Mon but n’est pas de raconter les aventures de John Nicholson, qui furent nombreuses, mais simplement ses mésaventures les plus importantes, qui furent plus nombreuses qu’il ne le désirait et, selon la mesure humaine, plus nombreuses qu’il ne le méritait.

Comment il atteignit la Californie, comment il fut trompé et dévalisé, battu et réduit à mourir de faim ; comment enfin il fut relevé par des gens charitables, réconforté et installé comme employé dans une banque de San Francisco, ce serait trop long à dire.

D’ailleurs, dans ces épisodes il n’y aurait aucune marque distinctive de la destinée spéciale de Nicholson ; car ce sont aventures, comme il en arrive des milliers, à d’autres jeunes aventuriers dans une même journée et au même lieu.

Une fois casé à la banque, John se maintint, pour un temps, dans un haut degré de bonne fortune qu’il me faut expliquer, puisqu’elle ne fut qu’un chemin plus long conduisant à un nouveau désastre.

John Nicholson eut la veine de rencontrer un jeune homme dans un tripot et, grâce à sa paie du mois, de sortir cette nouvelle connaissance d’une position qui lui eût valu une disgrâce présente et un danger possible dans l’avenir.

Ce jeune homme était le neveu de l’un de ces magnats de Nob Hill, qui courent le Stock-Exchange de San Francisco, comme on voit de plus humbles aventuriers, au coin de quelque parc public, jouer le métier d’escamoteur, dés et gobelet en main, à leur profit, s’entend, et pour le désespoir des joueurs.

La chose étant en son pouvoir — et comme il avait un tempérament naturellement reconnaissant —, ce jeune homme conçut le désir de mettre John sur le chemin de la fortune ; et ainsi, sans raisonnement ni industrie, sans même comprendre le jeu auquel il prenait part, mais simplement en achetant et en vendant ce qu’on lui disait d’acheter ou de vendre, notre héros gagna quelque onze ou douze mille livres ou, comme il le calcula, un peu plus de soixante-dix mille dollars.

Comment il avait mérité cette richesse et, de même, comment lui avait échu la récente disgrâce qui l’avait frappé chez son père, c’était là un problème qui dépassait sa philosophie.

Il est vrai qu’il avait été un employé actif à la banque, mais pas plus que le caissier, qui avait sept enfants et dont la santé déclinait visiblement.

Et encore la démarche imprudente, qui avait provoqué son enrichissement — cette visite à un claque-dents au moment où il avait en poche ses appointements mensuels —, était-ce là un acte d’une vertu si grande, un de ces actes même de simple sagesse qui semblent mériter la faveur des dieux ?

Avec le sens vague de ces considérations et aussi au spectacle de la balance vertigineuse — hauteurs du ciel, profondeurs de l’enfer — sur laquelle les hommes se cramponnent ; ou peut-être craignant qu’on pût découvrir les sources de sa fortune en en suivant insidieusement les traces jusqu’à la racine dans le champ même de la monnaie, il conserva sa modeste place, ne souffla mot de sa bonne fortune et se fit ouvrir un compte dans une banque d’un autre quartier de la ville.

Ce secret, tout innocent qu’il semble, fut le point de départ de la seconde tragi-comédie de l’existence de John.

Entre-temps, il n’avait jamais écrit chez lui. Soit défiance, soit honte, par une pointe de ressentiment, ou plus simplement par suite d’une remise perpétuelle de ce soin au lendemain, soit parce que — nous l’avons vu — il n’était pas très habile en littérature, soit encore parce que (comme j’en ai parfois hasardé l’hypothèse) c’est une loi de l’humaine nature qui empêche les jeunes gens — autant dire des animaux — d’accomplir cet acte si simple de piété filiale, John laissa passer des mois et des années sans écrire à Randolph Crescent.

L’habitude de ne pas écrire était, il est vrai, antérieure à la date de sa fortune, et c’était seulement la difficulté qu’il éprouvait à rompre ce long silence qui l’empêchait de restituer présentement l’argent qu’il avait volé ou, selon son expression favorite, qu’il avait emprunté à son père.

En vain s’asseyait-il devant son papier, attendant l’inspiration, cette nymphe céleste, loin de lui suggérer les mots « Mon cher père », demeurait obstinément silencieuse.

Alors John froissait la feuille et décidait de porter l’argent en personne dès qu’il aurait « une bonne chance ».

Et ce délai, qui est injustifiable, fut son second pas dans les lacets de la fortune.

Dix ans étaient passés, et John approchait de la trentaine.

Il avait tenu les promesses de son enfance et était maintenant d’une membrure vigoureuse, inclinant à la corpulence.

Bonne physionomie, grands yeux, air doux, rire facile, une longue paire de favoris roux, une pointe d’accent américain, une très grande familiarité avec la grande plaisanterie américaine et une certaine ressemblance à un R-y-l P-rs-n-ge que je ne nommerai en aucun cas, tel était l’extérieur sous lequel on le voyait dans l’espace.

Au fond, en dépit de son corps énorme et de ses favoris indiscutablement mâles, c’était plutôt une jeune fille qu’un homme de trente ans.

Il arriva, un jour qu’il descendait à l’aventure la Market Street, la veille de sa quinzaine de vacances, que ses yeux furent frappés par certaine affiche de chemin de fer.

Avec une véritable paresse d’esprit, il calcula qu’il pourrait être chez lui pour Noël, s’il partait le lendemain.

Cette pensée détermina chez lui le désir et en un moment, il eut décidé son voyage.

Il avait beaucoup à faire : ses effets à empaqueter, un crédit à toucher à la banque dont il était un client fortuné et quelques opérations à effectuer pour la banque où il n’était qu’un simple employé ; et il arriva, conformément à la nature humaine, que de tant d’affaires, la dernière vint à être négligée.

La nuit le trouva donc, non seulement, pourvu de son propre argent, mais (comme dans telle autre circonstance que nous connaissons) porteur de sommes considérables appartenant à autrui.

Or, le même hasard voulut encore que dans sa pension vécut aussi un employé, un honnête garçon qui avait un faible pour la boisson, faiblesse que dans l’occasion je pourrais bien appeler une force, car le malheureux ne dessoûlait pas depuis des semaines.

C’est à ce malheureux que John confia une lettre contenant des valeurs adressée au directeur de sa banque.

En le faisant, John crut remarquer un certain air vague dans les yeux et dans les paroles de son homme de confiance ; mais il était trop confiant pour s’y arrêter.

Il étouffa les avertissements de sa conscience et, de la même main et du même geste qu’il confiait l’argent à l’employé de banque, il se remit lui-même dans les mains de la destinée.

Je m’attarde, au risque de déplaire, sur les erreurs les plus petites de John.

Son cas est pour rendre perplexes les moralistes, mais nous en avons fini avec ses fautes maintenant.

La série en est terminée.

Le lecteur connaît le pire de notre pauvre héros et je le laisse juge de conclure lui-même qui a le plus de mérites de lui ou de John.

Nous avons à suivre le spectacle d’un homme qui fut le point de mire du malheur ; et l’humoriste lui-même ne peut considérer sans pitié les infortunes imméritées de cet homme, de même que le philosophe ne peut y réfléchir sans alarme.

Cette nuit-là même, le commis de banque rentra chez lui dans un tel état d’ivresse qu’il surprit même ses intimes.

Il fut mis aussitôt à la porte de la pension.

Il confia sa valise à un étranger qui ne lui dit pas son nom, et qu’il ne connaissait nullement.

Il erra, il ne sut où, et se retrouva dans un hôpital de Sacramento.

Là, sous l’anonymat du numéro de son lit, l’ivrogne demeura plusieurs jours inconscient de toutes choses, et d’une chose en particulier, que la police était à ses trousses.

Deux mois se passèrent, avant que le convalescent de l’hôpital de Sacramento fût identifié sous le nom de Kirkman, employé en fuite, de San Francisco.

Cette fois encore, il se passa une quinzaine jusqu’à ce que l’on eût rattrapé l’étranger, recouvré la valise et envoyé la lettre de John à sa destination, le cachet encore intact, aussi bien que le contenu.

Entre-temps, John était parti en congé sans avertir, ce qui était irrégulier, et il avait disparu, emportant avec lui une certaine somme d’argent, ce qui ne pouvait demeurer longtemps caché.

Mais on le savait négligent, et on le croyait honnête.

Le directeur, d’ailleurs, l’avait en estime.

On se contenta d’en faire la remarque, avec des sous-entendus, s’entend, jusqu’à ce qu’on eût atteint la fin de la quinzaine et que le temps fût venu pour John de reparaître. Alors, certes, l’affaire commença à sembler louche ; et quand on eut fait des enquêtes et découvert que le clerc avait amassé des milliers de dollars et les avait placés secrètement dans un établissement rival, le plus solide de ses amis l’abandonna.

On vérifia ses livres pour y découvrir les traces d’une fraude ancienne et habile, sans résultat d’ailleurs.

Pourtant l’impression générale fut qu’il avait dû voler.

Le télégraphe fut mis en action et le correspondant de la banque à Édimbourg, ville que John avait dû gagner avec d’énormes crédits, reçut l’ordre d’avertir la police.

Or, ce correspondant était un ami de M. Nicholson père et au courant des origines de la fugue malheureuse de John.

Après examen de cette situation, il se hâta de parler de ce scandale, non pas à la police, mais à son ami.

Le vieux gentleman considérait depuis longtemps son fils comme mort.

La place de John dans ses bureaux était occupée par un autre employé.

Le souvenir de ses fautes était déjà devenu comme ces vieilles cendres, qui se réveillent parfois mais dont un effort de la volonté triomphe toujours ; et de voir ressusciter ce fils perdu, pour une nouvelle disgrâce, était doublement amer.

— Mac-Ewen, dit le vieillard, cette affaire doit être étouffée, si possible. Si je vous donne un chèque pour cette somme, celle dont ils sont certains, prenez-vous sur vous d’arrêter l’affaire ?

— Je veux bien, répliqua Mac-Ewen. Je vais en courir le risque.

— Vous comprenez, résuma M. Nicholson, parlant avec précision, mais les lèvres devenues couleur de cendre. Je fais cela pour ma famille et non pour ce malheureux jeune homme. S’il ressort que ces soupçons sont exacts et qu’il a détourné de fortes sommes, il doit coucher dans son lit tel qu’il l’a fait.

Et alors, fixant Mac-Ewen en branlant la tête et avec l’un de ses étranges sourires :

— Adieu, dit-il.

Et Mac-Ewen, sentant que le cas était trop grave pour donner des consolations, prit lui-même congé et s’en retourna chez lui en bénissant Dieu de n’avoir pas d’enfants.