Les Mémoires du prince de Hardenberg/02

Les Mémoires du prince de Hardenberg
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 688-700).
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LES MEMOIRES
DU
PRINCE DE HARDENBERG

II.
APRES IENA[1]

M. de Moltke disait un jour, avec cette gravité modeste qui est chez lui à la fois une vertu et une attitude : « Nous ne savons pas encore ce que vaut réellement notre armée, car nous n’avons pas encore été battus. » La défaite est la pierre de touche des armées; les victorieux se ressemblent tous plus ou moins. Pendant la guerre de sept ans, les soldats du grand Frédéric avaient remporté d’éclatantes victoires et souffert de terribles désastres; Rosbach leur avait fait peut-être moins d’honneur que la solidité qu’ils montrèrent au lendemain de Hochkirch et de Kunnersdorf. En 1806, on put croire que la Prusse avait désappris non-seulement la stratégie et la tactique, mais ces vertus propres à l’homme de guerre qui réparent ou ennoblissent les grands malheurs. 4près avoir décidé de prendre l’offensive, on avait changé d’idée et perdu trois semaines l’arme au pied, attendant les Français, dont on ignorait les projets et les mouvemens; l’art de reconnaître l’ennemi et l’art de le tromper étaient alors des arts français. Les généraux du roi Frédéric-Guillaume III s’étaient laissé surprendre, ils avaient été battus, et, ce qui est plus grave, dès leur premier revers ils avaient perdu la tête ; la défaite s’était tournée en déroute, la déroute en débandade.

L’Europe demeura stupéfaite; elle s’était accoutumée à considérer la Prusse comme l’état militaire par excellence, et elle ne se trompait point, s’il faut entendre par là un état dans lequel l’armés prend une part considérable au gouvernement. Les généraux prussiens avaient la haute main sur tout, ils exerçaient une foule de fonctions civiles, ils intervenaient dans toutes les affaires, jusque dans la perception des impôts, dans l’administration des cités et des bourgs. La paix leur offrait beaucoup de carrières lucratives et plus de moyens de faire fortune que la guerre; l’officier thésauriseur était la plaie de la Prusse, et l’officier qui thésaurise oublie bien vite son métier et avec son métier ces vertus professionnelles du soldat qui sont les plus belles de toutes. La monarchie du grand Frédéric était tombée dans les mains d’un mandarinat militaire, qui lui avait fait beaucoup de mal. Les mandarins s’occupent surtout de compter leurs boutons, d’en accroître le nombre, et de faire leur chemin ; ils sacrifient les grandes choses aux petites et s’imaginent, que c’est la pédanterie qui gagne les batailles; ils sont à cheval sur le règlement, ils multiplient les formalités et les écritures, et ils ne s’abstiennent pas toujours « de ces procédures obliques, de ces malignes subtilités que l’avarice a introduites dans les affaires. » En 1806, les mandarins contribuèrent plus que personne aux foudroyantes victoires de Napoléon ; ils furent les complices involontaires de son génie et du malheur de leur pays. Le soldat était brave et fît son devoir; mais la bravoure du soldat ne produit tous ses effets que lorsqu’elle est accompagnée de confiance dans ses chefs. Il avait démêlé tout de suite que ses chefs étaient incapables, que, dans la crainte de faire des fautes, ils avaient pris le parti de ne rien faire. Ils lui donnaient des ordres incohérens suivis de contre-ordres, ils le fatiguaient par des marches et des contre-marches, et d’avance il se sentait vaincu. Hegel avait vu tour à tour entrer à Iéna les Prussiens et les Français. Il n’était pas payé pour vouloir du bien aux Français, qui envahirent son logement. Il avait dû céder la place à ces hôtes indiscrets; emportant dans sa poche les derniers feuillets du manuscrit de la Phénoménologie, il avait cherché un asile chez des amis. A son retour, il trouva beaucoup de désordre dans son cabinet de travail ; ce qui l’affligea sensiblement, c’est qu’on lui avait enlevé son encrier et ses plumes. Il en demanda une à l’un de ses voisins, et ce fut avec cette plume empruntée que la veille de la bataille il écrivit à son ami Niethammer : « Comme moi, tout le monde ici fait des vœux pour le succès de l’armée française, et ces vœux seront sûrement exaucés, vu l’énorme supériorité de ses chefs et de ses soldats sur les soldats et les généraux prussiens. » Dans un endroit de ses Mémoires, Hardenberg se reproche d’avoir, comme tant d’autres, trop présumé de l’armée prussienne; mais il impute les revers écrasans qu’elle essuya moins à elle-même qu’à l’impéritie de ceux qui la commandaient, et surtout à l’étourderie criminelle d’un gouvernement qui se croyait prêt et ne l’était pas. « Non-seulement on avait commencé la guerre sans avoir conclu la paix avec l’Angleterre et la Suède, sans être certain que la Russie entrerait prochainement en ligne, sans s’être assuré la coopération de l’électeur de Hesse; on n’avait pas même prévu l’éventualité d’une défaite. Les forteresses n’avaient pas été mises en état de défense ni pourvues des approvisionnemens nécessaires. Les troupes de la Prusse orientale et méridionale n’étaient pas encore sur le pied de guerre. Les bataillons de réserve, sorte d’armée territoriale dont on avait beaucoup parlé et sur laquelle on avait beaucoup écrit, n’étaient pas organisés. » Rien n’est plus imprévoyant que la médiocrité, et la médiocrité gouvernait la Prusse. Le 30 octobre 1806, la grande-maîtresse de la cour, la comtesse de Voss, écrivait dans son journal, qui a été récemment publié : « L’irrésolution, l’aveuglement, l’incapacité, qui règnent dans les plus hauts postes et même dans l’entourage du roi, voilà notre plus grand malheur[2]. »

En énumérant les diverses circonstances qui furent fatales à la Prusse, Hardenberg remarque combien il est fâcheux pour une armée d’avoir à sa tête un souverain qui ne sait pas la guerre et qui, incapable de commander, impose au commandement la gêne de sa présence, de ses décisions et de ses indécisions. Frédéric-Guillaume III ne savait pas la guerre, mais il se piquait de l’apprendre. On raconta plus tard à Saint-Pétersbourg que, pendant les conférences de Tilsitt, Napoléon lui dit brusquement : — Sire, étudiez-vous toujours la tactique? — Le roi porta le doigt à son chapeau comme un grenadier qui salue et répondit: — Oui, sire. — « Napoléon, lisons-nous dans les Mémoires, aurait eu moins facilement gain de cause si le duc de Brunswick, bien qu’il ne fût pas un homme de génie, avait eu les mains libres, s’il avait pu conduire les opérations à sa guise, ou, mieux encore, si l’on avait donné le commandement au prince de Hohenlohe. » Mais le roi était là, on intriguait beaucoup autour de lui, et le généralissime ne pouvait rien entreprendre sans avoir obtenu son aveu et celui de ses adjudans. On tenait conseil de guerre sur conseil de guerre, on perdait son temps en discussions, et les discussions intempestives sont une des portes par lesquelles les grandes catastrophes font leur entrée dans ce monde. Il y a quelques années, le prince impérial, causant des tristes événemens de 1870 avec un ancien ministre de son père, lui disait : — Dès l’ouverture de la campagne, j’ai cru deviner que les affaires iraient mal. On faisait venir tous les aides-de-camp les uns après les autres, on ne les écoutait qu’à moitié et on s’embrouillait dans les ordres qu’on leur donnait. Quelquefois on en rappelait un et on l’interrogeait de nouveau sans se souvenir qu’on l’avait déjà appelé et qu’il avait déjà répondu.

Hardenberg signale encore une maladie morale qui sévissait dans l’armée prussienne et qui n’a pas été étrangère à ses désastres. Au lieu de s’occuper de leur métier, les généraux avaient la manie, la fureur de faire de la politique, et c’est une question de savoir qui est le plus dangereux du général politiqueur ou du général thésauriseur. Le mal datait de loin. Dès 1794, on avait remarqué que « l’état-major prussien offrait l’aspect d’une petite république militaire, » où chacun réglait à sa façon et le plus souvent au gré de ses intérêts les affaires de la Prusse et de l’Europe. L’armée du Rhin faisait à la fois concurrence et opposition à la diplomatie de Frédéric-Guillaume II; elle avait décidé que tant que l’Angleterre suspendrait le paiement de ses subsides, la Prusse s’occuperait de conclure la paix avec la France à l’insu et sans l’agrément du roi; le quartier-général ouvrit des négociations secrètes avec la république, par l’entremise d’agens qui recevaient leurs instructions du feld-maréchal Mœllendorf et du général Kalckreuth. Hardenberg se plaignait que le feld-maréchal eût fait école; les politiqueurs pullulaient, et leur politique intéressée, aussi bavarde que pusillanime, énervait les volontés et les courages.

Le duc de Brunswick, dont les cheveux blancs étaient réservés à la plus cruelle épreuve, n’était pas exempt du travers pernicieux que Hardenberg dénonçait et déplorait. Il avait l’esprit courtisan et il aimait à politiquer. — Dis-moi ce que tu portes avec toi et je te dirai qui tu es, pourrait-on dire à un général, et il est certain que les bagages sont pour quelque chose dans la perte des batailles. Quand la garde russe quitta Saint-Pétersbourg pour aller rejoindre Benningsen, on réduisit chaque cornette à trois chevaux, et on décida que les officiers n’auraient qu’un chariot entre trois. Cela n’empêcha pas le comte Potocki d’emporter à sa suite 50 coqs d’Inde, 50 poulardes, 80 kilogrammes de bouillon en tablettes, un énorme flacon de vin de Bordeaux. Les dindes étaient vivantes, et on prétendit qu’elles s’étaient distinguées en criant aussi haut que les soldats : Vive l’empereur! Le duc de Brunswick n’avait pas de coqs d’Inde avec lui, mais il emmenait parmi ses bagages une actrice, un Genevois et un émigré français. L’actrice était Mlle Duquesnoy, le Genevois se nommait Gallatin; il se piquait de posséder tous les secrets des cabinets, et le duc le considérait comme son ministre des affaires étrangères. L’émigré français était M. de la Maisonfort, qu’il avait pris également à son service diplomatique, et, peu de jours avant la bataille, ce clairvoyant personnage disait en parlant du comte Haugwitz : « C’est la perfection de la politique. » Est-ce la faute de son actrice, de son Genevois et de son émigré, si le généralissime de l’armée prussienne a été battu par Davout à Auerstaedt? On peut en douter, mais sûrement ils ne l’ont pas aidé à vaincre. Avant de se battre, le duc s’occupait de savoir ce qu’il faudrait exiger de Napoléon si on était vainqueur, ce qu’il faudrait lui accorder si on était vaincu. Il discutait la question avec Gallalin et M. de la Maisonfort; apparemment Mlle Duquesnoy ne disait mot, on ne l’avait pas fait venir pour causer.

Le duc de Brunswick fut atteint au visage par un biscaïen ; sa blessure était mortelle, il ne put traiter avec Napoléon. D’autres s’en chargèrent à sa place. « Il est triste d’avoir à remarquer, écrivait Hardenberg, que, dans toute cette période de notre histoire, les militaires qui exerçaient de l’influence furent ceux qui montrèrent le moins d’énergie et se laissèrent le plus facilement abattre. » Ce furent les adjudans du roi, les généraux de Zastrow et de Kœckritz, qui, le jour même de la première défaite, décidèrent le roi à négocier, à dépêcher sans retard au vainqueur le comte Döhnhof pour lui remettre une lettre par laquelle Frédéric-Guillaume III lui représentait qu’il se serait perdu d’honneur s’il avait cherché à éviter ou à différer la lutte, que ses troupes avaient prouvé leur vaillance, qu’il ne lui restait plus qu’à prier l’empereur de renouer avec lui son ancienne liaison d’amitié. Cette lettre avait été écrite cinq jours après la publication du manifeste qui dénonçait Napoléon à la haine de l’Europe. « Il semblait qu’on n’avait point eu de raisons sérieuses de déclarer la guerre, qu’il ne s’agissait que d’une question de point d’honneur, désormais vidée par un duel au premier sang. » Et c’était à Napoléon Ier qu’on adressait ces propositions, à l’homme qui tenait dans sa main de fer « les dés de fer du destin. » On lui demandait de pardonner à ses ennemis d’un jour; il faisait mieux que de leur pardonner, il les aimait tendrement comme le faucon aime la proie qu’il dépèce, et il avait déjà dépecé la Prusse dans sa pensée. Le 18 juillet 1870, un clairvoyant diplomate français écrivait à son gouvernement : « Personne à Berlin ne doute du succès, et la conquête de l’Alsace y est envisagée par avance comme un fait accompli... Je ne saurais trop conjurer le gouvernement de l’empereur d’aviser dès à présent aux moyens de défense les plus extrêmes et de nous préparer moins à une campagne sur le Rhin qu’à une lutte à outrance, jusqu’au couteau.» Bientôt après, ce diplomate si perspicace, à peine de retour à Paris, disait à un ministre : « Je crains que la partie ne soit pas égale entre nous et la Prusse; il me semble que nous nous préparons à une passe d’armes, après laquelle nous aurons hâte de négocier; la Prusse entend faire la guerre à fond, et c’est de notre existence qu’il s’agit. » Les sages ont rarement le bonheur d’être écoutés. En 1870, la France a commis la même faute que la Prusse en 1806; elle ne connaissait pas son ennemi, et de toutes les sciences c’est la plus nécessaire. Un curieux s’avisa un jour de questionner M. de Bismarck sur ce qui s’était passé entre lui et Napoléon III au cours de l’entretien qu’ils avaient eu ensemble après Sedan, « dans une très petite chambre, garnie pour tout meuble d’une table et d’une chaise. » Après un instant de silence, M. de Bismarck répondit en riant : « Figurez-vous qu’il croyait à notre générosité! » Napoléon Ier avait fait probablement une réflexion de ce genre quand le comte Döhnhof lui remit la lettre ou le placet de Frédéric-Guillaume III.

Les batailles d’Iéna et d’Auerstædt et leurs terribles conséquences dessillèrent les yeux de tous les Prussiens qui n’étaient pas des aveugles-nés. Ils découvrirent que leur pays était malade, qu’on ne pouvait le sauver que par les grands remèdes ou que, pour mieux dire, il fallait refaire la Prusse. Dans cette jeune et glorieuse monarchie encore pleine de la gloire du grand Frédéric, moins de cinquante ans après cette merveilleuse bataille de Lissa où trois heures avaient suffi à 36,000 Prussiens pour mettre en pleine déroute 80,000 Autrichiens commandés par le général Daun, on vit une armée passer en quelques jours d’une confiance excessive en elle-même à un découragement sans exemple, des officiers saisis de terreur panique, une infanterie rompant ses rangs, des cadres qui se dégarnissaient d’heure en heure, les soldats jetant leurs armes, les routes jonchées de fusils et de canons, un escadron se livrant à la merci de trois hussards qui l’emmènent prisonnier de guerre, des forteresses du premier ordre ouvrant leurs portes sans coup férir, la place de Stettin, munie d’une nombreuse garnison, d’une immense artillerie, se rendant à la sommation que lui adresse un officier de cavalerie légère. « Puisque vos chasseurs prennent des places fortes, écrivait Napoléon à Murat, je n’ai plus qu’à licencier mon corps du génie et à faire fondre ma grosse artillerie. » Hardenberg comparait cette lamentable déroute à celle d’un troupeau sans bergers, poursuivi par des loups ravissans. L’armée française ne rencontra aucun obstacle sérieux dans sa marche oblique, dont le succès fut si complet que l’armée prussienne, comme l’a dit l’historien du Consulat et de l’Empire, « constamment débordée pendant une retraite de 200 lieues, de Hof à Stettin, n’arriva à l’Oder que le jour même où ce fleuve était occupé, fut détruite ou prise jusqu’au dernier homme, et qu’en un mois le roi d’une grande monarchie, le second successeur du grand Frédéric, se vit sans soldats et sans états. »

Ce monarque sans soldats et sans états était un de ces souverains que le malheur grandit. Hardenberg le traite quelque part d’homme monosyllabique. Les rois qui ne parlent que par monosyllabes font d’ordinaire bonne figure dans l’infortune. Depuis qu’il eut rejeté l’armistice du 16 novembre 1806, Frédéric-Guillaume III montra une persévérance, une fermeté de caractère qui lui concilièrent l’estime et la sympathie de l’Europe. Après la bataille d’Eylau, résolu à faire jusqu’au bout cause commune avec la Russie, il refusa la paix séparée que lui offrait le vainqueur, et quand il eut, après Friedland, la douleur de voir le tsar, son allié, faire bon marché des intérêts prussiens et se jeter dans les bras de Napoléon, il sut encore se taire; il se résigna, ii accepta courageusement son affreuse situation. L’œuvre de Frédéric II était détruite; la Prusse perdait ses provinces allemandes jusqu’à l’Elbe et ses provinces polonaises, elle était réduite à cinq millions d’habitans, elle avait à payer une lourde contribution de guerre, elle se demandait si elle réussirait à se mettre en règle avec son créancier et à reconquérir sur lui sa capitale. Le destin, si dur pour Frédéric-Guillaume III, répara ses rigueurs en lui faisant le plus précieux de tous les dons : il lui procura des hommes de cœur et d’intelligence, capables de rétablir ses affaires. Ils eurent le courage de tout dire, et le souverain eut le mérite de les écouter. Chose singulière, ces hommes providentiels étaient presque tous des étrangers. Le baron de Stein, cet intraitable libéral, dont l’écorce rude cachait une âme chaude, un esprit enthousiaste et un sens pratique peu commun, était né à Nassau. Scharnhorst, qui réorganisa l’armée et qui unissait une démarche indolente, un langage embarrassé à une grande netteté d’idées et à la vigueur de la volonté, était Hanovrian comme Hardenberg. Niebuhr était Danois. Altenstein, qui fit tant pour relever l’enseignement, Altenstein qui plus tard donna Hegel à la Prusse, était un Franconien, né à Ansbach, dans le temps où Ansbach n’avait pas encore été cédé par ses margraves à Frédéric-Guillaume II. Ces étrangers avaient épousé la Prusse, sans épouser les préjugés prussiens. Ils sapèrent par les fondemens le régime des mandarins, ils furent les régénérateurs de leur patrie d’adoption, à qui leur nom est demeuré cher.

La comtesse de Voss, cette grande-maîtresse de la cour de Prusse que nous avons déjà citée, vit à Tilsitt l’empereur Napoléon; elle eut l’honneur de causer avec lui. A la date du 6 juillet 1807, elle consignait dans son journal l’impression que lui avait faite le grand homme, et elle s’exprimait eu ces termes : — « Il est étonnamment laid; il a le visage gras, bouffi, basané. Avec cela, il est corpulent, petit et tout à fait sans prestance; il a de gros yeux ronds, qu’il roule d’une manière sinistre. L’expression de ses traits est la dureté, on dirait l’incarnation du succès. Toutefois sa bouche est bien taillée, et ses dents sont belles. » Hegel, qui avait vu Napoléon traverser les rues d’Iéna pour aller faire une reconnaissance, n’avait point songé à le trouver laid, et, avec sa naïveté de grand penseur et de philosophe de génie, il écrivait à Niethammer : — « C’est une étrange sensation que d’apercevoir devant soi, assis sur un cheval, l’homme du destin, qui porte en lui l’âme du monde, die Weltseele. » Les philosophes ont une autre façon de voir les choses que les grandes-maîtresses de cour. Comme Hegel, les hommes d’état prussiens qui approchèrent de Napoléon à Tilsitt étaient philosophes à leur manière, ils avaient lu Kant; ils crurent reconnaître sur le front du vainqueur d’Iéna la marqué « d’une incontestable supériorité et d’une énergie irrésistible. » Le 5 juillet 1807, Altenstein écrivit à Schöa : « Non, vous ne détruirez pas cet homme. Ce fut là ma pensée quand je le contemplai au milieu de son entourage. Il est envoyé de Dieu pour écraser ce qui est faible et pour réveiller ce qui est fort, er ist von Gott gesandt, die Schwäche zu zermalmen und Kraft zu erregen. » Hardenberg pensait à peu près comme Altenstein. Il estimait que les malheurs de la Prusse n’étaient pas un accident, qu’elle les avait mérites par ses fautes; il voyait dans l’incomparable capitaine qui l’avait vaincue un grand justicier, revêtu d’une mission divine. Cette mission consistait à réduire en poussière les institutions décrépites et les états vermoulus, à susciter partout des forces vives, qui un jour se retourneraient contre lui et le vaincraient. Le monde pourrait à la rigueur se passer des grandes-maîtresses de cour; mais heureux sont les pays qui à l’heure des catastrophes possèdent des politiques nourris de la lecture de Kant, des philosophes instruits dans la politique, et non moins heureux sont les princes qui ont d’habiles médecins et le courage de se laisser amputer un membre quand la gangrène s’y est mise. Frédéric-Guillaume III n’était pas un génie, Napoléon le traitait de médiocre caporal; mais ce caporal savait profiter des leçons de l’expérience et sacrifier ses préjugés au bien public. Il se prêta à l’essai des grandes mesures, des grandes réformes, qui seules pouvaient restaurer son royaume épuisé, saigné à blanc.

Napoléon l’avait mis en demeure de congédier Hardenberg, de se priver de ses services. Il en coûtait au roi d’éloigner de lui ce sage conseiller; mais il se réservait le droit de le consulter en secret, et il le pria de lui donner par écrit son avis sur la réorganisation de la monarchie. Ce fut à Riga, au mois de septembre 1807, que Hardenberg, après en avoir conféré avec ses amis Altenstein et Niebuhr, rédigea un mémoire de près de 100 pages, qui vient d’être publié pour la première fois et dans lequel il passait en revue toutes les réformes à opérer; il y ébauchait la Prusse de l’avenir, laissant à d’autres le soin de dégrossir l’ouvrage. Une partie de ce mémoire pourrait être intitulée : « Ce que les Prussiens doivent apprendre de leur vainqueur. » Les principes de la guerre, de l’administration, de la diplomatie, l’art de s’informer, l’art d’étudier les cours et les peuples étrangers par l’entremise d’agens, de commis-voyageurs en politique ou d’espions militaires, voilà ce que la France savait alors et ce que la Prusse ne savait plus. Mais Napoléon avait autre chose encore à apprendre à ses ennemis ; la révolution française l’avait chargé d’enseigner au monde à coups de canon les idées égalitaires. — « Ces idées font sa puissance, écrivait Hardenberg. La révolution a renouvelé la France, elle y a détruit les vieux préjugés, les vieux abus, et réveillé des forces endormies. La puissance de ces idées est si grande que l’état qui refuse de les accepter sera contraint de les subir ou se verra condamné à périr. » Aussi demandait-il avant tout la refonte des institutions civiles, l’abolition des privilèges, des servitudes féodales, l’émancipation du paysan, l’égalité de toutes les classes devant la loi et devant l’impôt. — « Nous devons accomplir, disait-il, une révolution dans le sens bienfaisant du mot et travailler au perfectionnement de l’humanité, non par des mesures violentes, mais par la sagesse de ceux qui nous gouvernent ; tel est notre but, notre principe dirigeant. Établir les principes démocratiques dans un état monarchique, voilà ce que l’esprit du siècle exige de nous. Quant à la pure démocratie, nous pouvons l’ajourner à l’an 2440, si tant est que la pure démocratie soit faite pour l’homme. »

Les réformateurs politiques de la Prusse en 1807 voulaient emprunter à Napoléon tout ce qu’il avait de bon et d’utile à leur donner; mais ils n’entendaient pas se faire ses plagiaires ou ses copistes. Un copiste est toujours un satellite, et le plus cher désir de Hardenberg était de mettre son pays en état de reconquérir son indépendance. Napoléon écrivait de Tilsitt à son frère Jérôme, dont il allait faire un roi de Westphalie : « Mon intention, en vous établissant dans votre royaume, est de vous donner une constitution régulière qui efface dans toutes les classes de vos peuples les vaines et ridicules distinctions. » Si la Prusse s’était contentée d’accepter les principes égalitaires de la révolution et d’abolir les distinctions vaines et ridicules, elle n’eût différé en rien de ce royaume de Westphalie, formé de ses dépouilles, qu’on venait de lui donner pour voisin. Il importait à Hardenberg, comme au baron de Stein, que les deux royaumes séparés par l’Elbe ne pussent être confondus l’un avec l’autre et qu’on distinguât à première vue un Prussien d’un vassal de Napoléon. Il avait compris que le vrai patriotisme suppose un esprit public, et qu’il n’y a d’esprit public que chez les peuples qui font eux-mêmes leurs affaires. Il sentait la nécessité d’écarter les mandarins, d’accoutumer la nation au self-government, de lui donner les libertés municipales les plus étendues, de créer partout des corps électifs, d’instituer des diètes provinciales et même des états-généraux. Ces réformes furent exécutées au jour le jour, pièce à pièce, et quand Hardenberg fut devenu chancelier, on put lui reprocher de n’avoir pas empli tout son programme; c’est la gloire de Stein de ne s’être jamais démenti.

En 1807, la Prusse ressemblait à un propriétaire qui a perdu dans un procès calamiteux la moitié de son bien, et qui, sous peine de mourir de faim, est tenu de faire beaucoup produire, beaucoup rapporter à ce qui lui reste; la culture intensive est la suprême ressource des propriétaires dont on a écorné le patrimoine. C’est à dater de 1807 que la Prusse est devenue le pays de l’Europe où le gouvernement s’occupe le plus des particuliers, soit pour les élever, pour les instruire, soit pour leur imposer des sacrifices souvent fort onéreux, ce qui est encore une manière de travailler à leur éducation. Dans son mémoire, Hardenberg proposait et réclamait en principe ces deux grandes institutions, qui ont transformé la monarchie du grand Frédéric, à savoir le service militaire universel et l’instruction primaire obligatoire. En les adoptant, la Prusse allait devenir, comme il le désirait, une monarchie de droit divin reposant sur des institutions démocratiques, car rien n’est plus démocratique que le service universel et que l’enseignement obligatoire. Napoléon était loin de se douter que la conséquence de la bataille d’Iéna serait de créer un peuple où tout le monde saurait lire et écrire, et où tout le monde serait soldat.

Comme Hardenberg, Altenstein comprenait tout ce que peut le maître d’école, non-seulement pour guérir un peuple de l’ignorance et de la superstition, mais pour développer en lui les vertus civiques. Ces réformateurs de 1807 avaient l’esprit libre et généreux; ils s’occupaient d’élever des Prussiens, ils voulaient en même temps que ces Prussiens fussent des hommes. Altenstein rédigea, lui aussi, un mémoire, dont M. Ranke cite quelques fragmens. Nous y lisons que ce n’est pas l’étendue de son territoire qui fait un grand peuple, qu’une nation diminuée et mutilée peut encore aspirer à la première place, si elle travaille plus que les autres à l’éducation du citoyen, à l’ennoblissement de l’individu par l’instruction, au progrès de l’humanité, dont la raison est le bien suprême. Altenstein et Hardenberg jugent, l’un et l’autre, que, pour accomplir cette glorieuse entreprise, l’état doit appeler la religion à son aide et lui faire sa place dans l’école; mais la religion telle que l’entendent ces disciples de Kant n’est pas un dogmatisme à formules ni une dévotion à petites pratiques. — « L’essence de la religion, disait Hardenberg, consiste à envisager la vie comme l’apprentissage d’une autre existence, dont le pressentiment est en nous; elle consiste dans le commerce avec l’idéal, qui nous initie à cette existence meilleure, dans nos rapports intimes avec l’être incompréhensible que nous appelons Dieu, dans la foi à l’immortalité de l’âme, dans l’assurance que notre destinée fait partie d’un plan qui embrasse l’univers. » Il voulait que l’état s’employât de tout son pouvoir à la propagation de l’idée religieuse, mais qu’il eût un respect infini pour les franchises de la conscience, qu’il s’abstînt de prendre parti pour aucun système, pour aucune secte, qu’il autorisât toutes les recherches de la critique, même ses indiscrétions, et le libre exercice de tout culte qui ne blesse pas la morale. En même temps que l’état prussien se mettra en peine d’instruire et de moraliser le peuple, il prendra à cœur les intérêts de la science et lui assurera cette liberté absolue dont elle ne peut se passer. La police napoléonienne étendait son empire sur l’église, sur l’université, sur les consciences, sur les dogmes, sur les pensées; elle classait toutes les idées en idées utiles, qu’elle protégeait en leur appliquant son estampille et le bénéfice du cours forcé, et en idées dangereuses, qu’elle proscrivait comme la fausse monnaie; la science et la religion étaient pour elle deux chapitres de l’art de gouverner les hommes. « La France d’aujourd’hui, disait Altensiein, a un gouvernement fondé sur la force, et ce gouvernement ne protège les sciences qu’en tant qu’elles peuvent lui servir; il les emploie à ses fins, il les réduit à l’obéissance. La science se vengera quelque jour du maître qui la tient en servitude. » On sait le mépris que nourrissait Napoléon pour l’idéologie et les idéologues. Il n’avait pas compris que ce sont les abstractions qui mènent le monde; cependant il leur attribuait le pouvoir de susciter des ennuis sérieux aux autorités constituées, aussi son mépris était-il mêlé d’aversion et d’inquiétude. Du fond de la Prusse orientale, un mois et demi après la bataille d’Eylau, il envoyait à Fouché l’ordre d’expulser de Paris la femme illustre qui venait d’écrire Corinne, et il recommandait à l’archi-chancelier Cambacérès de veiller à l’exécution de cet ukase. Au lendemain de Friedland, les Hardenberg et les Altenstein souhaitaient que leur pays devînt la patrie ou le refuge de l’idéologie, ils rêvaient de fonder à Berlin une université où la science aurait ses coudées franches et qui serait une arène ouverte à tous les systèmes, à toutes les discussions. Ce sera l’éternel honneur du règne de Frédéric-Guillaume III que dans la plus affreuse détresse financière il ait su trouver des ressources suffisantes pour inaugurer dès 1810 cette université qui a fait de Berlin la capitale scientifique de l’Allemagne et l’a préparé à devenir sa capitale politique. Qui dira de quel poids elle a pesé dans les destinées de la Prusse? qui dira la part que Fichte a pu avoir dans la guerre d’indépendance, les services que Hegel a rendus à la grandeur des Hohenzollern?

Emprunter à Napoléon les idées égalitaires qu’il représentait et défendre contre lui les idées libérales de 89, dont il était l’ennemi, concilier les nouveaux principes d’organisation militaire avec la formation d’une armée vraiment nationale, les traditions du protestantisme avec la liberté philosophique du XVIIIe siècle, le patriotisme avec l’idéologie, la religion avec la science, la loyauté royaliste avec un peu d’enthousiasme jacobin, telle était la pensée de Hardenberg et des hommes remarquables qui l’entouraient. Ils avaient entrepris une œuvre de longue haleine, leur courage comme leur patience furent mis à de rudes épreuves. On est porté à croire que les réformes s’opèrent plus facilement dans une monarchie que dans une république démocratique. Toutes les formes de gouvernement ont leurs inconvéniens; mais c’est une question de savoir si les entraînemens irréfléchis, si les inconstances, si l’éternelle mobilité de la démocratie trop prompte à se de juger, trop sujette à défaire aujourd’hui ce qu’elle a fait hier, sont un danger plus redoutable que les intrigues de cour qui assiègent un trône. Guichardin a dit qu’une réforme est bien chanceuse quand elle dépend de la volonté de plusieurs; mais ce même Guichardin a dit aussi que les princes sont toujours tentés de ne regarder comme sages que ceux de leurs conseillers qui abondent dans leur sens, quelli che si conformano più alla loro inclinazione. Frédéric-Guillaume III avait toutes les bonnes intentions; malheureusement il tenait plus qu’un autre à ses habitudes. On eut bien de la peine à obtenir de lui qu’il congédiât son cabinet royal, occulte et irresponsable, qui contrecarrait le ministère. Il s’indignait quand on avait l’air de croire que ses conseillers secrets ou ses adjudans exerçaient quelque influence sur ses résolutions : « Me prend-on pour un benêt? s’écriait-il. S’imagine-t-on que, lorsque j’ai pris un parti, je m’amuse à me faire influer pour annuler mon propre ouvrage? Cette idée me paraît insolente. »

Hardenberg et ses amis jugeaient qu’aucune réforme n’était possible sans un changement radical dans le personnel ; mais le roi n’aimait pas les nouveaux visages, celui de Stein surtout lui déplaisait; il goûtait médiocrement cet homme rugueux, un peu rude de manières, souvent amer dans son langage, incapable de se plier aux bienséances et aux mensonges officieux des cours. On perdit courage plus d’une fois, on fut tenté de croire que c’en était fait, qu’il fallait désespérer du salut de l’état, que toutes les mesures proposées échoueraient « contre ces petites considérations qui sont le tombeau des grandes choses. » Dès le mois de juillet 1807, un de ces découragés écrivait à Hardenberg: — « Qu’avons-nous à attendre de l’avenir? On a pu nous appliquer ces mots : Video meliora proboque, deteriora sequor. Ne sera-ce pas toujours la même chanson? Il faut aller planter des choux, et je bénirai celui qui voudra de moi pour garçon jardinier. » Peu de jours après, le comte de Goltz, qui avait pris le portefeuille des affaires étrangères, écrivait de son côté : — « Tout me prouve que nous sommes à jamais perdus, tout concourt pour m’en donner la certitude. Certaines personnes qui avaient affiché l’intention de leur retraite reprennent une influence prépondérante ; rien ne saurait s’opposer à l’ascendant qu’elles ont conservé sur l’esprit du roi... L’intrigue et la cabale reprennent leur empire, les anciennes habitudes reviennent, les anciens abus renaissent; tout le monde veut régner, chacun s’en flatte, chacun y vise, la faiblesse et l’irrésolution caractérisent notre gouvernement. Les braves gens n’auront jamais le dessus, les charlatans seuls feront fortune. Le cœur me saigne en traçant ces mots... Si le baron de Stein nous revient, il ne restera pas quinze jours. » Ces prédictions mélancoliques ne se sont point accomplies, les réformes triomphèrent de tous les obstacles, des irrésolutions du roi, du mauvais vouloir des gens de cour, des intrigues, de la cabale et des mandarins, et Dieu sait combien les mandarins ont la vie dure, avec quelle ténacité ils se cramponnent à leur place et à leur traitement. Par sa persévérance à poursuivre jusqu’au bout le pénible travail de sa régénération, la Prusse mérita de voir des jours meilleurs. Ses hommes d’état les espéraient, les attendaient; ils doutaient de la solidité de cet empire d’Occident fondé par le nouveau Charlemagne; ils avaient trop étudié la philosophie pour ne pas savoir que les ambitions démesurées et les génies intempérans ne bâtissent jamais des maisons qui durent. Le prince Guillaume, frère du roi, envoyé en mission à Paris, en rapporta l’impression que cet empire éclatant serait éphémère; il racontait qu’un soir, dans le parc de Fontainebleau, à quelques pas du château éclairé de tous les feux du couchant, des familiers du maître s’étaient pris à se demander si le soleil d’Austerlitz ne pâlirait pas un jour et si tous les colosses n’ont pas des pieds d’argile. Vers le même temps, l’empereur Alexandre disait à quelqu’un : « Ayons un peu de patience, c’est un torrent qu’il faut laisser passer. »

Les peuples éprouvés cruellement par le sort n’ont pas toujours à leur disposition des Hardenberg, des Stein, des Scharnhorst; mais le bon sens, armé de courage et d’obstination, suffit pour venir à bout des mandarins (il y en a dans tous les pays), et pour tenir en échec les brouillons, aussi dangereux que les mandarins. L’essentiel est de ne pas s’endormir sur les périls, de ne pas se laisser décourager par les difficultés, par les contre-temps, par les déconvenues. A chaque jour suffit sa peine, et les torrens finissent par passer.


G. VALBERT.

  1. Denkwürdigkeiten des Staatskanslers Fürsten von Hardenberg, herausgegeben von Leopold Ranke; Leipzig, Duncker et Humblot, 1877, 4 vol. in-8o.
  2. Neunundsechzig Jahre am preussischen Hofe, aus don Erinnerungea der Oberhofineisterin Sophie Marie Gräfin von Voss, Leipzig, 1876.