Les Mémoires du comte Vitzthum

Les mémoires du comte Vitzthum
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 96, 1889


LES
MEMOIRES DU COMTE VITZTHUM

La littérature diplomatique est une plante qui a pris dans ces dernières années un prodigieux accroissement ; elle a fleuri, fructifié avec abondance, et de jour en jour elle pousse de nouveaux rejetons. Les hommes d’état, les diplomates qui s’étaient trouvés mêlés à quelque négociation et ceux mêmes qui n’avaient jamais négocié ont vidé leurs portefeuilles, publié leurs dépêches, raconté tout ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils avaient vu, ce qu’on leur avait dit et ce qu’ils avaient répondu. Cette littérature, comme toute autre, a produit des œuvres excellentes, qui resteront, d’autres fort médiocres ou tout à fait insignifiantes. Mais bonnes, ou médiocres, toutes ces publications, si inégales de valeur, ont modifié singulièrement l’idée superstitieuse que les profanes se faisaient de la politique et du gouvernement des choses humaines. Ils étaient disposés à ranger la diplomatie parmi ces sciences mystérieuses, telles que la cabale et l’alchimie, dont les secrets ne sont connus que des initiés, des adeptes parvenus au grand œuvre. Les diplomates qui se sont obligeamment chargés de nous instruire nous ont prouvé que leur science n’a rien de mystérieux, qu’elle est très simple dans ses principes, et que c’est précisément pour cela qu’elle est si difficile à acquérir et qu’elle demande un long et laborieux apprentissage. De quoi qu’il s’agisse, les idées simples sont les dernières qui viennent à l’esprit, il faut aller jusqu’au fond des choses pour les trouver.

Balzac, qui était à la fois un grand et profond observateur et le plus imaginatif des hommes, croyait avec ferveur aux sciences occultes, qu’il aurait voulu voir enseigner au Collège de France. Il mettait les voyans au-dessus des sages, il pensait que les idées projettent leurs spectres dans l’atmosphère spirituelle qui nous enveloppe, et que certaines créatures exceptionnellement douées ont seules la faculté d’apercevoir ces fantômes. Il pensait aussi que les sociétés sont gouvernées par des puissances cachées, qui ne sont aperçues que des devins et des devineresses, que ce qu’on voit est moins important que ce qu’on ne voit pas, que les grands événemens s’expliquent par de sombres conspirations ignorées des historiens, que la véritable histoire est une affaire ténébreuse. Ce puissant esprit avait ses chimères, et le mélange d’une étonnante sagacité et d’un mysticisme amoureux de ses illusions donne un charme singulier à certaines de ses œuvres.

La littérature diplomatique, étrangère à tout mysticisme, nous apprend qu’il n’y a pas tant de ténèbres ni de sorcellerie dans ce qui se passe ici-bas, que dans le gouvernement des sociétés comme dans la vie il y a beaucoup de hasards, que le grand homme d’état est celui qui sait le mieux et le plus vite calculer ses chances, que les grandes combinaisons politiques réussissent par les mêmes procédés qui font prospérer une boutique, une maison de commerce, une banque, une entreprise financière quelconque. La seule différence est que, les calculs de probabilité de l’homme d’état s’appliquant à des objets plus vastes, plus complexes, il est tenu d’avoir cette ampleur d’esprit qu’on appelle le génie et dont un petit négociant peut se passer. A la ménagère qui tient bien ses comptes l’arithmétique suffit ; l’astronome recourt au calcul infinitésimal ; ce sont deux choses très différentes, et dans le fond c’est la même chose. La qualité la plus nécessaire à l’homme d’état est ce souverain bon sens qui, s’exerçant sur de grands objets, suppose une connaissance aussi étendue qu’approfondie des situations et des hommes. Au bon sens il doit ajouter cette vigueur d’âme, cette puissance de caractère qui rend capable d’agir malgré l’incertitude des événemens. Les étourdis entreprennent à la légère et se perdent ; les faibles, les indécis ont peur et ne font rien. L’homme fort ose et se risque à propos, il sait que la politique est une science conjecturale, il a formé ses conjectures, il a fait d’avance son compte, il a pris ses précautions contre les accidens et la malice de ses ennemis, et autant qu’il est en lui, il gouverne la fortune : elle a toujours montré du goût pour l’audace qui sait prévoir. Malheureusement rien n’est moins ordinaire que de joindre le caractère au bon sens, et les vrais hommes d’état sont aussi rares que les grands généraux et les grands poètes.

Un gentilhomme saxon, le comte Frédéric Vitzthum d’Eckstaedt, qui, après avoir été secrétaire de la légation de Saxe à Vienne, fut nommé ministre plénipotentiaire auprès de la cour de la Grande-Bretagne, n’a pu résister à la tentation de vider, lui aussi, ses portefeuilles, et aux trois volumes déjà parus de ses mémoires il vient d’en ajouter un quatrième, où il raconte la grande crise de 1866, les phases diverses du conflit austro-prussien et les événemens qui l’ont préparé[1]. Les mémoires du comte Vitzthum ne figureront pas parmi les chefs-d’œuvre de la littérature diplomatique. Il a de l’esprit, de la pénétration, et, quand il s’en donne la peine, il conte avec agrément ; mais l’art de composer lui est inconnu. « Le père Gaillard, écrivait Mme de Sévigné, reprit son discours avec tant de prospérité que, mêlant sur la fin Philisbourg, Monseigneur, le bonheur du roi et les grâces de Dieu sur sa personne et sur tous ses desseins, il fit de tout cela une si bonne sauce que tout le monde pleurait ; le roi et la cour l’ont loué et admiré. » Le comte Vitzthum mêle aussi beaucoup de choses dans son discours, mais sa sauce n’est pas si bonne que celle du père Gaillard, et nous ne pouvons lui promettre la même prospérité. Il n’est pas l’ennemi du fatras, il n’omet rien, n’abrège rien, ne nous fait grâce ni d’une pièce de vers trochaïques qu’il composa en 1865, à son retour d’un voyage à Rome, et que publia le Journal de Dresde, ni du toast qu’il aurait porté à la reine d’Angleterre, le 26 août de la même année, si son souverain l’avait envoyé à Cobourg pour y assister à l’inauguration du monument du prince Albert ; par malheur, le roi Jean lui donna l’ordre de n’y pas aller. Il dut garder pour lui son toast fort éloquent, mais un peu long, il nous le sert.

Cela dit, il faut convenir que, dans ce gros volume de 520 pages, il y en a une centaine au moins d’où l’on peut tirer quelque Instruction, et qui sont des os pleins de moelle. En écrivant les meilleurs chapitres de : son livre, M. Vitzthum se proposait sans doute de prouver, une fois de plus, qu’en 1866 la victoire est restée à ceux qui étaient prêts, avisés, prévoyans, résolus ; que d’un côté on savait nettement ce qu’on voulait et qu’on le voulait bien, que de l’autre on n’avait que des volontés flottantes et qu’on faisait le plus souvent le contraire de ce qu’on avait décidé. Des dieux bénins avaient donné à M. de Bismarck des ennemis tels qu’il les pouvait souhaiter, c’était à croire qu’il les avait fait faire sur mesure. À Paris, il avait trouvé un complice involontaire dans un rêveur inappliqué, auquel il avait tâté le pouls à Biarritz, et le cabinet de Vienne lui venait en aide par sa politique ambiguë et louche, par la confusion et le désordre de ses conseils, par ses hésitations, par ses lenteurs et par ces imprudences que commettent les timides à bout de voie.

En ce qui concerne la politique française en 1866, les mémoires du comte Vitzthum n’ajoutent rien à ce que nous avait appris le livre si solide et si agréable de M. Rothan, qui a sur le diplomate saxon l’avantage d’avoir jugé Napoléon III avec plus d’équité et en véritable historien. Personne n’a mieux exposé que lui les erreurs de ce souverain, mais il a tenu à montrer aussi ce qui se mêlait d’illusions humanitaires à ses ruses et à ses faux calculs. Le comte Vitzthum ne voit dans l’empereur, selon sa propre expression, « qu’une grande araignée étendant partout les fils de sa toile, où il a fini par se prendre lui-même. » Il ne nous dit pas que cette araignée avait une imagination généreuse, qu’elle s’était fait un certain idéal de la civilisation, du droit public au XIXe siècle. Napoléon III n’admettait pas qu’on traitât les peuples comme des troupeaux ; il sentait vivement la nécessité de les consulter en réglant leur sort ou de leur faire agréer le régime qu’on leur impose. On peut être certain que, si jamais il avait conquis les provinces rhénanes, il les eût traitées tout autrement que l’Allemagne ne traite les malheureuses populations de l’Alsace-Lorraine. Il a toujours pensé que, si la force a des droits, elle a aussi des devoirs à remplir, et qu’elle se déshonore quand elle y manque.

A son machiavélisme, dont il a tiré peu de profit, Napoléon III joignait une sorte de romantisme politique qui l’a fait tomber dans plus d’un piège. La politique romantique conduit fatalement aux déceptions. Elle aime les coups de théâtre et sacrifie souvent la pièce au décor ; tout lui semble possible, elle prête aux choses une souplesse, une promptitude d’obéissance qu’elles n’ont que dans les rêves ; emportée par son goût pour les improvisations brillantes et hâtives, elle néglige de préparer ses entreprises ; elle oublie que le monde appartient aux habiles, et, comme le dit le proverbe italien, aux inquiets, toujours attentifs, à ceux qui, dormant peu, sont tout entiers à leur affaire : il mondo è de’ solleciti.

Il est difficile de dire si l’empereur a été plus desservi par ses qualités ou par ses défauts, s’il s’est nui davantage par d’astucieux projets, qu’il était incapable d’exécuter, ou par les entraînemens d’une sympathie inconsidérée qui lui a fait sacrifier plus d’une fois ses intérêts à ceux d’autrui. C’est ainsi qu’au lendemain de Sadowa, après l’amère déception que lui avait attirée sa politique allemande, il usait de ce qui lui restait d’influence pour protéger la Saxe humiliée et battue contre les convoitises du vainqueur, sans que la France eût rien à gagner dans cette affaire. Il est vrai que M. Vitzhum s’efforce d’atténuer, de rabaisser, de contester le service rendu par l’empereur au roi Jean, qui avait sollicité ses bons offices. M. de Beust s’en est expliqué tout autrement dans ses mémoires : il jugeait que l’intervention française avait sauvé la Saxe. « Avec quelque chaleur, écrivait-il, que du côté de l’Autriche on s’entremit en faveur de la monarchie saxonne, celui qui au jour des négociations-de Nikolsbourg a vu comme moi au Ballplatz les deux meneurs du ministère des affairés étrangères, et qui a connu le caractère et les dispositions des négociateurs, est en droit de douter que le cabinet de Vienne eût persisté dans son bon vouloir s’il n’avait eu la France derrière lui. » Il paraît qu’il en coûte beaucoup de reconnaître une dette contractée envers un souverain malheureux, et qu’il faut être deux fois gentilhomme pour ne pas battre le chien devant le lion.

Depuis la guerre de Crimée, l’hégémonie de l’Europe avait appartenu dix ans durant à Napoléon III ; il en avait dépossédé l’empereur Nicolas, et le roi Guillaume devait la lui prendre. En 1866, on croyait encore à sa puissance ; on s’abusait et sur l’état d’une constitution profondément atteinte, qui avait affaibli ses facultés, et sur la force de son gouvernement miné par une fièvre lente. La maison commençait à se crevasser ; mais la foule n’apercevait pas les lézardes. Quelques esprits clairvoyans avaient seuls deviné les misères cachées du second empire et pressenti la destinée qui l’attendait. Nous trouvons à ce sujet d’intéressans et curieux témoignages dans les mémoires du comte Vitzthum.

Le ministre du roi de Saxe à Londres recevait quelquefois la visite d’un de ces agens secrets que les gouvernemens emploient avec défiance, mais non sans profit, et qui vivent sous terre comme les taupes. Ils s’exagèrent beaucoup leur importance, mais quand ils ont de l’esprit, ils fournissent quelquefois aux diplomates d’utiles informations. Souvent les braconniers savent mieux que les garde-chasses ce qui se passe dans les forêts ; ils ne craignent pas de déranger les faisans en pénétrant dans les fourrés. Cet agent, que M. de Beust appelait l’homme mystérieux, mangeait à tous les râteliers ; on se gardait bien de croire tout ce qu’il disait, mais on ne laissait pas de l’écouter. Il rédigeait des rapports, des mémoires, que lord Palmerston lui payait grassement. Plus d’un souverain et M. de Bismarck lui-même le recevaient et le faisaient causer ; on l’introduisait par l’escalier dérobé et par la petite porte. « Comme l’Atta Troll de Heine, nous dit M. Vitzthum, ce n’était pas un caractère, mais il ne manquait pas de sagacité et de talent. » Au mois de mars 1860, il disait à l’auteur des mémoires : « Soyez sûr que pour Napoléon la question du dedans a aujourd’hui beaucoup plus d’importance que toutes l’es questions étrangères. Il ne peut se dissimuler que l’eau lui monte jusqu’au cou. Il ressemble à ces malades qui savent assez de médecine pour compter leurs pulsations. Il est aussi comme un homme dont la montre retarde, et qui sait l’heure où elle s’arrêtera ; il cherche vainement la clé pour la remonter. Morny est mort, Walewski n’est pas un Morny. L’empereur n’est pas un homme de guerre, il l’a appris à Solférino. Il n’a pas de généraux, et ceux qui se donnent pour tels n’ont pas sa confiance. Ses ministres ne peuvent s’entendre, et chacun d’eux se méfie des autres. C’est le règne de l’anarchie. S’il se résigne à faire des concessions libérales, pourra-t-il se maintenir quelques années encore ? C’est possible, mais invraisemblable. Il est malade, très malade, et les diplomates accrédités à Paris ne s’en doutent pas. »

Plus significatif encore était le jugement que portait Disraeli sur ce propriétaire malade, usé, vieilli, qui sentait crouler sa maison. Dès le mois d’août 1866, il annonçait que Napoléon III était un homme perdu. Quelques semaines plus tard, pendant un séjour que le comte Vitzthum faisait au manoir d’Hughenden, l’ingénieux auteur de Tancrède, revenant sur ce sujet, prophétisait avec assurance « la fin prochaine de la tragi-comédie du second empire. » — « La banqueroute morale de l’empereur, disait-il, est évidente. Il est du nombre de ceux qui, pour prolonger leur vie, sont condamnés à agir sans cesse. Un homme qui, comme lui, est forcé de toujours agir, doit se créer artificiellement des occasions à exploiter. Dans ce jeu continuel, les faux calculs ne peuvent manquer. Dans l’action, tous les hommes font des fautes, en ne différant que du plus ou du moins. Napoléon III, durant de longues années, a accoutumé les Français à le rendre responsable de tout. Maintenant l’heure du reflux est venue. Tout s’est passé au Mexique et en Allemagne autrement qu’il ne l’avait cru et souhaité ; les conséquences ne tarderont pas à se produire. Il lui est également impossible d’échapper à la guerre avec la Prusse et d’en sortir avec succès. »

Les gouvernemens vraiment forts ne se croient pas tenus d’agir toujours, de donner sans cesse des preuves de force ; mais ils sont capables de commettre des erreurs et des fautes sans se perdre. L’empereur s’était condamné lui-même à l’infaillibilité perpétuelle. Ce fut en vain que, par l’organe de M. de La Valette, il essaya de donner le change à la France en l’assurant que le système des grandes agglomérations et la disparition des états secondaires n’avaient rien d’inquiétant pour elle, « qu’il fallait renoncer aux préjugés étroits et mesquins d’un autre âge, que, grâce à son imposante unité, grâce au rayonnement de son génie, elle n’était pas moins grande ni moins respectée. » Cette circulaire fameuse, que le futur lord Beaconsfield appelait un testimonium paupertatis, et dont il disait que jamais les mots et les phrases n’ont pu servir à déguiser la défaite diplomatique d’un souverain qui, après avoir poussé à la guerre, en revient les mains vides, cette circulaire par laquelle on déclarait tout à la fois qu’on était content, mais qu’on n’avait pas assez de soldats pour se mettre en défense, ne fit illusion à personne.

La France savait qu’un pays diminue quand ses voisins s’accroissent, et que l’empereur s’était gravement trompé dans ses calculs. Elle disait avec le marquis de Gallifet : « Nous avons été battus à Sadowa, et si nous donnons à M. de Bismarck le temps de refaire son armée, qui doit avoir diablement souffert, nous sommes perdus, et c’est nous qui payerons les pots cassés. » De son côté, notre chargé d’affaires à Londres, le baron Baude, s’écriait avec un singulier sans-gêne : « Ils sont à Paris dans une fichue position. » L’empereur ne vivait plus que de prestige, et ce prestige s’était évanoui dans les fumées d’un champ de bataille où il ne s’était pas battu. On attribuait au roi de Prusse ce mot aussi caractéristique que l’exclamation du baron Baude : « Que Napoléon est devenu petit ! Personne ne le craint plus, nous surtout. » Cri de soulagement d’un homme qui, après avoir pris un épouvantail au sérieux et en avoir eu grand’peur, le reconnaît pour ce qu’il est, en constatant que les maraudeurs ont pu piller le jardin sous ses yeux sans qu’il bougeât.

Une femme d’esprit avait dit à M. Vitzthum « que quand la vertueuse Autriche se résolut enfin à accorder ses faveurs à Napoléon III, elle eut affaire à un Abélard… après l’opération. » Il est permis de douter que ce fût par un scrupule de conscience que la vertueuse Autriche eût refusé si longtemps ses faveurs au neveu du grand Napoléon. Il en est des gouvernemens comme des particuliers, ceux qui manquent d’industrie se font une vertu de leur maladresse, mais le monde ne s’y trompe pas. Il faut avouer pourtant que la politique embarrassée de l’Autriche trouvait son excuse dans les embarras d’une situation difficile et compliquée. Depuis la malheureuse guerre de 1859, cette vaste monarchie, composée d’élémens hétérogènes, ne pouvait plus subsister telle qu’elle était ; il fallait tout changer, et on ne savait comment s’y prendre.

On était résolu à se rattacher les provinces non allemandes, mais elles étaient fort exigeantes. Les Hongrois surtout se montraient intraitables ; ils demandaient de grandes concessions et refusaient d’en faire. Dès le commencement de 1866, l’empereur François-Joseph était déterminé à se faire couronner comme roi de Hongrie. On inclinait déjà vers le système dualiste qui fut adopté depuis ; restait à découvrir le mode d’exécution. On se pliait aux circonstances, on renonçait à ses vieilles prétentions et à ses habitudes séculaires, mais on entendait que l’armée et les affaires extérieures demeurassent sous la dépendance du gouvernement central. Les faiseurs de projets, les donneurs d’avis abondaient ; auquel fallait-il entendre ? On désirait le maintien du statu quo en Allemagne jusqu’à ce que les difficultés intérieures fussent réglées ; n’avait-on pas besoin de la paix pour arranger son ménage ? Tout serait devenu plus facile si on avait trouvé dans le roi de Prusse un allié suret fidèle ; mais cet allié était le plus dangereux, le plus perfide des ennemis. Il se souvenait d’Olmütz et méditait sa revanche. Aux ennemis du dedans et du dehors, s’ajoutaient les faux amis, qui de Paris ou de Londres conseillaient de jeter du lest pour alléger le navire. L’Autriche avait perdu à Solférino ses plus riches provinces italiennes ; ses faux amis l’engageaient à renoncer aux autres, ils lui représentaient : qu’elle s’affranchirait ainsi de grands ennuis. M. de Beust a raconté qu’en 1878, au dîner du lord-maire, lord Beaconsfield ; revenu de Berlin, prononça un brillant discours pour glorifier l’œuvre du congrès ; il déclara qu’on avait fortifié la Turquie en la débarrassant du soin de faire la police en Bulgarie et en Bosnie. Après le banquet, M. de Beust : lui dit : « la pensée que vous venez d’exprimer avec tant d’éloquence est géniale, mais pas neuve. Jadis, on nous a dit la même chose à nous autres Autrichiens après nous avoir débarrassés de nos soucis italiens, et pour faire mieux encore, on nous a débarrassés ensuite de nos soucis allemands, de telle sorte que nous voilà tout à fait délivrés. » A toutes les propositions captieuses qu’on lui faisait, le cabinet de Vienne répondait qu’il y a pour un grand pays des questions d’honneur sur lesquelles il ne transige pas, qu’il ne peut céder une portion de son territoire, sans se manquer à lui-même, que par nécessité, après une guerre malheureuse, ou volontairement, après une guerre très heureuse, qui lui permet de se procurer ailleurs des compensations et des indemnités à sa bienséance.

Dans les situations difficiles, la conduite la plus correcte est presque toujours la plus sure ou fa moins dangereuse. Un gouvernement qui passe pour avoir des principes et se fait une réputation d’exacte probité inspire la confiance, et la confiance est une force morale dont on peut tirer de grands secours. Tout le monde se défiait de l’Autriche, de sa politique hésitante ou équivoque. Après avoir travaillé au démembrement du Danemark, il eût été de son intérêt de s’assurer l’appui de l’Allemagne, qui considérait le prince Frédéric d’Augustenbourg comme le propriétaire légitime des provinces détachées de la monarchie danoise. Si au lendemain de la paix de Vienne, l’Autriche, comme ses vrais amis le lui conseillaient, avait adopté le prince, pour son candidat et pesé sur lui pour qu’il déférât aux désirs de la Prusse en lui cédant le port de Kiel et en se liant avec elle par une convention militaire, les plans du grand conspirateur de Berlin eussent été, sinon déjoués, du moins fort dérangés.

M. de Beust se rendit à Vienne tout exprès pour présenter un mémoire à ce sujet, et M. Vitzthum a été bien aise de nous faire savoir que c’était lui qui l’avait composé et rédigé, à la demande de son chef. Le mémoire fut lu, approuvé, jeté au panier, et quelques jours après, on ordonnait au comte Blome de signer avec M. de Bismarck la funeste convention de Gastein, en vertu de laquelle, au grand scandale de tous les patriotes allemands, on se partageait avec la Prusse l’administration des deux provinces de l’Elbe et on se rendait complice d’un acte de spoliation, dont tous les bénéfices étaient pour le cabinet de Berlin. L’encre n’était pas encore sèche que M. de Bismarck disait au comte Blome avec sa cynique franchise : « En vérité, je n’aurais jamais cru trouver un diplomate autrichien qui consentit à me signer ce papier. » L’Autriche s’avisa bientôt qu’elle avait été dupe, et se retournant vers l’Allemagne, elle lui dit : « Nous sommes avec vous. » Il était trop tard. On jouait le rôle d’un voleur qui se trouve fraudé dans le partage du butin et qui invoque la sainte justice. Il n’est pas dans ce monde de plus piteux personnage que celui d’un trompeur trompé, d’un renard qui a laissé sa queue dans quelque trébuchet où il flairait une bonne aubaine.

Il y avait à Vienne des hommes d’état qui désiraient sincèrement la paix et pensaient que le seul moyen d’éviter la guerre était l’entente intime avec la diète de Francfort. D’autres se disaient, au contraire, que si jamais il fallait en découdre, ce ne serait pas un grand malheur, qu’après des avantages balancés cette guerre indécise se terminerait par un accord, par un partage, qu’on donnerait aux Prussiens tout le nord de l’Allemagne et qu’on prendrait le sud. Les royaumes secondaires et les petits états avaient eu vent de ces projets ; faut-il s’étonner que leur zèle en fût refroidi ? Au jour du danger, ils n’ont prêté à l’Autriche, à l’exception de la Saxe, qu’une tiède et molle assistance ; n’avait-on pas tout fait pour les inquiéter ? La Bavière avait promis 100,000 hommes ; ce fut à grand’peine qu’elle en mit 40,000 sur pied, et les affûts manquaient aux canons, les chevaux à la cavalerie. M. de Beust a toujours pensé que, si elle avait été prête et résolue, si elle avait envoyé 30,000 soldats en Bohême, le général Benedek aurait gagné la Bataille de Kœnigsgraetz, qu’il perdit par la faiblesse de son aile gauche. Mais si la Bavière haïssait la Prusse, elle se défiait de l’Autriche. Elle ne prit que des demi-mesures, et les demi-mesures sont de la graine de malheurs.

Comment, dans ces années critiques, la politique autrichienne n’eût-elle pas été indécise et changeante, équivoque et louche ? Si à Paris la politique officielle, que représentaient les ministres, était sans cesse contrariée, traversée par la politique personnelle et secrète du souverain, il y avait à Vienne deux ministres des affaires étrangères, celui qu’on voyait et qui était responsable, celui qu’on ne voyait pas et qui ne répondait de rien, et c’était celui qu’on ne voyait pas qui décidait de tout. Quelques années après la catastrophe de Sadowa, le comte Mensdorff disait à M. Vitzthum : « Que voulez-vous ? J’étais général de cavalerie, l’empereur m’avait appelé aux affaires étrangères, j’acceptai à contre-cœur, et on mit à mes côtés un diplomate qui avait de l’école, sans avoir le courage d’assumer les responsabilités. » Il se trouva que ce général de cavalerie, qui avait représenté respectueusement à son souverain qu’il n’était qu’un soldat, sans vocation pour la diplomatie, sans aucune des qualités de l’emploi qu’on lui imposait, avait beaucoup de bon sens, de jugement ; il ne tarda pas à se débrouiller : tout aurait mieux marché si on l’avait laissé à ses propres inspirations. Il estimait que l’Autriche n’était pas prête, qu’elle avait besoin de la paix ou tout au moins de gagner du temps, et il s’était prononcé contre la convention de Gastein, dont il avait prévu les fatales conséquences. Malheureusement, il était atteint d’une incurable défiance de lui-même, et il se soumettait aux décisions qu’il condamnait. Plus d’une fois il fut tenté de donner sa démission, mais il aurait craint de manquer à son devoir, et à ceux qui lui disaient : « Allez-vous-en ! » il répondait : « On voit bien que vous n’êtes pas soldat. »

Le second qu’on lui avait adjoint pour le réconcilier avec ses fonctions et lui alléger son fardeau était le comte Esterhazy, le mystérieux Moritz, qui passait pour avoir pris des leçons du prince de Metternich. Il se flattait d’avoir le génie de la politique, se faisait la plus haute idée de sa perspicacité et de ses talens. M. de Beust raconte dans ses mémoires qu’un jour qu’il conférait avec le comte Mensdorff, la porte s’ouvrit et qu’à son grand étonnement, un petit homme entra, avança une chaise et vint s’asseoir à côté du ministre, « comme un professeur de musique s’assied au piano à côté de son élève. »

Ce professeur de musique était fort inférieur en jugement à son disciple. L’un démêlait sans peine le nœud des questions et voyait tout de suite ce qu’il y avait à faire. L’autre était tout négatif, abondait en objections, en difficultés, grossissait comme à plaisir les plus petits inconvéniens, dont il se faisait des monstres. Un Ragusain, attaché à la légation d’Autriche à Dresde, prétendait u que le comte Esterhazy passait sa vie à examiner au microscope une goutte d’eau, pour y découvrir toute sorte de vermine que le créateur a voulu dérober à jamais à nos yeux. » Après avoir rejeté ce qu’on lui proposait, il recommandait les expédiens les plus dangereux, les plus propres à gâter les affaires. Ce fut lui qui par ses fausses mesures rendit inévitable la convention de Gastein, ce fut lui qui plus tard empêcha le comte Mensdorff d’accepter la conférence, qui eût procuré trois semaines de répit à l’Autriche pour compléter ses arméniens. Il avait l’influence, le crédit, l’oreille de l’empereur. Il ne montrait à son souverain que les papiers qui lui plaisaient, il escamotait lus autres, et le très sensé général de cavalerie en était réduit à signer, en les désapprouvant, les dépêches les plus néfastes, qui étaient de nature à aggraver la situation ou à précipiter les événemens qu’il redoutait. Si on avait réussi à lui donner un peu plus d’assurance, de hardiesse et d’estime de lui-même ou à désinfâtuer le comte Esterhazy, l’Autriche aurait eu sans doute de meilleures destinées.

Quel contraste entre la façon dont les affaires étaient conduites à Vienne et ce qui se passait à Berlin ! Là un homme prodigieusement avisé et prévoyant, homme de conseil et de main, dirigeait tout répondait de tout. Que lui importait d’avoir contre lui le prince impérial, le landtag prussien, la landwehr prussienne, l’Allemagne et les puissances neutres de l’Europe ? Son unique souci était de persuader son roi, dont il avait peine, disaient les naïfs ; à endormir la conscience. Le prince Gortchakof s’était promis, parait-il, que si la conférence avait lieu, le jour même où M. de Bismarck partirait pour Paris, un aide-de-camp du tsar apporterait à Berlin une lettre d’Alexandre II suppliant son oncle de profiter de l’absence du grand boute-feu pour se débarrasser à jamais de son mauvais génie.

On s’abusait étrangement. Le grand boute-feu, qui était un très grand magicien, avait jeté un charme sur son maître en déroulant devant ses yeux des perspectives de gloire, d’agrandissemens et de conquêtes qui lui faisaient battre le cœur. Lord John Russell rapporta un jour à M. Vitzthum que la reine Victoria ayant écrit au roi Guillaume pour lui prêcher une politique de paix, il avait répondu qu’il voulait et devait avoir les provinces de l’Elbe, que c’était le désir de son peuple et que son devoir était de faire ce que son peuple désirait, que ses sujets lui reprochaient avec raison d’avoir dépensé trop de sang et d’argent pour la délivrance des duchés sans que la Prusse en retirât le moindre avantage : « Je n’ai jamais vu une lettre pareille, disait lord Russell, elle ne contient pas un grain de vérité. » M. Vitzthum se plaît à croire qu’en l’écrivant le roi Guillaume était sincère. Longtemps le monde s’est laissé séduire par sa fausse bonhomie. Non, ce n’étaient pas ses scrupules que M. de Bismarck eut tant de peine à combattre, c’étaient ses craintes. Il ne se faisait aucune conscience de troubler la paix de l’Europe, mais il n’osait pas, et sans son ministre, il n’eût jamais osé : « Que de mal ne me suis-je pas donné, disait M. de Bismarck, pour lui faire sauter le fossé ! » Quelques mois plus tard, au lendemain de la victoire, il ne comprenait pas qu’on l’empêchât de démembrer l’Autriche, qu’on l’engageât à se contenter du beau butin qu’il avait gagné dans cette affaire ; il en pleurait. Ce remarquable souverain, qui a joué avec tant d’art et de naturel le rôle du conquérant malgré lui, dissimulait plus facilement son désir de prendre que son chagrin de ne pas prendre assez.

Le comte Vitzthum se trouvait à Vienne dans la nuit du 4 juillet 1866, et ce fut de l’empereur François-Joseph lui-même qu’il apprit le désastre de Sadowa. Il eut en même temps la douleur de voir arriver à la gare son souverain, le roi de Saxe, qui, ignorant encore la foudroyante nouvelle, avait le sourire aux lèvres. Pendant quelques mois, le diplomate saxon considéra M. de Bismarck comme un fléau, et il le ménageait peu dans ses entretiens. Aujourd’hui, il est absolument consolé : « Tout patriote allemand, nous dit-il dans sa préface, ne peut que se réjouir du fond de l’âme de ce qu’on est parvenu à rétablir l’unité de l’Allemagne, sa puissance et sa grandeur sur de solides fondemens. Allemands et Autrichiens sont tenus de rendre les plus sincères actions de grâces à l’homme de génie qui dirige depuis vingt-cinq ans les destinées de notre patrie. Le prince de Bismarck a fait de l’Allemagne le bouclier de la paix de l’Europe, et il a couronné sa création par l’alliance qui unit l’Allemagne à l’Autriche et qui est l’honneur et le salut des deux empires. » Peu s’en faut qu’il n’accuse cet homme de génie d’avoir usé trop modérément de sa victoire, trop ménagé les confédérés de la Prusse, leurs droits de souveraineté et ce qui peut leur rester de prestige. Il lui reproche de n’avoir pas créé une chambre haute, composée de rois et de grands-ducs siégeant en personne ou votant par procuration. Le chancelier de l’empire a plus de respect et d’égards pour les petites couronnes que l’ancien envoyé du roi Jean. Il a déclaré un jour qu’il considérait trop un roi de Saxe pour vouloir le réduire à la condition de simple pair.

On ne peut passer condamnation de meilleure grâce, et jamais homme ne fut plus heureux que M. Vitzthum d’avoir été battu. On aurait tort de dire un mot qui pût troubler son bonheur. Mais pourquoi, en 1866, l’empereur Napoléon III a-t-il voulu empêcher la Prusse de s’annexer la Saxe ou de lui imposer des conditions trop dures ? De l’aveu même de M. de Bismarck, il s’est attiré par sa chevaleresque intercession l’âpre malveillance et les rancunes du vainqueur. M. Robert se trouva mal d’avoir pensé qu’il n’y a que les coquins qui battent leur femme et de s’être mis en tête de protéger Martine contre Sganarelle et son bâton. « De quoi vous mêlez-vous ? lui dit-elle. Est-ce là votre affaire ? Qu’avez-vous à voir là-dedans ? Voyez un peu cet impertinent qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes ! Et si je veux, moi, qu’il me batte ! Et s’il me plaît d’être battue ! » La politique de M. Robert est précisément cette politique romanesque qui nous a été si pernicieuse. La France a cru plus d’une fois qu’il était de son devoir d’empêcher les maris de battre leur femme. Que lui en est-il revenu ? Des déconvenues, des mécomptes, des inquiétudes, des chagrins. Un Français assez aveugle pour n’être pas dégoûté à jamais du romantisme mérite qu’on le condamne à lire d’un bout à l’autre, sans sauter une ligne, les instructifs, mais prolixes mémoires du comte Vitzthum.


G. VALBERT.


  1. London, Gastein und Sadowa, 1864-1866, Denkwürdigkziten von Karl Friedrich Graf Vitzthum von Eckstädt. -Stuttgart, 1889 ; Cotta.