Les Mémoires du Diable/Édition 1838/04
IV.
DEUXIÈME NUIT.
La nuit dans la chambre à coucher.
Il y alla le soir, à l’heure où les magasins et les bureaux sont fermés, afin de pénétrer dans la vie de madame Dilois, quand elle cesserait d’être marchande. Il fut introduit par une servante fort polie, qui, sans l’annoncer, le conduisit jusqu’au premier étage, traversa une petite pièce, et, sans avertir, ouvrit une porte et introduisit le baron dans la chambre en disant :
— Voilà un monsieur qui veut vous parler.
Madame Dilois parut surprise et embarrassée de cette visite inattendue. Elle était assise d’un côté de la cheminée et le beau commis de l’autre. La modeste mais élégante parure du matin était remplacée par un déshabillé où la propreté seule brillait d’un pur éclat, mais qui attestait qu’on se montrait volontiers à M. Charles dans toutes les toilettes. La chambre était dans ce désordre qui annonce l’heure du repos ; la couverture était faite, deux oreillers dormaient sur le traversin.
Dans les habitudes luxueuses d’un monde élevé, on ignore ce qu’il peut y avoir d’attrayant à l’œil dans le lustre d’une blancheur éblouissante de linge. C’est à peine si l’on voit la finesse et la neige de la toile parmi les plis de soie d’un lit à la duchesse et les dorures d’une chambre élégante ; mais dans l’habitation modeste d’une petite bourgeoise de province, à côté de ces meubles en noyer, noircis par le temps, sous les rideaux de couleur sombre qui l’enveloppent, un lit blanc d’albâtre ressort comme une figure virginale. Tout ce qui est là devant vous, tout cet aspect inattendu, et qui a sa grâce particulière, peut donner au plus froid ou au plus timide des désirs soudains et hardis ; et si, comme Luizzi, on sort d’une aventure où l’on a vu se jeter dans ses bras une femme d’un rang élevé, et pour laquelle on avait encore plus de respect que d’affection, il est permis de penser qu’il peut nous en arriver autant avec la petite bourgeoise qu’on estime coquette et facile, et qu’on se dise :
— Pardieu ! voilà une place qui me convient et qu’il faut que j’occupe ce soir.
Ce soir, ce soir même, entendez bien ; il y a de ces conquêtes qui ne flattent que par leur rapidité. Entre un homme comme le baron de Luizzi et une femme comme la marchande de laine, une victoire après un mois ou deux de cour assidue et de soins amoureux, une pareille victoire ne pouvait avoir rien de fort flatteur et de bien piquant ; mais triompher en quelques heures d’une femme qui, selon la pensée de Luizzi, devait avoir assez l’habitude de la défaite pour avoir toutes les ressources de la défense, cela lui parut original, amusant, désirable. D’ailleurs il y avait là un rival à supplanter, un amant, beaucoup mieux qu’un mari : c’était une vraie bonne fortune. Car persuader à une femme de tromper son mari, c’est la conduire ou la maintenir dans la voie du mariage ; mais la pousser à tromper un amant, la faire faillir à une faute, la rendre infidèle à une infidélité, c’est beaucoup plus difficile, beaucoup plus immoral en amour ; cela vaut la peine de réussir.
Toutes ces idées, que nous venons d’énumérer longuement, expliquent la résolution de Luizzi plutôt qu’elles ne la dictèrent. Armand, en voyant le beau Charles auprès de madame Dilois, en apercevant ce lit entr’ouvert, se sentit pris de l’irrésistible envie d’y tenir la place qu’il supposait que le beau Charles devait y occuper. Il commença par s’excuser sur l’inconvenance de l’heure.
— Pardon, madame, dit-il après s’être assis entre Charles et madame Dilois ; pardon de me présenter si tard ! nous autres gens qui ne faisons rien, parce que je crois qu’en vérité nous ne sommes bons à rien, nous commençons la journée si tard, que nous sommes arrivés à la fin sans avoir eu le temps de nous occuper de nos affaires ; excusez-moi donc, madame, de venir vous importuner des miennes, lorsque les vôtres sont finies depuis longtemps.
— Hélas ! monsieur, reprit madame Dilois avec un petit sourire ennuyé, les affaires ne finissent jamais pour nous, et lorsque vous êtes entré, je recommençais déjà celles de demain ; nous cherchions à nous rappeler une erreur de compte qui nous échappe depuis huit jours.
Luizzi jeta un demi-regard sur le beau Charles, dont il trouva les yeux fixés sur lui.
Cet homme est un amant, pensa-t-il ; l’instinct de la jalousie lui a déjà donné de la haine contre moi.
Et cette idée servant d’éperon à celle que le baron avait déjà enfourchée, il alla si vite dans ses désirs, qu’il se jura d’en arriver à ses fins, et qu’il y engagea son honneur.
Cependant cela paraissait difficile ; car le commis ne semblait point disposé à se retirer, et quelque bonne opinion qu’on ait de soi, ou quelque mauvaise opinion qu’on ait d’une femme, il est difficile de la séduire, ou difficile qu’elle se laisse séduire en présence de son amant. Toutefois les femmes ont tant de raisons pour céder à un homme, que l’amour n’entre certainement pas pour un quart dans le nombre de leurs défaites, et Luizzi n’était pas assez novice pour l’ignorer. Il chercha donc un endroit par où il pût avertir madame Dilois qu’il avait besoin d’une conversation particulière. Il répondit donc à ce qu’elle lui avait dit sur la continuelle obsession des affaires.
— Et moi, qui n’ai aucun droit d’être ennuyeux, je viens ajouter encore à la persécution commerciale qui pénètre jusque dans votre retraite. Je ne puis me le pardonner, et je vais me retirer, si vous voulez bien m’indiquer une heure où vous serez plus libre de m’entendre.
— Je ne veux pas vous donner la peine de repasser encore une fois ; je sais, car vous me l’avez dit, que votre séjour à Toulouse est de peu de durée, et puisque vous ne pouvez attendre le retour de mon mari…
— Oh ! madame, dit Luizzi en l’interrompant et en reprenant son tour de phrase avec la même inflexion, je savais, car on me l’a dit, qu’en traitant avec vous, j’avais affaire au véritable chef de la maison…
— Monsieur, je ne comprends pas ce que…
— Au véritable chef, en ce sens que c’est en vous que se trouve la volonté, la supériorité, l’intelligence qui ont fait la fortune de votre commerce.
— Oui, certes, vous avez raison, reprit Charles, madame Dilois s’entend mieux aux affaires que le premier négociant de Toulouse, et sans elle la maison Dilois ne serait pas ce qu’elle est.
— C’est absolument ce que me disait il y a deux jours madame Barnet.
— Madame Barnet ! s’écrièrent ensemble Charles et madame Dilois ; — vous la connaissez ? ajouta celle-ci.
— M. Barnet est mon notaire, et, m’étant rendu chez lui sans avoir l’adresse de le rencontrer, j’ai eu occasion de voir madame Barnet.
— Ah ! quelle chipie ! dit le commis d’un air de mépris.
— Vous n’êtes pas reconnaissant, monsieur, reprit le baron ; elle m’a parlé de vous dans les meilleurs termes ; elle m’en a fait un éloge…
— Que monsieur mérite toujours, dit madame Dilois, d’un ton piqué.
— Peut-être pas de sa part, reprit Luizzi en commentant ces mots d’un sourire et d’un regard très-significatifs.
Madame Dilois répondit par un regard et un sourire très-railleurs, et ajouta :
— Vous avez beaucoup causé, à ce que je vois, avec madame Barnet ?
Quant à Charles, il ne comprit rien : le jeu des physionomies lui fit voir seulement qu’il y avait une finesse dans ce qui venait d’être dit ; mais cette finesse lui échappa, et il en devint plus morose. Madame Dilois le regarda, en clignant des yeux avec un air de pitié protectrice, et lui dit :
— Je crois, Charles, que vous avez plus envie de dormir que de parler affaires ; retirez-vous ; demain nous reparlerons du compte en question.
— Oui, madame, répondit Charles en se levant avec soumission : et prenant assez gauchement son chapeau, il salua avec tristesse, en disant plusieurs fois :
— Bonsoir, madame Dilois ! — Bonsoir, bonsoir : monsieur, je vous salue.
Madame Dilois se leva pour éclairer Charles et le reconduire. Cela ne fut point bien long ; mais Luizzi entendit quelques mots échangés à voix basse. Madame Dilois rentra et Luizzi écouta encore ; il n’entendit pas se fermer la porte de la rue. Charles logeait-il dans la maison, ou bien s’y était-il caché ? Ce n’était pas un obstacle dont le baron eût à s’occuper ; il croyait avoir assez bien jugé madame Dilois pour être sûr que c’était une de ces femmes qui se chargent des soins matériels de leurs aventures, qui savent écarter un importun, ouvrir une porte, faire faire des doubles clefs ; une de ces femmes enfin qui portent dans l’amour l’activité prévoyante et adroite de leur esprit. Toutefois quand madame Dilois eut repris sa place, Luizzi se hâta de lui dire, du ton le plus pénétré qu’il put prendre :
— Je vous remercie d’avoir éloigné ce jeune homme.
— Et vous avez raison, car je crois qu’il eût été moins facile que moi dans la discussion du marché qui nous reste à faire.
Et ces paroles de madame Dilois furent prononcées d’un ton si doucement railleur, avec des regards si doucement voilés que Luizzi en fut presque troublé. Il avait une théorie sur les femmes qui les lui représentait comme toujours prêtes à céder quand on savait les attaquer ; il avait d’elles la plus mauvaise opinion possible quand il en parlait ; mais il redevenait facilement timide et presque toujours gauche quand il leur parlait. Son esprit avait soufflé sur ses belles illusions de jeune homme, mais son cœur avait gardé toute son émotion en présence d’une femme ; il sentit donc que la coquetterie de madame Dilois prenait empire sur lui, il voulut le cacher pour en profiter et il lui répondit :
— C’est peut-être moi, madame, que la présence de ce jeune homme eût rendu plus sévère sur les conditions de notre marché.
— Et pourquoi cela, monsieur ?
— Oh ! madame, reprit Luizzi d’assez bonne grâce, j’eusse été sévère, pour bien des raisons ! La première, c’est que peut-être devant lui je n’aurais pas osé vous dire : faites comme il vous plaira, je ne veux que votre volonté ; c’est qu’il m’aurait fallu rester marchand devant lui… et puis…
— Et puis ? dit madame Dilois.
— Et puis, quand la présence d’un homme est irritante, quand sa vue peut vous donner des idées qui vous blessent, sans qu’on ait le droit d’être blessé ; quand on lui envie ce qu’on payerait de tous les sacrifices, on n’est pas très-porté à être généreux, et il faut oublier cet homme pour être à l’aise avec ses propres sentiments.
Madame Dilois avait écouté avec une extrême attention : sans doute elle avait compris cette phrase entortillée, car elle fit semblant de ne pas la comprendre. Ceci est d’une tactique très-vulgaire, mais très-immanquable, tactique bonne pour les hommes et pour les femmes, et qui arrive toujours à faire dire beaucoup plus qu’on n’oserait sans cela ; en conséquence, madame Dilois répondit :
— Vous avez raison, monsieur, Charles a un accueil peu aimable ; c’est pour cela que nous ne l’avons pas employé dans nos relations avec nos clients. C’est cependant un garçon fort honnête et fort entendu.
— Ce n’est pas à titre de client, madame, que monsieur Charles m’eût déplu.
Madame Dilois ne put s’empêcher de rire assez doucement, et, se tournant tout à fait vers Luizzi, elle lui dit, comme si elle le défiait de lui répondre franchement :
— Et à quel titre vous déplaît-il ?
— Vous ne le devinez pas ?
— Vous voyez bien, monsieur le baron, que je ne veux rien deviner, repartit madame Dilois avec un rire si franc de coquetterie, qu’il devait être ou bien hardi, ou bien innocent.
— C’est me forcer à tout vous dire.
— C’est donc bien désobligeant à entendre ?
— C’est difficile à faire comprendre.
— En ce cas, revenons au marché des laines, car j’ai l’intelligence très-rebelle.
— Si votre cœur n’a pas le même défaut, c’est tout ce que je demande.
— Mon cœur, monsieur le baron ? le cœur n’a rien à faire dans ce qui nous occupe.
— Le vôtre, peut-être, mais le mien !
— Le vôtre ! est-ce que vous le donnez par-dessus le marché dans la vente de vos laines ? repartit la marchande avec cette expression amoureuse des yeux et de la voix, qui dans le Midi est une nature qui s’applique à tout.
L’air dont madame Dilois dit cela était en même temps si naïvement railleur, que Luizzi en fut vivement troublé et piqué ; mais il eut l’esprit de le cacher, et répondit du même ton :
— Non, madame, quand je le livre, je veux qu’on me paye.
— Et de quel prix ?
— Du prix ordinaire. Et il osa prendre tendrement les mains de madame Dilois, et il jeta un regard insolent sur le lit entr’ouvert.
— Et combien donnez-vous de terme ? reprit-elle, en se défendant mal.
— J’exige que ce soit au comptant.
— Je ne suis pas en fonds, et je raie cet article du marché.
— Mais moi je l’y maintiens : tout ou rien.
— Vous voulez que la bonne marchandise fasse passer la mauvaise ? dit-elle d’un ton plein de malicieuse gaieté.
— Je ne suis pas si négociant, je donne la bonne pour rien, pourvu…
— Pourvu qu’on paie la mauvaise, reprit-elle, et d’un prix…
— Bien au-dessus de sa valeur sans doute, repartit Luizzi d’un air galant.
— Ce n’est pas cela que je voulais dire ; mais en vérité, je ne puis accepter : assez de folies, monsieur le baron… J’ai voulu faire de l’esprit avec vous, j’ai été prise au piége…
— Le piége le plus dangereux, c’est votre beauté.
— Taisez-vous, on peut nous entendre… Si quelqu’un entrait, de quoi aurions-nous l’air, si près l’un de l’autre ?
— Nous causons de notre marché.
— En effet, il est si avancé !
— Signez-le !
— Est-ce à une femme à commencer ?
Le baron prit une plume, signa, et se retournant vers madame Dilois qui était toute triomphante, et dont les yeux baissés semblaient dire qu’elle n’osait voir ce qu’elle allait permettre, il prit ses mains et lui dit :
— Et maintenant, je compte sur votre probité.
Madame Dilois devint toute rouge, et d’une voix pleine de coquetterie elle répondit :
— Prenez, monsieur le baron.
Elle lui tendit sa joue brune et cerise.
Luizzi resta assez stupéfait, mais il prit le baiser offert.
— Ce n’est guère, dit-il doucement.
— Vrai !!! reprit madame Dilois d’un ton dégagé, comme quelqu’un qui vient de payer une grosse dette, il vous faudrait ?…
— Un peu de bonheur.
— Comment l’entendez-vous ?
— Quand un mari est absent… dit-il en regardant la chambre comme pour s’y installer de l’œil.
— Et quand une servante veille ?
— On l’envoie dormir.
— Sans qu’elle ait vu sortir personne ?
— Vous avez raison ; mais il est possible de rentrer dans la maison d’où l’on est sorti.
— Vous êtes fertile en expédients.
— Sont-ils impossibles ?
— Comment donc ! mais il y a une petite porte près de la grande.
— Et elle peut s’ouvrir pour laisser entrer ?
— Sans doute ; mais pour entrer il faut être dehors. Commençons par là.
— Nous finirons…
— Ah ! monsieur le baron, dit madame Dilois en jouant un sérieux embarras.
— Oui, oui, dit-il d’un air triomphant, chassez-moi bien vite.
Madame Dilois sourit en se mordant les lèvres. Elle ouvrit la porte et appela. La servante parut et éclaira Luizzi, qui échangea avec la belle marchande des signes d’intelligence. Toute cette fin de conversation avait eu lieu sur les limites de plaisanterie et de coquinisme impossibles à poser pour un Parisien. Il faut être du Midi, il faut avoir l’habitude de ce langage et de cet air empreints d’amour qu’ont nos femmes, pour savoir que ce qui, partout ailleurs, est un aveu, n’est souvent parmi nous qu’un badinage. Luizzi, ou tout autre, devait croire que madame Dilois était une de ces femmes à la fois intéressées et amoureuses qui se distraient des affaires par le plaisir, mais qui, ne lui donnant que le temps perdu, sont obligées de le prendre vite.
Elle lui plut ainsi ; il lui sut gré de n’avoir mis dans sa chute que le voile de la gaieté et non celui de l’hypocrisie, et il sortit en regardant combien madame Dilois était jolie et agaçante, combien cette chambre était coquette et blanche. C’était un sanctuaire de plaisir, sinon d’amour, et Luizzi était tout joyeux d’idées jeunes, sinon d’émotions amoureuses. Quand il fut dans la rue, il entendit cadenasser et verrouiller la grosse porte : alors son imagination, peu satisfaite de sa facile victoire, se prit à désirer que c’eût été le mari qui eût rempli ces offices. De cette façon, se dit-il, c’eût été vraiment plaisant ! Eh ! ma foi, si c’est l’amant qui est chargé de ce soin, ce n’est pas moins original. Et, sur cette idée, le baron, traversant et retraversant la rue déserte avec ces larges enjambées de l’homme satisfait de lui-même, se laissa aller à rire tout haut. Un petit rire moqueur, un rire frêle et ténu répondit au sien comme s’il avait été jeté dans son oreille. Le baron se retourna, regarda autour de lui, regarda en l’air ; tout était silencieux. Cependant ce rire le troubla ; il semblait avoir trop directement répondu au sien pour qu’il n’eût pas une signification, mais d’où venait-il ? Luizzi ne put le découvrir.
Il se rapprocha vivement de la petite porte, comme pour dire à ce rire impertinent : Voilà qui va me venger de cette raillerie. Mais la porte n’était point ouverte : ce n’était pas étonnant, il était sorti depuis si peu de temps ; mais la porte ne s’ouvrit point, et il y avait déjà une demi-heure qu’il était dans la rue où le froid le gagnait. L’impatience et la colère le réchauffèrent bientôt : était-il dupe, ou bien un obstacle imprévu retenait-il madame Dilois ? Cette supposition fut longtemps à se présenter à lui. Armand avait pour la repousser sa vanité naturelle d’homme, ses succès passés, son aventure avec la marquise, et surtout le ton de madame Dilois, ce que lui en avait dit madame Barnet, et ce qu’il avait supposé de Charles. Il lui fallut encore assez longtemps pour croire que l’on s’était moqué de lui. Mais enfin, l’onglée le rendit moins vaniteux. On le laissait à la porte, et peut-être M. Charles le guettait en riant derrière un rideau. Cette odieuse pensée torturait Armand ; car la question n’était déjà plus de posséder ou de ne pas posséder cette femme, mais d’avoir été ou de ne pas avoir été bafoué ; la question était d’être ou de ne pas être ridicule. Hamlet n’était point si agité. Cependant Luizzi n’osait pas encore se persuader qu’on se fût joué de lui à ce point ; une heure entière se passa dans ce combat de l’orgueil contre l’évidence. L’amour-propre est un animal qui a bien plus de têtes que l’hydre de Lerne, et auquel elles repoussent bien plus vite. Luizzi épuisa toutes les suppositions avant d’arriver à la conviction que madame Dilois s’était moquée de lui. Cependant une bonne demi-heure se passa encore, et alors commença une conviction qu’un accident inattendu vint compléter. La porte s’ouvrit ; le baron y courut et se trouva face à face avec le beau Charles qui sortait. Tous deux, après avoir reculé d’un pas, se regardèrent dans la nuit d’un regard si courroucé, qu’ils s’éclairèrent mutuellement.
— Vous voulez entrer bien tard ! dit Charles.
— Pas plus tard que vous ne sortez.
— On vous attend.
— Après vous, à ce qu’il paraît ; mais je vous jure, mon cher monsieur, que vous n’avez rien à craindre.
— Que voulez-vous dire ?
— Que pour une fois par hasard on pouvait bien me laisser la première place.
— Oseriez-vous penser ?
— Ce que j’ose vous dire, que la maîtresse du logis est la maîtresse du…
— Vous ne le ferez pas, je vous le jure ! s’écria Charles en saisissant Luizzi au bras.
Le baron se dégagea avec un mouvement de colère indignée :
— Allons donc, monsieur, vous êtes fou ou enragé !
Le mépris avec lequel le baron prononça ces dernières paroles exaspéra Charles ; il s’avança sur Luizzi.
— Savez-vous qui je suis ?
— Un manant qui défend une…
— Monsieur ! cria Charles, taisez-vous ! savez-vous ce que valent les paroles que vous venez de prononcer ?
— Aussi bien que vous ce que vaut une balle de laine.
— Mais je sais aussi ce que vaut une balle de plomb, et je vous l’apprendrai.
— Un duel ! oh non ! non, monsieur : c’est assez d’avoir été dupe une fois.
— Prenez-y garde, je saurai bien vous y forcer.
— Vous essaierez.
— Plus tôt que vous ne pensez… Demain matin je serai chez vous.
— Comme il vous plaira.
Charles s’éloigna rapidement.
À peine avait-il disparu, que la porte s’entr’ouvrit, et que la voix tremblante de madame Dilois se fit entendre :
— Entrez, entrez, dit-elle tout bas au baron.
Luizzi eut bonne envie de refuser.
— De grâce, entrez, dit madame Dilois.
Charles était déjà loin. Le baron entra. Madame Dilois le saisit par la main. La pauvre femme tremblait. Elle conduisit Luizzi par un escalier dérobé, jusque chez elle. Le calme presque virginal de cette chambre avait disparu ; le lit était foulé ; une lampe de nuit veillait seule. À sa clarté tremblante, Luizzi vit que le déshabillé de madame Dilois était plus complet encore que lorsqu’il l’avait quittée ; elle avait seulement un peignoir de nuit, et elle était descendue les pieds nus.
— Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, que vous ai-je fait pour vouloir me perdre !
— Vous perdre ! dit Luizzi en ricanant, je n’y vois pas de danger, et en tout cas il n’y a pas de ma faute.
Luizzi était exaspéré ; il avait tellement compté sur un triomphe complet qu’il était humilié vis-à-vis de lui-même au plus haut degré. En outre de cela, il était gelé, il se sentait ridicule, il fut sans pitié.
— Quoi ! toute cette plaisanterie, tout ce que nous avons dit, vous l’avez pris au sérieux !
— Comment, au sérieux ! mais il me semble que tout autre à ma place en eût fait autant ?
— Tout autre ! mais pour qui me prenez-vous donc ?
— Pour une fort jolie femme qui aime à se laisser aimer.
— Vous croyez réellement que je vous attendais ?
— Oui, vraiment, je croyais que vous m’attendiez.
— Quelle opinion avez-vous donc des femmes ?
— Ma foi, madame, une meilleure qu’elles ne méritent, car je croyais que vous m’attendiez seule.
— Quoi ! vous supposez que Charles…
— Allons, allons, madame : c’est assez d’une plaisanterie, comme vous dites ; être dupe deux fois dans une nuit, c’est trop.
— Oh ! ne parlez pas ainsi, monsieur ! et pardonnez-moi. J’ai été trop loin dans une folie de paroles à laquelle je croyais que vous n’attachiez pas la moindre importance.
Elle s’arrêta, et haussant les épaules avec une tristesse impatiente, elle ajouta :
— Quoi ! monsieur, un homme que je ne connaissais pas, que je rencontrais pour la première fois ! et vous avez pu penser… Non, non, c’est impossible…
— C’est tellement possible que je le pense encore.
— Et que vous le direz peut-être, n’est-ce pas ? Comme vous en avez menacé Charles ?
— Empêchez ce monsieur de m’y forcer, car assurément je ne me battrai pas avec lui sans en dire la raison à qui voudra l’entendre.
— Et si j’ai assez de pouvoir sur lui pour l’arrêter, que ferez-vous ?
— Oh ! madame, ceci est une autre affaire ; je ne comprends la discrétion que pour les secrets, et je ne sache pas qu’il y en ait encore entre nous.
— Et il n’y en aura pas, je vous le jure.
— Comme il vous plaira, madame ; gardons chacun notre liberté.
— Mais je suis mariée, monsieur !
Luizzi était furieux, il répondit brutalement :
— Et vous avez des enfants, une très-jolie fille, entre autres.
— Ah ! je vous comprends, maintenant. Oui, vous me méprisiez assez, quand vous êtes venu ici, pour oser tout espérer.
— Il me semble que je n’avais pas besoin de cette présomption et que vous avez fait tout ce qu’il fallait pour me l’inspirer.
— Et voilà ce que je ne comprends plus. Vous êtes d’un monde, monsieur, où les paroles ont, à ce que je vois, un sens plus réel que dans le nôtre.
— Je suis d’un monde, madame, où l’on ne fait pas de la coquetterie un moyen de commerce.
— Oh ! monsieur, s’il en est ainsi, voilà votre marché ; vous pouvez le déchirer.
Madame Dilois tendit le papier à Luizzi, en se détournant pour cacher ses larmes. Le baron était implacable, et il répliqua :
— En vérité, madame, j’aimerais mieux l’achever, et alors je vous jure… que le silence le plus profond…
Madame Dilois fit un geste d’horreur.
— Alors, reprit Luizzi, permettez-moi de me retirer.
Elle prit une bougie, elle l’alluma ; le baron vit combien la pauvre femme était pâle et défaite ; elle lui fit signe de la suivre après s’être silencieusement enveloppée d’un châle. Luizzi fut cruellement piqué d’être si froidement et si nettement éconduit.
— Réfléchissez-y bien.
— Mon parti est pris.
— Je suis vindicatif.
— Et moi, je serai innocente, monsieur le baron.
— Adieu donc, madame.
— Adieu, monsieur.
Et, sans autres paroles, elle le reconduisit hors de chez elle, et il regagna son hôtel. Il se coucha fort agité, surtout fort inquiet de ce qu’il ferait. Enfin il s’endormit pour ne s’éveiller que fort tard.
Dès qu’il eut appelé quelqu’un, il demanda si personne n’était venu le demander.
— Personne.
— Ah ! pensa-t-il, le monsieur Charles se sera ravisé ; ou bien sa belle maîtresse l’aura ravisé !
Luizzi se leva, déjeuna, en cherchant un moyen de raconter ce qui lui était arrivé. Luizzi n’eut pas un moment le remords de ce qu’il allait faire. Lorsque l’indiscrétion des hommes ne pardonne pas aux femmes le bonheur qu’elles leur donnent, jugez si elle pardonnera le bonheur qu’ils supposent qu’on a donné à un autre. Mais une confidence à faire n’est pas une chose si aisée qu’on pense. Il faut y être provoqué, sous peine de ressembler à un parleur manant et grossier. Luizzi ne savait trop à qui s’adresser, lorsque le domestique annonça M. Barnet.
— C’est le ciel qui me l’envoie dit Luizzi, en pensant que M. Barnet devait être le digne pendant de sa femme.
C’était un gros homme réjoui, à l’air fin et spirituel, aux manières avenantes.
— Vous m’avez fait l’honneur de passer chez moi, monsieur le baron ; et ma femme m’a dit que vous aviez désiré avoir des renseignements sur la fortune du marquis du Val.
— C’est vrai… c’est vrai… dit Luizzi. Mais ceux que madame Barnet m’a donnés me suffisent ; d’ailleurs je n’ai plus les mêmes projets, et je voudrais savoir maintenant…
— Où en est la fortune des Dilois ? Ma femme m’a tout dit. Bonne et excellente maison, monsieur le baron, dirigée par une honnête et bonne femme.
— Diable ! vous en répondez bien vite !
— C’est la probité en personne.
— Je ne dis pas non ; mais est-ce la sagesse en personne ?
— J’en jurerais sur ma tête.
— Tant mieux pour votre femme, dit Luizzi en riant. Puis il se reprit, et ajouta : pardonnez-moi, j’ai moins que vous confiance en la vertu des femmes ; vous ne les voyez guère que le jour de la signature du contrat, et ce jour-là tout est amour, adoration et serments de fidélité ; mais plus tard…
— Auriez-vous quelque raison de croire que madame Dilois…
— Je vous le donne à juger.
Et là-dessus il raconta tout à Barnet, en riant et en se faisant assez ridicule pour avoir l’air de se sacrifier ; infâme adresse qui met le sang de la victime sur les mains du bourreau, comme si c’était celui-ci qui fût blessé ; Luizzi raconta, disons-nous, son aventure de la nuit.
— Je ne l’aurais jamais cru, s’écriait Barnet, jamais, jamais. Quoi, Charles !
— Oui, Charles, pendant que je montais la garde…
— Et vous êtes rentré…
— Oh ! pour rien, je vous jure ; c’est déjà assez désobligeant de succéder à un mari, pour être peu tenté par la place occupée d’abord un amant.
— Un amant ! madame Dilois, un amant ! répétait le notaire avec stupéfaction.
Luizzi était enchanté de ce qu’il venait de faire, et il ajouta, en se dandinant dans son fauteuil :
— Ah ! mon Dieu ! mon cher, depuis trois jours que je suis à Toulouse, j’en ai appris plus que vous ne pensez sur les femmes irréprochables.
— Qui l’aurait dit ? s’écriait Barnet ; ce petit Charles ; ah, mon Dieu ! mon Dieu ! les femmes !
— Il me semble que celle-là avait commencé de manière à faire deviner ce qu’elle serait.
— Vous avez raison ; bon chien chasse de race, et elle est née, dit-on, d’une mère… Mais cela est un secret de notaire, c’est sacré.
— Ah ! oui, vous avez des secrets de notaire assez curieux, et particulièrement un sur madame du Val ?
— Oui, oui ; mais personne au monde ne les saura. Pauvre femme ! En voici une, par exemple, qui a supporté sa vie avec une vertu et un courage…
Luizzi ricana ; mais il se tut. Il avait trop de gentilhommerie dans le cœur pour jeter la réputation de la marquise du Val à un bourgeois comme Barnet ; si celui-ci eût été seulement un petit vicomte, Armand l’eût bien vite désabusé de sa bonne opinion. D’ailleurs, il se souvint qu’il devait, le soir, rencontrer la marquise, et, satisfait de sa première confidence, il pria seulement M. Barnet de vendre ses laines à une autre maison de Toulouse. Le notaire, de son côté, était venu pour parler de la vente d’une coupe de bois, et proposer au baron de conclure l’affaire avec un certain M. Buré.
— Est-il marié ? dit Luizzi avec cette fatuité qui fait une insulte de la plus légère question.
— Oui, et à une femme dont je répondrais… Mais, ma foi, monsieur le baron, je ne sais plus que penser et dire des femmes… Celle-ci passe pour la vertu la plus pure.
— Nous verrons, reprit Luizzi, et il renvoya M. Barnet.
Le soir venu, Armand alla dans la soirée où il savait trouver la marquise. Elle devint si pâle en l’apercevant, qu’elle lui fit pitié. Il s’approcha de Lucy ; ils se retirèrent dans un coin du salon, et c’est à peine si elle put lui répondre. Luizzi crut remarquer qu’on les observait.
— Refuserez-vous de m’entendre, lui dit-il ?
— Non, car j’ai une grâce à vous demander.
— Je ne serai pas cruel.
— Je sais l’aventure qui vous est arrivée avec Sophie.
— Qui, Sophie ?
— Madame Dilois.
— Madame Dilois !
— Oh ! je vous en supplie, au nom du ciel, n’en parlez à personne !
— En vérité, ce n’est pas de madame Dilois que j’ai à m’occuper à vos côtés, et n’ai-je pas quelques droits de m’étonner de vos refus à me recevoir après…
Une rougeur pourprée remplaça la pâleur de madame du Val.
— Armand, lui dit-elle, je mourrai bientôt… je l’espère… oh ! oui, je l’espère… alors, vous saurez tout.
Lucy avait un air si pénétré de cette affreuse espérance, qu’elle toucha Luizzi.
Elle continua :
— Ne me revoyez jamais !
— Cependant…
— À genoux, c’est à genoux que je vous le demande.
Et cet égarement que Luizzi avait déjà vu dans le regard de la marquise semblait prêt à éclater encore ; il répondit :
— Eh bien ! je vous le promets.
— Promettez-moi aussi, reprit-elle avec plus de calme, de ne parler jamais de madame Dilois.
Luizzi se crut assez fort pour arrêter la confidence faite à Barnet, et il le promit de même.
Un moment après, Lucy se retira au milieu des saluts profonds de tous les hommes. À la porte du salon où ils étaient entassés, ils lui ouvrirent un passage comme à une noble et sainte personne à qui l’on ne pouvait trop montrer combien on avait de respect pour elle. Luizzi demeura tout pensif.
Quelques jeunes gens causaient à côté de lui, tout bas et riant beaucoup de ce qu’ils disaient. En ce moment, la maîtresse de la maison s’approcha du baron, et l’appela par son nom.
— Eh pardieu ! dit l’un de ses voisins, voici le héros de l’aventure Dilois.
Luizzi ne douta plus que ce qu’il avait dit à Barnet ne fût déjà le sujet de toutes les conversations, et, par un sentiment tout nouveau, il éprouva un vif remords de ce qu’il avait fait ; puis il se mit à écouter ce qui se disait près de lui, en feignant d’être très-attentif à toute autre chose.
— Ma foi ! il a été bien niais, disait l’un, et, à sa place, je n’en serais pas sorti sans avoir prouvé à la petite femme qu’on ne se moque pas ainsi d’un honnête homme.
— Ce Charles me paraît le plus heureux de tous, car la petite marchande est ravissante.
Et la conversation demeura sur ce ton assez longtemps pour que Luizzi se persuadât qu’il avait été un maladroit et que le remords qu’il avait eu était ridicule. Par un enchaînement assez naturel de pensées, il arriva de son aventure de madame Dilois à celle de Lucy, et se dit encore qu’il avait été joué, cette fois, par une hypocrisie impudente, comme il l’avait été par une agacerie éhontée. Il en était là de ses réflexions, lorsque l’on se mit à parler de la marquise, et le concert d’éloges qui lui fut prodigué, changeant encore le cours des idées de Luizzi, le plongea dans une anxiété insupportable. Il résolut de la faire cesser, et se retira avec la pensée d’éclaircir ce premier mystère, grâce à son infernal confident.
Luizzi comptait être seul, mais un homme l’attendait chez lui, cet homme était M. Buré, un très-riche maître de forges des environs de Toulouse, celui dont Barnet avait parlé au baron. M. Buré était un homme âgé ; mais il portait en lui les signes d’une santé ferme et calme, maintenue par une vie sobre et occupée. L’affaire dont il entretint Luizzi, la manière dont il la présenta, donnèrent au baron une haute idée de la capacité de cet homme. Il écouta avec faveur la proposition que M. Buré lui fit de s’associer à une grande entreprise et consentit à l’accompagner à sa forge pour la visiter. Luizzi n’était pas fâché d’ailleurs de ces quelques jours d’absence, afin de prendre parti avec lui-même, et de sortir un moment de ce tourbillon de mystères qui l’enveloppait. Il commençait à comprendre, malgré lui, qu’il devait y avoir des causes très-extraordinaires à ce qui s’était passé. Il n’avait encore rencontré ni de tels caractères, ni éprouvé de telles aventures, et il voulut se donner le loisir d’y réfléchir.
Lorsque M. Buré et Luizzi se séparèrent, il était déjà assez tard pour que Luizzi n’eût plus le temps d’avoir l’explication qu’il voulait demander à son diabolique ami ; d’ailleurs il lui fallait partir presque sur-le-champ. Deux heures après, il roulait en chaise de poste, et, vers le milieu du jour, il entrait dans la forge de M. Buré.
Sans lui laisser un moment de repos, et après un déjeuner pris à la hâte, M. Buré conduisit le baron dans son établissement, et ne le ramena à sa maison d’habitation qu’à trois heures, au moment du dîner.
Toute la famille était assemblée ; Luizzi regarda madame Buré : c’était une femme charmante, gracieuse, avenante et pleine d’une douce sérénité. Son père et sa mère, le père et la mère de M. Buré étaient là, et deux jeunes filles de quinze et de seize ans se tenaient près de leur mère, douces fleurs qui s’ouvraient timidement à une vie pure et sainte, n’ayant aucune idée du mal, car, dans cette famille, personne ne pouvait la leur donner.
On attendait quelqu’un, c’était le frère de madame Buré ; il avait été capitaine sous l’empire et gardait une haine profonde à tout ce qui se rattachait au retour des Bourbons. À ce titre, le baron de Luizzi devait lui déplaire. Cependant, le capitaine l’accueillit avec une franchise pleine de bonhomie. Le dîner se passa à deviser simplement d’affaires. Après le dîner, M. Buré et son beau-frère retournèrent à leurs occupations, et Armand resta seul avec madame Buré, les vieux parents et les jeunes filles. Chacun était affairé, de son côté, de petits travaux ou de graves lectures, et Armand, qui s’était emparé d’un journal, put voir avec quel soin de fille et de mère madame Buré s’occupa de tous ceux qui l’entouraient. C’était une prévenance et une protection si empressées, que Luizzi en fut ravi, et que, facile à se laisser aller à toutes ses impressions, il pensa qu’il avait devant lui le modèle d’une vie parfaitement heureuse. Madame Buré surtout lui semblait une douce et ravissante réalisation de la femme à qui toutes les affections abondent au cœur pour le remplir d’amour et le répandre ensuite autour d’elle, comme la large coupe de nos fontaines où l’eau monte sans cesse, par des conduits cachés, pour en redescendre en nappes fraîches et pures. Luizzi se sentit heureux de ce spectacle, et quand le soir fut venu, il se retira le cœur content. Cette journée avait si bien contrasté pour lui avec celles qui venaient de passer, qu’il se plaisait à en rechercher les moindres circonstances.
— Quelle femme que cette madame Buré ! se disait-il, quelle exquise beauté ! quelle gracieuse simplicité ! Certes, jamais personne ne pensera à troubler une âme si calme, une vie si sereine ; tandis que la marquise et madame Dilois…
Comme il achevait mentalement ces noms, il se souvint de sa résolution d’apprendre le secret de leur conduite. Il balança longtemps, car par un secret avertissement, il lui semblait qu’il allait gâter la bonne émotion qu’il avait éprouvée. Mais ce qui eût dû retenir sa curiosité fut ce qui le détermina à la satisfaire. — Aurai-je l’air, se dit-il, de trembler devant le Diable ? et lorsque je suis résolu à connaître la vie humaine dans ses secrets les plus ténébreux, reculerai-je quand il s’agit d’apprendre sans doute l’histoire très-vulgaire de deux femmes perdues ?
Sur cette raison, il se leva fièrement et, s’étant enfermé, il fit retentir sa magique sonnette, et le Diable parut devant lui. Il avait le costume d’un élégant en visite, de ceux qui sentent bon, qui ne voient qu’à travers un lorgnon, qui parlent avec une parole bâillée, comme des carpes qui happent un moucheron à la surface de l’eau. Il paraissait ennuyé, et il lorgna Luizzi avec un petit ricanement que celui-ci reconnut aussitôt.
— Eh bien ! lui dit-il, que veux-tu de moi ?
— Je veux savoir l’histoire de madame du Val, et celle de madame Dilois.
— C’est bien long !
— Nous avons le temps.
— Et à quoi cela te mènera-t-il ?
— À connaître les femmes !
— À savoir le secret de deux femmes ; voilà tout. Vous êtes fous, vous autres hommes. Vous vous figurez que toute une vie est dans une aventure. La vertu des femmes, monsieur le baron, est une chose de circonstance. Un hasard peut la faire chanceler et la laisser choir, sans qu’il y ait de leur faute !
— Il me semble que la conduite de madame du Val peut me donner lieu de penser…
— Que c’est une impudente débauchée, n’est-ce pas ?
— Eh bien ! oui. Se donner en une heure à un homme…
— Qu’elle connaissait depuis longtemps, et qui l’avait aimée. Et si elle s’était donnée au premier venu ?
— C’est le fait d’une fille publique !
— Pas tout à fait.
— D’une folle !
— Point du tout. Écoute-moi bien : je t’ai trouvé dans l’ébahissement sur l’air de vertu qu’on respire ici ; eh bien ! je veux te raconter une petite anecdote qui te prouvera que votre manière de juger les femmes est stupide, même dans les idées de votre morale humaine.
— Il s’agit de madame Buré ?
— Oui.
— Ce doit être une honnête femme !
— Tu en jugeras.
— Aurait-elle commis quelque faute ?
— Je ne sais pas, moi ; mais je crois que madame Dilois en a fait une en ne te cédant pas.
— Pour toi, démon ?
— Point du tout, pour elle.
— Je voudrais bien savoir comment.
— Je vais te dire l’histoire de madame Buré.
— À propos de madame Dilois ?
— C’est ma manière. Le bon moyen de juger les gens, c’est de les regarder dans les autres. Si tu te fais homme politique, regarde comment tu as jugé le souverain que tu as aimé, et tu seras juste pour celui que tu hais, et vice versa. Si tu prends femme, rappelle-toi ce que tu as supposé sur le compte des femmes de tes amis, et tu ne t’étonneras pas si la tienne te trompe ; si tu t’achètes une maîtresse, souviens-toi combien en ont payé pour toi, et persuade-toi que tu entretiens la tienne pour les autres : n’aie pas surtout la sotte manie de te croire une exception : tout homme est né pour mentir à son père, être cocu, et se voir trompé par ses enfants. Ceux qui échappent à la destinée commune sont assez rares pour que tu n’en connaisses pas un.
— Madame Buré a donc trompé son mari ?
— Qu’appelles-tu tromper ? elle lui a rendu un service immense.
— En le faisant cocu !
— Je parie que tout à l’heure ce sera ton avis.
— J’en doute.
— Il est vrai que nul être vivant ne pourrait te le persuader. L’aventure qui est arrivée à madame Buré est un secret entre elle et le tombeau, et personne au monde ne pourrait te le raconter, si ce n’est elle ou moi. C’est un petit drame à deux acteurs ; car, humainement parlant, je ne compte pas dans la liste des personnages, quoique, à vrai dire, je me mêle toujours un peu au dénoûment de ces sortes de pièces.
— Parle, je t’écoute, répondit Luizzi.