Les Mémoires du Diable/Édition 1858/03

Michel Lévy (tome Ip. 32-42).


LES TROIS NUITS.


III

PREMIÈRE NUIT : LA NUIT DANS LE BOUDOIR.


Armand était encore assez éloigné de la porte cochère, lorsqu’il fut abordé par une femme qui l’appela par son nom. À la clarté des magasins environnants, Luizzi reconnut la servante qui l’avait reçu d’une manière si impertinente chez la marquise. Cette fille lui dit rapidement :

— Passez tout droit devant l’hôtel, vous me retrouverez à l’autre bout de la rue.

Elle continua son chemin, et Luizzi, qui s’arrêta un moment, la vit prendre une rue détournée. Il ne savait trop que penser de cette injonction ; mais, comme il y pouvait obéir sans renoncer à entrer plus tard dans l’hôtel, il se décida à la suivre. Seulement, en passant devant la porte cochère, il jeta à droite et à gauche un regard investigateur, et vit à quelques pas un homme enveloppé d’un manteau, qui semblait surveiller l’hôtel. Luizzi fut tenté d’aller droit à lui et de savoir quel était cet homme. Mais c’eût été un scandale, qu’il n’avait ni le droit légal ni le droit intime de faire ; d’ailleurs, il savait que dans toute querelle d’hommes où le nom d’une femme peut être prononcé, c’est elle qui est toujours la victime, l’un des deux adversaires y dût-il périr. Il poursuivit sa marche, et, à une assez grande distance de l’hôtel, à l’angle d’une petite rue, la servante parut, et dit à Armand :

— Vite, suivez-moi.

Elle marcha si rapidement que Luizzi eut peine à la suivre. Ils firent plusieurs détours et arrivèrent dans une ruelle déserte, bordée de murs de jardin. Tout en marchant, la chambrière ajouta :

— Entrez sans vous arrêter.

Et presque aussitôt elle s’élança dans une porte entr’ouverte, qu’elle referma avec une grande précaution dès que Luizzi se fut introduit.

À peine étaient-ils dans le jardin, qu’ils entendirent des pas rapides venir de l’autre extrémité de la ruelle ; la servante fit signe à Luizzi de garder le silence, et tous deux demeurèrent immobiles. On s’arrêta devant la petite porte, on écouta un moment, puis on s’éloigna ; mais à peine celui qui faisait tout ce manége avait-il fait quelques pas, qu’il revint. La servante, troublée, dit avec un geste d’impatience :

— Folle ! j’ai oublié le verrou !

Elle s’élança vers la porte et s’y appuya de toute sa force ; elle fit signe à Luizzi de l’aider, et celui-ci obéit machinalement. Il entendit bientôt une clef tourner dans la serrure, et sentit l’effort de quelqu’un qui poussait la porte. Elle avait légèrement cédé, et celui qui voulait entrer avait dû comprendre que ce n’était pas un inflexible verrou qui la retenait ; il la poussa donc encore plus vivement en appelant :

— Mariette ! Mariette !

Mais Mariette, puisque nous savons le nom de la servante, avait profité du moment pour réparer sa négligence, et le verrou était poussé. Sans attendre davantage, elle prit Luizzi par la main et l’emmena, tandis qu’on tournait et retournait la clef dans la serrure. Le jardin était vaste, et la nuit profonde. Luizzi suivait son guide sans se rendre compte de ce qui venait de lui arriver ; il n’avait pas même eu le temps d’être étonné, car l’étonnement demande une certaine réflexion ; il ne savait plus même où il allait, ni chez qui il allait, lorsqu’il arriva à l’angle d’un pavillon réuni à l’hôtel par une longue galerie. Une petite porte s’ouvrit. Luizzi monta un escalier tournant garni de tapis, et, au bout d’une douzaine de marches, il entra dans un petit salon faiblement éclairé, puis dans une autre pièce où était suspendue une lampe d’albâtre. Un grand feu brûlait dans la cheminée, une table à deux couverts était servie, et des parfums pénétrants remplissaient ce réduit étroit.

— Restez là, dit Mariette ; et elle laissa Luizzi seul.

Par un mouvement machinal, il regarda autour de lui avant de songer à réfléchir sur ce qui lui arrivait. L’endroit où il se trouvait avait de quoi le surprendre. C’était une étrange alliance des objets du luxe le plus voluptueux et des signes de la religion la plus minutieuse : sur des tentures de soie, des images de saints et des calvaires ; dans une bibliothèque de quelques rayons, les volumes brochés d’un roman nouveau et des livres de dévotion avec leur magnifique reliure ; sur une console, des vases remplis de fleurs merveilleuses ; au-dessus, un tableau de sainte Cécile dans un cadre surmonté d’un bouquet de buis bénit ; enfin, dans une demi-alcôve, un divan chargé de coussins ; au fond, une large glace encadrée de plis de moire bleue ; à la tête de ce divan, une Vierge des Sept-Douleurs, et au pied un christ d’ivoire sur un velours noir. Luizzi regarda ce boudoir ou cet oratoire avec un trouble étrange ; puis vinrent les réflexions sur la manière dont il avait été introduit. Cet homme qui surveillait l’hôtel, qui s’était présenté à la petite porte du jardin, qui en possédait une clef, c’était un amant assurément. Mais lui-même, Luizzi, n’avait-il pas l’air plutôt d’en être un ? et si quelqu’un l’avait vu entrer chez la marquise du Val comme il y était entré, n’aurait-il pas eu le droit de penser que Luizzi allait en bonne fortune ? Cependant ce quelqu’un se fût trompé aux apparences. Armand ne pouvait-il pas faire de même ? Il ne savait donc qu’imaginer en attendant que Lucy lui donnât l’explication de tout ce mystère, lorsque la marquise entra vivement dans le salon. Son air, son aspect surprirent Luizzi : ce n’était pas la femme tristement avenante qu’il avait vue le matin. Il y avait dans son visage une expression hardie et exaltée dont il ne l’eût pas crue susceptible. Ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, et ses lèvres légèrement agitées avaient un sourire amer plutôt qu’heureux.

— C’est bien, très-bien, dit-elle à Mariette, qui l’avait accompagnée et qui sortit en jetant un regard scrutateur sur la marquise.

Lucy prit place dans un fauteuil au coin de la cheminée, et, sans adresser la parole à Luizzi, elle regarda fixement le feu. Armand était fort embarrassé et fort ému. Il voyait qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans la physionomie et dans la tenue de Lucy ; mais il ne savait s’il était convenable qu’il s’en aperçût. Cependant, la préoccupation de la marquise se prolongeant, Luizzi l’appela plusieurs fois par son nom.

— Bien, très-bien, répondit-elle sans déranger son regard immobile ; oui, oui, très-bien.

— Lucy, qu’avez-vous ? dit Armand, vous souffrez, vous êtes malheureuse…

— Moi, répondit-elle en relevant la tête et en essayant de prendre un air plus calme, moi, malheureuse ? et de quoi ! mon Dieu ? Je suis riche, je suis jeune, je suis belle ; n’est-ce pas que je suis belle ? vous me l’avez dit, Armand. Qu’est-ce donc qu’une femme peut envier avec de tels avantages ?

— Rien, assurément. Cependant…

— Cependant ! reprit la marquise avec une impatience nerveuse. Elle serra les poings avec vivacité, se mordit les lèvres, et, se contraignant à grand’peine, elle continua : Voyons, Luizzi, ne soyez pas comme les autres, ne me poursuivez pas de questions, d’observations, de doléances parce que j’ai quelque pensée qui m’occupe ; vous savez qu’il faut bien peu de chose pour contrarier une femme… Mais je vous ai invité à souper, soupons.

Ils se mirent à table, et la marquise servit Luizzi ; elle était manifestement troublée, elle était gauche.

— Vous avez du champagne près de vous, lui dit-elle.

— M’en laisserez-vous boire seul ?

Elle hésita, puis tendit son verre et le vida d’un trait. Elle laissa échapper une expression de dégoût. Luizzi crut deviner qu’elle venait de faire un effort pour chasser la pensée importune qui l’obsédait ; mais, après quelques mots de conversation plus suivie sur les projets de départ de Luizzi, elle retomba dans sa pesante tristesse. L’intérêt et la curiosité de Luizzi étaient vivement piqués. Il essaya du moyen qu’elle-même semblait avoir tenté pour chasser ses idées importunes.

— Me ferez-vous encore raison ? lui dit-il.

Des larmes vinrent aux yeux de la marquise ; elle lui dit :

— Non, Armand, non ; cela me fait mal, cela me brûle, cela me tue, et pourtant Dieu m’est témoin que je voudrais mourir.

Elle se leva et s’écria :

— Oh ! mourir, mon Dieu ! mourir vite !

Elle tomba sur le divan qui était dans la demi-alcôve en se cachant la tête dans les mains. Luizzi se plaça près d’elle et essaya de l’interroger, mais elle ne répondait que par des larmes et des sanglots. Luizzi avait été l’ami d’enfance de madame du Val ; il se mit doucement à genoux devant elle, et lui dit :

— Allons, Lucy, parlez-moi. Si vous avez des chagrins, confiez-les-moi. Lucy, vous savez tout ce qu’il y a pour vous dans mon cœur ; celui qui a osé vous aimer peut-il vous oublier, et ne doit-il pas être resté votre meilleur ami ?

Les larmes de madame du Val s’arrêtèrent convulsivement dans ses yeux, et, regardant Luizzi qui était resté à genoux, elle répondit comme si elle eût essayé d’être coquette :

— En vous voyant dans cette posture, ce n’est point là le titre qu’on vous donnerait.

— Qui oserait en espérer un autre ? dit Luizzi en souriant.

— Celui qui aime bien espère tout, répliqua la marquise d’une voix exaltée.

— En ce cas j’aurais trop de droits à espérer, dit Luizzi jouant avec ces banalités de galanterie auxquelles il n’attachait pas grand sens.

Quelle fut donc sa surprise lorsque la marquise lui répondit en levant les yeux au ciel :

— Oh ! si vous disiez vrai !

Tout le monde sait ce qu’il y a de danger à se trouver engagé malgré soi dans une voie où on ne peut reculer sans blesser quelqu’un pour qui on a de l’intérêt et surtout sans s’exposer à paraître ridicule. On persiste, en comptant que le hasard, qui vous y a jeté à votre insu, vous en retirera de même : ainsi fit Luizzi.

— Si c’était vrai, dites-vous, Lucy ? Oh ! vous aimer est une vérité que tous ceux qui vous connaissent portent dans leur cœur.

La marquise se leva, tourna vivement la tête et reprit avec cette agitation fébrile qui ne la quittait pas :

— Tout cela est folie ! Voyons, remettons-nous à table.

Elle reprit sa place et se mit à souper comme une personne qui a pris le parti de faire quelque chose qui lui déplaît, mais qui l’occupe. Malheureusement pour Lucy, ce qui venait de se passer avait jeté dans l’esprit de Luizzi un désir immodéré de savoir le secret de cette âme en peine, et il résolut de satisfaire ce désir ou d’employer du moins tous les moyens pour y parvenir.

— Vous partez bientôt, n’est-ce pas ? lui dit Lucy.

— Dans huit jours au plus tard.

— Vous avez bien soif de votre Paris ?

— Ah ! Lucy, c’est que la vie est là.

— La vie des gens heureux !

— Non, Lucy ; c’est à Paris qu’il faut aller quand on souffre. Quand on a dans le cœur une flamme à éteindre, un désir de feu à contenir, il faut aller à Paris. Là sont toutes les occupations de l’esprit, toutes les fêtes où l’oreille et les yeux sont enchantés ; là on effeuille son âme à mille plaisirs inconnus ici, quand on ne peut pas la donner tout entière au bonheur.

— Vous avez raison ; ce doit être un grand soulagement que de ne rien garder en soi de soi-même. Avez-vous été amoureux à Paris, Luizzi ?

— Pas comme à Toulouse.

Lucy sourit tristement et lui fit signe de continuer.

— Des liaisons dont l’inquiétude fait l’éternel tourment et le seul bonheur, reprit le baron.

— Des maris redoutables, n’est-ce pas ?

— Pas du tout, mais des rivaux de tous côtés. Il y a toujours dix hommes que toute femme un peu élégante est obligée de recevoir du même ton et du même visage ; parmi ces dix hommes elle cache un amant, quelquefois deux… trois… quatre…

— Oh ! vous calomniez les femmes.

— Non, Lucy ; et en vérité, quand cela s’est trouvé, je n’ai pas osé leur en vouloir : il y en a de si malheureuses !

— Vous avez raison. Il y a des femmes qui portent dans le secret de leur vie des tortures qu’aucun homme ne peut imaginer, mais ce ne sont pas celles-là qui se consolent avec des amants.

— Oh ! vous le savez sans doute mieux que moi, dit Luizzi en souriant.

Cette parole bouleversa la marquise ; toute sa préoccupation, toute sa tristesse lui revinrent. Luizzi fut interdit, et, ne sachant comment reprendre la conversation, il se raccrocha à la première chose qui se présenta à lui.

— Vous êtes malade ? vous ne mangez ni ne buvez.

— Au contraire, reprit Lucy en se remettant à sourire.

Et, comme pour ne pas donner un démenti à ses paroles, elle but le verre de vin de Champagne que Luizzi lui avait versé. Les yeux de la marquise devinrent plus brillants, et sa voix trembla.

— Oui, reprit-elle avec un accent amer, un amant, cela occupe, cela agite la vie ; mais il faut l’aimer, cet amant.

— Quand on ne l’aime plus, on le congédie.

— Un jaloux ! un tyran qui vous menace du déshonneur à toute heure, à tout propos ; à qui la moindre visite est suspecte, et qui s’irrite même de la familiarité de nos paroles avec un ami ou un parent ! un lâche hypocrite, qui arme contre nous toute une famille pour faire exclure celui qui lui porte ombrage… oh ! c’est un supplice horrible… Mon Dieu ! il faut pourtant qu’une femme en finisse !…

Pendant qu’elle parlait ainsi, la marquise s’était exaltée. Luizzi, demeuré froid, remarqua que ses dents claquaient sous ses paroles ; il vit qu’elle se laissait gagner à une sorte de fièvre. L’homme est implacable ; Luizzi remplit négligemment son verre et celui de la marquise ; elle prit le sien, le porta à ses lèvres, puis le posa sur la table avec une espèce d’effroi.

— Vous êtes une enfant, Lucy ! reprit Armand en s’appuyant sur la table et en la regardant amoureusement. Un pareil homme, s’il se rencontre, est un misérable qu’une femme doit pouvoir faire taire en un instant.

— Et comment ?

— Si c’est un lâche, il n’y a pas grand mérite à celui qui prend la défense de cette femme ; si c’est un homme brave, tant mieux ! il y a quelque dévouement à risquer sa vie contre lui.

Lucy sourit amèrement, et, comme emportée, elle s’écria :

— Mais si c’est…

Elle s’arrêta en serrant les dents, comme pour briser au passage les paroles qui lui montaient à la bouche ; elle devint rouge comme si elle allait suffoquer ; elle but un peu pour se remettre, et Luizzi lui dit, en surveillant le trouble croissant qui se montrait en elle :

— Mais, quel qu’il soit, on peut le réduire au silence !

Lucy sourit encore avec la même expression de doute et de désespoir, et Luizzi continua :

— Oui, Lucy, un homme dont on s’assure la tendresse et le dévouement par une longue épreuve, un homme dont on ne peut plus douter, est un confident à qui l’on peut tout dire et qui oserait tout pour celle qui le chargerait de son bonheur.

La marquise fit entendre un rire amer.

— Une longue épreuve, dites-vous ? mais je vous ai dit qu’à la première vue cet homme deviendrait suspect.

Elle hésita un moment ; puis, attachant sur Luizzi un regard qui semblait vouloir lire au fond de son âme, elle reprit :

— Pour qu’une femme jetée dans une pareille position pût s’en arracher, il faudrait qu’elle trouvât un cœur qui la comprît tout de suite, une générosité qui ne se fît pas attendre.

— Du moment que vous sembleriez le désirer, on se mettrait à vos genoux.

— Folie ! les hommes ne font rien que pour obtenir, comme prix de leur dévouement, un amour…

— Qui réponde à celui qu’ils éprouvent, dit Luizzi en s’approchant de la marquise.

— Et quand le dévouement doit être demandé sur l’heure, faut-il que le prix en soit accordé de même ?

— Pourquoi ne le serait-il pas ? dit Luizzi, entraîné par l’étrangeté de cette conversation, par l’expression presque égarée de madame du Val. Croyez-vous, Lucy, qu’il n’y ait pas un homme capable de comprendre une femme qui se donnerait à lui en lui disant : Je te confie mon bonheur, ma vie, ma réputation, et, pour que tu ne doutes pas que tu es ma seule espérance, prends mon bonheur, ma vie, ma réputation, je les mets à ta merci, tu en seras le maître ?

— Oh ! si c’était possible ! s’écria la marquise.

— Lucy, ce serait impossible peut-être à mille femmes, mais s’il s’en trouvait une belle, noble, comme vous…

La voix de Luizzi était pleine de passion, il s’était encore rapproché de la marquise. Lucy cacha sa tête dans ses mains ; ce ne fut qu’un moment, pendant lequel elle froissa avec violence les belles nattes de ses noirs cheveux ; elle se leva soudainement, et Luizzi avec elle.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, je deviens folle.

— Lucy ! dit Armand.

— Folle ! folle ! répéta-t-elle ; eh bien, soit ! je le serai tout à fait.

Et, avec un mouvement qui tenait du délire, elle s’empara des verres pleins restés sur la table et les but avec rage ; puis elle se retourna vers Luizzi, l’œil troublé, le regard perdu, et elle s’écria avec une folle ivresse des sens et de l’esprit :

— Eh bien ! oses-tu m’aimer ?

Pendant toute cette scène, la tête de Luizzi s’était aussi laissé frapper par la singularité de ce qu’il voyait et de ce qu’il entendait. Les circonstances, l’occasion, l’imprévu ont une ivresse qui étourdit, entraîne, égare, et Luizzi répondit à la marquise comme un homme qui croit en ce qu’il dit :

— T’aimer ! t’aimer ! c’est la joie des anges, c’est le bonheur, c’est la vie !

— Oui ! n’est-ce pas, que tu m’aimes ?

Luizzi ne répondit cette fois qu’en attirant la marquise dans ses bras ; elle ne résista pas, elle répéta en balbutiant :

— Tu m’aimes, n’est-ce pas ? tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu m’aimes ? tu m’aimes ? disait-elle sans cesse et pour ainsi dire sans raison.

Et ce mot était si obstinément répété, qu’il semblait ne plus avoir de sens pour la marquise ; elle le murmura jusqu’à ce que Luizzi eût triomphé de cette résistance instinctive que toute femme oppose aux désirs d’un homme.

Le délire d’esprit qui avait emporté Lucy, l’ivresse qui avait égaré sa raison, la folie qui semblait l’avoir poussée à commettre une faute que l’amour même n’excuse pas, tout cela, délire, ivresse, folie, sembla alors s’éteindre en elle ; la fièvre de l’âme ne gagna point le corps ; sa bouche, qui criait et riait amèrement sous l’inspiration de la colère, resta froide et silencieuse pour répondre à des mots d’amour. La femme qui s’était offerte à Luizzi semblait devoir être une folle ou une débauchée, celle qui se donna était une statue ou une victime. Il y avait là un terrible secret. Déjà Luizzi avait remords et honte de son bonheur. Le boudoir était silencieux ; la marquise, assise sur le divan, avait repris ce regard immobile et vibrant qu’elle avait en entrant. Luizzi, cependant, suivait d’un œil inquiet les mouvements convulsifs de sa physionomie ; il voulut lui parler, elle parut ne pas l’entendre ; il voulut se rapprocher d’elle, elle le repoussa avec une force qui l’étonna ; il voulut s’emparer de ses mains, elle se leva et se dégagea avec violence en s’écriant :

— Oh ! c’est infâme !

Et tout aussitôt cet orage du cœur et du corps, qui grondait depuis si longtemps, fit explosion ; la marquise eut une crise nerveuse effrayante. Elle poussait des cris aigus, elle parlait de malédiction, d’enfer, de damnation éternelle. Toutes les fois que Luizzi voulait la toucher, elle se contractait sur elle-même comme si elle eût senti l’horrible attouchement d’un serpent. Armand ne savait que faire, lorsque la porte du boudoir s’ouvrit. Mariette entra, elle haussa les épaules avec impatience en disant :

— J’en étais sûre !

Elle s’approcha de sa maîtresse, la délaça en lui parlant avec un ton d’autorité auquel il semblait que la marquise était accoutumée d’obéir. La crise fut longue et se termina par un affaissement que Luizzi n’osa pas troubler.

— Il est temps de vous retirer, lui dit Mariette ; venez, je vais profiter de ce moment de calme pour vous reconduire.

Luizzi suivit Mariette, qui marcha rapidement, pressée qu’elle était de revenir auprès de sa maîtresse. Luizzi ne voulut pas faire de question à cette servante, il se retira après avoir passé cinq heures dans une suite d’étonnements qui l’avaient entraîné à son insu et hors de tout ce qui lui eût semblé possible. Il traversa ainsi le jardin, sortit, et rentra chez lui tellement plongé dans ses réflexions qu’il ne s’aperçut pas que, depuis la porte du jardin de la marquise jusqu’à son hôtel, il avait été suivi par un homme enveloppé d’un long manteau.

Le lendemain de ce jour, Armand se présenta chez la marquise. Il lui fut répondu qu’elle n’était pas visible. Il y retourna jusqu’à quatre fois dans la même journée et ne put pénétrer jusqu’à elle. Le surlendemain il lui écrivit, sa lettre demeura sans réponse ; il lui écrivit le troisième jour, sa lettre lui fut renvoyée sans avoir été ouverte. Il savait cependant que la marquise n’était point malade. Elle avait été vue à l’église de Saint-Sernin entendant la messe tous les matins, comme c’était son habitude. Chaque soir elle était allée chez une vieille tante fort dévote, qui devait lui laisser toute sa fortune. Luizzi ne pouvait s’étonner assez ; il y avait en lui un respect de bonne compagnie qui l’empêchait de s’informer de cette femme et surtout de raconter ce qui lui était arrivé. Cependant il ne voulut pas être pris pour dupe, et il se résolut à revoir madame du Val, quelque moyen qu’il dût employer pour arriver à son but. Le hasard lui épargna la peine d’en chercher un : il apprit qu’une réunion très-nombreuse devait avoir lieu dans une maison dont son nom lui ouvrirait facilement l’accès, il sut que la marquise y était invitée et qu’elle avait promis d’y aller. Toutefois, au risque d’une inconvenance, Luizzi ne fit point demander une invitation, il se réserva de se faire présenter le soir même de la réunion, dans la crainte où il était que madame du Val ne tînt pas sa parole si elle était informée qu’elle l’y rencontrerait.

Une fois assuré d’avoir une explication avec elle, il pensa à ses affaires, et par conséquent à madame Dilois. Il examina le marché qu’elle lui avait remis, et ce marché lui parut convenable. Mais Luizzi avait des préventions contre cette femme, dont le ton de coquetterie lui avait inspiré d’abord la belle illusion qu’avaient détruite les demi-confidences de madame Barnet sur son origine et sa vie. Ces préventions donnaient au baron un médiocre désir de conclure avec madame Dilois ; il se présenta donc chez plusieurs autres négociants. Le prix qu’on lui offrit de ses laines était moindre que celui proposé par la maison Dilois. L’intérêt l’emporta sur les préventions, et il retourna chez la belle marchande.