné, trouve par hasard le vase plein de ce vin empoisonné, et le vuide d’un seul trait. A peine eut-il bu cette liqueur mortelle, qu’on avoit destinée pour son frère, qu’il expire sur le champ.

Son précepteur épouvanté d’une mort si subite, donne l’alarme à la mère de l’enfant, et à toute la maison, par ses cris douloureux ; et chacun jugeant que ce malheur étoit l’effet du poison, les uns et les autres accusent diverses personnes d’un crime si noir. Mais cette maudite femme, l’exemple le plus grand de la méchanceté des marâtres, sans être touchée de la mort prématurée de son enfant, ni des reproches que sa conscience devoit lui faire, ni de la destruction de sa famille, ni de l’affliction que causeroit à son mari la perte de son fils, se servit de ce funeste accident pour hâter sa vengeance ; et dans le moment elle envoya un courrier après son mari (3), pour lui apprendre la désolation de sa maison. Le bonhomme revint sur ses pas en diligence. Si-tôt qu’il fut arrivé, sa femme s’armant d’une effronterie sans pareille, lui assure que son enfant a été empoisonné par son beau-fils. Il est vrai qu’elle ne mentoit pas tout-à-fait, puisque ce jeune enfant avoit prévenu par sa mort celle qui étoit préparée pour son frère qui, par conséquent, en étoit la cause innocente. Elle dit encore à son mari, que l’aîné s’étoit porté à commettre ce crime, parce qu’elle avoit résisté à tous les efforts qu’il avoit fait pour la séduire et la corrompre. Non contente de ces horribles mensonges, elle ajoute qu’il l’avoit menacée de la tuer avec son épée, parce qu’elle n’avoit pas gardé le silence sur ses infames poursuites.

Ce père malheureux se trouve pénétré d’une vive douleur de la perte de ses deux enfans. On ensevelissoit le plus jeune à ses yeux, et il savoit certainement que l’inceste et le parricide de l’aîné le feroient condamner à la mort ; outre que les feintes lamentations de sa femme, pour qui il avoit trop de foiblesse, l’engageoient à une haine implacable contre ce fils malheureux.

A peine avoit-on achevé la cérémonie des funérailles du jeune enfant, que son père, cet infortuné vieillard, part du bûcher (4) qui étoit préparé, et va à grand pas au Sénat, les yeux baignés de nouvelles larmes, et s’arrachant ses cheveux blancs, tous couverts de cendre. Il se présente devant les juges, et par ses pleurs et par ses prières, embrassant même les genoux des sénateurs, il leur demande avec insistance la mort du fils qui lui restoit, trompé par les artifices de sa détestable femme. C’est un incestueux, leur disoit-il, qui a voulu souiller le lit de son père, c’est un parricide qui a empoisonné son frère, et un meurtrier qui a menacé sa belle-mère de la tuer.

Enfin ce bon-homme, par ses cris et ses lamentations, fit tant de pitié, et excita une telle indignation dans l’esprit des juges, et même de tout le peuple, que sans égard aux délais, qui étoient nécessaires pour rendre un jugement dans les formes, et sans attendre qu’une telle accusation fût bien prouvée, et que l’accusé eût donné ses défenses, tout le monde s’écria : Qu’il falloit venger le mal public, en lapidant publiquement le criminel. Mais les magistrats, par la crainte de leur propre danger, et de peur que de ce commencement d’émotion qu’on voyoit parmi le peuple, il n’en arrivât quelque désordre, au préjudice des lois et de la tranquillité publique, se mirent à réprimer le peuple, et à supplier les sénateurs, que la sentence fût prononcée dans toutes les règles, suivant la coutume de leurs ancêtres ; et après l’examen des raisons alléguées de part et d’autre, leur remontrant qu’on ne devoit point condamner un homme sans l’entendre, comme feroient des peuples barbares ou des tyrans, et qu’au milieu de la paix, dont on jouissoit, il ne falloit pas laisser un exemple si affreux à la postérité.

Ce conseil salutaire fut universellement approuvé. Aussi-tôt le crieur public eut ordre de déclarer à haute voix : Que tous les sénateurs eussent à se rassembler au sénat. Lorsqu’ils y furent tous assis, suivant le rang de leurs dignités, l’huissier appella d’abord l’accusateur qui s’avança, puis il cita le criminel qu’on présenta devant les juges ; ensuite il déclara aux avocats des parties, suivant qu’il se pratique dans l’aréopage à Athènes, qu’ils eussent à ne point faire d’exorde à leurs discours, et qu’ils expliquassent le fait simplement, sans chercher à exciter la compassion.

Voilà de quelle manière j’ai appris que tout cela se passa, par ce que j’en ai entendu dire aux uns et aux autres, mais, pour le plaidoyer de l’avocat de l’accusateur, et les raisons dont l’accusé se servit pour se défendre, aussi-bien que leurs interrogatoires et leurs réponses, comme je n’y étois pas, et que je ne sortis point de mon écurie, je n’en ai pu rien savoir, et ne puis vous raconter des choses que j’ignore ; mais je vais écrire ce que je sais.

D’abord que les avocats eurent fini leurs contestations, l’avis des sénateurs fut que les crimes dont on chargeoit le jeune homme, devoient être prouvés plus clairement, et qu’on ne devoit pas prononcer dans une affaire de si grande importance sur de simples soupçons, et sur-tout ils ordonnèrent que l’esclave qui savoit, à ce qu’on disoit, comme la chose s’étoit passée, fût amené devant eux pour être entendu. Ce scélérat, sans être troublé en aucune façon, ni par l’incertitude de l’évènement d’un jugement de cette importance, ni par la vue de tant de sénateurs assemblés, ni même, par les reproches de sa mauvaise conscience, commença à dire et à affirmer, comme des vérités, une suite de mensonges qu’il avoit inventés. Il assuroit que le jeune homme, indigné de voir que ses infâmes poursuites auprès de sa belle-mère étoient inutiles, l’avoit appellé, et que, pour se venger d’elle, il lui avoit donné la commission de faire mourir son fils, qu’il lui avoit promis une grande récompense, pour l’obliger au secret. Que lui ayant refusé de commettre un tel crime, l’autre l’avoit menacé de le tuer, et lui avoit donné du poison délayé de sa propre main dans du vin, afin qu’il le fît prendre à son frère, et que ce méchant homme ayant soupçonné qu’il négligeoit de le donner, et qu’il le vouloit garder pour servir de preuve contre lui, l’avoit présenté lui-même à ce jeune enfant.

Après que ce malheureux, digne des plus grands châtimens, eut, avec une frayeur affectée, achevé sa déposition, qui paroissoit vraisemblable, l’affaire ne souffrit plus aucune difficulté, et il n’y eut pas un des sénateurs assez favorable au jeune homme, pour ne le pas condamner à être cousu dans un sac et jetté dans l’eau (5), comme convaincu des crimes dont on l’accusoit. Tous les juges étant de même avis, ils étoient prêts de mettre chacun leur billet de condamnation dans l’urne d’airain, suivant la coutume qu’on observe de tout temps : ces billets y étant mis une fois, décidoient du sort du criminel, sans qu’il fût permis après cela d’y rien changer, et dans le moment on le livroit au supplice. Alors un vénérable vieillard, médecin de profession, qui étoit un des juges, et qui s’étoit acquis une grande autorité dans le sénat, par sa prudence et son intégrité, couvrit l’urne avec sa main, de peur que quelqu’un n’y jettât son billet avec trop de précipitation, et parla au sénat en cette sorte.

Je me réjouis, Messieurs, d’avoir vécu si longtemps, puisque, dans tout le cours de ma vie, j’ai été assez heureux pour mériter votre approbation, et je ne souffrirai point qu’on commette un homicide manifeste, en faisant mourir ce jeune homme sur de fausses accusations, ni qu’abusés et surpris par les mensonges d’un vil esclave, vous rompiez le serment que vous avez fait de rendre la justice. Je ne puis, au mépris des Dieux, et contre ma propre conscience, souscrire à cette injuste sentence, que vous êtes prêts de prononcer. Je vais donc vous apprendre, Messieurs, comme la chose s’est passée. Il y a déjà du temps que ce scélérat que vous voyez, me vint trouver, et m’offrit cent écus d’or, pour avoir de moi un poison fort prompt, dont un homme, disoit-il, accablé d’une maladie de langueur, et qui étoit incurable, avoit besoin, pour se délivrer des tourmens et des misères de cette vie.

Voyant bien par les mensonges et les mauvaises raisons que ce scélérat me donnoit, qu’il méditoit quelque crime, je lui donnai une drogue ; mais, voulant prendre mes précautions, en cas qu’on fît quelques recherches sur cette affaire, je ne voulus pas d’abord prendre l’argent qu’il m’offroit, et je lui dis : mon ami, de peur que, parmi ces pièces d’or que tu me présentes, il n’y en ait quelqu’une de fausse ou d’altérée, remets-les dans ce même sac, et les cachetes avec ton anneau, jusqu’à demain, que nous les ferons examiner par un changeur. Il me crut, il cacheta l’argent, et si-tôt que j’ai vu ce malheureux paroître devant vous, j’ai donné ordre à un de mes gens d’aller au plus vîte prendre cet argent chez moi, et de me l’apporter. Le voici que je vous présente, qu’il le regarde, et qu’il reconnoisse son cachet. Or, comment peut-on accuser ce jeune homme-ci d’avoir donné à son frère un poison, que cet esclave a acheté lui-même. Dans le moment ce scélérat fut atteint d’une frayeur terrible ; un frisson le saisit, et il devint pâle comme la mort. Il commença à remuer tantôt un pied, tantôt l’autre, et à se gratter la tête, proférant entre ses dents quelques mauvais discours, de manière qu’il n’y avoit personne, à le voir ainsi, qui ne jugeât bien qu’il n’étoit pas tout-à-fait innocent. Mais, après qu’il se fut un peu remis, il ne cessa point de nier avec opiniâtreté tout ce que le médecin avoit dit, et de l’accuser de mensonge.

Le vieillard voyant sa probité attaquée devant tout le monde, outre qu’il étoit engagé par serment à rendre la justice, redouble ses efforts pour convaincre ce méchant homme, jusqu’à ce que les archers ayant pris les mains de ce malheureux, par l’ordre des magistrats, y trouvèrent l’anneau de fer (6), dont il s’étoit servi, qu’ils confrontèrent avec le cachet qui étoit sur le sac. La conformité de l’un et de l’autre, acheva de confirmer les premiers soupçons qu’on avoit déjà conçus contre lui. On lui présenta dans le moment la roue et le chevalet, à la manière des Grecs, pour lui donner la question ; mais ce scélérat, avec une fermeté étonnante, s’opiniâtrant à ne rien avouer, ne put être ébranlé par aucun supplice, ni même par le feu.

Je ne souffrirai point, dit alors le médecin, non certainement, je ne souffrirai point que vous condamniez au supplice ce jeune homme qui est innocent, ni que cet esclave évite la punition que son crime mérite, et se moque de notre jugement ; et je vais vous donner une preuve évidente du fait dont il s’agit. Lorsque ce méchant homme vint me trouver dans le dessein d’acheter du poison, comme je ne croyois pas qu’il convînt à une personne de ma profession de rien donner qui pût causer la mort, et que je savois qu’on avoit appris et cultivé l’art de la médecine, pour conserver la vie aux hommes, et non pour la détruire, j’eus peur, si je le refusois inconsidérément, d’être cause qu’il n’exécutât le crime qu’il avoit médité, en achetant du poison d’une autre personne, ou enfin en se servant d’une épée ou de quelqu’autre arme ; ainsi je lui donnai, non du poison, mais du suc de mandragore, qui est, comme tout le monde sait, une drogue assoupissante, et qui cause un sommeil si profond à ceux qui en prennent, qu’il semble qu’ils soient morts. Vous ne devez pas être surpris si ce désespéré sachant bien qu’il mérite le dernier supplice, suivant nos lois, supporte ces tourmens comme de légères peines. Cependant, s’il est vrai que le jeune enfant ait pris la potion que j’ai préparée moi-même, il vit, il repose, il dort, et si-tôt que ce grand assoupissement sera dissipé, il reverra la lumière ; mais s’il a perdu la vie effectivement, vous pouvez rechercher d’autres causes de sa mort, qui me sont inconnues.

Chacun approuva ce que ce vieillard venoit de dire, et dans le moment on court au sépulcre, où l’on avoit déposé le corps de l’enfant. Il n’y eut pas un de tout le sénat, ni des principaux de la ville, ni même du peuple, qui n’y courût par curiosité. Alors le père de l’enfant levant lui-même la couverture du cercueil, trouve son fils, qu’il avoit cru mort, ressuscité, son sommeil venant de se dissiper, et l’embrassant tendrement, sans pouvoir trouver de termes pour exprimer sa joie, il le tire du sépulcre, le montre au peuple, et le fait porter au sénat encore lié et enveloppé, comme il étoit, des linceuls de ses funérailles. Ainsi les crimes de ce méchant esclave, et de cette femme, encore plus méchante que lui, étant entièrement découverts, la vérité parut dans toute sa force aux yeux du public. La marâtre fut condamnée à un exil perpétuel ; l’esclave fut pendu, et les écus d’or furent laissés, du consentement de tout le monde, à ce bon médecin, pour le prix du somnifère qu’il avoit donné si à propos. C’est ainsi que, d’une manière digne de la providence des Dieux, se termina la fameuse et tragique avanture de ce bon père de famille qui, en peu de temps, ou plutôt dans un seul instant, retrouva ses deux fils, après avoir été sur le point de les perdre l’un et l’autre.

Pour ce qui est de moi, vous allez voir de quelle manière la fortune me ballottoit dans ce temps-là. Ce soldat qui m’avoit acheté, sans que personne m’eût vendu à lui, et qui m’avoit acquis, sans bourse délier, étant obligé d’obéir à son colonel, qui l’envoyoit à Rome porter des lettres à l’Empereur, me vendit onze deniers à deux frères qui servoient un grand seigneur du voisinage. L’un étoit fort bon pâtissier, et l’autre excellent cuisinier. Comme ils étoient logés ensemble, ils vivoient en commun, et m’avoient acheté pour porter quantité de vaisseaux et d’ustenciles qui leur servoient à plusieurs usages lorsqu’ils voyageoient. Je fus donc pris par ces deux frères, pour troisième camarade. Je n’avois point encore éprouvé une plus favorable destinée ; car le soir, après le soupé, qui étoit toujours magnifique, et d’un fort grand appareil, ils avoient coutume de rapporter dans leur office quantité de bons morceaux de ce qu’on desservoit. L’un y serroit des restes de porc, de volailles, de poissons et de toutes sortes de ragoûts, et l’autre des pains, des gâteaux, des tourtes, des biscuits, et quantité de friandises et de confitures ; si bien que, lorsqu’après avoir fermé la porte de leur appartement, ils alloient aux bains pour se délasser, je me rassasiois de ces mets que m’offroit la fortune ; car je n’étois point assez fou ni assez âne pour manger du foin, pendant que je pouvois faire bonne chère.

L’adresse, avec laquelle je faisois ce larcin me réussit quelque temps, parce que j’étois encore timide dans les commencemens, et que je ne prenois qu’un peu de chaque chose, outre que mes maîtres n’avoient garde de se défier d’un animal tel que moi. Mais, lorsque je fus devenu un peu plus hardi, je commençai à choisir mes morceaux, et à ne manger que ce qu’il y avoit de meilleur en viande et en pâtisserie ; ce qui les mit dans une fort grande inquiétude, et, sans se douter que je fusse capable d’une pareille chose, ils mirent tous leurs soins à rechercher qui ce pouvoit être qui leur causoit un tel dommage. Enfin ne sachant à qui s’en prendre, ils en vinrent à se soupçonner l’un et l’autre de ce honteux larcin, ils y prirent garde de plus près, et comptoient tout ce qu’ils serroient.

A la fin, l’un d’eux perdant toute retenue, dit à l’autre : Il n’est ni juste, ni honnête que vous preniez tous les jours les meilleurs morceaux qui sont ici pour en profiter, en les vendant en cachette, et que vous vouliez cependant que nous partagions le reste également. Si notre société ne vous convient plus, il est fort aisé de la rompre, nous n’en resterons pas moins frères et bons amis ; car je vois bien que les sujets de plainte que j’ai contre vous, venant à s’augmenter par le tort que vous me faites tous les jours, produiront à la fin une grande discorde entre nous.

Certainement, lui répondit l’autre, je loue votre hardiesse, de m’attribuer une chose que vous avez faite, et d’avoir prévenu par vos plaintes celles que je devrois vous faire, et que je renferme en moi-même, avec douleur, depuis long-temps, pour ne pas paroître accuser d’un larcin si honteux un homme qui est mon frère, et qui me doit être cher. Mais je suis bien aise de ce qu’en nous éclaircissant ensemble, nous allons chercher à mettre ordre aux pertes que nous faisons, de peur que notre inimitié croissant par notre silence, ne fasse naître entre nous une haine aussi terrible que celle qui étoit entre Etéocle et Polinice (7).

Après s’être fait l’un à l’autre ces reproches, et quelques autres de même nature, ils firent serment tous deux, qu’ils étoient innocens de ces larcins, et convinrent ensemble d’apporter tous leurs soins pour en découvrir l’auteur ; car, disoient-ils, ces sortes de mets ne conviennent point à cet animal qui reste seul ici ; cependant les meilleurs morceaux de ce que nous y serrons, disparoissent chaque jour, et il est bien certain qu’il n’y vient point de mouches aussi grandes que l’étoient autrefois les harpies qui emportoient les viandes de la table de Phinée (8).

Cependant à force de me bien traiter, et de manger abondamment des mêmes choses, dont les hommes se nourrissent, ma peau s’étoit étendue, j’étois devenu gras et d’un embonpoint extraordinaire, et mon poil s’étoit fait propre et luisant. Mais cette beauté que j’avois acquise, fut cause que ma modestie reçut un grand affront ; car mes deux maîtres, surpris de me voir en si bon état, contre mon ordinaire, et remarquant que le foin qu’on me donnoit chaque jour, restoit sans être diminué en aucune façon, tournèrent toute leur attention sur moi, et après qu’ils eurent fermé la porte de leur appartement, à l’heure accoutumée, comme s’ils fussent sortis pour aller aux bains, ils se mirent à me regarder par un petit trou, et me virent appliqué à manger de toutes ces viandes qui étoient là de côté et d’autre. Alors, sans songer au dommage que je leur causois, et très-surpris du goût extraordinaire d’un âne, ils se prirent à rire de toute leur force, et ayant appellé plusieurs des domestiques de la maison, ils leur firent voir la gourmandise surprenante d’un animal tel que moi. Tous ces valets firent de si grands éclats de rire, que leur maître qui passoit près de là, les entendit, et demanda quel étoit le sujet qui faisoit ainsi rire ses gens. Quand il sut ce que c’étoit, il vint lui-même me regarder par le trou de la porte, et prit tant de plaisir à me voir faire, qu’il se mit à rire aussi à n’en pouvoir plus. Il fit ouvrir l’office, afin de me considérer de plus près ; car, sans me troubler en aucune manière, je continuois toujours de manger, voyant que la fortune commençoit à m’être favorable par quelque endroit, et la joie que je remarquois sur le visage de tout le monde, me donnant de la hardiesse. Enfin le maître de la maison, fort réjoui d’un spectacle si nouveau, ordonna qu’on me menât dans la salle à manger, ou plutôt, il m’y mena lui-même, et fit servir devant moi quantité de toutes sortes de mets, où l’on n’avoit pas touché.

Quoique je fusse honnêtement rassasié, cependant, pour me mettre encore mieux dans ses bonnes graces, je ne laissai pas de manger avec avidité de tout ce qui étoit sur la table. Les domestiques me présentoient, pour m’éprouver, tout ce qu’ils croyoient de plus contraire au goût d’un âne, comme des viandes apprêtées avec du benjoin, de la volaille saupoudrée de poivre, et du poisson accommodé avec une sausse extraordinaire (9). Pendant ce temps-là, la salle retentissoit des éclats de rire que chacun faisoit, de voir que je trouvois tout cela fort bon.

Un plaisant qui se trouva là, s’écria, qu’il falloit donner un peu de vin à ce convive. Ce pendart ne dit pas mal, répondit le maître du logis, il se peut fort bien faire que notre camarade boira avec plaisir un coup de bon vin. Hola, garçon, continua-t-il, lave bien ce vase d’or, remplis-le de vin, et va le présenter à mon parasite, en l’avertissant en même-temps que j’ai bu à sa santé. Chacun resta attentif à ce que j’allois faire ; et moi, sans m’étonner, alongeant le bout des lèvres, je vuide avec plaisir, sans me presser, et d’un seul trait, cette grande coupe qui étoit pleine. Dans le moment, tous les spectateurs, d’une voix unanime, firent des vœux pour ma conservation ; et le maître de la maison, plein d’une joie extraordinaire, fit venir ses deux domestiques qui m’avoient acheté, et ordonna qu’on leur rendît quatre fois la somme que je leur avois coûté. En même-temps il me donna en garde à un de ses affranchis, qu’il aimoit beaucoup, et qui étoit fort riche, et lui ordonna d’avoir un très-grand soin de moi.

Cet homme me traitoit avec assez de douceur et de bonté, et pour se rendre plus agréable à son maître, et lui donner du plaisir, il s’étudioit à m’enseigner des tours de gentillesse. Premièrement, il m’apprit à me mettre à table, pour manger couché sur un lit, et appuyé sur le coude, comme font les hommes ; ensuite à lutter et à danser, en me tenant debout sur les pieds de derrière ; et ce qui surprenoit davantage, il m’apprit à me faire entendre par signes au défaut de la voix ; de manière qu’en haussant la tête, je marquois ce que je voulois, et en la baissant ce qui me déplaisoit ; et lorsque j’avois soif, je regardois le sommelier, et lui demandois à boire en clignottant les yeux. Je me rendois fort docile sur toutes ces choses, que j’aurois bien pu faire de moi-même, quand on ne me les auroit pas enseignées ; mais je craignois que, si je venois à faire ces gentillesses aussi bien qu’un homme, sans avoir été instruit, beaucoup de gens ne crussent que cela présageroit quelque événement funeste, et que, me regardant comme une espèce de monstre (10), ils ne me coupassent la tête, et ne régalassent les vautours à mes dépens.

Le bruit qui se répandoit de tous côtés des tours d’adresse surprenans, que je savois faire, avoit rendu le maître à qui j’appartenois, fort considérable et fort fameux : Voilà, disoit-on, celui qui a un âne qui est son convive et son camarade, qui sait lutter et danser, qui badine, qui entend tout ce qu’on lui dit, et qui se fait entendre par signes. Mais il faut du moins que je vous dise présentement, puisque j’aurois dû le faire d’abord, qui étoit mon maître, et d’où il étoit. Il se nommoit Thyasus ; il étoit de Corinthe, ville capitale de la province d’Achaïe, où, après avoir passé par toutes les dignités, comme il convenoit à un homme de sa naissance et de son mérite, il avoit été nommé à la première charge de magistrature, dont l’exercice duroit cinq ans. Pour répondre à l’éclat de l’emploi qui lui étoit destiné, il avoit promis de donner au peuple un spectacle de gladiateurs pendant trois jours ; mais sa magnificence n’en demeura pas là ; et, comme il aimoit la gloire et la réputation, il étoit venu exprès en Thessalie, pour y acheter les bêtes féroces les plus rares, et les gladiateurs les plus fameux.

Quand il eut trouvé ce qui lui convenoit, et qu’il eut donné ses ordres sur toutes choses, il se disposa à retourner chez lui à Corinthe. Il ne voulut point se servir dans son voyage de ses chars magnifiques, ni de ses chaises roulantes suspendues, dont les unes étoient fermées, et les autres découvertes. Tout ce brillant équipage le suivoit à vuide ; il ne monta point aucun de ses beaux chevaux de Thessalie ou des Gaules, qui sont si estimés, il se servit de moi pour le porter, m’ayant fait orner d’un harnois couvert d’or, et plein de sonnettes qui rendoient un son fort agréable, d’une bride d’argent, d’une selle superbe, dont les sangles étoient de diverses couleurs, avec une housse de pourpre, et pendant le chemin, il me parloit de temps en temps avec amitié ; il disoit entre autres choses, qu’il étoit ravi d’avoir en moi un convive et un porteur tout à la fois.

Ayant achevé notre voyage, une partie par mer, et l’autre par terre, nous arrivâmes à Corinthe. D’abord tout le peuple accourut autour de nous, moins pour honorer Thyasus, à ce qui me sembloit, que par la curiosité qu’ils avoient de me voir ; et ma réputation étoit si grande en ce pays-là, que je ne valus pas une médiocre somme à l’affranchi qui étoit chargé d’avoir soin de moi. Lorsqu’il voyoit plusieurs personnes qui souhaitoient passionnément voir tous les tours que je savois faire, il tenoit la porte du lieu où j’étois fermée, et les faisoit entrer l’un après l’autre pour de l’argent, ce qui lui valoit beaucoup chaque jour.

Entre tous ceux que la curiosité y attiroit, il y eut une femme de qualité, de grande considération et fort riche, qui vit avec tant de plaisir et d’admiration toutes les galanteries que je faisois, qu’elle fut touchée de mon mérite, à l’exemple de Pasiphaé (11), qui avoit bien aimé un taureau ; de manière qu’elle acheta de l’affranchi une de mes nuits pour une somme considérable ; et ce méchant homme ne songeant qu’à son intérêt, me livra, sans se mettre en peine de ce qui en pourroit arriver.

Au retour du soupé, nous trouvâmes cette dame qui m’attendoit dans le lieu où j’avois accoutumé de coucher. Grands Dieux ! quel appareil magnifique ! Quatre eunuques dressoient un lit par terre, avec des couvertures de pourpre brodées d’or, et quantité de ces carreaux dont les femmes se servent pour être plus mollement et plus délicieusement ; ils se retirèrent et fermèrent la porte sur nous.

Au milieu de la chambre étoit une lampe fort brillante. Cette femme, après s’être déshabillée, s’en approcha pour se frotter, et moi aussi, d’une huile très-précieuse ; elle m’en versa dans les nazeaux avec précaution ; ensuite me baisant d’une étroite et pressante affection, non comme ces courtisannes qui en font leur métier pour avoir de l’argent, mais bien d’un véritable amour ; ensuite elle me fit des caresses, et me tint des discours passionnés, comme si j’eusse été son amant. Je t’aime, je brûle pour toi, tu es le seul que je choisisse, je ne saurois vivre sans toi, et plusieurs autres discours par lesquels les femmes savent si bien attirer les hommes, et leur prouver de l’amour.

M’ayant pris par le licol, elle me fait aisément coucher de la manière que je l’avois appris, et qui ne me paroissoit ni nouvelle ni malaisée, quoiqu’après bien du temps je dusse me jetter dans les bras d’une si belle femme. En outre, j’avois bu une assez grande quantité de bon vin, et l’odorante onction me provoquoit singulièrement à la volupté ; mais, ce qui m’inquiétoit le plus, étoit de savoir comment, avec d’aussi longues cuisses, je pourrois approcher une femme si douillette, ou bien serrer avec une corne aussi dure, des membres aussi blancs et si délicats, tout confits en lait et en miel ; comment encore, avec une si grande et si énorme bouche garnie de dents aussi larges que des pierres, je pourrois baiser ces petites lèvres empourprées d’une ambrosie rosée ; enfin comment, malgré la luxure qui la transportoit, elle pourroit endurer un combat si démésuré.

Ah ! malheureux, me disois-je, tu gâteras cette gentille femme, et puis sacrifié aux bêtes féroces, tu augmenteras le présent que ton maître destine au peuple. Cependant elle ne cessoit de me provoquer, de me baiser, de m’adresser des paroles agréables, et de me jetter des œillades. Je te tiens, me disoit-elle, je tiens mon pigeon, mon moineau. Aussi-tôt elle me prouve que mes idées avoient été fausses, et ma crainte insensée ; car, me serrant d’une étroite embrassade, elle me reçut tout entier, et autant de fois que, pour l’épargner, je me retirois en arrière, s’approchant de moi avec fureur, elle m’empoignoit par l’échine en s’attachant à moi davantage ; de façon que je croyois manquer de quelque chose, pour assouvir sa volupté, et que je pensois que ce n’étoit pas sans cause que l’on disoit que la mère du Minotaure avoit pris si grand plaisir avec son adultère mugisant.

Après avoir ainsi passé la nuit sans dormir, cette femme, pour éviter qu’on ne la vît, se retira avant la pointe du jour, ayant fait le même marché pour la nuit suivante avec l’affranchi qui ne demandoit pas mieux, tant à cause du grand profit qui lui en revenoit, que par l’envie qu’il avoit de faire voir une chose si extraordinaire à son maître, à qui il fut aussi-tôt en faire le conte. Thyasus lui fit un présent considérable, et résolut de donner ce spectade au public. Mais, comme on ne pouvoit pas avoir cette brave personne qui avoit tant de bonté pour moi, parce que c’étoit une femme de qualité, et qu’on n’en trouvoit point d’autre, il fallut, à force d’argent, obtenir une malheureuse qui avoit été condamnée par le gouverneur de la province à être exposée aux bêtes. Voici son histoire à peu près telle que je l’entendis conter dans ce temps-là.

Le père d’un jeune homme qu’elle avoit épousé, étant prêt de partir pour un grand voyage, ordonna à sa femme, qui étoit grosse, de faire périr son enfant (12), si-tôt qu’il seroit né, en cas que ce ne fût pas un garçon. Cette femme, pendant l’absence de son mari, mit une fille au monde. La tendresse naturelle de la mère s’opposant à l’exécution de l’ordre qu’elle avoit reçu, elle la fit élever dans son voisinage. Quand son époux fut de retour, elle lui dit qu’elle étoit accouchée d’une fille, et qu’elle l’avoit fait mourir. Cependant, au bout de quelques années que cette fille fut venue en âge d’être mariée, sa mère voyant bien qu’elle ne pouvoit pas lui donner un établissement convenable à sa condition, sans que son mari le sût ; tout ce qu’elle put faire, fut de découvrir son secret à son fils, d’autant plus qu’elle craignoit extrêmement, qu’emporté par le feu de sa jeunesse, il ne séduisît cette jeune fille, ne sachant point qu’elle fût sa sœur, comme elle ignoroit aussi qu’il fût son frère.

Ce jeune homme qui étoit fort bien né, s’acquitta religieusement de son devoir envers sa mère, en lui gardant un secret inviolable, et envers sa sœur, en prenant d’elle tous les soins imaginables, quoiqu’il ne lui fît voir en public qu’une amitié ordinaire. Il commença par lui faire un bien qui lui étoit nécessaire. Il la retira chez lui, comme une fille de son voisinage, qui étoit dans le besoin, et qui ne recevoit aucun secours de ses parens ; ayant en même-temps formé le dessein de la marier dans peu avec un de ses intimes amis, et de lui donner une dot considérable.

Mais ce dessein, qui étoit fort bon et fort innocent, ne put éviter les traits de la fortune ennemie. Elle fit naître une cruelle jalousie dans la maison de ce jeune homme, et sa femme se porta à commettre les crimes, pour lesquels elle venoit d’être condamnée à être livrée aux bêtes féroces, comme je l’ai dit d’abord. Elle commença par avoir de grands soupçons sur la conduite de cette jeune fille, qu’elle regardoit comme sa rivale, et la maîtresse de son mari ; ensuite elle conçut une haine effroyable contre elle, et enfin elle se résolut à la faire mourir cruellement. Voici de quelle manière elle s’y prit. Elle déroba l’anneau de son mari, s’en alla à la campagne, et de-là elle envoya un valet, en qui elle se confioit, qui étoit un scélérat, dire à la fille, que le jeune homme étoit à sa terre, et qu’elle ne tardât pas à venir l’y trouver seule, et sans aucune suite ; et de peur qu’elle n’en fît quelque difficulté, cette méchante femme donna à ce valet l’anneau qu’elle avoit pris à son mari, afin qu’en le montrant à la jeune fille, elle ajoutât foi à ce qu’il lui diroit. En effet, elle obéit aussi-tôt aux ordres de son frère, d’autant plus qu’on lui faisoit voir son cachet, et, suivant ce qu’il lui mandoit, elle se mit en chemin toute seule pour l’aller trouver.

D’abord qu’elle fut arrivée, et que séduite par ces maudits artifices, elle se fut livrée elle-même dans le piège qu’on lui tendoit, cette détestable femme, transportée d’une jalousie effroyable, la fit dépouiller toute nue, et la fit fouetter jusqu’à ce qu’elle fût prête d’expirer. Cette pauvre malheureuse avoit beau crier, qu’elle ne méritoit point un traitement si barbare, que sa conduite avoit toujours été irréprochable, comme c’étoit la vérité : c’étoit en vain, pour prouver son innocence qu’elle déclaroit et qu’elle répétoit, que le jeune homme étoit son frère. Sa belle-sœur eut l’inhumanité de lui mettre un tison ardent entre les cuisses, et la fit ainsi mourir cruellement, comme si tout ce qu’elle lui entendoit dire pour sa justification eût été faux, et imaginé sur le champ. Le frère de cette fille, et celui qui devoit l’épouser, ayant appris sa mort, vinrent sur le lieu en diligence, et lui rendirent les derniers devoirs de la sépulture, fondans en larmes, et touchés d’une affliction extraordinaire.

Mais le jeune homme ne put supporter le déplaisir que lui causoit la mort de sa sœur, qui avoit perdu la vie d’une si cruelle manière, par la méchanceté de la personne, de qui elle devoit le moins attendre un pareil traitement ; et plein de douleur, de rage et de désespoir, il tombe malade d’une fièvre très-violente, de manière qu’il se trouva lui-même en fort grand danger. Sa femme qui, depuis longtemps, n’avoit plus pour lui les sentimens d’une épouse, et qui n’en méritoit plus le nom, fut trouver un médecin qui avoit la réputation d’être un grand scélérat, et très-fameux par la quantité de personnes qu’il avoit expédiées de sa propre main. Elle lui offrit cinquante mille sesterces, s’il lui vouloit vendre un poison fort subtil pour faire mourir son mari. Après qu’ils eurent fait leur convention ensemble, ils dirent que le malade avoit besoin de prendre cette merveilleuse médecine que les savans nomment par excellence la potion sacrée (13), pour lui adoucir les entrailles, et en chasser les mauvaises humeurs ; mais, au lieu de cette potion salutaire, ils lui en préparèrent une pour lui ôter la vie.

Le médecin étant donc venu apporter ce breuvage bien préparé, et voulant le faire prendre lui-même au malade, en présence de ses domestiques et de quelques-uns de ses parens et de ses amis ; cette femme, avec une effronterie sans pareille, dans le dessein de profiter de l’argent qu’elle avoit promis à ce scélérat, et pour se défaire du complice de son crime, porte la main sur le vase dans le temps qu’il le présentoit à son mari : Non, non, dit-elle, Monsieur le Médecin, vous ne donnerez point cette potion à mon très-cher époux, que vous n’en ayez bu une bonne partie auparavant. Que sai-je, s’il n’y a point quelque poison caché dedans ; et vous ne devez pas trouver étrange, vous qui êtes un homme si sage et si savant, que j’aie du scrupule et de l’inquiétude sur ce qui regarde la santé de mon mari, et que j’apporte sur cela toutes les précautions que demande la tendresse que j’ai pour lui. Le médecin frappé comme d’un coup de foudre par l’étrange hardiesse de cette abominable femme, se trouble entièrement, et n’ayant pas le temps de délibérer sur le parti qu’il avoit à prendre, il boit une bonne partie de la potion, crainte de donner lieu de soupçonner son crime, en hésitant et en laissant remarquer sa frayeur et son embarras. Le jeune homme, à son exemple, prend le vase qu’il lui présente ensuite, et boit le reste.

D’abord que cela fut fait, le médecin se lève pour s’en retourner promptement chez lui, afin de se garantir de l’effet mortel du poison, en prenant de l’antidote. Mais cette cruelle femme continuant la méchanceté qu’elle avoit commencée, ne voulut jamais le laisser sortir : je ne vous perdrai point de vue, lui dit-elle, jusqu’à ce qu’on ait vu l’effet de la médecine que vous venez de donner. Cependant, après qu’il l’eut long-temps importunée par ses prières et ses instances redoublées, elle consentit enfin, quoiqu’avec beaucoup de peine, qu’il s’en allât. Mais le breuvage qu’il avoit pris, avoit porté sa malignité du fond de ses entrailles dans toutes ses veines ; ensorte qu’il n’arriva chez lui qu’avec bien de la difficulté, fort malade, et avec un assoupissement et un mal de tête effroyable : et après avoir conté à sa femme avec assez de peine ce qui s’étoit passé, et lui avoir donné ordre d’aller demander au moins le prix de la mort qu’il avoit procurée et de la sienne, ce brave médecin rendit l’ame.

Le jeune homme n’avoit pas vécu plus longtemps que lui ; il avoit péri du même genre de mort, au milieu des fausses larmes de sa femme. Après qu’il eut été mis dans le tombeau, au bout de quelques jours qui avoient été employés à faire les cérémonies de ses funérailles, la femme du médecin vint demander le prix de sa mort et de celle de son mari. Mais la veuve du malheureux jeune homme, conservant toujours son caractère de méchanceté, affecta de lui montrer une bonne foi, dont elle étoit bien éloignée, et lui répondant honnêtement, elle lui promit d’en user parfaitement bien, et de lui payer sans retardement ce qu’elle lui devoit, pourvu qu’elle voulût bien lui donner encore un peu de poison, dont elle avoit besoin, dit-elle, pour achever ce qu’elle avoit commencé ; ce que la veuve du médecin lui promit, séduite par ses discours artificieux, et pour se faire encore un plus grand mérite auprès de cette femme qui étoit fort riche, elle part dans le moment, et va chez elle en diligence quérir la boîte, où étoit le poison, qu’elle lui donne toute entière.

Cette scélérate ayant entre ses mains des armes pour faire bien des maux, ne songea plus qu’à multiplier ses crimes. Elle avoit une petite fille du mari qu’elle venoit de faire mourir ; elle ne put supporter de la voir héritière, suivant les loix, du bien qu’avoit son père, et voulant s’emparer de tout son patrimoine, elle résolut de s’en défaire. Sachant donc bien que les mères héritent de leurs enfans par leur mort (14), elle se montra aussi indigne mère qu’elle avoit été indigne épouse, et prenant l’occasion d’un dîné, où elle invita sur le champ la femme du médecin, elle l’empoisonna et sa fille en même-temps. Le poison eut bien-tôt dévoré les entrailles délicates de la jeune enfant ; elle mourut peu de temps après. A l’égard de la femme du médecin, quand elle sentit le ravage que cette détestable drogue faisoit dans son corps, elle soupçonna d’abord ce que c’étoit ; voyant ensuite la peine qu’elle avoit à respirer, qui s’augmentoit de plus en plus, elle ne fut que trop certaine qu’elle étoit empoisonnée. Aussi-tôt elle va chez le gouverneur de la province, criant de toute sa force, qu’elle venoit lui demander justice, et qu’elle avoit des crimes affreux à lui révéler. Quantité de peuple s’amasse autour d’elle, et bien-tôt elle est admise à l’audience du gouverneur. Après qu’elle lui eut bien expliqué toute l’histoire des méchancetés abominables de cette cruelle femme, qu’elle venoit de quitter, il lui prend tout d’un coup un étourdissement ; sa bouche, qui étoit encore à moitié ouverte, pour continuer de parler, se ferme, et après avoir fait entendre quelque temps le bruit de ses dents, qu’elle frottoit avec violence les unes contre les autres, elle tombe morte.

Le gouverneur, homme fort sensé et de grande expérience, ne voulut pas différer la punition que méritoit une si grande empoisonneuse. Dans le moment, il ordonna qu’on lui amenât les femmes de chambre de cette détestable créature, dont il arracha la vérité à force de tourmens. Sur leur déposition, il condamna leur maîtresse à être livrée aux bêtes féroces : supplice, à la vérité, moindre encore qu’elle ne méritoit, mais on n’avoit pu en imaginer un plus terrible et plus digne d’une si méchante femme.

Cependant j’étois accablé d’une grande tristesse (15), de me voir destiné à paroître devant tout le peuple, avec une femme comme celle-là, et j’avois souvent envie de me tuer, plutôt que d’approcher d’une créature si odieuse, et de me déshonorer par une telle infamie dans un spectacle public ; mais n’ayant point de mains, il m’étoit impossible, avec mes mauvais pieds, dont la corne étoit ronde, de tirer une épée de son fourreau pour me la passer au travers du corps. La seule chose qui me consoloit un peu dans mes malheurs, c’étoit de voir que le printemps commençoit à ramener les fleurs et la verdure, que les prés s’émailloient déjà de diverses couleurs, et que les roses alloient bientôt parfumer l’air en s’épanouissant, et me rendroient ma première forme de Lucius.

Enfin le jour destiné à la fête publique étant arrivé, l’on me conduisit dans l’arène, le peuple me suivant avec de grandes démonstrations de joie. Les jeux commencèrent par d’agréables danses. Pendant ce temps-là, j’étois devant la porte de l’amphithéâtre qui étoit ouverte, où je paissois de fort belle herbe, et de temps en temps je jettois la vue sur le spectacle qui me faisoit fort grand plaisir. Il étoit composé d’une troupe charmante de jeunes garçons et de jeunes filles, habillés magnifiquement, qui, par leurs gestes et les figures différentes de leurs pas concertés, exécutoient parfaitement bien la danse Pyrrhique (16). Tantôt ils formoient un cercle tous ensemble, tantôt ils alloient obliquement d’un coin du théâtre à l’autre, se tenant tous par la main ; quelquefois ils formoient un bataillon quarré, ensuite ils se séparoient en deux troupes. Après qu’ils eurent fait une infinité de figures différentes, la trompette donna le signal pour faire finir ce divertissement. En même-temps on leva une toile, et il parut une décoration propre à la représentation du jugement de Paris.

On voyoit une montagne faite de charpente fort élevée, telle qu’Homère dans ses vers dépeint le mont Ida ; elle étoit couverte d’arbres verds et de quantité d’arbustes. Le machiniste avoit eu l’adresse de faire sortir de son sommet une fontaine qui formoit un ruisseau ; quelques chèvres paissoient sur ses bords. Le berger de ce troupeau étoit un jeune homme, vêtu magnifiquement à la Phrygienne, telle qu’on représente Paris, avec une grande mante brodée de couleurs différentes (17), et sur sa tête un bonnet d’étoffe d’or. Ensuite parut un jeune garçon fort gracieux, qui n’avoit pour tout habillement qu’un petit manteau sur l’épaule gauche. De ses cheveux blonds qui étoient parfaitement beaux, sortoient deux petites aîles dorées, et semblables l’une à l’autre. Le caducée qu’il tenoit en sa main, faisoit connoître que c’étoit Mercure. Il s’avança en dansant, et présenta à celui qui faisoit le personnage de Paris une pomme d’or, en lui faisant entendre par signes l’ordre de Jupiter ; ensuite il se retira de fort bonne grace, et disparut.

Alors on vit paroître une fille d’un air majestueux, qui représentoit Junon ; car sa tête étoit ceinte d’un diadême blanc, outre qu’elle tenoit un sceptre en sa main. Une autre entra fièrement, qu’on reconnoissoit aisément pour la déesse Pallas, ayant sur sa tête un casque brillant, couronné d’une branche d’olivier, portant un bouclier, tenant une pique, et dans le même état enfin qu’elle se fait voir dans les combats. Ensuite une troisième s’avança, d’une beauté surprenante, et fort supérieure à celle des deux autres. Elle représentoit Vénus, par l’éclat de ses divines couleurs, et Vénus telle qu’elle étoit, lorsqu’elle étoit fille. Toutes les beautés de son corps se faisoient voir à découvert, à quelques-unes près, qui étoient cachées par une étoffe de soie légère et transparente, que le vent agitoit. Cette Déesse paroissoit avec deux couleurs différentes ; toute sa personne étoit d’une blancheur à éblouir, parce qu’elle tire son origine du ciel, et sa draperie étoit azurée, parce qu’elle sort de la mer où elle a pris naissance.

Ces trois Déesses avoient chacune leur suite. Junon étoit accompagnée de Castor et de Pollux (18), représentés par deux jeunes comédiens qui avoient l’un et l’autre un casque rond sur la tête (19), dont le sommet étoit orné de deux étoiles fort brillantes. La Déesse, d’un air simple et modeste, s’avance vers le berger, au son charmant des flûtes, et lui fait entendre par ses gestes, qu’elle lui donnera l’empire de toute l’Asie, s’il lui adjuge le prix de la beauté.

Ensuite celle que ses armes faisoient connoître pour Pallas, étoit suivie de deux jeunes hommes armés, et tenans leur épée nue à la main, ils représentoient la Terreur et la Crainte qui accompagnent par-tout la Déesse des combats. Derrière elle un joueur de haut-bois faisoit entendre des airs de guerre, et mêlant des sons aigus parmi des tons graves, il excitoit à danser gaiement, comme on fait au son d’une trompette. Pallas remuant la tête, et marquant dans ses yeux une noble fierté, s’avance en dansant, avec beaucoup d’action, et fait entendre à Paris par des gestes pleins de vivacité, que, s’il lui accorde la victoire sur ses rivales, elle le rendra fameux par sa valeur et ses grands exploits.

Après elle, Vénus parut d’un air riant, et charma tous les spectateurs. Elle étoit entourée de plusieurs jeunes enfans, si beaux et si bien faits, qu’il sembloit que ce fût la véritable troupe des amours qui venoit d’arriver de la mer ou des cieux ; outre qu’ils avoient de petites aîles, des flèches, et tout le reste de l’ornement qui leur convient. Quelques-uns portoient des flambeaux allumés devant leur maîtresse, comme si elle eût été à quelque nôce. Elle avoit encore à sa suite une aimable troupe de jeunes filles, sans compter les Graces et les Heures qui, pour se rendre leur Déesse favorable, semoient des fleurs devant ses pas. C’est ainsi que ce galant cortège faisoit cour à la mère des plaisirs, en lui prodiguant les trésors du Printemps.

Aussi-tôt les flûtes commencèrent à jouer tendrement des airs Lydiens qui firent un fort grand plaisir à tout le monde ; mais Vénus en fit bien davantage, lorsqu’on la vit danser avec des attitudes charmantes de la tête et du corps, conformant avec justesse ses mouvemens gracieux aux doux sons de la musique. Faisant voir dans ses yeux, tantôt une langueur pleine de passion, tantôt de la fierté, et quelquefois même ne dansant, pour ainsi dire, que des yeux. Si-tôt qu’elle fut proche de Paris, elle les fit entendre par le mouvement de ses bras, que s’il la préféroit aux deux autres Déesses, elle lui feroit épouser une femme d’une excellente beauté, en un mot, aussi belle qu’elle. Alors le jeune berger Phrygien lui présenta sans hésiter la pomme d’or qu’il tenoit en sa main, pour marquer qu’il lui adjugeoit la victoire.

Vous étonnez-vous donc hommes indignes, ou plutôt bêtes, qui suivez le barreau, vautours à robe longue, si tous les juges présentement vendent la justice pour de l’argent, puisque, dans les premiers temps, la faveur a corrompu le jugement qu’un homme devoit rendre entre trois Déesses, et qu’un berger nommé juge de leur différend par Jupiter même, a vendu, pour le prix de ses plaisirs, la première sentence qu’on ait jamais rendue, qui a causé la perte de toute sa maison. N’avons-nous pas aussi dans la suite un autre jugement fort célèbre, rendu par tous les chefs de la Grèce, quand Palamède, un des plus savans et des plus habiles hommes de son temps, fut condamné comme un traître sur de fausses accusations. Ulisse encore, dont le mérite étoit fort médiocre pour la guerre, n’obtint-il pas les armes d’Achille, par préférence au grand Ajax, si fameux par ses exploits. Mais que dirons-nous de ce jugement qui fut rendu par les Athéniens, ces grands législateurs, ces hommes si sages et si éclairés dans toutes les sciences. Ce vénérable vieillard (Socrate), doué d’une prudence divine, qu’Apollon avoit déclaré le plus sage des mortels, ne fut-il pas opprimé par l’envie et les artifices d’une détestable conspiration, comme s’il avoit été un corrupteur de la jeunesse à qui il n’enseignoit que la vertu, et ne périt-il pas par un poison de cigue, laissant à sa patrie une tache éternelle d’ignominie par sa condamnation ; puisque, même encore aujourd’hui, les plus grands philosophes suivent sa très-sainte secte, préférablement à toutes les autres, et ne jurent que par son nom, dans le desir qu’ils ont d’acquérir le vrai bonheur. Mais de peur que quelqu’un ne blâme la vivacité de mon indignation, et ne dise en lui-même, souffrirons-nous qu’un âne vienne ainsi nous moraliser, je reprens le fil de mon discours, dont je m’étois écarté.

Lorsque Paris eut rendu son jugement, Junon et Pallas sortirent du théâtre fort tristes et fort fâchées, et marquant par leurs gestes leur colère et leur ressentiment sur l’injure qu’on venoit de leur faire. Mais Vénus, contente et de bonne humeur, marqua sa joie en dansant avec toute sa suite. Alors on vit jaillir du haut de la montagne une fontaine de vin, où l’on avoit délayé du saffran (20). Elle retomboit en forme de pluie odoriférante sur les chèvres qui paissoient-là autour ; ensorte que, de blanches qu’elles étoient, elles devinrent jaunes. Après que l’odeur délicieuse de cette pluie se fut répandue parmi tous les spectateurs, la terre s’ouvrit, et la montagne disparut.

En même-temps un huissier s’avance au milieu de la place, et demande, de la part du peuple, qu’on tire des prisons cette femme, dont j’ai parlé, qui avoit été condamnée pour ses crimes à être exposée aux bêtes. On dressoit déjà le lit, sur lequel nous devions paroître l’un et l’autre, qui étoit fort enflé par la quantité de duvet dont il étoit garni ; les couvertures de soie en étoient magnifiques, et le bois du lit brilloit par les ouvrages d’écaille de tortue, qui étoient dessus. Cependant, outre la honte d’être ainsi exposé aux yeux du public, avec une aussi méchante femme et aussi criminelle que celle qu’on y avoit destinée, je craignois encore pour ma propre vie ; car je pensois en moi-même que, pendant que je serois avec elle, quelque bête que ce pût être qu’on lâchât sur elle, cet animal ne seroit pas assez sage, assez bien instruit, ou assez sobre pour dévorer une femme à mes côtés, sans me toucher, parce que je n’étois pas condamné.

Etant donc alors plus en peine encore pour la conservation de ma vie, que pour celle de ma pudeur ; pendant que mon maître prenoit le soin de faire dresser le lit, que ses valets étoient occupés les uns aux préparatifs d’une chasse qu’on devoit représenter, les autres à regarder le spectacle, et que personne ne se mettoit en peine de garder un âne aussi doux que je le paroissois, je me vis en liberté d’exécuter ce que j’avois imaginé, et je me retirai peu à peu sans faire semblant de rien. Etant arrivé à la porte de la ville, je me mis à courir de toute ma force. Après avoir fait trois lieues entières au galop, j’arrivai à la ville de Cenchrée, que l’on dit être une belle colonie des Corinthiens ; elle est située sur le golfe d’Egine, qui fait partie de la mer Egée ; elle a un très-bon port, et est extrêmement peuplée. Comme je fuyois le monde, je fus chercher un endroit écarté sur le bord de la mer, et je me couchai sur le sable pour me délasser ; car le soleil étoit prêt de finir sa course, m’abandonnant ainsi au repos, un doux sommeil s’empara de tous mes sens.


Fin du dixieme Livre.


REMARQUES

SUR

LE DIXIEME LIVRE.


(1) Du brodequin je monte au cothurne, c’est-à-dire, je passe d’un stile familier et enjoué, à un stile sérieux et tragique. Ceux qui jouoient la comédie, avoient une chaussure basse et ordinaire aux personnes du commun ; les Latins la nommaient soccus, que j’ai exprimé par brodequin ; et ceux qui jouoient la tragédie usoient d’une autre chaussure qui étoit fort élevée, qu’ils appelloient cothurne.

(2) Un ancien valet qu’elle avoit. Il y a dans le texte, dotali servo, un esclave qui faisoit partie de sa dot. Les esclaves que les femmes amenoient à leurs maris, comme faisans partie de leur dot, et qui étoient pour cela appelés dotales, passoient au pouvoir de leurs maris, comme tous les autres effets qui composoient leur dot. Elles en avoient quelquefois d’autres qu’elles se réservoient à elles en propre ; on les appelloit receptitii ; reservés. Les uns et les autres étoient d’ordinaire entièrement dévoués à leurs maîtresses, avec qui ils avoient été dès leur enfance dans la maison de leur père, et étoient fort peu fidèles aux maris dans les choses où les femmes avoient des intérêts opposés aux leurs.

(3) Un courier après lui. Parmi les esclaves, il y en avoit dont l’emploi étoit d’aller et de venir pour les affaires de la maison ; et dans les comédies on leur donne ordinairement le nom de dromo qui signifie coureur. Quelques gens de qualité ont encore aujourd’hui de ces sortes de valets qu’ils nomment coureurs.

(4) Part du bûcher qui étoit préparé. Les anciens, comme on a déjà dit, gardoient les corps des défunts huit jours, et pendant ce temps-là on dressoit le bûcher pour les brûler, et l’on préparoit le reste des choses nécessaires pour la pompe funèbre. Les plus proches parens du mort tournoient le dos au bûcher en y mettant le feu, pour marquer que c’étoit avec regret qu’ils lui rendoient ce funeste office.

(5) A être cousu dans un sac. J’y ai ajoûté, et jetté dans l’eau, pour faite entendre cet endroit qui regarde le supplice des parricides, parce qu’il ne suffisoit pas dans la traduction de dire simplement cousu dans un sac. La coutume étoit d’enfermer dans ce même sac avec le criminel un singe, un serpent et un chien, et on le jettoit en cet état dans la mer ou dans un lac ou une rivière, en cas qu’on fût trop éloigné de la mer.

(6) Ils y trouvèrent l’anneau de fer. Au commencement de la république romaine, les chevaliers et même les sénateurs ne portoient aux doigts que des anneaux de fer ; le luxe s’étant accru dans la suite, ils en portèrent d’or enrichis de pierres précieuses, et ceux de fer restèrent aux esclaves.

(7) Une haine aussi terrible entre nous, que celle qui étoit entre Etéocle et Polynice. Ces deux fils d’Œdipe qui les avoit eus de Jocaste sa propre mère, après s’être fait long-temps la guerre, résolurent de la terminer par un combat singulier, où ils se tuèrent tous deux, et leurs corps étant mis sur un même bûcher, la flamme se partagea en deux, sans qu’on pût jamais la réunir, ce qui marquoit même après leur mort, l’inimitié irréconciliable qui avoit été entre eux.

(8) Les Harpies qui emportoient les viandes de la table de Phynée. Le roi Phynée ayant fait crever les yeux à ses enfans d’un premier lit, à la persuasion de leur marâtre, en fut puni par les Dieux qui l’aveuglèrent et qui envoyèrent les Harpies qui enlevoient les mets de dessus sa table. Ces Harpies étoient des oiseaux monstrueux qui avoient le visage de fille. A la fin, elles furent chassées par les deux fils de Borée, Zethés et Calais, et confinées dans les isles Strophades.

(9) Du poisson accommodé avec une sauce extraordinaire. Il y a dans le texte. Assaisonné d’une sauce étrangére. C’étoit une espèce de saumure qui leur venoit particulièrement d’Espagne.

(10) Et que me regardant comme une espèce de monstre, &c. En effet, il auroit paru prodigieux et monstrueux qu’un âne, sans avoir été instruit, eût si bien imité l’homme. Au reste, pour peu qu’on ait lu Tite-Live, on y aura trouvé une infinité d’exemples de monstres ou d’animaux prodigieux immolés et jettés dans la mer, ou détruits par quelque autre manière que ce soit, par ordre des Haruspices, afin d’expier par leur destruction tout ce qu’ils présageoient de sinistre.

(11) Pasiphaé, fille du Soleil, femme du roi Minos, s’amouracha d’un taureau, d’où vient ce fameux Minotaure, dont les poëtes parlent tant.

(12) De faire périr son enfant. C’étoit un usage chez les anciens de faire mourir ceux qu’il leur plaisoit de leurs enfans, si-tôt qu’ils étoient nés ; lorsqu’ils jugeoient qu’ils en auroient eu un trop grand nombre, à proportion du bien qu’ils avoient pour les élever. Ils faisoient mourir les filles plus ordinairement que les garçons, parce que la dot, qu’il falloit donner aux filles pour les marier, leur étoit à charge.

(13) La potion sacrée. C’étoit une médecine faite avec de l’ellébore.

(14) Sachant donc bien que les mères héritent de leurs enfans par leur mort. Ces sortes de successions, dont les pères et les mères héritoient de leurs enfans, contre l’intention ordinaire de la nature, s’appelloient immaturæ, prématurées ; tristes ou luctuosæ, tristes ou déplorables. C’est l’empereur Claudius qui le premier a accordé aux mères la succession de leurs enfans, pour les consoler en quelque façon de leur perte.

(15) Cependant j’étois accablé d’une grande tristesse. J’ai passé légèrement sur plusieurs expressions trop libres, qui sont dans l’original en cet endroit.

(16) La danse Pyrrhique. Elle avoit été inventée par Pyrrhus qui la dansa le premier autour du tombeau de Patrocle, l’ami intime de son père Achille.

(17) Avec un grand manteau brodé de couleurs différentes. Il y a dans le latin. Barbaricis amiculis humeris defluentibus ; avec un manteau à la mode des Barbares, c’est-à-dire, à la Phrygienne, ou brodé ; car, quoique les Grecs appellassent tous les autres peuples barbares, ce sont les Phrygiens dont l’auteur entend parler ici, à cause de l’art de broder qu’ils ont inventé ; c’est pourquoi phrygiones en latin, veut dire brodeur en françois : on les appelloit aussi Barbaricarii.

(18) De Castor et de Pollux. Ils étoient, comme tout le monde sait, fils de Jupiter et de Leda, femme de Tindarus roi de Sparte. Ils furent changés en astres, et placés dans la troisième maison du Zodiaque, sous le nom de Gemini.

(19) Un casque rond sur la tête. Ces casques ronds représentoient les deux moitiés de la coque de l’œuf, dont ces deux Dieux étoient sortis, et les étoiles qui étoient dessus, représentoient leurs astres.

(20) Une fontaine de vin où l’on avoit délayé du saffran. C’étoit la coutume de ces temps-là de faire jaillir, par le moyen de petits tuyaux, dans les théâtres une liqueur, soit d’eau ou de vin, où l’on avoit délayé du saffran qui répandoit ainsi son odeur dans toute l’assemblée. Pline, liv.2, chap. 6, parlant du saffran, dit : Sed vino mire congruit præcipuè dulci tritum ad theatra replenda. Le saffran s’accommode merveilleusement bien avec le vin, dans lequel on le délaye pour remplir les théâtres de son odeur. Properce, liv. 4, élégie 1.

Pulpita solemnes non oluere crocos.

Le théâtre n’a point été parfumé de saffran à l’ordinaire.


Fin des Remarques du dixième Livre.