Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/I/Livre V
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Texte établi par Jean-François Bastien, Bastien, (I, p. NP-389).
LES
MÉTAMORPHOSES:
ou
L’ANE D’OR D’APULÉE,
LIVRE CINQUIEME.
Psiché couchée sur un tendre gazon, étant un peu remise de son trouble et de sa frayeur, se laissa aller insensiblement à un doux sommeil. Après avoir reposé quelque temps, elle se réveille, l’esprit beaucoup plus tranquille. D’abord elle apperçoit un bois planté de fort grands arbres ; elle voit au milieu une fontaine plus claire que du cristal. Sur les bords que ses eaux arrosent, elle voit un Palais superbe, élevé plutôt par la puissance d’un Dieu, que par l’art et l’adresse des hommes. A n’en voir seulement que l’entrée, il étoit aisé de juger que c’étoit le séjour de quelque divinité. Des colonnes d’or y soutiennent des lambris d’ivoire et de bois de citronnier (1), d’un ouvrage admirable. Les murs qu’on voit d’abord en entrant, sont couverts de bas-reliefs d’argent, qui représentent toutes sortes d’animaux ; et ce fut une industrie merveilleuse à l’homme, au demi-Dieu, ou plutôt au Dieu qui travailla ce métal d’une si grande perfection. Les planchers sont de pierres précieuses de différentes couleurs, taillées et jointes ensemble, de manière qu’il semble que ce sont des ouvrages de peinture. O que ceux-là sont heureux, qui marchent sur l’or et sur les pierreries ! Le reste de ce vaste palais étoit d’un prix inestimable. Les murailles des appartemens revêtus d’or pur, brillent de toutes parts ; et quand le soleil auroit refusé sa lumière à ce palais, ses portes, son vestibule et ses chambres en donneroient assez pour l’éclairer. Les meubles répondent si bien à la magnificence de cet édifice, qu’il semble que Jupiter, dans le dessein d’habiter la terre, ait pris soin de le faire embellir.
Psiché, attirée par la vue de tant de merveilles, s’en approche ; devenue ensuite un peu plus hardie, elle entre dans cette brillante demeure ; elle admire l’un après l’autre tant de beautés différentes, qui, de tous côtés, s’offrent à ses regards ; elle y voit des chambres d’une architecture parfaite, pleines de tout ce qui se pouvoit imaginer de plus précieux ; ce qui ne s’y trouve pas, ne peut se trouver dans le reste du monde. Mais ce qui la surprend encore plus que la vue du plus beau trésor de l’univers, l’accès n’en est point interdit, et il n’y a personne qui le garde.
Comme elle considère toutes ces richesses avec grand plaisir, elle entend une voix qui lui dit : Pourquoi vous étonnez-vous, Psiché, de voir des choses dont vous êtes la maîtresse ? Tout ce qui est ici est à vous. Entrez donc dans un de ces appartemens ; sur ces lits qui s’offrent pour le repos, cherchez à vous délasser. Ordonnez quel bain vous voulez qu’on vous prépare : celle dont vous entendez la voix, est destinée à vous servir aussi bien que ses compagnes. Nous sommes prêtes à vous obéir ; et après avoir fait ce qu’il faut auprès de votre personne, on vous servira un repas digne d’une princesse comme vous.
Psiché reconnut que les Dieux prenoient soin d’elle, et, suivant l’avis de ces personnes invisibles, elle se coucha et dormit quelque temps ; ensuite elle se baigna. Au sortir du bain, elle vit un repas préparé : elle jugea bien que c’étoit pour elle, et se mit à table. On lui présenta des vins délicieux, et quantité de mets exquis furent servis devant elle par des mains invisibles ; elle entendoit seulement les voix de ces personnes qu’elle ne voyoit point, qui étoient autour d’elle pour la servir. Quand elle fut sortie de table, une belle voix chanta, accompagnée d’un luth : ensuite plusieurs voix se joignirent ensemble ; et quoiqu’elle ne vît aucun des musiciens, elle jugea qu’ils étoient en grand nombre, par les chœurs de musique qu’elle entendoit.
Après avoir goûté tous ces plaisirs, Psiché alla sur un lit chercher le sommeil où le retour de la nuit l’invitoit. Quand la nuit fut un peu plus avancée, le son d’une douce voix vint frapper ses oreilles. Alors se voyant seule, la peur la saisit ; elle frissonne, et craint plus que toutes choses ce qu’elle n’a point encore éprouvé ; cependant cet époux inconnu s’approche du lit de Psiché, se couche auprès d’elle, en fait sa femme, et la quitte avant le jour. Peu de temps après, ces personnes invisibles qui la servoient, font entendre leurs voix dans sa chambre, et préparent tout ce qu’il faut pour le lever de la nouvelle mariée. Psiché passa quelque temps dans ce genre de vie, et s’y accoutumant insensiblement, elle y prenoit plaisir : ces voix qui lui obéissoient, et avec qui elle s’entretenoit, lui rendoient sa solitude agréable.
Cependant son père et sa mère consumoient le reste de leur vieillesse dans les gémissemens et dans une affliction continuelle. Le bruit du malheur de leur fille s’étoit répandu dans les pays éloignés. Ses deux sœurs en étant informées, quittèrent leurs maris, et vinrent au plus vite mêler leurs larmes à celles de leurs parens. Cette même nuit l’époux de Psiché lui parla ainsi ; car, quoiqu’elle ne le vît point, elle ne laissoit pas de le toucher et de l’entendre : Ma chère épouse, je vous avertis que la fortune cruelle vous menace d’un péril terrible ; il est à propos que vous vous teniez bien sur vos gardes. Vos sœurs troublées du bruit de votre mort, pour savoir ce que vous êtes devenue, viendront bientôt sur ce rocher. Si leurs plaintes et leurs cris sont portés jusqu’à vous, gardez-vous bien de leur répondre, ni même de les regarder ; vous me causeriez un grand sujet d’affliction, et vous vous attireriez le dernier des malheurs.
Psiché promit à son mari de ne faire que ce qu’il lui prescrivoit ; mais elle s’abandonna aux larmes et aux plaintes, et passa tout le jour en cet état. Ah ! disoit-elle à tout moment, je vois bien présentement que je suis perdue sans ressource, puisqu’étant enfermée dans une belle prison, seule et privée de tout commerce, il ne m’est pas permis de donner aucune consolation à mes sœurs affligées de ma perte, ni même de les voir. Elle ne voulut ni boire ni manger de tout le jour, ni se mettre dans le bain. Quand le soir fut venu, elle s’alla mettre au lit les larmes aux yeux.
Dans le moment son mari vint se coucher auprès d’elle un peu plutôt qu’à l’ordinaire, et l’embrassant ainsi baignée de larmes : Est-ce-là, lui dit-il, ce que vous m’aviez promis ma chère Psiché ? Que puis-je désormais attendre de vous ? Qu’en dois-je espérer ? puisque jour et nuit vous ne cessez point de vous affliger, même dans les bras de votre époux. Faites donc tout ce qu’il vous plaira, et suivez un desir qui vous entraîne à votre perte, mais souvenez-vous que je vous ai avertie très-sérieusement du malheur dont vous êtes menacée, et que vous vous repentirez trop tard (2) de n’avoir pas suivi mon conseil.
Psiché l’assure qu’elle mourra, s’il ne lui accorde sa prière : elle le conjure de lui permettre de voir ses sœurs, de les entretenir, et de les consoler. Enfin elle fit tant qu’il lui accorda ce qu’elle demandoit. Il consentit même qu’elle leur donnât autant d’or et de pierreries qu’elle voudroit ; mais il l’avertit en même-temps de n’écouter jamais les pernicieux conseils qu’elles lui donneroient, de s’informer de la figure de son mari ; que cette curiosité sacrilège la précipiteroit du faîte du bonheur, dans un abîme de souffrances, et seroit cause qu’elle le perdroit pour jamais.
Psiché ayant l’esprit content, remercia son mari de lui avoir accordé ce qu’elle lui demandoit. Je mourrois plutôt mille fois, lui dit-elle, que de rien faire qui pût me séparer de vous ; car la tendresse que j’ai pour vous ne se peut exprimer, et qui que vous soyez, je vous aime cent fois plus que ma vie, et je vous préférerois au Dieu de l’amour même. Mais je vous demande encore une grace ; ordonnez à ce Zéphir qui vous sert, d’apporter ici mes sœurs, de la même manière que j’y fus apportée. Ensuite elle l’embrassa, et lui dit mille choses tendres et passionnées : Cher époux, ma chère ame, lui disoit-elle, ne me refusez pas. Enfin elle fit si bien par ses caresses, qu’il lui accorda tout ce qu’elle vouloit mais le jour étant prêt de paroître, il la quitta.
Cependant les sœurs de Psiché informées du lieu où elle avoit été abandonnée, s’y rendirent en diligence. Si-tôt qu’elles y furent, elles se mirent à pleurer, à se frapper la poitrine, et à s’affliger si violemment, qu’elles faisoient retentir les rochers de leurs cris et de leurs sanglots. Elles appelloient sans cesse leur sœur par son nom, tant qu’enfin les échos (3) portèrent leurs voix plaintives jusqu’à elle. Psiché tremblante et toute hors d’elle-même, sort vîte de son palais : Eh ! qu’avez-vous, leur cria-t-elle, à vous affliger de la sorte ? voici celle que vous pleurez ; cessez de pousser ces cris douloureux, et séchez vos pleurs, puisque vous pouvez embrasser celle qui en étoit la cause. En même-temps elle appele le Zéphir, et lui ayant dit l’ordre de son mari, il part ; et dans le moment, enlevant ses sœurs, il les apporte proche d’elle, sans leur faire aucun mal.
Elles s’embrassent mille fois, et leurs larmes qui s’étoient arrêtées recommencèrent à couler par l’excès de leur joie. Entrez chez moi, leur dit Psiché, venez vous consoler et vous réjouir avec votre chère sœur. Avant que d’entrer, elle leur fit remarquer la magnificence de son palais, et la beauté de sa situation ; elle leur fit voir les richesses immenses qu’il renfermoit ; et après leur avoir fait entendre ce grand nombre de voix, qui avoient ordre de la servir, elle les mène se baigner dans des bains délicieux : ensuite elle leur donne un repas dont l’appareil étoit superbe, et où l’abondance étoit jointe à la délicatesse et à la propreté. La vue de tant d’opulence et de tant de merveilles, ne servit qu’à faire naître dans le cœur de ces Princesses le noir poison de l’envie.
L’une des deux ne cessa point de lui demander qui étoit le maître de tant de choses extraordinaires et de l’interroger du nom et de la qualité de son mari. Psiché se souvint toujours des conseils qu’elle avoit reçus, et tint son secret renfermé dans son cœur ; mais imaginant une réponse dans le moment, elle leur dit que son mari étoit un homme dans la fleur de son âge, parfaitement beau et bienfait, qui faisoit sa principale occupation de la chasse dans les forêts et sur les montagnes voisines ; et de peur qu’un plus long entretien ne leur fît découvrir quelque chose de ce qu’elle vouloit cacher, elle leur fit présent de quantité de bijoux d’or et de pierreries : ensuite elle appèle le Zéphir, et lui ordonne de les reporter où il les avoit prises, ce qui fut aussi-tôt exécuté.
Pendant que ses deux bonnes sœurs s’en retournoient chez elles, le cœur dévoré par l’envie, elles faisoient éclater leur chagrin par leurs discours. Fortune aveugle et cruelle, dit l’une ! pourquoi faut-il qu’étant nées d’un même père et d’une même mère, nous ayons une destinée si différente, que nous qui sommes les aînées, soyons livrées comme des esclaves (4) à des maris étrangers, et que nous passions notre vie exilées loin de notre patrie et de nos parens, pendant que Psiché qui n’est que notre cadette, et qui a bien moins de mérite que nous, a le bonheur d’avoir un Dieu pour époux, et jouit d’une fortune si éclatante, qu’elle ne sait pas même en connoître le prix ? Avez-vous bien remarqué, ma sœur, quelle profusion de choses précieuses l’on voit dans son palais ? quels meubles, quelle quantité d’habits magnifiques, quels prodigieux amas de pierreries, et combien d’or l’on y foule aux pieds ? Si son mari est aussi beau qu’elle nous l’assure, il n’y a personne dans tout le monde si heureuse qu’elle ; peut-être même que l’amour qu’il a pour elle venant à s’augmenter par l’habitude, ce Dieu en fera une Déesse, et je n’en doute point ; n’en a-t-elle pas déjà les airs et les manières ; elle n’aspire pas à une moindre gloire ; et une femme qui a des voix à son service, et qui commande aux vents, n’est pas fort éloignée d’un rang si glorieux. Et moi, malheureuse, j’ai un mari plus vieux que mon père, qui n’a pas un cheveu (5), plus foible qu’un enfant, et si défiant qu’il tient tout enfermé sous la clef dans la maison !
Le mien, reprit l’autre, est tout courbé et accablé de goutte, et par conséquent très-peu propre au combat amoureux, jugez quelle satisfaction je puis avoir avec lui ; il faut souvent que j’emploie mes mains délicates à panser les siennes et à mettre des fomentations sur ses doigts endurcis comme des pierres (6) ; je fais plutôt auprès de lui le personnage d’un laborieux médecin que d’une épouse. Enfin, ma sœur, à vous parler franchement, c’est à vous de voir si vous avez assez de patience et de foiblesse, pour supporter une telle différence de Psiché à nous. Pour moi, je vous avoue que je ne puis souffrir, qu’indigne d’un si grand bonheur, elle en jouisse davantage. Souvenez-vous avec quelle fierté et quelle arrogance elle en a usé avec nous, avec quelle ostentation insupportable elle nous a fait voir toutes ses richesses, dont elle ne nous a donné qu’à regret une très-petite partie. Bientôt lasse de nous voir, elle a commandé aux vents, de nous remporter, et s’est défaite de nous d’une manière choquante ; mais je veux n’être pas femme, et cesser de vivre, si je ne la précipite d’une si haute fortune ; et si l’affront qu’elle nous a fait, vous est aussi sensible qu’à moi, prenons ensemble des mesures justes pour la perdre. Ne montrons à nos parens, ni à personne les présens qu’elle nous a faits ; faisons même comme si nous n’avions pu apprendre aucune de ses nouvelles ; il suffit de ce que nous avons vu qui nous cause assez de chagrin, sans aller apprendre à nos parens et à tous leurs sujets la félicité dont elle jouit ; car les hommes ne sont point véritablement heureux, quand leur bonheur n’est connu de personne. Il faut faire sentir à Psiché que nous sommes ses sœurs aînées, et non pas ses esclaves. Retournons chez nos maris dans des maisons bien modestes auprès de celle que nous venons de quitter, et quand nous aurons pris nos mesures sur ce que nous avons à faire, nous reviendrons à coup sûr punir son orgueil.
S’étant fortifiées l’une et l’autre dans cette pernicieuse résolution, elles cachèrent les riches présens que leur sœur leur avoit faits, et arrivèrent dans la maison paternelle, contrefaisant les affligées, s’arrachant les cheveux, et s’égratignant le visage, qu’elles auroient bien mérité d’avoir déchiré tout-à-fait. Elles renouvellèrent par ces larmes feintes la douleur où leur père et leur mère s’étoient abandonnés ; ensuite elles s’en allèrent chez elles toujours occupées de leurs mauvais desseins, et méditant les moyens d’exécuter leurs perfidies, ou plutôt leur parricide contre une sœur innocente.
Cependant cet époux, que Psiché ne connoissoit point, l’avertissoit toutes les nuits de prendre garde à elle. Vous ne voyez pas, lui disoit-il, le péril dont la fortune vous menace, il est encore éloigné ; mais si vous ne vous précautionnez de bonne heure, certainement vous succomberez. Vos perfides sœurs mettent tout en usage pour vous perdre, et sur-tout elles veulent vous persuader de chercher à me voir ; mais, comme je vous l’ai dit souvent, si vous me voyez une fois, vous ne me reverrez jamais. C’est pourquoi, si ces abominables femmes (7) reviennent ici avec leurs noires intentions, et je sai qu’elles y viendront, ne leur parlez point ; et si vous ne pouvez vous en empêcher par la foiblesse que vous avez pour elles, et par la bonté de votre naturel, au moins n’écoutez rien sur ce qui regarde votre mari, et ne répondez pas un mot. Vous portez dans votre jeune sein des fruits de notre himenée : si vous tenez nos secrets cachés, je vous annonce que cet enfant sera au nombre des Dieux, mais si vous les révélez, ce ne sera qu’un simple mortel.
Psiché charmée de ce qu’elle venoit d’entendre, en devient plus belle ; elle s’applaudit de sa fécondité, et se réjouit dans l’espérance qu’elle a d’être mère d’un Dieu : elle compte avec soin les jours et les mois dans l’impatience qu’elle a de mettre au monde cet enfant divin. Mais ses sœurs, ces deux furies qui ne respirent que le crime, s’étoient embarquées pour venir exécuter leur détestable dessein.
Cependant le mari de Psiché l’avertit encore de ce qu’elle avoit à craindre : Voici, lui dit-il, le dernier jour, le péril est proche ; vos sœurs ingrates et denaturées, ont pris les armes, ont sonné la charge, et vont fondre sur vous. Je les vois déjà qui vous tiennent le couteau sur la gorge : Ah ! ma chère Psiché, que de malheurs vous environnent ; ayez pitié de moi, ayez pitié de vous-même ; gardez un secret inviolable, sauvez votre mari, votre maison, sauvez-vous vous-même avec ce cher gage que vous portez dans votre sein ; ne voyez point ces femmes déloyales que vous ne devez plus regarder comme vos sœurs, après la guerre mortelle qu’elles vous ont déclarée malgré les liens du sang ; n’écoutez point ces perfides sirènes (8), lorsqu’elles viendront sur ce rocher faire retentir les échos d’alentour de leurs funestes cris.
Je ne crois pas, lui dit Psiché d’une voix entrecoupée de sanglots, que jusqu’ici vous ayez eu lieu de vous plaindre de ma discrétion, et d’avoir manqué à ce que je vous ai promis ; vous connoîtrez mieux dans la suite si je suis capable de garder un secret. Commandez donc encore au Zéphir de m’obéir, et puisqu’il ne m’est pas permis de jouir de la vue de votre divine personne, au moins que je puisse voir mes sœurs. Je vous le demande par ces cheveux parfumés qui tombent sur vos épaules, par ce visage qui ne peut être que parfaitement beau, qui me semble au toucher aussi délicat et aussi uni que le mien ; je vous en conjure enfin par votre sein qui brûle de je ne sai quelle chaleur extraordinaire, ne me refusez pas le plaisir de voir mes sœurs ; ainsi puissé-je vous voir un jour dans l’enfant qui naîtra de vous ! Accordez cette satisfaction à votre chère Psiché, qui ne vit et ne respire que pour vous. Je ne demande plus à vous voir, l’obscurité même de la nuit ne me fait nulle peine, puisque je vous tiens dans mes bras, vous qui êtes ma lumière. Cet époux attendri se rendit aux prières et aux caresses de Psiché ; il essuya avec ses cheveux les larmes qu’elle versoit ; et lui ayant promis ce qu’elle souhaitoit, il la quitta avant la pointe du jour.
Les deux sœurs conjurées, ayant pris terre, descendent promptement de leurs vaisseaux, et sans aller voir leurs parens, s’acheminent vers le rocher, y montent avec précipitation. Là, par une témérité insolente, sans attendre le secours du vent qui les devoit porter, elles se jettent dans l’air ; le Zéphir qui n’avoit pas oublié l’ordre qui lui avoit été donné, les soutient et les porte, quoiqu’à regret, proche du palais de Psiché. Elles y entrent sans s’arrêter un moment, et embrassent leur proie, à qui elles donnoient le nom de sœur, elles cachent avec une joie et des caresses feintes la noirceur de leurs intentions. Psiché, lui disoient-elles, vous n’êtes plus un enfant, vous serez bientôt mère ; que cette grossesse nous promet de grands avantages ; quelle joie pour toute notre famille, et que nous nous estimerons heureuses de donner nos soins à élever un enfant si précieux. S’il tient de son père et de sa mère pour la beauté, il sera beau comme l’amour même. C’est ainsi que, par ces fausses démonstrations d’amitié, elles s’emparent de son esprit.
Après qu’elle les eût fait reposer, elle leur fait prendre le bain ; ensuite elle les conduit dans un appartement superbe, où elle leur fait trouver un repas magnifique. Elle ordonne qu’on joue du luth, elle est obéie ; elle demande un concert de flûtes, leurs agréables sons se font entendre ; enfin elle veut que des voix se joignent aux instrumens, et l’on entend un chœur de musique admirable, sans qu’on voie aucun de ceux qui le composent. Mais les charmes de cette divine harmonie n’étoient pas capables de calmer la fureur dont ces perfides étoient possédées, et comme elles suivoient toujours leur projet, avec une douceur feinte, elles s’informent de leur sœur, qui étoit son mari, et quelle étoit sa famille. Psiché, trop simple et trop peu défiante, ne se souvenant plus de ce qu’elle leur avoit répondu sur cela, inventa sur le champ un nouveau mensonge, et leur dit que son mari étoit de la province voisine ; que c’étoit un homme qui faisoit un grand commerce, et qui étoit puissamment riche ; qu’il étoit entre deux âges, et commençoit à avoir des cheveux blancs : et coupant court sur ce discours, elles les comble de riches présens, comme la première fois, et les renvoye par le même vent qui les avoit apportées.
A peine le Zéphir les eut-il rendu, où il les avoit prises, que s’en allant chez leur père, elles eurent cette conversation. Que dites-vous, ma sœur, disoit l’une, du ridicule mensonge que cette innocente vient de nous faire ? Son mari, à ce qu’elle nous disoit, étoit un jeune homme qui n’avoit point encore de barbe ; présentement il est entre deux âges, et ses cheveux commencent à blanchir. Quel est donc cet homme qui vieillit de la sorte en si peu de temps ? Ma sœur, reprit l’autre, de deux choses l’une, ou Psiché ne nous a pas dit la vérité, ou jamais elle n’a vu son mari. Que ce soit l’un ou l’autre, il faut faire en sorte au plutôt de détruire le bonheur dont elle jouit. S’il est vrai qu’elle ne sache point comme est fait son époux, sans doute elle est mariée à un Dieu ; elle porte un enfant divin dans son sein ; et certainement si elle vient à être mère de quelque demi-Dieu (le Ciel nous en préserve), mais si cela arrivoit, je m’étranglerois dans le moment. Cependant retournons chez notre père, et prenons des mesures justes pour venir à bout de nos desseins.
Ainsi agitées par la violence de leur passion criminelle, après avoir par manière d’acquit, visité leur père et leur mère, elles se lèvent avant la fin de la nuit, troublent toute la maison, en sortent comme des furies, courent au rocher, et y arrivent avec le jour ; et de là, par le secours ordinaire du Zéphir, volent au palais de leur sœur. Après s’être frottées les yeux pour en arracher quelques larmes, elles l’abordent avec ce discours plein d’artifice : Vous vivez heureuse et tranquille dans l’ignorance de votre malheur, et du péril où vous êtes exposée ; mais nous qui veillons pour vos intérêts, nous sommes dans une peine effroyable de vous voir à deux doigts de votre perte ; et la part que nous prenons à ce qui vous regarde, fait que nous ne pouvons plus vous cacher ce que nous avons appris de votre sort. Nous savons très certainement qu’un serpent d’une grandeur prodigieuse vient tous les soirs la gueule dégoutante de sang et de venin, passer la nuit secrétement auprès de vous. Souvenez-vous de l’Oracle d’Apollon, qui répondit que vous étiez destinée à épouser un monstre cruel. Plusieurs paysans et quelques chasseurs des environs le virent hier au soir comme il venoit de ſe repaître, qui se baignoit sur le bord de la rivière qui est au pied de ce rocher ; et tout le monde assure que vous ne jouirez pas long-temps des plaisirs que vous goûtez ici, et que, lorsqu’étant prête d’accoucher, vous serez encore plus grasse et plus pleine que vous n’êtes, ce dragon ne manquera pas de vous dévorer. C’est donc à vous de voir si vous voulez croire vos sœurs, à qui votre vie est infiniment chère, et lequel vous aimez mieux, ou de vivre avec nous hors de danger, ou d’être ensevelie dans le ventre d’un monstre. Que, si malgré ce que nous vous disons, cette solitude où vous n’entendez que des voix, a des charmes pour vous ; si vous êtes touchée des caresses infâmes et dangereuses de ce dragon, de manière que vous ne vouliez pas suivre nos conseils, au moins n’aurons-nous rien à nous reprocher, nous aurons fait notre devoir à votre égard.
La pauvre Psiché, trop simple et trop crédule, fut si épouvantée de ce que ses sœurs disoient et en eut l’esprit si troublé, que ne se souvenant plus des avertissemens de son mari, ni de la promesse qu’elle lui avoit faite, elle courut elle-même au-devant de sa perte. Mes chères sœurs, leur dit-elle avec un visage où la frayeur étoit peinte, et d’une voix entrecoupée de sanglots, vous me donnez des marques bien sensibles de la tendresse que vous avez pour moi ; j’ai même lieu de croire que ceux qui vous ont fait ce rapport ne vous ont rien dit qui ne soit véritable. Je n’ai jamais vu mon mari, et j’ignore absolument de quel pays il est. Je passe les nuits avec cet époux, dont j’entends seulement la voix, que je ne connais point, et qui fuit la lumière. Je ne puis m’empêcher de convenir qu’il faut bien que ce soit quelque monstre, comme vous me l’avez dit ; car il m’a toujours défendu expressément, et avec grand soin, de souhaiter de le voir, m’assurant que cette curiosité m’attireroit le dernier des malheurs. Si vous savez donc quelques moyens de secourir votre sœur dans cette extrémité, ne les lui refusez pas, je vous en conjure. Quand on se repose trop sur la providence des Dieux, on en devient indigne.
Ces méchantes femmes voyant le cœur de Psiché à découvert, crurent qu’il n’étoit plus besoin de prendre aucun detour, et que s’étant entièrement emparées de son esprit, elles n’avoient qu’à agir ouvertement. Ainsi l’une d’elles prenant la parole : les liens du sang, lui dit-elle, qui nous unissent à vous, nous engagent à ne considérer aucun danger, quand il s’agit de votre conservation. Ainsi nous vous dirons le seul moyen que nous avons trouvé, qui peut empêcher votre perte, munissez-vous d’un bon rasoir bien repassé et bien tranchant, et le serrez dans votre lit, du côté où vous avez accoutumé de coucher ; cachez aussi sous quelque vase une petite lampe pleine d’huile et bien allumée, faites tout cela secrétement ; et, lorsque le monstre se sera traîné en rampant à son ordinaire jusqu’à votre lit, qu’il se sera couché auprès de vous, et que vous le verrez enseveli dans un profond sommeil, levez-vous doucement et sans faire le moindre bruit, allez quérir votre lampe, servez-vous de sa lumière et prenez bien votre temps pour exécuter une action courageuse. Coupez hardiment la tête de ce dragon avec le rasoir que vous aurez préparé ; nous serons toutes prêtes à vous secourir, et si-tôt que vous aurez mis votre vie en sûreté par sa mort, nous reviendrons vous trouver, pour emporter avec vous, tous les trésors qui sont dans ce palais, ensuite nous vous donnerons un époux qui vous convienne. Après que ces perfides eurent ainsi enflammé le cœur de Psiché, elles prirent congé d’elle, craignant d’être enveloppées dans le péril où elles l’exposoient, et se firent rapporter par le Zéphir sur le rocher où il avoit accoutumé de les aller prendre. Si-tôt qu’elles y furent, elles allèrent vite regagner leurs vaisseaux pour retourner chez elles.
Psiché, abandonnée à elle-même, ou plutôt aux furies qui la déchirent, n’est pas moins agitée que la mer pendant l’orage. Quelque ferme résolution qu’elle eût prise, le temps venu d’exécuter son dessein, elle chancelle, et ne sait à quoi se résoudre. Dans le triste état où elle est réduite, son cœur est tourmenté de mille passions différentes ; elle se hâte, elle diffère, elle ose, elle craint, elle se défie, elle est transportée de colère ; et ce qui est de plus cruel pour elle, dans le même objet, elle hait un monstre et aime un mari. Enfin, voyant le jour prêt à finir, elle se détermine et prépare avec précipitation, tout ce qu’il faut pour exécuter son projet criminel.
Quand il fut nuit, son mari vint se coucher auprès d’elle. Après qu’il lui eut fait de nouvelles protestations de tendresse amoureuse, il s’endort profondément. Alors Psiché, toute foible de corps et d’esprit qu’elle étoit, poussée par son mauvais destin, qui lui donnoit de nouvelles forces, sort du lit, prend la lampe et le rasoir, et se sent animée d’une hardiesse au-dessus de son sexe. Mais si-tôt qu’elle eut approché la lumière, elle apperçoit le plus doux et le plus apprivoisé de tous les monstres ; elle voit Cupidon, ce Dieu charmant, qui reposoit d’une manière aimable. Ce rasoir odieux qu’elle tient dans sa main, semble se vouloir émousser, et la lumière de la lampe en devient plus vive.
Psiché surprise d’une vue, à laquelle elle s’attendoit si peu, toute hors d’elle-même, pâle, tremblante, et n’ayant pas la force de se soutenir, se laisse aller sur ses genoux et veut cacher, mais dans son propre sein, le fer qu’elle tenoit, ce qu’elle auroit fait sans doute, si, pour se dérober à un si grand crime, il ne lui fût tombé des mains. Toute foible et toute abattue qu’elle étoit, la vue de cette beauté divine ranime son corps et son esprit. Elle voit une tête blonde toute parfumée, une peau blanche et délicate, des joues du plus bel incarnat du monde, de longs cheveux frisés, dont les boucles qui sembloient briller plus que la lumière de la lampe, tomboient négligemment sur les épaules et sur le sein de ce charmant époux. Il avoit des aîles de couleur de roses, dont les plumes les plus petites et les plus légères sembloient se jouer au mouvement de l’air qui les agitoit ; tout le reste de son corps étoit d’un éclat et d’une beauté parfaite, et tel que Vénus pouvoit se glorifier de l’avoir mis au monde.
Psiché apperçut au pied du lit un arc, un carquois et des flêches qui sont les armes de ce Dieu puissant, qui font de si douces blessures : elle les examine avec une curiosité extraordinaire, et les admire. Elle prend une des flêches, et voulant essayer du bout du doigt, si la pointe en étoit bien fine, elle se fit une légère piquure, dont il sortit quelques gouttes de sang. C’est ainsi que, sans y penser, Psiché devint amoureuse de l’Amour même. Alors se sentant enflammer de plus en plus pour son cher époux, elle le baise tendrement, redouble ses caresses avides et empressées, et craint la fin de son sommeil.
Mais, pendant qu’elle goûte de si doux plaisirs, cette perfide lampe, comme si elle eût été jalouse, ou qu’elle eût souhaité de toucher et de baiser aussi cet aimable Dieu, laisse tomber une goutte d’huile enflammée sur son épaule droite. Ah, lampe audacieuse et téméraire, tu brûles l’auteur de tous les feux du monde ! Est-ce ainsi qu’il faut servir les amans, toi qui as été inventée par eux pour jouir pendant la nuit de la vue de ce qu’ils aiment ? l’Amour se sentant brûler, s’éveille tout d’un coup, et voyant qu’on lui avoit manqué de parole, se débarrasse d’entre les bras de l’infortunée Psyché, et s’envole sans lui parler. Mais elle le saisit avec ses deux mains par la jambe droite, de manière qu’elle est enlevée en l’air, jusqu’à ce qu’étant lasse et n’en pouvant plus, elle lache prise et tombe à terre. Ce Dieu amant ne voulant pas d’abord l’abandonner dans cet état, vole sur un ciprès qui étoit proche, d’où il lui parla ainsi : Trop foible et trop simple Psiché ! Loin d’obéir à Vénus, ma mère, qui m’avoit ordonné de vous rendre amoureuse du plus méprisable de tous les hommes, et d’en faire votre époux, moi-même j’ai voulu rendre hommage à vos charmes. J’ai fait plus, et je vois bien que j’ai eu tort ; je me suis blessé pour vous d’un de mes traits, et je vous ai épousée, et tout cela, Psiché, afin que vous crussiez que j’étois un monstre, et que vous coupassiez une tête, où sont ces yeux qui vous trouvoient si belle. Voilà le malheur que je vous prédisois toujours qui nous arriveroit, si vous négligiez les avertissemens que je vous donnois avec tant de tendresse. A l’égard de celles qui vous ont donné des conseils si pernicieux, avant qu’il soit peu je les en ferai repentir ; pour vous, je ne puis mieux vous punir qu’en vous abandonnant. En achevant ces mots, l’Amour s’envole.
Psiché couchée par terre, pénétrée de la douleur la plus vive et la plus affreuse, le suit des yeux tant qu’elle peut. Si-tôt qu’elle l’a perdu de vue, elle court se précipiter dans un fleuve qui étoit près de-là ; mais ce fleuve favorable, par respect pour le Dieu qui porte ses feux jusqu’au fond des flots, et redoutant son pouvoir, conduisit Psiché sur le rivage sans lui faire aucun mal, et la pose sur un gazon couvert de fleurs.
Par hasard le dieu Pan (9) étoit assis sur une petite éminence au bord du fleuve, et toujours amoureux de la nymphe Sirinx transformée en roseau : il lui apprenoit à rendre toutes sortes de sons agréables, pendant que ses chèvres bondissoient autour de lui, paissant de côté et d’autre sur le rivage. Ce Dieu champêtre qui n’ignoroit pas l’aventure de Psiché, la voyant prête à mourir de douleur et de désespoir, la prie de s’approcher de lui, et tâche de modérer son affliction, en lui parlant ainsi : Mon aimable enfant, quoique vous me voyiez occupé à garder des chèvres, je ne laisse pas d’avoir appris bien des choses par une longue expérience ; mais si je conjecture bien, ce que des gens prudens appèlent deviner, à voir votre démarche chancelante (10), l’abattement où vous êtes, vos pleurs et la manière dont vous soupirez, un violent amour vous tourmente ; c’est pourquoi, croyez mes conseils, ne cherchez plus la mort en aucune façon, séchez vos larmes et calmez votre douleur. Adressez vos vœux et vos prières à Cupidon, le plus grand des Dieux ; et comme il est jeune et sensible, comptez que vos soins vous le rendront favorable.
Psiché ne répondit rien à ce Dieu des Bergers ; mais l’ayant adoré comme une divinité propice, elle continua son chemin. Après avoir marché quelque temps comme une personne égarée, elle suivit un chemin qu’elle ne connoissoit point, qui la conduisit à une ville, où régnoit le mari d’une de ses sœurs. Psiché en étant informée, se fit annoncer à sa sœur, et demanda à la voir. Elle fut aussi-tôt conduite auprès d’elle. Après qu’elles se furent embrassées l’une et l’autre, Psiché, à qui sa sœur demanda le sujet de son voyage, lui parla ainsi : Vous vous souvenez du conseil que vous me donnâtes de couper avec un rasoir la tête à ce monstre, qui sous le nom d’époux, venoit passer les nuits avec moi, et de prévenir le dessein qu’il avoit de me dévorer. Mais, comme j’allois l’entreprendre, et que j’eus approché la lumière pour cet effet, je vis avec la dernière surprise le fils de Vénus, Cupidon lui-même, qui reposoit tranquillement. Transportée de plaisir et d’amour à cette vue, dans le moment que j’allois embrasser ce charmant époux, par le plus grand malheur du monde, je répandis une goûte d’huile enflammé sur son épaule. La douleur l’ayant éveillé, comme il me vit armée de fer et de feu : pour punition, dit-il, d’un si noir attentat, retirez-vous, je romps pour jamais les liens qui vous unissoient à moi (11). Je vais tout présentement épouser votre sœur, continua-t-il, en vous nommant par votre nom ; en même-temps il ordonna au Zéphir de m’emporter loin de son palais.
A peine avoit-elle achevé de parler, que sa sœur, poussée du désir déréglé de satisfaire à un amour criminel, aussi-bien que de la jalousie qu’elle avoit eue du bonheur de Psiché, prit pour prétexte auprès de son mari la mort d’un de ses parens, qu’elle supposa avoir apprise, et s’embarqua sur le champ. Elle arrive à ce rocher, elle y monte, et sans examiner si le vent qui souffloit alors, étoit le Zéphir ou non, aveuglée d’une folle espérance : Amour, dit-elle, reçois-moi pour ta femme ; et toi, Zéphir, porte celle qui te doit commander. En même-temps elle se jette en l’air, et tombe dans des précipices ; elle ne put même arriver après sa mort où elle souhaitoit ; car ses membres brisés et dispersés sur les rochers, ainsi qu’elle l’avoit bien mérité, servirent de pâture aux oiseaux et aux bêtes sauvages. L’autre sœur ne fut pas long-temps sans être punie ; car Psiché qui erroit par le monde, étant arrivée à la ville où elle faisoit son séjour, la trompa de la même manière. Celle-ci n’eut pas moins d’empressement que l’autre de supplanter sa sœur en épousant le Dieu de l’Amour ; elle courut sur le rocher, et tomba dans le même précipice.
Pendant que Psiché, occupée à chercher Cupidon, parcouroit le monde, ce Dieu étoit couché dans le lit de sa mère, malade de sa blessure. Dans ce temps-là un de ces oiseaux blancs (12), qu’on voit souvent nager sur les flots, plongea dans la mer, et fut trouver Vénus qui se baignoit au fond de l’océan. Il lui apprit que son fils étoit au lit, pour une brûlure qu’il avoit à l’épaule, dont il souffroit beaucoup, qu’il étoit même en grand danger, et qu’il couroit d’étranges bruits par toute la terre de la famille de Vénus, que, pendant que Cupidon s’étoit retiré sur le haut d’une montagne avec une maîtresse, Vénus se divertissoit dans les bains de Thétis, au fond de la mer. Ainsi, continua-t-il, le monde est privé de plaisirs, on n’y voit plus les graces ni les ris ; les hommes sont devenus grossiers et sauvages ; on n’y connoît plus la tendre amitié ni les engagemens ; il ne se fait plus de mariages, et le monde ne peut manquer de finir par le désordre qui règne par-tout. C’est ainsi que cet oiseau indiscret et causeur déchiroit la réputation de l’Amour devant la Déesse sa mère.
Comment, s’écria Vénus en colère, mon fils a déjà une maîtresse ? Je te prie, dit-elle à l’oiseau, toi qui m’es seul resté fidèle, apprens-moi le nom de celle qui a séduit cet enfant : Est ce une nymphe (13), une des heures (14), une des muses (15) ou une des graces qui sont à ma suite (16). Je ne sai, lui répondit l’oiseau qui ne pouvoit se taire, mais il me semble qu’on dit que celle qu’il aime si éperdument se nomme Psiché ? Quoi s’écria Vénus avec transport, il aime cette Psiché qui a l’insolence de me disputer l’empire de la beauté ; et d’usurper mon nom ; et, pour comble d’indignité, il semble que j’aie été la médiatrice de cet amour ; car c’est moi qui lui ai fait voir cette mortelle, il ne la connoît que par moi. En achevant ces mots, elle sortit de la mer, et s’en alla droit à son palais. A peine fut-elle à la chambre où l’Amour étoit malade, qu’elle s’écria dès la porte : Ce que vous avez fait est beau et bien digne de vous et de votre naissance ! vous ne vous êtes pas contenté de mépriser l’ordre que votre mère et votre souveraine vous avoit donné, loin d’enflammer mon ennemie pour quelque homme indigne d’elle, vous l’avez aimée vous-même, et à votre âge vous avez la témérité de vous marier, et d’épouser une femme que je déteste. Sans doute, petit séducteur, petit brouillon, que vous êtes, vous croyez être en droit de faire tout ce qu’il vous plaît, et que je ne suis plus en âge d’avoir un autre fils ; mais je vous prie de croire que cela n’est pas vrai, et que j’espère avoir un fils qui vaudra beaucoup mieux que vous. Et quand cela ne seroit pas, afin que vous ressentiez mieux le peu de cas que je fais de vous ; j’adopterai quelqu’un des enfans de ma suite, et je lui donnerai les aîles, le flambeau, l’arc et les flèches, en un mot, tout ce que je vous avois donné, et dont vous avez fait un si mauvais usage : tout cela vient de moi, et non pas de votre père (17). Mais vous n’avez jamais eu que de mauvaises inclinations ; vous étiez méchant dès votre enfance, vous n’avez aucun égard ni aucun respect pour vos parens, que vous avez maltraités tant de fois, et moi-même qui suis votre mère, combien de fois ne m’avez-vous pas blessée ? vous me traitez avec mépris, comme une veuve abandonnée, sans craindre ce fameux guerrier qui est votre beau-père. Que dis-je, malgré le chagrin que cela me cause, ne le blessez-vous pas à tout moment pour cent beautés différentes ; mais je vais faire en sorte que vous aurez tout lieu de vous repentir d’en user ainsi, et du beau mariage que vous avez fait.
Mais, que ferai-je présentement, dit-elle en elle-même, lorsque ce fils ingrat me méprise ? A qui m’adresserai-je ? Comment pourrai-je punir ce petit fourbe ? Irai-je demander du secours à la Sobriété, qui est ma mortelle ennemie (18), et que j’ai tant de fois offensée pour complaire à mon fils, et faudra-t-il même que j’entre seulement en conversation avec une femme si désagréable et si grossière ? elle me fait horreur ; mais il faut me venger à quelque prix que ce puisse être. Il n’y a que la Sobriété qui puisse me bien servir en cette occasion ; il faut qu’elle châtie rigoureusement cet étourdi, qu’elle vuide son carquois, ôte le fer de ses flèches, détende son arc, éteigne son flambeau, et affoiblisse son corps par l’abstinence (19). Alors je me croirai bien vengée, et je serai tout-à-fait contente si je puis couper ces beaux cheveux blonds que j’ai si souvent accommodés moi-même, et si je puis arracher les plumes de ces aîles que j’ai tant de fois parfumées.
Après que Vénus eut ainsi parlé, elle sortit de son palais toute en fureur. Cérès et Junon la rencontrèrent, et la voyant en cet état, elles lui demandèrent, pourquoi par un air si chagrin elle ternissoit l’éclat de ses beaux yeux ? Vous venez ici fort à propos, leur dit-elle, redoubler l’excès de mes peines par vos railleries ; vous devriez plutôt (et même je vous en prie) faire tout votre possible pour me découvrir cette Psiché, qui est errante et fugitive par le monde ; car je ne doute pas que vous ne sachiez une chose aussi publique que celle qui m’est arrivée et à mon fils, que je ne dois plus regarder comme tel, après ce qu’il a fait.
Ces divinités qui savoient tout ce qui s’étoit passé, tâchèrent de calmer sa colère en lui parlant ainsi : Quel mal vous a fait votre fils, Déesse, pour vous opposer à ses plaisirs avec tant d’opiniâtreté, et pour vouloir perdre celle qu’il aime ? A-t-il commis un crime en se laissant toucher aux charmes d’une belle personne ? Avez-vous oublié son âge, ou parce qu’il est toujours beau et délicat, croyez-vous qu’il soit toujours un enfant ? Au reste, vous êtes mère, et vous êtes prudente ; de quel œil croyez-vous qu’on vous verra avec une attention continuelle sur les galanteries de votre fils (20) condamner en lui des passions dont vous faites gloire, et lui interdire des plaisirs que vous goûtez tous les jours. Les hommes et les Dieux pourront-ils souffrir que vous, qui ne cessez point d’inspirer la tendresse par tout l’univers, vous la bannissiez si sévèrement de votre famille, et pourquoi voulez-vous empêcher les femmes de se prévaloir de l’avantage que leur beauté leur donne sur les cœurs ? C’est ainsi que ces déesses redoutant les traits de Cupidon, prenoient son parti, quoiqu’il fût absent ; mais Vénus indignée de voir qu’elles regardoient comme une bagatelle une chose qui lui tenoit si fort au cœur, les quitta et s’en alla fort vite du côté de la mer.