Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/I/Vie d’Apulée


VIE
D’APULÉE.


Luce Apulée, philosophe platonicien, vivoit sous les Antonins. Il seroit difficile de marquer précisément le temps de sa naissance. On conjecture assez vraisemblablement, qu’il vint au monde sur la fin de l’empire d’Adrien, vers le milieu du deuxième siècle. Il étoit de Madaure[1], ville d’Afrique et colonie romaine, sur les confins de la Numidie et de la Gétulie. Sa famille étoit considérable, et il paroît par plusieurs endroits de ses ouvrages, qu’il parle volontiers de la grandeur de sa maison.

Son père, nommé Thésé, avoit exercé à Madaure la charge de Duumvir, qui étoit la première dignité d’une colonie, et Salvia sa mère, originaire de Thessalie, étoit de la famille du célèbre Plutarque. Il fut parfaitement bien élevé. On lui fit faire ses premières études à Carthage, ensuite alla à Athênes, où les beaux arts et les sciences fleurissoient encore. Il s’y appliqua à la poésie, à la musique, à la dialectique et à la géométrie. Comme il étoit né avec un génie merveilleux, il fit en peu de temps de grands progrès dans toutes ces sciences ; mais celle où il s’attacha particulièrement, et où il se donna tout entier, ce fut la philosophie. Il choisit celle de Platon qui, dès sa première jeunesse, lui avoit paru préférable à toutes les autres, et il devint un de ses plus fameux sectateurs.

Il quitta Athênes pour aller à Rome, où il apprit la langue latine, par le seul usage et sans le secours d’aucun maître. Il y étudia la jurisprudence, et y plaida plusieurs causes avec un très-grand succès. Mais une insatiable curiosité de tout savoir l’engagea à parcourir le monde, et à se faire même initier dans plusieurs mystères de religion pour les connoître à fond. Il retourna à Rome, ayant presque consumé tout son bien dans ses études et dans ses voyages ; en sorte que, se voulant faire recevoir prêtre d’Osiris, il se trouva fort embarrassé, et fut obligé de vendre, pour ainsi dire, jusqu’à ses habits pour fournir aux frais de son initiation. Il s’attacha ensuite au barreau, où son éloquence lui acquit une fort grande réputation, et lui donna le moyen de vivre commodément.

Au bout de quelque temps il retourna en Afrique ; l’envie de revoir sa famille, et de ramasser le peu qui lui restoit de son patrimoine, lui fit sans doute faire ce voyage. Il y tomba malade dans Oëa[2], ville maritime. Un nommé Pontianus, qui l’avoit connu à Athênes, l’engagea de venir loger avec lui chez sa mère, où il espéroit qu’étant mieux soigné que par-tout ailleurs, sa santé se rétabliroit plus aisément.

Cette femme, nommée Pudentilla, étoit une veuve fort riche, et n’avoit que deux enfans. Pontianus l’aîné, sachant bien qu’elle avoit envie de se remarier, sollicita Apulée de songer à l’épouser. Il aimoit mieux qu’il devînt son beau-père que quelqu’autre qui n’auroit pas été si honnête homme que lui. Il y a apparence que notre philosophe voyant le mauvais état de ses affaires, accorda assez volontiers à son ami cette marque d’amitié qu’il exigeoit de lui.

Pudentilla, de son côté, ne fut pas long-temps sans être touchée du mérite de son hôte. Elle trouvoit en lui un jeune homme parfaitement bien fait de sa personne, un philosophe, dont les mœurs et les manières n’avoient rien de sauvage, et qui avoit tout l’agrément et la politesse des gens du monde. Elle fut bientôt déterminée en sa faveur, et elle résolut de l’épouser, dès qu’elle auroit marié son fils qui avoit jetté les yeux sur la fille d’un nommé Ruffin.

Le mariage de Pontianus ne fut pas plutôt achevé, que Ruffin regardant par avance la succession de Pudentilla comme le bien de son gendre et de sa fille, crut qu’il devoit mettre tout en usage pour la leur conserver entière en rompant le mariage d’Apulée. Il changea donc entièrement les dispositions de l’esprit de Pontianus qui avoit lui-même engagé cette affaire, et il le porta à faire tous ses efforts pour en empêcher la conclusion. Mais ce fut en vain qu’il s’y opposa. Sa mère n’écouta que son inclination ; elle épousa Apulée dans une maison de campagne proche d’Oëa.

Peu de temps après, Pontianus mourut. Son oncle nommé Emilianus se joignit à Ruffin pour concerter les moyens de perdre Apulée. Ils publièrent qu’il avoit empoisonné Pontianus, qu’il étoit magicien, et qu’il s’étoit servi de sortilèges pour captiver le cœur de Pudentilla. Ils ne se contentèrent pas de répandre ces calomnies dans le monde, Emilianus les fit plaider par ses avocats, dans un procès qu’il avoit contre Pudentilla.

Apulée demanda qu’il eût à se déclarer sa partie dans les formes, et à signer ce qu’il avançoit. Emilianus pressé sur cela, n’osa le faire sous son nom, parce que les faux accusateurs étoient condamnés à des peines proportionnées à l’importance de leur accusation ; mais le fit sous le nom du second fils de Pudentilla, nommé Sicinnius Pudens, que sa grande jeunesse mettoit à couvert de la rigueur des loix.

Apulée fut donc déféré comme un Magicien, non pas devant des juges chrétiens, comme l’a dit S. Augustin[3], mais devant Claudius Maximus, proconsul d’Afrique, et payen de religion. Il se défendit merveilleusement bien. Le discours qu’il prononça pour sa justification est très-éloquent et plein de traits admirables.

Ses ennemis n’osèrent, dans leur accusation le charger de la mort de Pontianus ; ils se retranchèrent à l’accuser d’être magicien. Ils s’efforçoient de le prouver par quantité de choses qu’ils rapportoient, mais principalement parce qu’il s’étoit emparé de l’esprit et du cœur de Pudentilla, et qu’il n’étoit pas naturel qu’une femme à son[4] âge fût susceptible d’une passion amoureuse, et songeât à se remarier, comme s’il y avoit un âge, où le cœur des femmes fût si bien fermé à la tendresse, qu’on eût besoin de recourir à la magie pour les rendre sensibles. « Vous vous étonnez, disoit Apulée à ses accusateurs, qu’une femme se soit remariée après treize ans de viduité ; il est bien plus étonnant qu’elle ne se soit pas remariée plutôt ».

Ils lui objectoient qu’il cherchoit des poissons rares et extraordinaires pour les disséquer. Ils lui reprochoient encore qu’il étoit beau, qu’il avoit de beaux cheveux, de belles dents, et un miroir, choses indignes d’un philosophe.

Apulée répond à tous ces reproches avec tout l’esprit et toute l’éloquence possible. Il ne manque pas même par une infinité de traits vifs et ingénieux, de faire tomber le ridicule de ses accusations sur ses accusateurs. A l’égard de son miroir, il prouve par plusieurs raisons qu’il pourroit s’en servir sans crime. Il n’ose cependant avouer qu’il le fasse ; ce qui fait voir que la morale, par rapport à l’extérieur, étoit beaucoup plus rigide en ce temps-là, qu’elle ne l’est aujourd’hui.

On l’accusoit encore d’avoir dans sa maison quelque chose dans un linge, qu’il cachoit avec soin, et qui, sans doute, lui servoit à ses sortilèges ; d’avoir fait des vers trop libres, et de plusieurs autres bagatelles, qui ne valent pas la peine d’être rapportées. Apulée se justifia parfaitement bien sur tout ce qu’on lui reprochoit, peignit Ruffin et Emilianus ses accusateurs, avec les couleurs qu’ils méritoient l’un et l’autre, et fut renvoyé absous.

Il passa le reste de sa vie tranquillement et en philosophe ; il composa plusieurs livres, les uns en vers, les autres en prose, dont nous n’avons qu’une partie. Il a traduit le Phedon de Platon et l’Arithmétique de Nicomachus. Il a écrit, de la République, des Nombres et de la Musique. On cite aussi ses Questions de Tables, ses Lettres à Cerellia, qui étoient un peu libres, ses Proverbes, son Hermagoras et ses Ludicra. Tous ces ouvrages ne sont point venus jusqu’à nous ; il ne nous reste de lui que ses Métamorphoses ou son Ane d’or, son Apologie, ses Traités de la Philosophie morale, du Sillogisme, du Démon de Socrate, du Monde et ses Florides, qui sont des fragmens de ses déclamations.

Il est aisé de juger par les différens sujets, qu’Apulée a traités, qu’il avoit un grand génie, et propre à toutes sortes de sciences. Son éloquence, jointe à sa profonde érudition, le faisoit admirer de tous ceux qui l’entendoient, et il fut en si grande estime, même de son vivant, qu’on lui éleva des statues à Carthage, et dans plusieurs autres villes.

A l’égard de son Ane d’or, il a pris le sujet de cette métamorphose de Lucien ou de Lucius de Patras, qui étoit avant Lucien, et qui en est l’original ; mais il l’a infiniment embelli par quantité d’épisodes charmantes, sur-tout par la fable de Psiché, qui a toujours passé pour le plus beau morceau de l’antiquité en ce genre-là ; et tous ces incidens sont si ingénieusement enchaînés les uns aux autres, et si bien liés au sujet, qu’on peut regarder l’Ane d’or, comme le modèle de tous les romans. Il est plein de descriptions et de portraits admirables, et l’on ne peut nier qu’Apulée ne fût un fort grand peintre ; ses expressions sont vives et énergiques ; il hasarde à la vérité quelquefois certains termes qui n’auroient pas été approuvés du temps de Cicéron, mais qui ne laissent pas d’avoir de l’agrément, parce qu’ils expriment merveilleusement bien ce qu’il veut dire.

Beaucoup de savans dans tous les siècles ont parlé d’Apulée avec beaucoup d’estime, et lui ont donné de grands éloges. S. Augustin entre autres en fait mention[5] comme d’un homme de naissance, fort bien élevé et très éloquent.

Mais une chose surprenante, et qui fait bien voir l’ignorance et la superstition des peuples de ces temps-là, c’est que bien des gens prirent l’Ane d’or pour une histoire véritable, et ne doutèrent point, qu’Apulée ne fût très-savant dans la magie[6]. Cette opinion ridicule se fortifia en vieillissant et s’augmenta tellement dans la suite, que les Payens soutenoient qu’il avoit fait un si grand nombre de[7] miracles, qu’ils égaloient, ou même qu’ils surpassoient ceux de Jésus-Christ.

On auroit de la peine à dire qu’une telle impertinence eût été en vogue, si des personnages dignes de foi ne l’attestoient, et si nous ne voyions pas qu’on pria[8] S. Augustin de la réfuter.

Ce Saint Père se contenta de répondre, qu’Apulée[9], avec toute sa magie, n’avoit jamais pu parvenir à aucune charge de Magistrature, quoiqu’il fût de bonne maison, et que son éloquence fût fort estimée, et qu’on ne pouvoit pas dire que ce fût par un mépris philosophique qu’il vivoit hors des grands emplois, puisqu’il se faisoit honneur d’avoir une charge de Prêtre, qui lui donnoit l’intendance des jeux publics, et qu’il disputa avec beaucoup de chaleur contre ceux qui s’opposoient à l’érection d’une statue, dont les habitans d’Oëa le vouloient honorer, outre qu’on voit par son Apologie, qu’il se défendit d’être magicien, comme d’un grand crime.

  1. Aujourd’hui Madaro, petit bourg du royaume de Tunis.
  2. Aujourd’hui Tripoli, ville capitale du royaume de ce même nom.
  3. De la Cité de Dieu, liv. 8, chap. 19.
  4. L’accusateur soutenoit qu’elle avoit 60 ans ; mais Apulée prouva qu’elle n’en avoit guère plus de 40.
  5. S. August. epist. 5.
  6. S. Jérôme, sur le Pseaume 81. Lactant. Instit. Divin. l. 3, chap. 5. Marcellin à S. Augustin.
  7. S. Augustin, Epître 5.
  8. Marcellin à S. Augustin, Epître 4.
  9. S. Augustin, Epître 5.