Les Mémoires du Diable/Édition 1838/02

Ambroise Dupont (Tome Ip. 35-76).


II.

Les trois Visites.


Le lendemain de ce jour, Luizzi quitta Ronquerolles. Quoiqu’il eût demandé au Diable un assez long délai pour trouver le bonheur, il agit comme un homme qui a des idées arrêtées d’avance, car il s’empressa de retourner à Toulouse pour partir ensuite immédiatement pour Paris. Paris est la grande illusion de tout ce qui pense que vivre c’est user la vie. Paris est le tonneau des Danaïdes ; on y jette les illusions de sa jeunesse, les projets de son âge mûr, les regrets de ses cheveux blancs ; il enfouit tout et ne rend rien. Ô jeunes gens que le hasard n’a pas encore amenés dans sa dévorante atmosphère, s’il faut à vos belles imaginations des jours de foi et de calme, des rêveries d’amour perdues dans le ciel ; s’il vous semble que c’est une douce chose que d’attacher votre âme à une vie aimée pour la suivre et l’adorer ; ah ! ne venez pas à Paris ! car la femme que vous suivrez ainsi mènera votre âme dans l’enfer du monde, parmi les hommages insultants de rivaux qui parleront debout à celle que vous regardez à genoux, qui lui tiendront de joyeux propos, légers, insouciants et qui la feront sourire, quand vous tremblerez en lui parlant, si vous osez lui parler.

Non, non, ne venez pas à Paris, si un son harmonique du cantique éternel des anges a vibré dans votre cœur ; ne jetez pas à la foule le secret de ces délires poignants où l’âme pleure toutes les joies qu’elle rêve et qu’elle sait n’être qu’au ciel : vous aurez pour confidents des critiques qui mordront vos mains tendues en haut, et des lecteurs qui ricaneront de vos croyances qu’ils ne comprendront pas.

Non, mille fois non, ne venez pas à Paris, si l’ambition d’une sainte gloire vous dévore ! si puissant que vous soyez, ne venez pas à Paris, vous y perdrez plus que vos espérances, vous y perdrez la chasteté de votre intelligence.

Elle ne rêvait en effet que les belles préoccupations du génie, le chant pur et sacré des bonnes choses, la sincère et grave exaltation de la vérité : erreur, jeunes gens, erreur. Quand vous aurez tenté tout cela, quand vous aurez demandé au peuple une oreille attentive pour celui qui parle bien et honnêtement, vous le verrez suspendu aux récits grossiers d’un trivial écrivain, aux folies hystériques d’un barbouilleur de papier, aux récits effrayants d’une gazette criminelle ; vous verrez le public, ce vieux débauché, sourire à la virginité de votre muse, la flétrir d’un baiser impudique pour lui crier ensuite : Allons, courtisane, va-t’en, ou amuse-moi ; il me faut des astringents et des moxas pour ranimer mes sensations éteintes ; as-tu des incestes furibonds ou des adultères monstrueux, d’effrayantes bacchanales de crimes ou des passions impossibles à me raconter ; alors parle, je t’écouterai une heure, le temps durant lequel je sentirai ta plume âcre et envenimée courir sur ma sensibilité calleuse ou gangrenée ; sinon, tais-toi, va mourir dans la misère et l’obscurité.

La misère et l’obscurité, entendez-vous, jeunes gens. La misère, ce vice puni par le mépris ; l’obscurité, ce supplice si bien nommé. L’obscurité, c’est-à-dire l’exil loin du soleil, quand on est de ceux qui ont besoin de ses rayons pour que le cœur ne meure pas de froid. La misère, et l’obscurité ; vous n’en voudrez pas ! et alors que ferez-vous, jeunes gens ? vous prendrez une plume, une feuille de papier et vous écrirez en tête : Mémoires du Diable ; et vous direz au siècle :

Ah ! vous voulez de cruelles choses pour vous en réjouir ; soit, monseigneur, voici un coin de ton histoire.

Que Dieu nous garde toutefois de deux choses que le monde pourrait nous pardonner, mais que nous ne nous pardonnerions pas, qu’il nous garde de mensonge et d’immoralité ! Le mensonge, à quoi bon ? La vie réelle n’est-elle pas plus insolemment ridicule et vicieuse que nous ne saurions l’inventer ? L’immoralité, les petits et les grands s’en repaissent, à l’ombre de leur solitude ; les femmes du monde et les grisettes se pâment au livre immoral que l’une cache dans son boudoir, l’autre dans son galetas ; et, lorsque leur conscience est à l’abri avec le volume sous un coussin de soie ou dans une paillasse de toile, elles jettent l’insulte et le mépris à qui a causé un moment avec elles de leurs plus douces infamies. Toutes les femmes agissent vis-à-vis d’un livre immoral comme la comtesse des Liaisons dangereuses vis-à-vis de Préval ; elles s’abandonnent à lui tout entières… et puis sonnent leur laquais pour le mettre à la porte comme un insolent qui a voulu les violer. Que Dieu nous garde donc, non pas d’être coupables, mais d’être dupes ! Être dupes, c’est la dernière des sottises à une époque où le succès est la première des recommandations. Ce que nous vous dirons sera donc vrai et moral : ce ne sera pas notre faute si cela n’est pas toujours flatteur et honnête.

Cependant, malgré les desseins de Luizzi, les récits de son esclave commencèrent plus tôt qu’il ne pensait.

Malheur à qui l’enfer accorde le pouvoir d’arracher aux choses humaines le voile des apparences ; il n’a de repos qu’il n’ait tenté cette dangereuse épreuve. Deux fois malheur à celui qui a succombé une fois à cette tentation, il trouve la soif dans la coupe où il croyait se désaltérer. Du reste le besoin qui naît de l’aliment même qu’on lui donne m’a été admirablement exprimé par un ivrogne à qui j’offrais, en croyant le railler, d’essayer encore de quelques bouteilles de bordeaux, et qui me répondit candidement :

— Je le veux bien ; car je ne connais rien qui altère comme de boire.

Toutefois ce ne fut pas un désir bien ardent qui poussa Luizzi à demander cette première gorgée du poison dévorant que le Diable lui versa ensuite avec tant d’abondance. Une aventure qu’il était bien loin de prévoir détermina cette curiosité qu’il croyait sans danger et qui le mena si loin.

Luizzi avait un grand nom et une grande fortune ; les conséquences de cette position furent pour lui d’être recherché par les premières familles de Toulouse, ville féconde en haute noblesse, et d’avoir affaire à plusieurs commerçants de bonne souche. Des liens de parenté éloignée unissaient Armand à M. le marquis du Val. Ce nom, si bourgeois quand il est écrit sans particule, était celui d’une branche cadette d’une ancienne famille princière du pays. L’usage du nom primitif s’était peu à peu perdu, et chacune des branches de cette famille avait gardé, comme nom patronymique, la désignation qui l’avait fait d’abord seulement distinguer des autres. Mais le jour où il fallait faire preuve de bonne ascendance, on produisait dans les contrats ce nom presque oublié, et les H… du Val, les H… du Mont, les H… du Bois se trouvaient de meilleure race, avec leurs noms de marchands que les marquis et les comtes à qui des surnoms de terres ou de châteaux donnaient un air de grande qualité.

D’un autre côté, Luizzi était lié d’intérêt avec le négociant Dilois, marchand de laines : c’était ce Dilois qui achetait d’ordinaire les tontes des magnifiques troupeaux de mérinos qu’on élevait sur les domaines de Luizzi. Avant de livrer la gérance de ses affaires à un intendant, Luizzi voulut connaître par lui-même l’homme qui devenait tous les ans son débiteur pour des sommes considérables, et, le jour même de son arrivée à Toulouse, il alla le voir.

Il était trois heures lorsque Armand se dirigea vers la rue de la Pomme, où demeurait Dilois ; il se fit indiquer la maison de ce négociant, et entra, par une porte cochère, dans une cour carrée et entourée de corps de logis assez élevés. Le rez-de-chaussée du fond de la cour et ses deux côtés étaient occupés par des magasins ; celui du corps de bâtiment qui donnait sur la rue renfermait les bureaux ; on voyait, en effet, à travers les barres de fer et les carreaux étroits de ses hautes fenêtres, reluire les angles de cuivre des registres et leurs étiquettes rouges. Au-dessus de ce rez-de-chaussée régnait une galerie saillante avec un balustre de bois à fuseaux tournés, des portes s’ouvraient sur cette galerie, qui était le chemin forcé de toutes les chambres du premier étage de la maison. Le toit descendait jusqu’au bord de ce corridor intérieur et l’enfermait sous son abri.

Quand Luizzi entra il aperçut sur cette galerie une jeune femme. Malgré l’intensité du froid, elle était simplement vêtue d’une robe de soie ; ses cheveux noirs descendaient en boucles le long de son visage, et elle tenait à la main un petit livre qu’elle lisait, tandis que cinq ou six garçons de magasin remuaient des ballots en s’excitant avec cette profusion de cris qui est la moitié de l’activité méridionale. C’était un tapage à ne pas s’entendre. Personne n’aperçut Armand : les garçons étaient tout entiers à leur ouvrage ; madame Dilois, car c’était elle, avait les yeux fixés sur son livre, et un jeune homme aux beaux cheveux blonds, qui était dans la cour, avait, de son côté, les yeux fixés sur elle. Luizzi demeura à l’entrée de la cour, et se mit à observer cette scène. Madame Dilois releva la tête, et le jeune homme qui la considérait si attentivement poussa un cri singulier.

— Hééahouh !

Tous les ouvriers s’arrêtèrent ; il se fit un silence profond et la voix douce et pure de la jeune femme se fit entendre.

— Les ballots en suin 107 et 108.

— Dans le magasin numéro 1, répondit la voix forte du jeune homme.

— Ce soir, au lavoir de l’île, dit doucement madame Dilois.

— Les soies 107 et 108, au lavoir de l’île ! cria le jeune homme d’un ton impérieux.

La jeune femme reprit la lecture de son livret ; le commis demeura les yeux fixés à son beau visage, et les ouvriers se mirent à exécuter les ordres reçus, en s’excitant encore par de nouveaux cris.

Un moment après, madame Dilois releva les yeux.

— Hééahouh ! s’écria le commis.

Le silence se rétablit comme par enchantement ; la voix pure de la gracieuse femme dit paisiblement :

— Cent cinquante kilos, laines courtes, à prendre dans le magasin 7 et à envoyer à la filature de la Roque.

Le commis répéta l’ordre avec sa voix vibrante et impérative. Puis, s’approchant de l’une des fenêtres grillées, il frappa du doigt à un carreau ; un petit vasistas s’ouvrit ; Luizzi vit une jeune tête blonde et blanche ; le commis répéta d’une voix qu’il modéra timidement.

— Facture pour la Roque, de cent cinquante kilos.

— J’ai entendu ; vous criez assez fort, répondit une voix d’enfant.

Le vasistas se referma, et Luizzi, en relevant les yeux sur madame Dilois, vit qu’elle regardait attentivement à cette fenêtre, et qu’un faible et triste sourire, qui sans doute s’était adressé au doux visage qui avait paru au carreau, était demeuré sur ses lèvres qu’il avait émues.

À ce moment madame Dilois aperçut Luizzi, le commis de même. Il fit un pas pour s’approcher de l’étranger, mais il jeta en même temps un coup d’œil sur la maîtresse de la maison, et un signe le rappela à son poste sous la galerie. Madame Dilois consultait encore son livret ; elle le ferma, le mit dans la poche de son tablier, et s’accouda sur la galerie, en faisant un signe de tête imperceptible. Le jeune homme grimpa rapidement sur quelques ballots de marchandises, de manière à arriver assez près de madame Dilois, pour qu’il pût l’entendre malgré le bruit des ouvriers. Elle lui parla tout bas. Le commis fit un signe d’assentiment, et il se retournait pour obéir, lorsque madame Dilois l’arrêta et ajouta quelques mots en indiquant Luizzi du coin de l’œil. Le commis fit une nouvelle et muette réponse et du haut de sa pile de ballots, il cria :

— Trois cents kilos, laines mérinos, Luizzi, au roulage de Castres.

Tous les ouvriers s’arrêtèrent, et l’un d’eux, au visage dur, répondit brusquement :

— Vous ferez la pesée vous-même, monsieur Charles, je ne m’en charge pas ; jamais le compte n’est juste avec ces laines du Diable ; on en expédie cent kilos, et il en arrive quatre-vingt-dix.

— Le Diable a bon dos, répliqua le commis ; tu pèseras les marchandises et le compte y sera, entends-tu ?

— Vous les pèserez, Charles, dit madame Dilois, qui avait vu l’ouvrier se redresser d’un air insolent, et le commis le regarder avec menace. Celui-ci ne répondit que par ce signe d’obéissance qui semblait être son premier langage vis-à-vis de cette femme, et madame Dilois lui ayant montré Luizzi du regard, il sauta d’un bond jusqu’à terre, et, s’étant approché du baron, il lui demanda avec politesse ce qu’il désirait.

— Je voudrais parler à M. Dilois, répondit Luizzi.

— Il est absent pour toute la semaine, monsieur. Mais s’il s’agit d’affaires, veuillez entrer dans les bureaux ; monsieur le caissier vous répondra.

— Il s’agit d’affaires, en effet ; mais, comme celle que je viens lui proposer est très-considérable, j’aurais voulu en traiter directement avec lui.

— En ce cas, répliqua le commis, voici madame Dilois, avec qui vous pourrez vous entendre.

Le commis montra à Luizzi madame Dilois qui, voyant qu’il s’agissait d’elle, s’empressa de descendre et s’avança gracieusement à la rencontre du baron.

— Que désirez-vous, monsieur ? lui dit-elle.

— J’ai à vous offrir, madame, de continuer un marché que je considère déjà comme fort avantageux, puisque je puis le faire avec vous.

Madame Dilois prit un air gracieux, et le commis, qui avait entendu cette phrase, fronça le sourcil. Madame Dilois lui fit signe de s’éloigner, et répondit d’un ton plein de bonne humeur :

— À qui ai-je l’honneur de parler ?

— Je suis le baron de Luizzi, madame.

À ce nom, elle recula d’un pas, et Charles, le beau jeune homme, examina Luizzi avec une curiosité craintive et mécontente.

Cela ne dura qu’un moment, et madame Dilois indiqua à Luizzi la porte des bureaux en lui disant :

— Veuillez vous donner la peine d’entrer, monsieur ; je suis à vos ordres.

Luizzi entra ; Charles, qui le suivit, approcha une chaise du poêle énorme qui chauffait tout le rez-de-chaussée, et alla prendre une place à un bureau où l’attendait la correspondance du jour. Luizzi examina alors l’intérieur de cette maison, et aperçut, assise devant une table, la jolie enfant qui avait ouvert le carreau ; elle écrivait avec attention ; elle pouvait avoir neuf à dix ans et ressemblait à madame Dilois de manière à ne pas permettre de douter qu’elle fût sa fille : malgré sa beauté, quelque chose de triste et de résigné vieillissait cette jeune tête. Madame Dilois serait-elle sévère ? se demanda Luizzi ; il y avait cependant bien de l’amour dans le regard qu’elle lui a jeté. Cette enfant ne leva les yeux de dessus son papier que pour dire à un vieux commis qui écrivait dans un autre coin :

— À quel prix les laines envoyées à la Roque ?

— Toujours à 2 francs.

— C’est bien, dit Charles en interrompant ; donne-moi la facture, je mettrai le prix moi-même.

Si le Diable eût été là, il aurait expliqué à Luizzi le sens intime de cette interruption. Luizzi y supposa de l’humeur. Ce beau Charles, si complétement obéissant aux moindres signes de madame Dilois, était, selon la pensée d’Armand, un amant, ou pour le moins un amoureux ; l’apparition d’un élégant baron avait dû l’alarmer, et Luizzi attribuait à la crainte que pouvait inspirer sa personne la colère qu’il avait cru voir dans les paroles du commis. Luizzi se trompait : c’était l’âme du marchand qui avait parlé dans cette interruption. Devant un homme qui venait pour faire un marché de ses laines, il était inutile de dire combien on pouvait les revendre. Voilà ce que voulait dire Charles.

Bientôt madame Dilois arriva. Luizzi put la regarder de plus près : c’était une charmante créature, et le cadre où elle était placée faisait encore mieux ressortir les rares perfections de sa personne. Grande, svelte, fragile, ayant des yeux languissants recouverts de longues paupières brunes, voile voluptueux qu’il semble que la forte main de la colère peut seule relever entièrement, laissant voir à plaisir des pieds effilés, des mains blanches aux ongles roses ; elle avait l’air si étrangère parmi les rudes figures de ses ouvriers et les physionomies registrales de ses commis, que Luizzi eut le droit de penser que madame Dilois était une charmante fille descendue d’une noblesse indigente à une opulente mésalliance. Il prit donc avec elle un ton d’égalité qui parut, aux yeux du vaniteux baron, la plus adroite des flatteries.

Sans répondre autrement que par un sourire gracieux aux lieux communs de sa politesse, madame Dilois pria le baron de vouloir bien la suivre, et, ouvrant une porte dont elle tira la clef de la poche de son tablier, elle l’introduisit dans une pièce séparée. L’aspect, les mouvements, la langueur de cette femme étaient tellement amoureux, que le baron s’attendait à un boudoir bleu et parfumé, enfermé dans la poudreuse enceinte des bureaux comme une pensée d’amour au milieu des préoccupations arides des affaires. Le boudoir était encore un bureau. Le demi-jour qui y régnait venait de la mousseline de poussière entassée sur les carreaux, à travers lesquels on voyait encore les épaisses barres de fer qui protégeaient la croisée. Un bureau noir, une caisse de fer à triple serrure, un fauteuil de bureau en maroquin, un cartonnier, quelques chaises de paille, tel était l’ameublement de cet asile que Luizzi s’était figuré si suavement mystérieux. Sans doute cet aspect eût dû détruire la belle illusion de Luizzi ; mais, à défaut du temple, la divinité demeura pour continuer la foi du baron, et madame Dilois, doucement affaissée dans son fauteuil de bureau, sa belle main blanche posée sur les pages griffonnées d’un livre courant, les pieds timidement posés sur la brique humide et froide, parut à Luizzi un ange exilé, une belle fleur perdue parmi des ronces. Il éprouva pour elle un sentiment pareil à celui qu’il ressentit un jour pour une rose blanche mousseuse qu’un savetier avait posée sur sa fenêtre, entre un pot de basilic et un pot de chiendent. Luizzi acheta la rose et la fit mettre dans un vase de porcelaine sur la console de son salon. La rose mourut, mais elle mourut dignement. Luizzi conquit la réputation d’être quelque peu chevaleresque.

Le baron ne pouvait guère acheter la fleur penchée qui était devant lui ; mais peut-être pouvait-il la cueillir. (Je vous demande bien pardon de la pensée et de l’expression : Luizzi était né sous l’empire.) Il lui prit donc fantaisie ou plutôt désir d’être comme une étoile dans le ciel voilé de cette femme, de jeter un souvenir rayonnant dans l’ombre froide de sa vie. Luizzi était beau, jeune, parlait avec un accent d’amour dans la voix ; il n’avait ni assez d’esprit pour manquer de cœur, ni assez de cœur pour manquer d’esprit. C’était un de ces hommes qui réussissent beaucoup auprès des femmes. Ils ont de la passion et de la prudence ; ils sont à la fois de l’intimité et du monde ; ils aiment et ne compromettent pas. Or Luizzi avait vu tant de fois cette médiocrité préférée aux amours les plus flatteurs ou les plus dévoués, qu’il avait le droit de se croire un habile séducteur. La fatuité des hommes n’est en général qu’un vice de réflexion : c’est la sottise des femmes qui la leur donne.

Or Luizzi se laissa aller à regarder si attentivement cette femme posée devant lui, qu’elle baissa les yeux avec embarras et lui dit doucement :

— Monsieur le baron, vous êtes venu, je crois, pour me proposer un marché de laines ?

— À vous ? non, Madame, répondit Luizzi. J’étais venu pour voir M. Dilois ; avec lui j’aurais essayé de parler chiffres et calculs, quoique je m’y entende fort peu ; mais je crains qu’avec vous un pareil marché…

— J’ai la procuration de mon mari, repartit madame Dilois avec un sourire qui achevait la phrase de Luizzi ; le marché sera bon.

— Pour qui, madame ?

— Mais pour tous deux, je l’espère… Elle s’arrêta un moment, et reprit avec un regard souriant : Si vous vous entendez peu aux affaires, monsieur, je suis… honnête homme, j’y mettrai de la probité.

— Cela vous sera difficile, madame, et assurément je perdrai quelque chose au marché.

— Et quoi donc ?

— Je n’ose vous le dire, si vous ne le devinez pas.

— Oh ! monsieur, vous pouvez parler : dans le commerce on est habitué à de bien singulières conditions.

— Celle dont je veux parler, madame, c’est vous qui l’imposez.

— Je n’ai encore parlé d’aucune.

— Et cependant moi je l’ai acceptée, et cette condition est celle de se souvenir peut-être trop longtemps de vous comme de la femme la plus charmante qu’on ait rencontrée, d’une femme à laquelle on voudrait laisser de soi la pensée qu’elle vous a donnée d’elle.

Madame Dilois rougit avec une pudeur coquette, et répliqua d’un ton de gaieté émue :

— Je n’ai pas procuration de mon mari pour cela, monsieur, et je ne fais point d’affaires pour mon compte.

— Vous y mettez de l’abnégation ou de la générosité, repartit Luizzi.

— Je ne suis pas seulement honnête homme, répliqua madame Dilois d’un ton assez sérieux pour couper court à cette conversation.

En même temps elle ouvrit un carton, y chercha une liasse, la défit, en tira un papier et le présenta à Luizzi avec un air qui semblait lui demander pardon du mouvement de sévérité auquel elle s’était laissée aller.

— Voici, lui dit-elle, le marché passé il y a six ans avec monsieur votre père ; à moins que vous n’ayez le projet d’améliorer la race de vos troupeaux, ou bien d’en réduire la qualité, je crois que le chiffre de ce marché peut et doit être maintenu. Vous voyez bien qu’il est signé par monsieur votre père.

— Est-ce avec vous qu’il a traité ? répondit Luizzi, toujours galantisant ; c’est que, s’il en était ainsi, je ne m’y fierais pas.

— Rassurez-vous, monsieur ! repartit madame Dilois en se mordant doucement la lèvre inférieure, et en montrant à Luizzi l’émail humide de ses dents éblouissantes ; rassurez-vous, il y a six ans je n’étais pas mariée, je n’étais pas madame Dilois.

Elle n’avait pas achevé sa phrase que la porte s’ouvrit, et qu’une voix d’enfant dit timidement :

— Maman, monsieur Lucas veut absolument vous parler.

C’était la jeune fille de dix ans que Luizzi avait remarquée dans le bureau.

Cette apparition, au moment où madame Dilois venait de dire qu’il n’y avait pas encore six ans qu’elle était mariée, fut comme une révélation pour Luizzi. À ce nom de maman adressé à madame Dilois, et qui cependant pouvait s’expliquer naturellement si cette enfant était la fille de M. Dilois, Luizzi regarda vivement la charmante marchande ; elle était toute rouge et tenait ses yeux baissés.

— C’est votre fille, madame, dit Luizzi.

— Je l’appelle ma fille, monsieur, répondit d’un air simple madame Dilois.

Puis elle reprit :

— Caroline, je vais aller parler à M. Lucas ; laissez-nous.

Madame Dilois se remit tout à fait, et dit à Luizzi :

— Voici le marché, monsieur, veuillez l’examiner à loisir. Mon mari revient dans huit jours, il aura l’honneur de vous voir.

— Je pars dans moins de temps ; mais j’en ai plus qu’il ne m’en faut pour examiner ce marché, que je signerais sur-le-champ si le délai que vous m’imposez ne me donnait le droit de revenir.

Madame Dilois avait repris toute sa coquette assurance, et elle lui répondit :

— Je suis toujours chez moi.

— Quelle heure vous semble la plus convenable ?

— Ce sera celle que vous choisirez.

Après ces mots, elle fit au baron une de ces révérences avec lesquelles les femmes vous disent si précisément : « Faites-moi le plaisir de vous en aller. » Luizzi se retira. Tout le monde était à son poste dans le premier bureau. En reconduisant Luizzi, madame Dilois tendit la main à un gros rustre qui était près du poêle, et qui lui dit jovialement.

— Bonjour, madame Dilois.

— Bonjour Lucas, répondit-elle avec le même sourire avenant qui avait tant charmé Luizzi. Celui-ci trouva ce sourire sur les lèvres de la marchande au moment où il se retournait pour lui présenter son dernier salut ; le baton en fut très-sensiblement humilié.

En sortant de chez le marchand Dilois, Luizzi se rendit chez le marquis du Val. M. du Val n’était pas à Toulouse. Luizzi demanda madame la marquise. Le domestique répondit qu’il ne savait pas si madame était visible.

— Eh bien ! tâchez de vous en informer, répliqua Luizzi, avec ce ton qui atteste sur-le-champ à un valet que celui qui parle a l’habitude d’être obéi.

— Dites, ajouta Armand, que M. de Luizzi désire la voir.

Le valet resta un moment immobile sans sortir de l’antichambre ; il semblait chercher un moyen d’arriver jusqu’à sa maîtresse. Une femme vint à passer ; le domestique courut à elle et lui parla vite et bas comme enchanté de rejeter sur un autre la commission dont il était chargé. La chambrière lança de côté un coup d’œil parfaitement insolent sur Luizzi ; elle le considéra avec une espèce de ressentiment qui semblait annoncer que le nom qu’on venait de prononcer lui était connu et lui rappelait de cruels souvenirs, et reprit d’une voix aigre.

— Tu dis que monsieur s’appelle…

— Mon nom ne fait rien à l’affaire, mademoiselle… j’ai à parler à madame du Val et je veux savoir si elle est visible.

— Eh bien monsieur de Luizzi, elle ne l’est pas.

C’était trop dire au baron que sa visite dépendait de la bonne volonté d’un domestique pour qu’il se retirât ; il répliqua donc :

— C’est ce dont je vais m’informer moi-même.

Il marcha droit vers le salon, dont la porte était ouverte. Le valet s’écarta ; mais la chambrière se plaça fièrement devant la porte.

— Monsieur, quand je vous dis que vous ne pouvez voir madame ; il est bien étonnant que quand je vous dis…

— Mademoiselle, reprit poliment Luizzi, je vous supplie d’être moins impertinente, et d’aller prévenir votre maîtresse.

— Qu’est-ce donc ? dit une voix de l’autre côté du salon.

— Lucy, dit le baron à haute voix, à quelle heure vous trouve-t-on ?

— Ah ! c’est vous, Armand, repartit madame du Val avec un cri d’étonnement ; et elle s’avança vers lui, après avoir fermé derrière elle la porte de la chambre qu’elle avait entr’ouverte.

Armand courut vers la marquise, lui baisa tendrement les mains, et tous deux s’assirent au coin du feu. Lucy regarda le baron d’un air de surprise charmée et protectrice. Madame du Val était une femme de trente ans, Luizzi en avait vingt-cinq, et cette manière de l’examiner était permise à une femme qui avait vu jadis jouer près d’elle un enfant de quatorze ans, devenu un beau jeune homme. Cet examen fut silencieux, et, par une transition rapide, la figure de madame du Val prit un air de tristesse profonde ; une larme furtive lui vint aux yeux.

Luizzi se trompa sur la cause de cette tristesse.

— Vous regrettez sans doute comme moi, lui dit-il, que le bonheur de nous revoir vienne d’une cause si triste, et que la mort de mon père…

— Ce n’est pas cela, Armand, repartit la marquise ; je connaissais à peine votre père, et vous-même, éloigné de lui depuis dix ans, vous n’avez pas dû éprouver, à la nouvelle de sa mort, ce chagrin profond qu’occasionne la perte d’une affection à laquelle on s’est longuement habitué.

Luizzi ne répondit pas, et la marquise reprit après un moment de silence :

— Non, ce n’est pas cela ; mais votre arrivée est venue dans un moment… un moment bien singulier en effet.

Un rire triste erra sur les lèvres de Lucy, et elle continua, comme en s’excitant à ce rire :

— En vérité, Armand, la vie est un singulier roman. Êtes-vous pour longtemps à Toulouse ?

— Pour huit jours.

— Vous retournerez à Paris ?

— Oui.

— Vous y trouverez mon mari.

— Comment ! député depuis huit jours, il est déjà en route ? la session ne commence que dans un mois. Je pensais que vous partiriez ensemble.

— Oh ! moi, je reste : j’aime Toulouse.

— Vous ne connaissez point Paris ?

— Je le connais assez pour ne pas vouloir y aller.

— Pourquoi cette antipathie ?

— Oh ! elle ne tient qu’à moi. Je ne suis plus assez jeune pour briller dans les salons, je ne suis pas encore assez vieille pour faire de l’intrigue politique.

— Vous êtes plus belle et plus spirituelle qu’il ne faut pour réussir partout.

La marquise secoua lentement la tête.

— Vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites. Je suis bien vieille, mon pauvre Armand, vieille de cœur surtout.

Armand s’approcha doucement de sa cousine et lui dit en baissant la voix :

— Vous n’êtes pas heureuse, Lucy ?

Elle jeta un regard furtif sur sa chambre, et répondit rapidement et très-bas :

— Revenez à huit heures souper avec moi, nous causerons ; et, d’un signe de tête, elle le pria de s’éloigner ; il lui prit la main, Lucy serra la sienne avec une étreinte convulsive.

— À ce soir, à ce soir, reprit-elle tout bas. Et elle rentra rapidement chez elle.

La porte ne s’ouvrit pas tout de suite. Il y avait derrière assurément quelqu’un qui écoutait et qui ne s’était pas retiré assez vite. Luizzi, demeuré seul, fut tellement frappé de cette idée, qu’il ne s’éloigna pas sur-le-champ, et il entendit aussitôt le bruit d’une voix d’homme qui paraissait parler avec colère. Cette découverte le déconcerta ; il sortit tout préoccupé. Un homme enfermé dans la chambre d’une femme, et qui parle avec le ton que Luizzi avait entendu ; cet homme, quand ce n’est ni un mari, ni un frère, ni un père, cet homme est un amant. Un amant ! la marquise du Val ? Luizzi n’osait le croire. Ces deux idées ne pouvaient s’associer dans sa tête. Il avait tant de souvenirs qui protégeaient Lucy contre une pareille supposition, qu’il songeait à découvrir quels chagrins nouveaux avaient pu atteindre la malheureuse Lucy. Car il avait connu Lucy malheureuse, Lucy, jeune fille de dix-neuf ans, en proie à un amour profond, mais auquel elle avait su résister de toutes les forces d’une vertu chrétienne.

Luizzi se remettait tous ces souvenirs en mémoire, en se dirigeant vers la demeure de M. Barnet, son notaire, avec lequel aussi il désirait faire connaissance. Il arriva bientôt chez lui. C’était le jour des maris absents. Il fut reçu par madame Barnet, petite femme maigre, sèche, les cheveux châtains, l’œil bleu terne, les lèvres minces. Quand la servante ouvrit la porte de la chambre à coucher et annonça un monsieur, la voix criarde de madame Barnet répondit :

— Quel est ce monsieur ?

— Je ne sais pas son nom.

— Faites entrer.

Luizzi se présenta ; et madame Barnet alla vers lui, le bras gauche enfilé dans un bas de coton blanc qu’elle reprisait.

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle en clignant des yeux ; car madame Barnet avait la vue très-basse, et il est probable que, sans cela, la tournure distinguée de Luizzi aurait adouci le ton grossier dont ces paroles lui furent adressées.

— Madame, répondit Armand, je suis le baron de Luizzi, un des clients de M. Barnet, et j’aurais été charmé de le rencontrer.

Monsieur le baron de Luizzi ! s’écria madame Barnet en déchaussant son bras gauche de son bas troué, et en plantant son aiguille sur sa poitrine avec une intrépidité qui eût fait deviner à Luizzi que le bouclier qui la protégeait devait avoir plus d’une triple mousseline et d’une triple ouate ; prenez donc un siége. Pas cette chaise, je vous en prie, un fauteuil. Comment ! il n’y a pas un fauteuil dans ma chambre ? Pas de fauteuil dans la chambre d’une femme, c’est bien provincial, n’est-ce pas, monsieur le baron ? mais nous avons des fauteuils, je vous prie de le croire. Marianne, Marianne, apportez un fauteuil du salon ; ôtez la housse.

Luizzi essayait d’interrompre tout ce remue-ménage en disant à madame Barnet qu’une chaise était plus qu’il ne fallait, car il allait se retirer. Mais la notairesse n’écoutait point les excuses de Luizzi, et se démenait, tout en jetant derrière les rideaux des croisées de vieilles culottes, des fichus crasseux épars à travers la chambre. Bientôt Marianne parut avec un fauteuil en bois peint et recouvert d’un vénérable velours d’Utrecht chauve de toute laine ; elle l’établit au coin d’une cheminée où il ne manquait que du feu, et madame Barnet s’écria de nouveau :

— Marianne, une bûche.

— Mon Dieu, madame, vous prenez un soin inutile, je me retire ; j’avais fort peu de chose à dire à M. Barnet, et…

M. Barnet ne me pardonnerait jamais de vous avoir laissé partir, car j’espère que monsieur le baron voudra bien accepter la soupe.

— J’ai accepté une autre invitation, madame, je vous suis fort obligé ; je reviendrai demander à M. Barnet les renseignements que j’attends de lui.

— Des renseignements, monsieur le baron, ce n’est pas la peine d’attendre mon mari : ah ! je connais la ville de Toulouse de la cave au grenier. Ma famille a toujours été dans les charges (le père de madame Barnet était huissier) ; j’en sais plus qu’on ne croit et plus qu’on ne voudrait assurément : asseyez-vous, monsieur le baron ; quelques renseignements dont vous ayez besoin, je suis toute prête à vous les donner.

Luizzi ne pensa pas d’abord à profiter des offres empressées de madame Barnet ; mais il s’assit, espérant pouvoir se lever après quelques phrases insignifiantes. Il était cependant assez embarrassé des renseignements qu’il voulait demander, mais son hôtesse ne lui donna pas le temps de faire une maladresse.

— Peut-être monsieur le baron veut-il acheter une propriété ; s’il désire placer ses fonds dans une usine, mon mari pourra lui guetter la fonderie de MM. Jasques : les propriétaires ont eu trente et un mille francs de remboursement fin novembre, et trente-trois mille sept cent vingt-deux, fin décembre ; trois maisons dont deux de Bayonne, avec lesquelles MM. Jasques font d’immenses affaires, ont manqué simultanément ; ils ne peuvent pas aller au delà de février, et comme ce sont des gens d’honneur, je suis sûre que s’ils trouvaient de l’argent comptant, ils céderaient leur usine à bon marché ; à moins que la femme de M. Jasques le jeune ne veuille s’engager pour son mari : elle a cinq belles métairies au soleil, qui lui viennent de sa mère, vous savez, la femme Manette, pour qui le comte de Fère s’était ruiné ; c’est du bien qui ne lui a pas coûté cher, ni à sa fille non plus ; mais enfin elle l’a. Mais madame Jasques a le caractère de sa mère, elle économiserait une omelette sur un œuf, et certes elle ne laissera pas prendre pour un sou d’hypothèques sur son bien.

Quand madame Barnet commença à parler, Luizzi ne l’écouta point pour l’entendre ; mais tout à coup le désir de l’interroger véritablement lui vint à l’esprit. Ce fut quand elle passa de M. Jasques à sa femme ; il supposa alors qu’elle pourrait lui dire des choses qu’il n’eût osé demander directement à personne, et sur la trace desquelles il n’avait qu’à lancer madame Barnet pour qu’elle racontât tout ce qu’il voulait savoir. Il reprit donc, lorsque madame Barnet eut fini :

— Je ne désire point faire d’acquisition, en ce moment du moins ; mais je suis en relations d’affaires avec plusieurs personnes de Toulouse, avec M. Dilois entre autres.

Madame Barnet fit la grimace.

M. Dilois aurait-il fait de mauvaises affaires ? reprit Armand.

— Ma foi, monsieur le baron, il en a fait une mauvaise, qui dure encore.

— Laquelle ?

— Il a épousé sa femme.

— Est-ce qu’elle le ruine ?

— Je ne suis pas dans le comptoir de M. Dilois ; je ne veux pas dire de mal de sa maison ; le pauvre homme n’en sait pas plus que moi là-dessus ; sa femme et son premier commis, M. Charles, lui font son compte, et pourvu que le bonhomme ait de quoi aller prendre sa demi-tasse et faire sa partie de dominos chez Herbola, il n’en demande pas davantage.

— Mais madame Dilois doit s’entendre au commerce ?

— Elle s’entend à tout ce qu’elle veut, la fine mouche ; une grisette qui avait fait des enfants avec tout le monde, et qui s’est fait épouser par le premier marchand de laines de Toulouse ; ah ! elle en mènerait trente comme son mari par le nez.

— Y compris M. Charles ?

M. Charles est un autre finot ; je le connais aussi celui-là ; il a été clerc chez nous : il nous a quittés pour se faire commis chez M. Dilois : c’était dans le temps que nous voyions ces gens-là ; mais j’ai déclaré à mon mari que s’il recevait encore cette pécore, je lui fermerais la porte au nez. Ah ! monsieur, avant ce temps Charles était un jeune homme charmant, attentif, dévoué, prévenant.

— Mais il est peut-être tout cela pour madame Dilois ?

— Mon Dieu, monsieur le baron, qu’il soit ce qu’il voudra pour elle ; ce n’est pas mon affaire.

— Je l’ai entrevu, ce me semble ; c’est un fort beau garçon.

— C’est-à-dire qu’il a été bien ; mais pas d’âme, monsieur le baron, pas d’âme ! après toutes les bontés que nous avons eues pour lui.

M. Barnet l’aimait sans doute beaucoup ? reprit Luizzi d’un air candide.

Madame Barnet s’y laissa prendre et répondit étourdiment :

— Mon mari ! il ne pouvait pas le sentir.

Le baron ne crut pas devoir faire remarquer à madame Barnet la confidence qu’elle venait de laisser échapper, attendu qu’ayant encore à l’interroger, il ne voulait point la mettre sur ses gardes ; il reprit donc d’un air assez indifférent :

— Je profiterai de vos bons avis sur la maison de M. Dilois, avec lequel je n’ai d’autre affaire que quelques ventes de laine ; mais j’ai des capitaux, que je voudrais placer sur hypothèques, et je voudrais savoir l’état des biens d’un homme fort considérable.

— Pour cela, monsieur le baron, il n’y a rien de mieux que le bureau de l’enregistrement.

— Sans doute, madame ; mais je ne puis y aller moi-même, tout se sait à Toulouse, et peut-être M. le marquis du Val m’en voudrait.

M. le marquis du Val désire emprunter sur hypothèques ? s’écria madame Barnet d’un air de stupéfaction ; ce n’est pas possible ; M. le marquis du Val est notre client, et jamais il ne nous a parlé de cela.

— Ah ! dit Luizzi, M. du Val est votre client ?

— Lui et bien d’autres des meilleures maisons de Toulouse, sans faire tort à la vôtre, monsieur le baron, et ce n’est pas d’hier. Les affaires de la famille du Val sont dans l’étude depuis plus de cinquante ans, et c’est M. Barnet qui a rédigé le contrat du marquis actuel ; c’est un événement qui m’a tellement frappée, que je m’en souviens comme de ce matin ; il me semble toujours voir la figure de M. Barnet quand il rentra de la signature. Il avait l’air d’un imbécile.

— Qu’était-il donc arrivé ?

— Ah ! monsieur le baron, je ne puis vous le dire, c’est le secret du notaire, c’est sacré. Si je le connais, c’est que M. Barnet était si troublé dans le premier moment, qu’il a parlé sans savoir ce qu’il disait.

— Je suis discret, madame.

— Il n’y a si bon moyen de se taire que de ne rien savoir.

— Vous avez raison, répondit Luizzi ; je ne vous demande rien, mais je suppose qu’à présent madame du Val est heureuse.

— Dieu le sait, monsieur le baron, et Dieu doit le savoir, car maintenant elle est toute en lui.

— Elle est dévote ?

— Fanatique, vivant de jeûnes et de pénitences. Ça lui va ; il n’y a donc rien à dire : chacun est le maître de s’arranger comme il veut ; mais je crains bien qu’elle ne périsse à la peine.

Luizzi leva les yeux sur la montre enfermée dans le ventre d’un magot en buis, qui figurait une pendule sur la cheminée, et vit qu’il était près de huit heures. Il se leva : le peu qu’il avait entendu sur madame du Val avait excité sa curiosité, et cependant il ne tenta point d’en savoir davantage. L’aspect de Lucy avait réveillé dans le cœur de Luizzi de tendres souvenirs d’enfance, et, sans prévoir ce que pourrait lui en dire madame Barnet, il ne voulut pas en entendre parler par elle. Ce n’est pas toujours ce qu’on dit de certaines personnes qui nous blesse, c’est qu’elles soient un sujet de conversation pour certaines gens. Il est des noms harmonieux au cœur que personne ne prononce à notre guise, et que les voix qui nous déplaisent déchirent rien qu’en les prononçant. Luizzi n’en était pas là pour Lucy ; mais n’eût-elle pas été sa parente, son amie d’enfance, son rêve de jeune homme, sa fierté de gentilhomme eût été offensée d’un jugement quelconque porté par madame Barnet sur la marquise du Val. Il salua profondément la notairesse, et, tout préoccupé de la dévotion de la marquise et de ce qu’il avait cru remarquer chez elle, il se dirigea vers son hôtel.