Les Mémoires du Diable/Édition 1858/01

Michel Lévy (tome Ip. 1-14).


I

LE CHÂTEAU DE RONQUEROLLES.


Le 1er janvier 182., le baron François-Armand de Luizzi était assis au coin du feu, dans son château de Ronquerolles.

Quoique je n’aie pas vu ce château depuis vingt ans, je me le rappelle parfaitement. Contre l’ordinaire des châteaux féodaux, il était situé au fond d’une vallée ; il consistait alors en quatre tours liées ensemble par quatre corps de bâtiments ; les tours et les bâtiments étaient surmontés de toits aigus en ardoises, chose rare dans les Pyrénées. Ainsi le château vu du haut des collines qui l’entouraient paraissait plutôt une habitation du seizième ou du dix-septième siècle qu’une forteresse de l’an 1327, époque à laquelle il avait été bâti.

Dans mon enfance, j’ai souvent visité l’intérieur de ce château, et je me souviens que j’admirais surtout les larges dalles dont étaient pavés les greniers où nous jouions. Ces dalles, qui faisaient honte aux misérables carreaux de ma maison, avaient défendu les plates-formes de Ronquerolles quand c’était un château fort ; plus tard on les avait recouvertes de toits pointus comme ceux qu’on voit sur la porte de Vincennes, mais sans toucher à la construction primitive.

On sait aujourd’hui que de tous les matériaux durables le fer est celui qui dure le moins. Je me garderai donc bien de dire que Ronquerolles semblait être bâti de fer, tant l’action des siècles l’avait respecté ; mais ce que je puis affirmer, c’est que l’état de conservation de ce vaste bâtiment était très-remarquable. On eût dit que c’était quelque caprice d’un riche amateur du gothique qui avait élevé la veille ces murs dont pas une pierre n’était dégradée, qui avait dessiné ces arabesques fleuries dont pas une ligne n’était rompue, dont aucun détail n’était mutilé. Cependant, de mémoire d’homme, on n’avait vu personne travailler à l’entretien ou à la réparation de ce château.

Il avait pourtant subi plusieurs changements depuis le jour de sa construction, et le plus singulier était celui qu’on remarquait lorsqu’on s’approchait de Ronquerolles du côté du midi. Des six fenêtres qui occupaient la façade de ce côté, aucune ne ressemblait aux autres. La première à gauche, lorsqu’on regardait le château, était une fenêtre en ogive, portant une croix de pierre à arêtes tranchées, qui la partageait en quatre compartiments garnis de vitraux à demeure. Celle qui suivait était pareille à la première, à l’exception des vitraux qu’on avait remplacés par un vitrage blanc à losanges de plomb, porté dans des cadres de fer mobiles. La troisième avait perdu son ogive et sa croix de pierre ; l’ogive semblait avoir été fermée par des briques, et une épaisse menuiserie, où se mouvaient ce que nous avons appelé depuis des croisées à guillotine, tenait la place du vitrage à cadre de fer. La quatrième, ornée de deux croisées, l’une intérieure, l’autre extérieure, toutes deux à espagnolette et à petites vitres, était en outre défendue par un contrevent peint en rouge. La cinquième n’avait qu’une croisée à grands carreaux et une persienne peinte en vert. Enfin la sixième était ornée d’une vaste glace sans tain, derrière laquelle on voyait un store peint des plus vives couleurs ; cette dernière fenêtre était en outre fermée par des contrevents rembourrés. Le mur uni continuait après ces six fenêtres, dont la dernière avait frappé le regard des habitants de Ronquerolles le lendemain de la mort du baron Hugues-François de Luizzi, père du baron Armand-François de Luizzi, et le matin du 1er janvier 182., sans qu’on pût dire qui l’avait percée et disposée comme elle l’était.

Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la tradition rapportait que toutes les autres croisées s’étaient ouvertes de la même façon et dans une circonstance pareille, c’est-à-dire sans qu’on eût vu exécuter les moindres travaux, et toujours le lendemain de la mort de chaque propriétaire successif du château. Un fait certain, c’est que chacune de ces croisées était celle d’une chambre à coucher qui avait été fermée pour ne plus se rouvrir du moment que celui qui eût dû l’occuper toute sa vie avait cessé d’exister.

Probablement, si Ronquerolles avait été constamment habité par ses propriétaires, cet étrange mystère eût grandement agité la population ; mais, depuis plus de deux siècles, chaque nouvel héritier des Luizzi n’avait paru que durant vingt-quatre heures dans ce château et l’avait quitté pour n’y plus revenir. Il en avait été ainsi pour le baron Hugues-François de Luizzi, et son fils François-Armand de Luizzi, arrivé le 1er janvier 182., avait annoncé son départ pour le lendemain.

Le concierge n’avait appris l’arrivée de son maître qu’en le voyant entrer dans le château ; et l’étonnement de ce brave homme s’était changé en terreur lorsque, voulant faire préparer un appartement au nouveau venu, il vit celui-ci se diriger vers le corridor où étaient situées les chambres mystérieuses dont nous avons parlé, puis ouvrir avec une clef qu’il tira de sa poche une porte que le concierge ne connaissait pas encore et qui s’était ouverte sur le corridor intérieur comme la croisée s’était ouverte sur la façade. On remarquait pour les portes la même variété que pour les croisées. Chacune était d’un style différent, et la dernière était en bois de palissandre incrusté de cuivre. Le mur continuait après les portes dans le corridor, comme il continuait à l’extérieur après les croisées sur la façade. Entre ces deux murs nus et impénétrables, il se trouvait probablement d’autres chambres ; mais, destinées sans doute aux héritiers futurs des Luizzi, elles demeuraient, comme l’avenir auquel elles appartenaient, inaccessibles et fermées. Celles que nous pourrions appeler les chambres du passé étaient closes aussi et inconnues, mais elles avaient gardé les ouvertures par lesquelles on y pouvait pénétrer. La nouvelle chambre, la chambre du présent, si l’on veut, était seule ouverte ; et, durant la journée du 1er janvier, tous ceux qui le voulurent y pénétrèrent librement.

Ce corridor, qui nous paraît un peu fantastique, ne parut qu’humide et froid à Armand de Luizzi, et il ordonna qu’on allumât un grand feu dans la cheminée en marbre blanc de sa nouvelle chambre. Il y resta toute la journée pour régler les comptes de la propriété de Ronquerolles. En ce qui concernait le château, ils ne furent pas longs : Ronquerolles ne rapportait rien et ne coûtait rien. Mais Armand de Luizzi possédait aux environs quelques fermes dont les baux étaient expirés et qu’il voulait renouveler.

Des gens, autres que les fermiers, qui fussent introduits dans la chambre d’Armand, auraient été fort surpris de sa moderne élégance. Cette chambre était complétement Louis quinze, c’est-à-dire que l’ameublement était à la fois grotesque et incommode. Quelques vieilles maisons des environs ayant gardé des souvenirs originaux de cette époque, il arriva que la nouveauté de l’élégant Luizzi passa pour une vieillerie chez nos bonnes gens de la campagne, et qu’ils mirent toute la rocaille et tout le rococo de la chambre neuve bien au-dessous de la commode et du secrétaire d’acajou de la femme du notaire.

Du reste, la journée entière se passa à discuter et à arrêter les bases des nouveaux contrats, et ce ne fut que le soir venu qu’Armand de Luizzi se trouva seul.

Comme nous l’avons dit, il était assis au coin de son feu ; une table sur laquelle brûlait une bougie était près de lui. Pendant qu’il restait plongé dans ses réflexions, la pendule sonna successivement minuit, minuit et demi, une heure, une heure et demie. Au coup qui annonça cette dernière heure, il se leva et se promena avec agitation. Armand était un homme d’une taille élevée ; l’allure naturelle de son corps dénotait la force, et l’expression habituelle de ses traits annonçait la résolution. Cependant il tremblait, et son agitation augmentait à mesure que l’aiguille approchait de deux heures. Quelquefois il s’arrêtait comme pour surprendre un bruit extérieur, mais rien ne troublait le silence solennel dont il était entouré. Enfin il entendit ce petit choc produit par l’échappement de la pendule au moment où l’heure va sonner. Une pâleur subite et profonde se répandit sur le visage de Luizzi ; il demeura immobile, et ferma les yeux comme un homme qui va se trouver mal. Le premier coup de deux heures résonna alors dans le silence. Ce bruit sembla tirer Armand de son affaissement ; et, avant que le second coup fût sonné, il avait saisi une petite clochette d’argent posée sur sa table et l’avait violemment agitée en prononçant ce seul mot : Viens !

Tout le monde peut avoir une clochette d’argent, tout le monde peut l’agiter à deux heures précises du matin en prononçant ce mot : Viens ! mais vraisemblablement il n’arrivera à personne ce qui arriva à Armand de Luizzi. La clochette qu’il avait secouée vivement ne rendit qu’un son faible et ne frappa qu’un coup unique qui vibra tristement et sans éclat.

Lorsqu’il prononça le mot : Viens ! Armand y mit tout l’effort d’un homme qui crie pour être entendu de loin, et cependant sa voix, chassée avec vigueur de sa poitrine, ne put arriver à ce ton résolu et impératif qu’il avait voulu lui donner ; il semblait que ce fût une timide supplication qui s’échappât de sa bouche, et lui-même s’étonnait de cet étrange résultat, lorsqu’il aperçut, à la place qu’il venait de quitter, un être qui pouvait être un homme, car il en avait l’air assuré ; qui pouvait être une femme, car il en avait le visage et les membres délicats ; et qui assurément était le Diable, car il n’était pas entré, il avait simplement paru. Son costume consistait en une robe de chambre à manches plates, qui ne disait rien du sexe de l’individu qui le portait.

Armand de Luizzi observa en silence ce singulier personnage, tandis que celui-ci se casait commodément dans le fauteuil à la Voltaire qui était près du feu. Le nouveau venu se pencha négligemment en arrière et dirigea vers le foyer l’index et le pouce de sa main blanche et effilée ; ces deux doigts s’allongèrent indéfiniment comme une paire de pincettes et prirent un charbon. Le Diable, car c’était le Diable en personne, y alluma un cigare qu’il trouva sur la table. À peine en eut-il aspiré une bouffée, qu’il le rejeta avec dégoût et dit à Armand de Luizzi :

— Est-ce que vous n’avez pas de tabac de contrebande ?…

Armand ne répondit pas.

— En ce cas, acceptez le mien.

Et il tira de la poche de sa robe de chambre un petit porte-cigares d’un goût exquis. Il prit deux cigarettes, en alluma une au charbon qu’il tenait toujours, et la présenta à Luizzi. Celui-ci le repoussa du geste, et le Diable lui dit d’un ton fort naturel :

— Ah ! vous êtes bégueule, mon cher ; tant pis !

Puis il se mit à fumer, sans cracher, le corps penché en arrière et en sifflotant de temps en temps un air de contredanse, qu’il accompagnait d’un petit mouvement de tête tout à fait impertinent.

Luizzi demeurait toujours immobile devant ce Diable étrange. Enfin il rompit le silence, et, s’armant de cette voix vibrante et saccadée qui constitue la mélopée du drame moderne, il dit :

— Fils de l’enfer, je t’ai appelé…

— D’abord, mon cher, dit le Diable en l’interrompant, je ne sais pas pourquoi vous me tutoyez : c’est de fort mauvais goût. C’est une habitude qu’ont prise entre eux ce que vous appelez les artistes : faux semblant d’amitié qui ne les empêche pas de s’envier, de se haïr, de se mépriser ! c’est une forme de langage que vos romanciers et vos dramaturges ont affectée à l’expression des passions poussées à leur plus haut degré, et dont les gens bien nés ne se servent jamais. Vous qui n’êtes ni homme de lettres ni artiste, je vous serai fort obligé de me parler comme au premier venu, ce qui sera beaucoup plus convenable. Je vous ferai observer aussi qu’en m’appelant fils de l’enfer, vous dites une de ces bêtises qui ont cours dans toutes les langues connues. Je ne suis pas plus le fils de l’enfer que vous n’êtes le fils de votre chambre parce que vous l’habitez.

— Tu es pourtant celui que j’ai appelé, répondit Armand en affectant une grande puissance dramatique.

Le Diable regarda Armand de travers et répliqua avec une supériorité marquée :

— Vous êtes un faquin. Est-ce que vous croyez parler à votre groom ?

— Je parle à celui qui est mon esclave, s’écria Luizzi en posant la main sur la clochette qui était devant lui.

— Comme il vous plaira, monsieur le baron, reprit le Diable. Mais, par ma foi ! vous êtes bien un véritable jeune homme de notre époque, ridicule et butor. Puisque vous êtes si sûr de vous faire obéir, vous pourriez bien me parler avec politesse, cela vous coûterait peu. D’ailleurs, ces manières-là sont bonnes pour les manants parvenus, qui, parce qu’ils se vautrent dans le fond de leur calèche, s’imaginent qu’ils ont l’air d’y être habitués. Vous êtes de vieille famille, vous portez un assez beau nom, vous avez très-bon air, et vous pourriez vous passer de ridicules pour vous faire remarquer.

— Le Diable fait de la morale ! c’est étrange, et…

— Ne faites pas, vous, de la discussion comme un ministre ; ne me prêtez pas des mots stupides pour vous donner le mérite de les réfuter victorieusement. Je ne fais pas de morale en paroles, c’est un délassement que j’abandonne aux fripons et aux femmes entretenues ; je hais les ridicules. Si le ciel m’avait fait la grâce de m’accorder des enfants, je leur aurais donné deux vices plutôt qu’un ridicule.

— Tu dois être en fonds pour cela ?

— Beaucoup moins que le plus vertueux bourgeois de Paris. Profiter des vices, ce n’est pas les avoir. Prétendre que le Diable a des vices, ce serait avancer que le médecin qui vit de vos infirmités est malade, que l’avoué qui s’engraisse de vos procès est un plaideur, et que le juge qu’on appointe pour punir les crimes est un assassin.

Ce dialogue avait eu lieu entre ce personnage surnaturel et Armand de Luizzi sans que l’un ou l’autre eût changé de place. Jusqu’à ce moment Luizzi avait parlé plutôt pour ne point paraître interdit que pour dire ce qu’il voulait. Il s’était remis peu à peu de son trouble et de l’étonnement que lui avaient causé la figure et les manières de son interlocuteur, et il résolut d’aborder un autre sujet de conversation, sans doute plus important pour lui. Il prit donc un second fauteuil, s’assit de l’autre côté de la cheminée et examina le Diable de plus près. Il vit mieux alors et put admirer l’élégante ténuité des traits et des formes de son hôte. Cependant, si ce n’eût été le Diable, on n’aurait pu décider aisément si ce visage pâle et beau, si ce corps frêle et nerveux appartenaient à un jeune homme de dix-huit ans que dévorent des désirs inconnus, ou à une femme de trente ans que les plaisirs ont épuisée. Quant à la voix, elle eût paru trop grave pour une femme, si nous n’avions pas inventé le contralto, cette basse-taille féminine qui promet plus qu’elle ne donne. Le regard, ce don de l’organe qui trahit notre pensée toutes les fois qu’il ne nous sert pas à plonger dans celle des autres, le regard ne disait rien. L’œil du Diable ne parlait pas, il voyait. Armand acheva son inspection en silence, et, persuadé qu’une lutte d’esprit ne lui réussirait pas avec cet être inexplicable, il prit sa clochette d’argent et la fit sonner encore une fois.

À ce commandement, car c’en était un, le Diable se leva et se tint debout devant Armand de Luizzi dans l’attitude d’un domestique qui attend les ordres de son maître. Ce mouvement, qui n’avait duré qu’un dixième de seconde, avait un changement complet dans la physionomie et le costume du Diable. L’être fantastique de tout à l’heure avait disparu, et Armand vit à sa place un rustre en livrée avec des mains de bœuf dans des gants de coton blanc, une trogne avinée sur un gilet rouge, des pieds plats dans de gros souliers, et point de mollets dans les guêtres.

— Voilà, M’sieur, dit le nouveau paru.

— Qui es-tu ? s’écria Armand blessé de cet air de bassesse insolente et brute, caractère universel du domestique français.

— Je ne suis pas le valet du Diable, je n’en fais pas plus qu’on ne m’en dit, mais je fais ce qu’on me dit.

— Et que viens-tu faire ici ?

— J’attends les ordres de M’sieur.

— Ne sais-tu pas pourquoi je t’ai appelé ?

— Non, M’sieur.

— Tu mens !

— Oui, M’sieur.

— Comment te nommes-tu ?

— Comme voudra M’sieur.

— N’as-tu pas un nom de baptême ?

Le Diable ne bougea pas, mais tout le château se mit à rire depuis la girouette jusqu’à la cave. Armand eut peur, et, pour ne pas le laisser voir, il se mit en colère : c’est un moyen aussi connu que celui de chanter.

— Enfin, réponds, n’as-tu pas un nom ?

— J’en ai tant qu’il vous plaira. J’ai servi sous toute espèce de noms. Un gentilhomme émigré, m’ayant pris à son service en 1814, m’appela Brutus pour humilier la république en ma personne. De là j’entrai chez un académicien qui changea le nom de Pierre que j’avais en celui de La Pierre, comme étant plus littéraire. Je fus chassé pour m’être endormi dans l’antichambre, tandis que monsieur faisait une lecture dans son salon. L’agent de change qui me prit voulut me donner à toute force le nom de Jules, parce que l’amant de sa femme se nommait Jules et que le mari trouvait un plaisir infini à dire devant sa femme : Cet animal de Jules ! ce butor de Jules ! ce drôle de Jules, etc. Je m’en allai de moi-même, fatigué que j’étais de recevoir des injures en fidéicommis. J’entrai chez une danseuse qui entretenait un pair de France…

— Tu veux dire chez un pair de France qui entretenait une danseuse ?

— Je veux dire ce que j’ai dit. C’est une histoire assez peu connue, mais que je vous raconterai un jour, s’il vous plaît jamais de publier un traité de morale humaine.

— Te voilà encore revenu à faire de la morale ?

— En ma qualité de domestique, je fais le moins de choses que je peux.

— Tu es donc mon domestique ?

— Il l’a bien fallu. J’ai essayé de venir vers vous à un autre titre, vous m’avez parlé comme à un laquais. Ne pouvant vous forcer à être poli, je me suis soumis à être insolenté, et me voilà comme sans doute vous me désirez. M’sieur n’a-t-il rien à m’ordonner ?

— Oui, vraiment. Mais j’ai aussi un conseil à te demander.

— M’sieur permettra que je lui dise que consulter son domestique, c’est faire de la comédie du dix-septième siècle.

— Où as-tu appris cela ?

— Dans les feuilletons des grands journaux.

— Tu les as donc lus ? Eh bien ! qu’en penses-tu ?

— Pourquoi voulez-vous que je pense quelque chose de gens qui ne pensent pas ?

Luizzi s’arrêta encore, s’apercevant qu’il n’arrivait pas plus à son but avec ce nouveau personnage qu’avec le précédent. Il saisit sa sonnette ; mais avant de l’agiter, il dit au Diable :

— Quoique tu sois le même esprit sous une forme différente, il me déplaît de traiter avec toi du sujet dont nous devons parler tant que tu garderas cet aspect. En peux-tu changer ?

— Je suis aux ordres de M’sieur.

— Peux-tu reprendre la forme que tu avais tout à l’heure ?

— À une condition : c’est que vous me donnerez une des pièces de monnaie qui sont dans cette bourse.

Armand regarda sur la table et vit une bourse qu’il n’avait pas encore aperçue. Il l’ouvrit, et en tira une pièce. Elle était d’un métal inestimable, et portait pour toute inscription : UN MOIS DE LA VIE DU BARON FRANÇOIS-ARMAND DE LUIZZI. Armand comprit sur-le-champ le mystère de cette espèce de payement, et remit la pièce dans la bourse, qui lui parut très-lourde, ce qui le fit sourire.

— Je ne paye pas un caprice si cher.

— Vous êtes devenu avare ?

— Comment cela ?

— C’est que vous avez jeté beaucoup de cette monnaie pour obtenir moins que vous ne demandez.

— Je ne me le rappelle pas.

— S’il m’était permis de vous faire votre compte, vous verriez qu’il n’y a pas un mois de votre vie que vous ayez donné pour quelque chose de raisonnable.

— Cela se peut, mais du moins j’ai vécu.

— C’est selon le sens que vous attachez au mot vivre.

— Il y en a donc plusieurs ?

— Deux très-différents. Vivre, pour beaucoup de gens, c’est donner sa vie à toutes les exigences qui les entourent. Celui qui vit ainsi se nomme, tant qu’il est jeune, un bon enfant ; quand il devient mûr, on l’appelle un brave homme, et on le qualifie de bonhomme quand il est vieux. Ces trois noms ont un synonyme commun : c’est le mot dupe.

— Et tu penses que c’est en dupe que j’ai vécu ?

— Je crois que M’sieur pense comme moi, car il n’est venu dans ce château que pour changer de façon de vivre et prendre l’autre.

— Et celle-là, peux-tu me la définir ?

— Comme c’est le sujet du marché que nous allons faire ensemble…

— Ensemble ?… Non, reprit Luizzi en interrompant le Diable ; je ne veux pas traiter avec toi, cela me répugnerait trop. Ton aspect me déplaît souverainement.

— C’est pourtant une chance en votre faveur : on accorde peu à ceux qui déplaisent beaucoup. Un roi qui traite avec un ambassadeur qui lui plaît, lui fait toujours quelque concession dangereuse ; une femme qui traite de sa chute avec un homme qui lui plaît, perd toujours cinquante pour cent de ses conditions accoutumées ; un beau-père qui traite du contrat de sa fille avec un gendre qui lui plaît, laisse le plus souvent à celui-ci le droit de ruiner sa femme. Pour ne pas être trompé, il ne faut faire d’affaires qu’avec les gens déplaisants. En ce cas le dégoût sert de raison.

— Et il m’en servira pour te chasser, dit Armand en faisant sonner la clochette magique qui lui soumettait le Diable.

Comme avait disparu l’être androgyne qui s’était montré d’abord, de même disparut, non pas le Diable, mais cette seconde apparence du Diable en livrée, et Armand vit à sa place un assez beau jeune homme. Celui-ci était de cette espèce d’hommes qui changent de nom à tous les quarts de siècle, et que, dans le nôtre, on appelle fashionables. Tendu comme un arc entre ses bretelles et les sous-pieds de son pantalon blanc, il avait posé ses pieds en bottes vernies et éperonnées sur le chambranle de la cheminée, et se tenait assis sur le dos dans le fauteuil d’Armand. Du reste, ganté avec exactitude, la manchette retroussée sur le revers de son frac à boutons brillants, le lorgnon dans l’œil et la canne à pomme d’or à la main, il avait tout à fait l’air d’un camarade de visite chez le baron Armand de Luizzi.

Cette illusion alla si loin, qu’Armand le regarda comme une personne de connaissance.

— Il me semble vous avoir rencontré quelque part ?

— Jamais ! je n’y vais pas.

— Je vous ai vu au bois à cheval ?

— Jamais ! je fais courir.

— Alors c’était en calèche ?

— Jamais ! je conduis.

— Ah ! pardieu ! j’en suis sûr, j’ai joué avec vous chez madame…

— Jamais ! je parie.

— Vous valsiez toujours avec elle.

— Jamais ! je galope.

— Vous ne lui faisiez pas la cour ?

— Jamais ! j’y vais, je ne la fais pas.

Luizzi se sentit pris de l’envie de donner à ce monsieur des coups de cravache pour lui ôter de sa sottise. Cependant, la réflexion venant à son aide, il commença à comprendre que s’il se laissait aller à discuter avec le Diable, en vertu de toutes les formes qu’il plairait à celui-ci de se donner, il n’arriverait jamais au but de cet entretien. Il prit donc la résolution d’en finir avec celui-ci aussi bien qu’avec un autre, et il s’écria en faisant encore tinter sa clochette :

— Satan, écoute-moi et obéis.

Ce mot était à peine prononcé, que l’être surnaturel qu’Armand avait appelé se montra dans sa sinistre splendeur.

C’était bien l’ange déchu que la poésie a rêvé : type de beauté flétri par la douleur, altéré par la haine, dégradé par la débauche, il gardait encore, tant que son visage restait immobile, une trace endormie de son origine céleste ; mais, dès qu’il parlait, l’action de ses traits dénotait une existence où avaient passé toutes les mauvaises passions. Cependant, de toutes les expressions repoussantes qui se montraient sur son visage, celle d’un dégoût profond dominait les autres. Au lieu d’attendre qu’Armand l’interrogeât, il lui adressa la parole le premier.

— Me voici pour accomplir le marché que j’ai fait avec ta famille et par lequel je dois donner à chacun des barons de Luizzi de Ronquerolles ce qu’il me demandera ; tu connais les conditions de ce marché, je suppose ?

— Oui, répondit Armand ; en échange de ce don, chacun de nous t’appartient, à moins qu’il ne puisse prouver qu’il a été heureux durant dix années de sa vie.

— Et chacun de tes ancêtres, reprit Satan, m’a demandé ce qu’il croyait être le bonheur, afin de m’échapper à l’heure de sa mort.

— Et tous se sont trompés, n’est-ce pas ?

— Tous. Ils m’ont demandé de l’argent, de la gloire, de la science, du pouvoir, et le pouvoir, la science, la gloire, l’argent, les ont tous rendus malheureux.

— C’est donc un marché tout à ton avantage et que je devrais refuser de conclure ?

— Tu le peux.

— N’y a-t-il donc aucune chose à demander qui puisse rendre heureux ?

— Il y en a une.

— Ce n’est pas à toi de me la révéler, je le sais ; mais ne peux-tu me dire si je la connais ?

— Tu la connais ; elle s’est mêlée à toutes les actions de ta vie, quelquefois en toi, le plus souvent chez les autres, et je puis t’affirmer qu’il n’est pas besoin de mon aide pour que la plupart des hommes la possèdent.

— Est-ce une qualité morale ? Est-ce une chose matérielle ?

— Tu m’en demandes trop. As-tu fait ton choix ? Parle vite, j’ai hâte d’en finir.

— Tu n’étais pas si pressé tout à l’heure.

— C’est que tout à l’heure j’étais sous une de ces mille formes qui me déguisent à moi-même et me rendent le présent supportable. Quand j’emprisonne mon être sous les traits d’une créature humaine, vicieuse ou méprisable, je me trouve à la hauteur du siècle que je mène, et je ne souffre pas du misérable rôle auquel je suis réduit. Il n’y a qu’un être de ton espèce qui, devenu souverain du petit royaume de Sardaigne, ait l’imbécile vanité de signer encore roi de Chypre et de Jérusalem. La vanité se satisfait de grands mots, mais l’orgueil veut de grandes choses, et tu sais qu’il fut la cause de ma chute ; or, jamais il ne fut soumis à une si rude épreuve. Après avoir lutté avec Dieu, après avoir mené tant de vastes esprits, suscité de si fortes passions, fait éclater de si grandes catastrophes, je suis honteux d’en être réduit aux basses intrigues et aux sottes prétentions de l’époque actuelle, et je me cache à moi-même ce que j’ai été pour oublier, autant que je le puis, ce que je suis devenu. Cette forme que tu m’as forcé de prendre m’est donc odieuse et insupportable. Ainsi hâte-toi, et dis-moi ce que tu veux.

— Je ne le sais pas encore, et j’ai compté sur toi pour m’aider dans mon choix.

— Je t’ai dit que c’était impossible.

— Tu peux cependant faire pour moi ce que tu as fait pour mes ancêtres ; tu peux me montrer à nu les passions des autres hommes, leurs espérances, leurs joies, leurs douleurs, le secret de leur existence, afin que je puisse tirer de cet enseignement une lumière qui me guide.

— Je puis faire tout cela, mais tu dois savoir que tes ancêtres se sont engagés à m’appartenir avant que j’aie commencé mon récit. Vois cet acte : j’ai laissé en blanc le nom de la chose que tu me demanderas, signe-le ; puis, après m’avoir entendu, tu écriras toi-même ce que tu désires être ou ce que tu désires avoir.

Armand signa.

— Et maintenant, dit-il, je t’écoute. Parle.

— Pas ainsi. La solennité que m’imposerait à moi-même cette forme primitive fatiguerait ta frivole attention. Écoute : mêlé à la vie humaine, j’y prends plus de part que les hommes ne pensent. Je te conterai la leur.

— Je serais curieux de la connaître.

— Garde ce sentiment ; car, du moment que tu m’auras demandé une confidence, il faudra l’entendre jusqu’au bout. Cependant tu pourras refuser de m’écouter en me donnant une des pièces de monnaie de cette bourse.

— J’accepte, si toutefois ce n’est pas une condition pour moi de demeurer dans une résidence fixe.

— Va où tu voudras, je serai toujours au rendez-vous partout où tu m’appelleras. Mais songe que c’est ici seulement que tu peux me revoir sous ma véritable forme.

— Je te demande le droit d’écrire tout ce que tu me diras ?

— Tu pourras le faire.

— Le droit de révéler tes confidences sur le présent ?

— Tu les révéleras.

— De les imprimer ?

— Tu les imprimeras.

— De les signer de ton nom ?

— Tu les signeras de mon nom.

— Et quand commencerons-nous ?

— Quand tu m’appelleras avec cette sonnette, à toute heure, en tout lieu, pour quelque cause que ce soit. Souviens-toi seulement qu’à partir de ce jour, tu n’as que dix ans pour faire ton choix.

Trois heures sonnèrent, et le Diable disparut. Armand de Luizzi se retrouva seul. La bourse qui contenait ses jours était sur la table. Il eut envie de l’ouvrir pour les compter, mais il ne put y parvenir, et il se coucha après l’avoir soigneusement placée sous son chevet.