Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/I/Livre I


LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN.

LIVRE PREMIER.

Je vais vous conter diverses fables dans ce discours Milésien (1), dont le récit charmera vos oreilles, pourvu que vous ne dédaigniez pas de lire un ouvrage écrit dans le style facétieux et enjoué des auteurs Egyptiens (2). Vous y verrez avec étonnement les Métamorphoses surprenantes de plusieurs personnes changées en différentes formes (3), et remises ensuite dans leur état naturel. Je vais commencer ; mais d’abord apprenez en peu de mots qui je suis.

Ma famille tire son ancienne origine d’Hymet (4) dans l’Attique, de l’Isthme (5) de Corinthe et de Tænare (6) dans le territoire de Sparte, provinces renommées pour leur fertilité, et qui ont été célébrées dans des ouvrages immortels. Or, ce fut dans la ville d’Athènes, où je commençai d’étudier la langue grecque ; j’allai ensuite à Rome, j’y appris celle du pays avec une peine et un travail incroyable, n’étant guidé par aucun Maître (7). Ainsi, je vous prie, avant tout, de m’excuser s’il m’arrive de faire quelques fautes, en parlant une langue qui m’est étrangère, que je préfère cependant à la mienne, parce que cette légèreté de style s’accorde déjà en quelque façon avec celui que j’ai dessein d’employer. Voici donc l’histoire de ce qui m’est arrivé en Grèce (8) ; elle vous fera plaisir : prêtez-moi toute votre attention.

J’allois pour quelque affaire en Thessalie, d’où je suis aussi originaire, ayant l’honneur de descendre, du côté de ma mère, du fameux Plutarque (9), et du philosophe Sextus, son petit-fils (10). Après avoir traversé de hautes montagnes, de profondes vallées, des prés et des plaines, monté sur un cheval blanc du pays, qui étoit fort fatigué, aussi-bien que moi, je mis pied à terre pour me délasser un peu de ma sédentaire lassitude (11), en marchant quelque temps. Je débridai mon cheval, qui étoit tout en sueur, je lui frottai soigneusement le front (12), et le menai au pas, jusqu’à ce qu’il se fût soulagé, en faisant ses fonctions ordinaires et naturelles. Pendant qu’en chemin faisant, baissant la tête et tournant la bouche sur le flanc, il arrachoit de côté et d’autre quelque bouchée d’herbe le long des prés par où nous passions, je joignis deux hommes qui d’aventure marchoient un peu devant moi. En prêtant l’oreille à leurs discours, j’entendis l’un dire à l’autre, en éclatant de rire : de grace, cesse de me faire des contes aussi ridicules et aussi outrés. Ces mots excitans vivement ma curiosité (13) ; je vous prie, leur dis-je, de vouloir bien me faire part de votre entretien : ce n’est point par aucune envie de savoir vos secrets que je vous le demande, mais par le desir que j’ai d’apprendre tout ou au moins beaucoup : et même l’agrément de la conversation, diminuera la fatigue que nous avons à monter ce côteau.

Mais celui qui venoit de parler, continuant : ce que tu me contes, dit-il, est aussi vrai que si on disoit, que par des paroles magiques, on peut forcer les rivières à remonter vers leur source, rendre la mer immobile, enchaîner les vents, arrêter le soleil (14), forcer la lune à jeter de l’écume (15), arracher les étoiles des cieux, faire cesser le jour et suspendre le cours de la nuit. Alors reprenant la parole avec plus de hardiesse : je vous prie, dis-je à celui qui avoit commencé ces premiers discours, ne vous rebutez pas de les continuer. Ensuite m’adressant à l’autre : et vous, lui dis-je, qui vous opiniâtrez à rejeter ce qui est peut-être très-véritable, vous ignorez apparemment que beaucoup de choses passent pour fausses mal-à-propos, parce que l’on n’a jamais entendu, ni vu rien de pareil, ou parce qu’on ne peut les comprendre ; et, si on les examine avec un peu de soin, on les trouve non-seulement véritables, mais même fort aisées à faire. Car je vous dirai qu’un soir, soupant en compagnie, comme nous mangions à l’envie les uns des autres d’un gâteau fait avec du fromage, j’en voulus avaler un morceau un peu trop gros, qui s’attacha à mon gosier, et m’ôtant la respiration (16), me mit à deux doigts de la mort ; cependant j’ai vu depuis à Athènes, de mes propres yeux, un charlatan à cheval, devant le portique Pœcile (17), qui avaloit une épée par la pointe : et dans le moment, pour très-peu de chose qu’on lui donnoit, il s’enfonçoit par la bouche un épieu jusqu’au fond des entrailles, en sorte que le fer lui sortoit par les aînes, et la hampe par la nuque du cou, au bout de laquelle paroissoit un jeune enfant charmant qui, comme s’il n’eût eu ni os, ni nerfs, dansoit et se plioit de manière que tous ceux qui étoient présens en étoient dans l’admiration. Vous auriez cru voir ce fameux serpent que le Dieu de la médecine porte entortillé de plusieurs lubriques embrassemens, autour de sa baguette noueuse et pleine de rameaux à demi-coupés (18). Mais vous, camarade, continuez, je vous prie, ce que vous avez commencé ; si celui-ci ne veut pas vous croire ; pour moi, je vous promets d’y ajouter foi, et par reconnoissance du plaisir que vous me ferez, je paierai votre écot à la première hôtellerie.

Je vous remercie, dit-il, et vous suis obligé de l’offre que vous me faites. Je vais reprendre le commencement de ce que je racontois ; mais auparavant je jure par le Dieu de la lumière, qui voit tout, que je ne vous dirai rien qui ne soit très-vrai, et vous n’aurez pas lieu d’en douter un moment, si vous allez dans cette prochaine ville de Thessalie, où cette histoire passe pour certaine parmi tout ce qu’il y a d’habitans, la chose étant arrivée publiquement et connue par conséquent de tout le monde. Mais, afin que vous sachiez auparavant qui je suis, quel est mon pays et mon trafic, je vous dirai que je suis d’Ægine (19), et que je parcours ordinairement la Thessalie, l’Ætolie et la Béotie, où j’achette du miel de Sicile, du fromage, et d’autres denrées propres aux cabarets. Or ayant appris qu’à Hipate, ville la plus considérable de la Thessalie, il y avoit des fromages nouveaux, excellens et à bon marché, j’y courus à dessein de tout acheter ; mais étant parti sous de mauvais auspices, je me trouvai frustré, comme il arrive assez souvent, du gain que j’espérois faire ; car un marchand en gros, nommé Lupus (20), avoit tout enlevé la veille que j’y arrivai. Me sentant donc fort fatigué du voyage précipité et inutile que je venois de faire, je m’en allai le soir même aux bains publics (21).

Dans le moment, j’apperçois un de mes camarades, nommé Socrates, assis par terre, à moitié couvert d’un mauvais manteau tout déchiré ; il étoit pâle, maigre et défait, comme sont d’ordinaire ces pauvres malheureux rebuts de la fortune, qui demandent l’aumône au coin des rues. Quoiqu’il fût mon ami, et que je le reconnusse fort bien, cependant l’état misérable dans lequel je le voyois, fit que je ne m’approchai de lui qu’avec quelque incertitude. Hé, lui dis-je, mon cher Socrates, qu’est-ceci ? en quel état es-tu ? quelle honte ? ta famille affligée a déja pris le deuil de ta mort, le juge de ta province a nommé par une sentence des tuteurs à tes enfans, et ta femme, après tes funérailles, fort changée par son affliction, et ayant presque perdu les yeux à force de pleurer, est contrainte par ses parens à faire succéder à la tristesse de ta maison, les réjouissances d’une nouvelle nôce, pendant qu’à notre grande confusion tu parois ici plutôt comme un spectre, que comme un homme.

Aristomenes, me dit-il, tu ne connois donc pas les détours trompeurs, les vicissitudes et les étranges revers de la fortune. Après ces mots, il cacha la rougeur (22) de son visage avec son méchant haillon rapetassé, de manière que la moitié du corps lui demeura découverte : ne pouvant soutenir plus longtemps la vue d’un si triste spectacle, je lui tends la main, et tâche de le faire lever. Mais ayant toujours le visage couvert ; laisse, me dit-il, laisse jouir la fortune tout à son aise de son triomphe sur moi. Enfin je le décide à me suivre, et dans le moment je dépouille un de mes vêtemens et je l’en habille, ou pour mieux dire, je l’en couvre ; ensuite je le fais mettre dans le bain, je prépare moi-même l’huile et les autres choses nécessaires pour le nettoyer. Je le frotte avec soin, afin d’ôter cette crasse épaisse qui le couvroit : lorsqu’il fut bien net et bien propre, tout las que j’étois, j’aide à marcher à ce malheureux qui ne pouvoit se soutenir, et je le mène à mon hôtellerie avec bien de la peine. Je le fais réchauffer dans un bon lit, je lui fais donner à manger et à boire (23), et je tâche de le réjouir par d’agréables discours.

Déjà la conversation commençoit à se tourner du côté de la plaisanterie ; nous étions en train de dire de bons mots, et de railler, lorsque tirant du fond de sa poitrine un soupir douloureux, et se frappant le visage, en relevant ses cheveux qui couvroient son front, misérable que je suis ! s’écria-t-il, pour avoir eu la curiosité d’aller à un fameux spectacle de gladiateurs, je suis tombé dans ce déplorable état ; car vous savez que j’étois allé en Macédoine (24) pour y gagner quelque chose ; comme je m’en revenois, après dix mois de séjour, avec une assez bonne somme d’argent, un peu avant que d’arriver à Larisse (25) pour voir le spectacle dont je viens de vous parler, je fus assailli dans un certain chemin creux et écarté, par une troupe de grands voleurs, qui ne me laissèrent échapper qu’après m’avoir pris tout ce que j’avois. Ainsi, réduit à la dernière nécessité, j’allai loger chez une vieille cabaretière nommée Meroé (26), mais qui étoit encore femme galante. Je lui contai le sujet de mon voyage, et la triste avanture qui venoit de m’arriver dans le même jour ; quand je lui eus fait le récit de tout ce dont je me ressouvenois, elle me traita fort humainement, me donna très-bien à souper, et gratuitement ; ensuite, abandonnée aux transports d’une passion déréglée, elle me fit part de son lit : depuis ce fatal moment où j’ai connu cette malheureuse, je me suis trouvé comme ensorcelé, jusqu’à lui donner mes habits, que les honnêtes voleurs avoient bien voulu me laisser, et tout ce que je gagnois en exerçant le métier de fripier, pendant que je me portois bien. C’est ainsi que ma mauvaise fortune et cette bonne femme m’ont enfin réduit dans l’état où vous m’avez trouvé.

En vérité, lui dis-je, vous méritez de souffrir ce qu’il y a de plus cruel au monde, si toutefois quelque chose peut l’être davantage que ce qui vous est arrivé, d’avoir préféré un infâme plaisir, une vieille débauchée, à votre femme et à vos enfans. Mais, effrayé de mes reproches, il porta son doigt sur sa bouche, taisez-vous, taisez-vous, me dit-il, d’un air surpris et effrayé ; et regardant de tous côtés, comme un homme qui craint qu’on ne l’écoute, gardez-vous bien, continua-t-il, de parler mal d’une femme qui a un pouvoir divin, de crainte que votre langue indiscrète ne vous attire quelque chose de fâcheux. Comment, lui dis-je, quelle sorte de femme est-ce donc que cette personne si puissante, cette reine cabaretière ? C’est, dit-il, une magicienne à qui rien n’est impossible, qui peut abaisser les cieux, suspendre le globe de la terre, endurcir les eaux, détremper les montagnes, élever dans l’olympe les esprits infernaux, en précipiter les Dieux, obscurcir les astres, éclairer le Ténare même. Quittez, je vous prie, lui dis-je, ce style tragique, ployez ce rideau comique, et parlez un langage ordinaire.

Voulez-vous, me dit-il, entendre une ou deux, ou même un plus grand nombre des choses qu’elle a faites ? car de vous dire que non-seulement les gens du pays l’aiment éperdument, mais encore les Indiens, les Æthiopiens (27), enfin les Antichthones mêmes (28) de l’un et l’autre hémisphère, c’est un des moindres effets de son art, c’est une bagatelle, au prix de ce qu’elle sait faire : écoutez ce qu’elle a exécuté aux yeux de plusieurs personnes.

D’un seul mot, elle a changé en castor un de ses amans qui avoit eu commerce avec une autre femme dont il étoit amoureux, afin qu’il lui arrivât la même chose qu’à cet animal, qui, pour se délivrer des chasseurs, se coupe lui-même les testicules (29). Elle a transformé en grenouille un cabaretier de ses voisins, qui tâchoit de lui ôter ses pratiques, et présentement ce vieillard nageant dans un de ses tonneaux (30), et s’enfonçant dans la lie, invite d’une voix rauque ses anciens chalans, le plus gracieusement qu’il peut. Pour se venger d’un Avocat qui avoit plaidé contre elle, elle l’a changé en bélier, et tout bélier qu’il est, il avocasse encore. Et parce que la femme d’un de ses amoureux avoit tenu d’elle quelques discours pleins de raillerie et de mépris, lorsqu’elle fut prête d’accoucher, elle lui resserra la matrice, et l’empêchant de se délivrer, elle la condamna à une perpétuelle grossesse. Depuis huit ans que cette pauvre malheureuse est en cet état, on dit qu’elle a le ventre aussi gros et aussi tendu, que si elle devoit accoucher d’un éléphant (31).

Enfin cette magicienne, par ses méchancetés, irrita l’indignation et la haine du public, au point qu’il fut résolu qu’elle seroit lapidée le lendemain ; mais elle sut fort bien s’en garantir par la force de son art, et détourner l’effet de ce complot : et, comme cette Médée (32) qui avoit obtenu de Créon la permission de différer son départ d’un jour, le brûla dans son palais avec sa fille qu’il alloit marier à Jason ; celle-ci ayant fait ses enchantemens autour d’une fosse, pour évoquer les esprits des morts (33), (ainsi qu’elle-même étant ivre me l’a conté depuis peu) elle enferma tellement tous les habitans de la ville dans leurs maisons par la force de ses charmes, que pendant deux jours entiers, il leur fut impossible d’en enfoncer les portes, ni même d’en percer les murs, jusqu’à ce qu’enfin ils s’écrièrent tous d’une voix suppliante, lui protestant avec serment qu’ils n’attenteroient rien contre sa personne, et même que, ſi quelqu’un avoit quelque mauvaise intention contre elle, ils la secoureroient de tout leur pouvoir. Etant ainsi appaisée, elle remit toute la ville en liberté ; mais pour celui qui étoit le premier auteur de l’assemblée qui s’étoit tenue contre elle, elle le transporta pendant la nuit avec sa maison entière ; savoir, le terrein, les murailles, les fondemens, enfin telle qu’elle étoit, à cent milles de-là, dans une ville située sur le haut d’une montagne fort élevée, qui par conséquent manquoit d’eau ; et, comme les maisons des habitans étoient si serrées qu’il n’y avoit point de place pour celle-là, elle la planta devant la porte de la ville, et se retira chez elle.

Vous me contez-là, lui dis-je, mon cher Socrates, des choses bien surprenantes et bien cruelles ; le scrupule où vous m’avez jeté, me donne de l’inquiétude, ou plutôt une grande crainte que cette vieille, par le secours de son art et de ses esprits (34), n’ait connoissance de ce que nous avons dit ; c’est pourquoi couchons-nous de bonne heure, et après avoir un peu reposé, fuyons de ces lieux, et nous en éloignons avant le jour, autant qu’il nous sera possible. Comme j’achevois de donner ce conseil, le bon Socrates qui étoit fatigué, et qui avoit bu un peu plus qu’à l’ordinaire, dormoit déjà, et ronfloit de toute sa force. Pour moi, ayant fermé les verroux, et rangé mon lit contre la porte, je me jetai dessus ; la peur m’empêcha d’abord quelque temps de dormir ; enfin je m’assoupis un peu environ sur le minuit (35).

A peine étois-je endormi, que la porte s’ouvre avec plus de fracas, que si des voleurs l’eussent enfoncée, les barres et les gonds mêmes se brisent et s’arrachent de manière qu’elle tombe par terre. Mon lit qui étoit fort petit, dont un des pieds étoit rompu et pourri, est renversé par la violence de cet effort, et je me trouve dessous étendu sur le plancher. Alors je sentis qu’il y a de certaines affections (36) qui produisent des effets qui leur sont contraires ; et, comme il arrive souvent qu’on pleure de joie, de même, au milieu de l’extrême frayeur dont j’étois saisi, je ne pus m’empêcher de rire, me voyant d’Aristomènes changé en tortue (37).

Etant donc ainsi par terre, le lit renversé sur mon dos, et, regardant de côté la suite de cette avanture, je vois entrer deux vieilles femmes : la première portoit une torche ardente, et l’autre une éponge et un poignard. En cet état, elles s’approchent de Socrates, qui dormoit profondément. Celle qui tenoit le poignard, commença à dire : Voici, mon cher Endimion (38), ma sœur Panthie ; voici mon Catamite (39), qui, jour et nuit, a abusé de ma jeunesse ; voici celui qui, méprisant mon amour, non-seulement me diffame par ses discours, mais médite encore sa fuite ; et moi, malheureuse, abandonnée, comme Calipso, par la fourberie de cet Ulisse (40), je passerai le reste de ma vie dans les pleurs.

Me montrant ensuite à sa sœur avec sa main : Pour Aristomènes, dit-elle, ce bon conseiller, qui l’engage à cette fuite, qui est présentement à deux doigts de la mort, étendu par terre sous son lit, d’où il regarde tout ceci, croit-il qu’il m’aura offensée impunément ? Je ferai en sorte tantôt, que dis-je, dans un moment, et même tout-à-l’heure, qu’il se repentira des propos qu’il a tenus de moi, et de sa curiosité présente.

Je ne l’eus pas plutôt entendue parler ainsi, qu’il me prit une sueur froide, avec un tremblement si violent, que le lit qui étoit sur mon dos, en étoit tout agité. Que ne commençons-nous donc, ma sœur, dit la bonne Panthie, par mettre celui-ci en pièces à la manière des Bacchantes (41), ou après l’avoir lié comme il faut, que ne le châtrons-nous ? Sur cela, Meroé prit la parole, car je voyois bien par les effets que c’étoit celle-là-même, dont Socrates m’avoit tant parlé. Non, dit-elle, laissons au moins vivre celui-ci, afin qu’il couvre d’un peu de terre le corps de ce misérable (42) ; ensuite ayant panché la tête de Socrates, elle lui plonge son poignard dans la gorge jusqu’au manche, et recueille le sang qui en sortoit, dans un petit vase, avec tant de soin, qu’il n’en paroissoit pas une seule goutte. Voilà ce que j’ai vu de mes propres yeux.

La bonne Meroé ne voulant pas même, comme je crois, oublier aucune des cérémonies qui s’observent aux sacrifices (43), met sa main droite dans la blessure, et la plongeant jusqu’au fond de ses entrailles, elle arrache le cœur de mon pauvre camarade, pendant qu’il sortoit par cette plaie une voix, ou plutôt des sons mal articulés, et que ce malheureux rendoit l’esprit avec les bouillons de son sang.

Panthie boucha cette ouverture, quoiqu’elle fût fort grande, avec une éponge, en disant : Et toi, éponge, née dans la mer, garde-toi de passer par la rivière. Cela fait, elles ôtèrent le lit de dessus moi, et les jambes écartées sur mon visage, elles m’inondèrent entièrement d’une eau sale et d’une odeur infecte.

A peine furent-elles sorties, que la porte se releve et se remet à sa place, les gonds rentrent dans leurs trous ; les barres qui étoient derrière se rapprochent, les verroux se referment ; et moi étendu comme j’étois par terre, faible, nud, gelé, et tout mouillé, comme si je n’eusse fait que de sortir du ventre de ma mère, demi-mort, ou plutôt survivant à moi-même, et comme un homme destiné au dernier supplice, que sera-ce de moi, disois-je, quand on trouvera demain matin cet homme égorgé ? Qui pensera que je dirai des choses seulement vraisemblables, lorsque je dirai la vérité ? Ne devois-tu pas au moins appeler du secours, me dira-t-on, si tu n’étois pas capable, fort comme tu es, de résister à une femme (44). On égorge un homme à tes yeux, et tu ne dis mot ! Mais, pourquoi n’as-tu pas eu le même sort que lui ? Pourquoi la cruauté de cette femme a-t-elle ménagé la vie d’un homme qui, témoin de son crime, pouvoit en révéler l’auteur ? Ainsi, puisque tu as échappé à la mort dans cette occasion, meurs maintenant.

Voilà ce que je songeois en moi-même, pendant que la nuit se passoit ; c’est pourquoi je jugeai n’avoir rien de mieux à faire que de me dérober de ce lieu, avant la pointe du jour, et de m’éloigner du mieux que la peur me le permettroit. Je prends mon petit paquet, et j’ôte les verroux ; je mets la clef dans la serrure, je la tourne et retourne, et ne puis enfin qu’avec beaucoup de peine ouvrir cette bonne et sûre porte qui s’étoit ouverte d’elle-même la nuit dernière. Holà, dis-je, où es-tu ? ouvre-moi la porte de l’hôtellerie, je veux partir avant le jour. Le portier qui étoit couché par terre auprès de la porte, me répond à moitié endormi : Eh quoi ! ne sais-tu pas que les chemins sont remplis de voleurs, toi qui veux partir pendant la nuit ? Si tu te sens coupable de quelque crime, et que tu cherches la mort, nous n’avons pas des têtes de citrouilles (45) à donner pour la tienne. Il fera jour dans un moment, lui dis-je ; de plus, qu’est-ce que les voleurs peuvent prendre à un pauvre voyageur ? Ne sais-tu pas, maître fou, que dix hommes, même des plus forts, ne sauroient en dépouiller un qui est tout nud. Ce valet, accablé de sommeil, se tournant alors de l’autre côté : Que sais-je, dit-il à demi-endormi, si tu ne cherches point à te sauver, après avoir égorgé le compagnon avec lequel tu vins hier au soir ! Je crus dans ce moment que la terre s’ouvroit sous mes pieds jusqu’au fond des enfers, et que je voyois Cerbère (46) prêt à me dévorer. Je connus bien alors que ce n’étoit pas par compassion que la bonne Meroé m’avoit laissé la vie, mais plutôt par cruauté, afin que je mourusse par le supplice de la croix.

Etant donc retourné dans ma chambre, je délibérois, tout troublé, de quelle manière je pourrois me donner la mort ; mais, comme la fortune ne me présentoit d’autres armes pour cet effet, que celles que mon lit pouvoit me fournir : Mon cher lit, lui dis-je, toi qui as tant souffert avec moi, qui as été complice et juge de tout ce qui s’est passé cette nuit, et qui, dans mon malheur, est le seul témoin que je puisse produire de mon innocence, prête-moi quelque arme favorable pour descendre promptement aux enfers. En même-temps je détache une corde dont il étoit entrelacé, et l’ayant jetée par un bout sur un petit chevron qui avançoit au-dessus de la fenêtre, après l’avoir bien attachée, je fais un nœud coulant à l’autre bout ; pour tomber de plus haut, je monte sur le lit, et passant ma tête dans la corde ; d’un coup de pied que je donne sur ce qui me soutenoit, je m’élance en l’air, afin d’être étranglé par mon propre poids ; mais la corde qui étoit vieille et pourrie se rompt sur-le-champ ; je tombe sur Socrates, dont le lit étoit proche du mien, et je roule à terre avec lui.

Dans cet instant, le portier entre brusquement, criant de toute sa force : Où es-tu, toi qui avois si grande hâte de partir de nuit, et qui es encore couché. Alors, soit par ma chûte, soit par le bruit qu’avoit fait ce valet en m’appelant, Socrates s’éveille effrayé, et se leve le premier : En vérité, dit-il, ce n’est pas sans raison que ces valets d’hôtellerie sont haïs de tous ceux qui y logent ; car cet importun entrant avec trop de curiosité dans notre chambre, dans l’intention, je crois, de dérober quelque chose, m’a réveillé par ses cris, comme je dormois d’un profond sommeil. Ces paroles me ressuscitent et me remplissent d’une joie inespérée. Eh bien, dis-je, portier si fidèle, voilà mon camarade, mon père et mon frère tout ensemble, que, dans ton ivresse, tu m’accusois, cette nuit, d’avoir assassiné : en même-temps j’embrassois Socrates de tout mon cœur ; mais lui, frappé de la mauvaise odeur dont ces Sorcières (47) m’avoient infecté, me repousse rudement : Retire-toi plus loin, me dit-il, tu m’empoisonnes ; et dans le moment, il me demanda en riant, qui m’avoit ainsi parfumé ; mais je tournai la conversation sur autre chose, par quelques mauvaises plaisanteries que je trouvai sur le champ, et lui tendant la main : Que ne partons-nous, lui dis-je, et que ne profitons-nous de la fraîcheur du matin pour gagner pays ? Je prens mon paquet, je paye l’hôte, et nous nous mettons en chemin.

Nous n’avions pas beaucoup marché, que le soleil (48) commença à paroître et à répandre ses premiers rayons. Je regardois avec une curieuse attention la gorge de mon camarade, à l’endroit où je lui avois vu enfoncer le poignard, et je disois en moi-même : Extravagant que tu es, le vin (49) dont tu avois trop bu, t’a fait rêver d’étranges choses (50) ! Voilà Socrates entier, sain et sauf. Où est cette plaie ? où est cette éponge ? et enfin, où est cette cicatrice si profonde et si récente ? Et m’adressant à lui : Ce n’est pas sans raison, lui dis-je, que les habiles médecins tiennent que l’excès de boire et de manger cause des songes terribles et épouvantables ; car, pour avoir un peu trop bu hier au soir, j’ai rêvé cette nuit des choses si cruelles et si effroyables, qu’il me semble encore à l’heure qu’il est, être tout couvert et souillé de sang humain.

Socrates souriant à ce récit : on ne t’a pas, dit-il, arrosé de sang, mais bien d’urine : cependant je te dirai aussi que j’ai rêvé cette nuit qu’on m’égorgeoit (51), car j’ai senti de la douleur au gosier : et il m’a semblé encore qu’on m’arrachoit le cœur, et même dans ce moment, je me trouve mal, les jambes me manquent, j’ai peine à me soutenir, et je voudrois bien avoir quelque chose à manger pour reprendre des forces. Voilà, lui dis-je, ton déjeûner tout prêt ; et mettant en même-temps ma besace par terre, je lui présente du pain et du fromage. Asseyons-nous contre cet arbre, lui dis-je. Cela fait, je me mets aussi à déjeûner ; et, comme je le regardois manger avec avidité, je le vois pâlir à vue d’œil (52) ; enfin sa couleur naturelle changea au point que mon imagination me représentant ces furies que j’avois vues la nuit, la peur fit que le premier morceau de pain, quoique petit, que j’avois mis dans ma bouche, s’arrêta dans mon gosier sans pouvoir changer de place. La quantité de gens qui passoit par-là, augmentoit encore ma frayeur : qui pourroit croire en effet que de deux hommes qui cheminent ensemble, l’un soit tué sans qu’il y ait de la faute de l’autre ? Enfin, après que Socrates eut beaucoup mangé, il commença à avoir une soif extraordinaire ; car il avoit dévoré avec avidité une bonne partie d’un excellent fromage. Assez près de l’arbre sous lequel nous étions, un agréable ruisseau couloit lentement, et formoit une espèce de marais tranquille, dont les eaux étoient brillantes comme de l’argent ou du crystal. Tenez, lui dis-je, rassasiez votre soif de cette belle eau. Il se lève, et, couvert de son petit manteau, il se met à genoux à l’endroit le plus uni du bord du ruisseau, pour satisfaire sa brûlante soif.

Il avoit à peine touché l’eau du bout des lèvres, que la plaie de sa gorge s’ouvre profondément ; l’éponge qui étoit dedans tombe ensuite avec un peu de sang, et son corps, privé de vie, alloit tomber dans l’eau, si, le retenant par un pied, je ne l’eusse retiré sur le bord avec assez de peine. Ayant pleuré mon pauvre camarade, autant que le temps me le permettoit, je le couvris de sable, et le laissai pour toujours dans le voisinage de cette rivière. Quant à moi, tout tremblant et saisi de frayeur, j’allai me cacher dans les endroits les plus écartés et les plus solitaires ; et, comme si j’eusse été coupable d’un meurtre, je me suis banni volontairement de ma maison et de mon pays, et je me suis établi en Ætolie, où je me suis remarié. Voilà ce qu’Aristomènes nous raconta.

Rien n’est plus fabuleux que ce conte, dit celui qui avoit paru si incrédule, dès le commencement ; rien n’est plus absurde que ce mensonge. Puis se retournant de mon côté, et vous, continua-t-il, qui, par votre figure et vos manières, me paroissez un homme instruit, vous donnez dans une fable de cette nature ? Pour moi, dis-je, je crois qu’il n’y a rien d’impossible, et que tout arrive aux hommes de la manière que les destins (53) l’ont ordonné. Car il nous arrive quelquefois à vous et à moi, ainsi qu’à tous les hommes, plusieurs choses extraordinaires et presque incroyables, qu’un ignorant à qui on les conteroit, ne croiroit jamais. Quant à moi, je ne doute nullement de la vérité de tout ce qu’il vient de nous dire, et je le remercie de tout mon cœur du plaisir que son agréable récit nous a fait ; car ce rude et long chemin ne m’a ni fatigué, ni ennuyé ; il semble même que mon cheval ait eu part à mon plaisir, puisque, sans le fatiguer, je suis arrivé à la porte de cette ville, non sur son dos, mais comme porté par mes oreilles (54).

Ainsi finit notre conversation et le chemin que nous faisions ensemble ; car ces deux hommes prirent à gauche pour gagner quelques bourgades qui n’étoient pas éloignées. Pour moi, je m’arrêtai au premier cabaret que je rencontrai dans la ville, et je demandai à l’hôtesse (55) qui étoit une vieille femme : Est-ce ici Hipate ? Oui, me répondit-elle. Connaissez-vous Milon, l’un des premiers de la ville, lui dis-je ? Elle se mit à rire. Il est vrai, dit-elle, que Milon est le premier de cette ville, puisqu’il demeure à l’entrée, hors l’enceinte des murailles. Ma bonne mère, lui dis-je, sans plaisanterie, dites-moi, je vous prie, quel homme c’est, et où est sa maison ? Voyez-vous, me dit-elle, ces dernières fenêtres, qui d’un côté ont vue sur la campagne, et de l’autre sur cette prochaine ruelle ; c’est la demeure de ce Milon, qui est puissamment riche, et qui a beaucoup d’argent comptant ; mais c’est un homme déshonoré et qui est d’une avarice sordide (56) ; il prête beaucoup à usure sur de bons gages d’or et d’argent : Toujours veillant sur son trésor, il se tient renfermé dans sa petite cahute avec sa femme, qui passe sa vie aussi sordidement que lui. Ils n’ont qu’une jeune servante ; et il est toujours habillé comme un gueux.

Sur cela je me mis à rire : Mon ami Déméas a bien de la bonté et de la prévoyance, dis-je, de m’avoir adressé dans mon voyage à un homme, chez qui je puis loger, sans craindre la fumée ni l’odeur de la cuisine. Ensuite j’avançai quelques pas, et m’approchai de sa porte, que je trouvai bien baricadée ; j’y frappai de toute ma force, en appelant quelqu’un. Après un peu de temps, parut une jeune fille. Holà, dit-elle, vous qui avez frappé si rudement à notre porte, sur quoi voulez-vous emprunter ? Etes-vous le seul qui ne sachiez pas que nous ne prêtons que sur des gages d’or et d’argent ? Ayez meilleure opinion de moi, lui dis-je ; dites-moi plutôt, si votre maître est au logis. Oui, dit-elle ; mais, pourquoi me le demandez-vous ? J’ai, lui dis-je, des lettres à lui rendre de la part d’un ami qu’il a à Corinthe, nommé Déméas. Pendant que je vais l’avertir, dit-elle, attendez là : aussi-tôt elle rentre dans la maison, et referme la porte aux verroux. Etant revenue un moment après, elle la rouvre, et me dit que son maître me demandoit ; j’entre et le trouve couché sur un petit grabat, prêt à souper. Sa femme étoit assise à ses pieds (57), et il n’y avoit encore rien sur la table. Si-tôt qu’il me vit : Voici, dit-il, où vous logerez. Je vous suis fort obligé, lui dis-je ; en même-temps je lui présentai la lettre de Déméas. Après qu’il l’eut lue fort vîte : Je sais le meilleur gré du monde, dit-il, à mon ami Déméas de m’avoir adressé un hôte de votre mérite. En même temps, il fait retirer sa femme, et me prie de m’asseoir à sa place ; et comme par honnêteté j’en faisois difficulté, me tirant par mon habit : Asseyez-vous-là, me dit-il, car la peur que nous causent les voleurs, fait que nous n’avons pas ici de chaises, ni même les meubles nécessaires. J’obéis.

Je jugerois aisément, continua-t-il, à votre bonne mine et à cette honnête pudeur que je vois répandue sut votre visage, que vous êtes de bonne maison, quand même mon ami Déméas ne m’en assureroit pas dans sa lettre. Je vous supplie donc de ne point mépriser ce méchant petit logis ; vous coucherez dans cette chambre prochaine, où vous ne serez pas mal. N’ayez point de répugnance de loger chez nous ; car l’honneur que vous ferez à ma maison la rendra plus considérable, et ce ne sera pas une petite gloire pour vous, si vous imitez les vertus du grand Thésée, dont votre père portoit le nom, qui ne dédaigna point de loger dans la petite maison de la bonne femme Hecale (58). Ensuite, ayant appelé sa servante : Fotis, dit-il, prens les hardes de notre hôte ; serre-les avec soin dans cette chambre ; porte-lui promptement de l’essence pour se frotter, du linge pour s’essuyer, avec tout ce qui lui sera nécessaire, et conduis-le aux bains prochains ; il doit être fatigué du long et fâcheux chemin qu’il a fait.

Réfléchissant alors sur l’avarice de Milon ; et voulant me concilier encore mieux ses bonnes graces : Je n’ai pas besoin, lui dis-je, de toutes ces choses, que j’ai soin de porter toujours avec moi dans mes voyages, et l’on m’enseignera aisément les bains ; ce qui m’importe le plus, c’est que mon cheval, qui m’a porté gaiement, ait ce qu’il lui faut : tenez, dis-je à Fotis, voilà de l’argent, achetez-lui du foin et de l’orge (59).

Cela fait, et mes hardes serrées dans ma chambre, en allant aux bains, je passe au marché afin d’y acheter quelque chose pour mon souper. J’y trouvai quantité de beau poisson, et en ayant marchandé, on me fit cent deniers ce qu’on me donna ensuite pour vingt. Comme je sortois du marché, Pithias, mon ancien camarade du temps que nous faisions nos études à Athênes, ayant été quelque temps à me reconnoître, vint m’embrasser avec toute la tendresse et la cordialité possible : Mon cher Lucius (60), me dit-il, il y a bien long-temps que je ne vous ai vu, nous ne nous sommes point rencontrés depuis que nous avons quitté nos études, quel est le sujet de votre voyage ? Je vous l’apprendrai demain, lui dis-je ; mais qu’est ceci ? Je vous félicite, car je vous vois vêtu en magistrat, et des huissiers avec des faisceaux marchent devant vous (61) ? Je suis Ædile (62), me dit-il, et j’ai cette année inspection sur les vivres : si vous avez quelque chose à acheter, je peux vous y rendre service. Je le remerciai, ayant suffisamment de poisson pour mon souper.

Mais Pithias appercevant mon panier, et l’ayant secoué pour mieux voir ce qui étoit dedans ; Combien, dit-il, avez-vous acheté ce fretin ? A peine, lui dis-je, ai-je pu l’obtenir du marchand pour vingt deniers. Alors me prenant par la main, et me ramenant sur le champ au marché : Qui vous a vendu, me dit-il, cette mauvaise drogue ? Je lui montrai un vieillard qui étoit assis dans un coin. Aussi-tôt il se met à le réprimander avec beaucoup d’aigreur, suivant l’autorité que lui donnoit sa charge d’Ædile. Ha ha, dit-il, vous n’avez garde d’épargner les étrangers, puisque vous écorchez ainsi nos amis ! Pourquoi vendez-vous si cher de méchans petits poissons ? Vous rendrez cette ville, qui est la plus florissante de la Thessalie, déserte et inhabitable par la cherté de vos denrées ; mais vous en serez puni : car tout présentement je vais vous apprendre, comme pendant le temps de mon exercice, ceux qui font mal sont châtiés. Et renversant mon panier au milieu de la place, il commanda à un de ses huissiers de marcher sur mes poissons, et de les écraser. Mon brave Pithias, content d’avoir ainsi montré sa sévérité, me conseilla de me retirer : Il me suffit, mon cher Lucius, continua-t-il, d’avoir fait cet affront à ce petit vieillard. Surpris et consterné d’avoir perdu mon souper et mon argent, par le bel exploit de mon sage et prudent camarade, je m’en vais aux bains ; je m’en retournai ensuite au logis de Milon, et me retirai dans ma chambre.

Je n’y fus pas plutôt, que la servante Fotis vint me dire que son maître me demandoit ; mais ayant déjà bien reconnu l’avarice de cet homme, je lui répondis que je le priois de m’excuser, ayant plus besoin de me reposer que de manger, fatigué comme j’étois de mon voyage : ce qui lui ayant été rapporté, il vint lui-même, et me prenant par la main, il tâchoit par ses honnêtetés de me tirer hors de ma chambre ; et, comme je m’en défendois le plus civilement que je pouvois, je ne vous quitterai pas, me dit-il, que vous ne veniez avec moi ; et accompagnant cela d’un serment, je fus contraint, malgré que j’en eusse, de céder à son opiniâtreté, et de le suivre jusqu’à son petit grabat, où, étant assis : Comment se porte, me dit-il, notre ami Déméas, sa femme, ses enfans ? Comment va son ménage ? Je lui rendis compte de tout ; ensuite il s’informa plus particulièrement du sujet de mon voyage ; quand je l’eus satisfait pleinement, il commença à me demander en détail des nouvelles de mon pays, des principaux de la ville ; et enfin de celui qui en étoit le gouverneur ; mais s’appercevant que, fatigué du voyage et de cette longue conversation, je m’endormois, que la moitié des paroles me demeuroit à la bouche, et que, n’en pouvant plus, je bégayois à chaque mot, il me permit enfin de m’aller coucher. Ainsi, accablé de sommeil, et non de bonne chère, je me sauvai du repas imaginaire de cet avare vieillard, qui ne m’avoit régalé que d’un entretien fort ennuyeux, et retournant dans ma chambre, j’y pris le repos que je desirois depuis long-temps.

Fin du premier Livre.